Lord Hyland, histoire véritable

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Lord Hyland, histoire véritable
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 721-761).
LORD HYLAND
HISTOIRE VÉRITABLE


This above alil, to thine ownself be true,
And it must follow as the night the day,
Thou canst not then be false to any man.

Ceci d’abord : envers toi-même sois vrai,
— et le reste suivra comme la nuit suit le
jour; — tu ne pourras être faux envers aucun homme.

SHAKSPEARE.


Les années s’écoulent ; la vie distrait et sépare ; nous ne sommes les uns aux autres que des fantômes entrevus qui, en chemin, se perdent, et rarement se retrouvent.

Après l’avoir d’abord rencontré sur le bateau qui nous ramena des Indes, je revis, cependant, lord Hyland à Londres une première et même une seconde fois qui fut la dernière, celle aussi où il me dicta ses dernières pensées.

On me fit cette fois monter dans sa chambre, où je le trouvai alité, sans maladie grave, mais épuisé, si l’on peut ainsi dire, par l’inépuisable effort de son universelle charité. A de longs intervalles il m’avait écrit ou fait dire qu’il ne m’oubliait pas et de ne le point oublier. Il s’était encore rappelé à moi d’une autre façon. Je n’avais pas en effet ouvert un journal depuis dix ans, sans avoir vu son nom en tête de toutes nos listes de souscription. Quel que fût l’esprit des œuvres et pourvu qu’il les crût bonnes, il les soutenait de l’infinité de ses dons.

A son nom, le plus souvent, étaient joints ceux de ses petits-enfans, deux filles ou plutôt deux fillettes, que l’aïeul associait à ses bienfaits. Ce fut d’elles qu’après s’être amicalement informé de moi, ce fut d’elles, des deux têtes blondes qu’il m’entretint tout d’abord et dont, en me les nommant, il me fît admirer les ravissantes miniatures.

Lord Hyland était fort changé d’aspect et de visage ; les joues pâlissantes, les traits, les mains, le corps diminués, les yeux seulement plus limpides, plus clairs que je ne les avais jamais vus.

Il sourit en voyant que je l’examinais, et me demanda si, comme le premier médecin de la Reine, — qui s’entêtait pourtant à le vouloir soigner, — moi aussi j’allais lui dire qu’il vivrait cent ans et, par excès de flatterie, qu’un personnage de son importance ne pouvait mourir?


« Je ne crains pas la mort, comme le croit cet habile homme, me dit-il, je ne la crains ni ne la méprise. Ainsi que la naissance de ces deux chers enfans en qui je me sens une joie mystérieuse à revivre, j’envisage ma mort comme un de ces merveilleux ouvrages auxquels se plaît la nature. Tout en ignorant le but et les fins qu’elle-même se propose, j’ai le sentiment que le sort qui nous est réservé n’est point pour inquiéter celui qui s’y résigne. Des millions et des millions d’hommes sont morts avant moi, dont nous ne savons rien que ce que les vivans nous en disent, et la ferme confiance que j’ai de leur éternel repos, autant qu’elle me soulage pour eux, me rassure pour moi.

« Croyez bien que, si je vous parle ainsi, reprit-il, ce n’est point tant pour vanter la résignation et la tranquillité auxquelles mon esprit se prépare, que pour vous rendre compte de l’intime et dernière nuance du changement intérieur qu’il y a longtemps déjà je vous ai révélé. A nul autre qu’à vous, je n’en avais fait part, et, depuis vous, personne n’a su l’extraordinaire retournement qui, de la Foi la plus éprouvée, m’a fait passer, sans dommage, au sentiment le plus contraire.

« Je n’avais déjà que trop et trop différemment occupé les autres de ma personne, pour vouloir soulever un nouveau scandale, dont ma conduite extérieure ne rendait point l’éclat nécessaire. Les miens eux-mêmes m’ont plutôt deviné que compris. Ils s’en sont tenus aux heureux effets qu’ils furent les premiers à ressentir. L’idée qui conduit nos actions peut être indifférente. S’il y a plusieurs manières de croire et mille façons de penser, il n’y en a qu’une d’être humain aux hommes, et, tels qu’ils sont ou qu’ils veulent être, en compatissant à tous, de tous les aimer.

« Quand j’aurai cessé de vivre, continua-t-il en me serrant les mains, il sera bon cependant que, sans m’épargner en rien, vous disiez la vérité en ce qui me touche. Les morts sont mieux crus que les vivans. Les paroles et les actes qu’on rapporte d’eux imposent davantage. La situation exceptionnellement favorisée que j’aurai occupée en ce monde ne manquera pas non plus de réveiller l’attention. Les hommes sont si vains que même ce qui a brillé et qui n’est plus les attire encore. Ma vie, en tout cas, et les particularités singulières qui l’ont accompagnée pourront intéresser ceux qui cherchent et qui songent, et, en les rencontrant dans un même homme, leur offrir un exemple plus frappant.

« Aux uns, alors, peut-être ferez-vous comprendre que l’amour du prochain ne se lie pas nécessairement aux vérités essentielles que les sectes enseignent; aux autres, que leur négation ne les oblige pas à nuire, et que vous-même en avez connu un, parmi eux, qui ne put véritablement aimer ses semblables que lorsqu’il fut libre de Dieu. »


I

Je lis la connaissance de lord Hyland sur le bateau qui nous ramena de Ceylan à Suez en 188...

Ce bateau était un grand bateau de l’East India Company, un très grand bateau, long de trois cent trente coudées, large et haut en proportion. Son nom, le Samson, donnait tout de suite à entendre que non seulement ceux qui l’avaient construit, étant Anglais, lisaient la Bible, mais qu’ils comptaient encore sur la force de leur bâtiment comme les Danites sur celle de Samson lui-même.

Il était en acier, en effet, et brûlait cent vingt tonnes de charbon par jour, autant par nuit. Sa masse et sa vitesse étaient telles que, pendant le dernier voyage, il avait, de son étrave, coupé en deux un bateau d’égale grandeur sans aucun dommage pour lui ; ce qui donnait confiance aux passagers, — à lord Hyland lui-même, — et l’avait fait choisir de préférence.

Le Samson était à triple étage ; et une sorte de château central, surmonté d’une plate-forme, l’élevait encore au-dessus des flots. Ses deux cheminées semblaient deux tours. N’ayant point de mâts, il n’avait point de voiles, mais pour rappeler les blanches ailes, du moins sa coque était-elle peinte en blanc. Tel qu’il était enfin et qu’au départ nous l’avions vu dans le port de Colombo, le Samson n’avait plus du tout l’air d’un bateau. On eût plutôt dit d’un des monumens d’une de nos grandes capitales, d’un hôpital ou d’un ministère, ou, si vous l’aimez mieux, de quelque immense casino.

Cette dernière comparaison cependant eût été, de toutes, la moins exacte. Car si nous eûmes nos malades et nos morts, et si, pendant les vingt-deux jours de traversée, lord Hyland écrivit plus de lettres qu’un ministre n’en signe en six mois, il arriva d’autre part que, grâce à la présence du lord-missionnaire et à l’ascendant qu’il exerçait, on n’eut d’autre musique que celle des cantiques, et d’amusemens, que les lectures et les exhortations qu’il voulut bien nous faire. On avait supprimé les jeux pour ne lui pas déplaire. On fumait le moins possible, et, pour boire les liqueurs, on attendait qu’avec les dames il eût quitté la table.

Il est vrai que la contrainte et les privations que l’on s’imposait à cause de lui, le touchaient peu. A peine s’il faisait semblant de s’en apercevoir. Il était exigeant et, comme sont les apôtres, insatiable.

Son zèle envahissant m’eût été particulièrement insupportable, si l’excès n’en avait été tempéré par un langage et des manières capables d’étonner chez un Anglais en voyage. Je m’aperçus, une fois de plus, que, passé un certain niveau, la politesse fait les mêmes miracles en tout pays, qu’elle est partout la même, que le ton n’en est pas très différent.

Il avait aussi l’avantage de parler un français merveilleusement pur et presque sans accent. En rendant nos rapports plus aisés cette particularité fit promptement de notre sympathie réciproque une confiance qui, dans la suite, ne se démentit pas. J’ajouterai que cette parfaite connaissance du français, en enhardissant ses confidences, lui fit oser certains sujets qu’en sa langue il ne lui eût peut-être pas été permis d’approcher de si près.

A l’exception de voiles et de mâts, il y avait de tout sur cette ville flottante, — jusqu’à un bureau de poste, — et nous mangions tous les matins d’excellens petits pains frais. Les îles et les continens auraient péri dans un nouveau déluge que, comme l’arche, le Samson eût suffi à repeupler la terre submergée. Car outre les animaux de consommation ordinaires qui, de nouveau, auraient pullulé sur le monde, nous avions embarqué une ménagerie, ainsi que douze volières d’oiseaux rares, don de Sa Hautesse le nizam d’Hayderabad à Sa Majesté britannique.

Toutes les races de l’ancien monde étaient, d’autre part, représentées : celle de Cham par douze chauffeurs nègres qui, des profondeurs qu’ils habitaient, montraient aux curieux penchés pour les voir leur bon rire et leurs dents blanches; celle de Sem par deux barbiers arabes et un banquier israélite venu de Londres aux Indes pour visiter des mines de rubis ; celle de Japhet enfin par le cuisinier chef, M. Renard, qui, comme moi, était Français, et par plus de deux cent cinquante Anglais des deux sexes, y compris lord Hyland, lady Hyland et leur fille lady Lucy, celle-ci blonde avec de doux yeux comme sa mère, un peu pâle et divinement élancée. J’allais oublier John, le fidèle John, qui depuis vingt ans servait son maître auquel il s’était converti, et, pour la fille et la mère, deux femmes de chambre, l’une un peu rousse et l’autre brune, également jolies, dont le silencieux John, ainsi que je l’appris ensuite, avait quelque raison d’être également jaloux.


II

Il est probable que, sous l’ardente limpidité d’un ciel sans nuages, je n’aurais point, — même sur le Samson, — songé au Déluge et encore moins à un second déluge si, quelques jours après notre embarquement, le noble lord n’en eût soulevé l’hypothèse et prévu les épouvantables conséquences avec une évidente satisfaction. Son ordinaire enjouement s’en accrut, car cet homme terrible était gai, de cette gaieté propre aux militans que l’action enivre et l’excellence de leur mission soutient.

Lord Hyland avait fait trois fois le tour du monde et pénétré chez tous les peuples de la terre. Ce qu’il avait surtout remarqué dans ses voyages, — et aussi bien ne voyageait-il que pour cela, — c’est que les trois quarts des hommes ne lisaient pas la Bible et que ceux qui la lisaient n’en valaient pas mieux : ceux-ci, d’autant plus coupables à ses yeux, que la Parole leur avait d’abord été révélée. Ainsi qu’à Paul, l’Humanité ne lui apparaissait donc qu’une plaie du haut en bas, en telle sorte que la terre corrompue devant Dieu eût mérité d’être détruite.

Il n’en exceptait même pas ses compatriotes, ce que je note comme un fait rare, tout à la louange de son impartialité. Les connaissant mieux, il ne leur en était que plus sévère, s’il est possible. Il nous fit même à ce propos de Londres une peinture si abominable que, pendant un instant, nous ne pûmes vraiment souhaiter autre chose que de voir cette ville impure crouler sous les eaux.

C’est ici que par humour je crus bien faire de comparer le Samson à l’arche, comme j’ai dit plus haut, et en le faisant de m’adresser au commandant par courtoisie. Le commandant Hector était lui-même fort versé dans les Écritures. Il eût d’ailleurs été impardonnable de ne point l’être, car, selon les usages et règlemens de la marine anglaise, c’était lui qui, chaque dimanche, du haut d’une petite tribune drapée aux couleurs nationales, devait lire l’office aux Premières, assemblées dans le salon.

Ma comparaison parut flatter cet homme excellent, et il me remerciait déjà de la bonne opinion que j’avais de lui et de son bateau, quand, l’interrompant et non sans vigueur, lord Hyland affirma que pas plus que les habitans du reste du monde, ceux du Samson ne méritaient d’être épargnés. « Je ne voudrais ici blesser personne, reprit-il, et aussi bien ne m’en prendrai-je à personne en particulier. Il ne me paraît point cependant que nous puissions nous prévaloir de vertus singulières. En nous séparant du reste du monde, les flots et la solitude privent seulement nos crimes et nos vices de leur champ et moyens accoutumés. Nous n’avons, en effet, ici, ni rues mal famées, ni cabarets élégans, ni poses plastiques comme à Leicester-place. Le manque de banques et de trafic empêchent que nous nous dépouillions les uns les autres, et il est certain que jusqu’ici on n’a pas encore tué.

« Mais si, par nécessité. Dieu se trouve, ici, moins offensé qu’ailleurs, est-ce à dire qu’on s’en préoccupe davantage ? Non pas. Songe-t-on à l’essentiel? Nullement. Qui pense au salut? Personne. Ne m’avez-vous pas vous-même avoué, commandant Hector, que les Premières classes ne vous écoutaient pas avec toute l’attention désirable et que, dans l’attente du second repas, la plupart des assistans bâillaient; que d’ailleurs les deux tiers de ceux sur lesquels vous deviez compter manquaient sous différens prétextes, dont le plus habituel était qu’ils n’appartenaient pas à l’Eglise officielle que vous représentez.

« J’ai eu pour ma part quelque peine à me rendre maître des Secondes. Je ne parviens pas toujours à les réunir à l’heure exacte et lady Hyland elle-même n’obtient pas de tous les hommes qu’ils veuillent bien chanter, avec la franchise qu’il faudrait, les cantiques que je désigne. Les Troisièmes, il est vrai, me donnent plus de satisfaction. Elles sont rudes, mais dociles. Encore puis-je croire qu’elles n’agissent que par stupidité. Je ne doute pas, du reste, qu’ici comme ailleurs, mieux que le Livre que j’enseigne, ma naissance et ma fortune ne me fassent seules supporter.

« Je ne vous parle point de l’équipage, pour les trois quarts composé d’Hindous idolâtres. Je n’ai pas eu encore le loisir d’étudier leur langue. Du moins ne boivent-ils pas de boissons fermentées, mon cher commandant. — Et en montrant dans la main de l’excellent homme la pipe que celui-ci n’osait allumer. — Ils ne fument pas non plus, ajouta-t-il, ce que j’approuve en eux et recommande, car, croyez-moi, de même que l’ivresse mène à tous les crimes, le rêve et l’engourdissement disposent aux vices les plus honteux. »


Sous ces latitudes, je m’abstenais de toute boisson fermentée par prudence et m’essayais à ne plus fumer par hygiène. Sans s’embarrasser des motifs, et avant même que nous n’eussions parlé français, cette abstinence l’avait tout d’abord prévenu en ma faveur. Je ne croyais pas cependant que nous méritassions tous d’être noyés par Dieu parce que le commandant Hector avait l’habitude de fumer sa pipe.

Je pris la liberté de le dire au noble lord, qui, tout en voulant bien sourire de la forme que j’avais donnée à ma pensée, ne m’accorda rien sur le fond.


III

Comme aux hommes, sa réprobation allait aux choses, autant pour le mauvais usage et l’abus que ceux-ci en font, que pour l’agrément ou l’utilité qu’ils en retirent. C’est ainsi qu’après avoir reproché sa pipe au plus innocent des pécheurs, il en vint à désapprouver les commodités que j’ai déjà dit que nous avions sur le Samson. L’excellente cuisine que nous faisait M. Renard, mon compatriote, achevait de le mécontenter. Car aussi bien qu’aux ingénieuses industries qui rendent aux hommes ce monde habitable, il en voulait aux arts qui les distinguent des autres animaux.

Je pensais toutefois que, si en vue du ciel il méprisait la terre, il n’était pas le plus mal partagé dans l’usage des douceurs qu’il est permis à quelques-uns de s’y procurer.

Rien ne lui manquait de l’abondance et des raffinemens dont s’entoure le riche. Non plus que du thé qui accompagnait deux des cinq repas que nous faisions par jour, il me semblait bien qu’il n’eût pu se passer aisément de la douche et des frictions que le fidèle John lui donnait chaque matin. Le linge qu’il portait était d’une particulière finesse, et je n’avais pas encore rencontré en voyage Anglais mieux habillé. Il y avait d’autant plus de mérite qu’il était de grande taille, et, quoiqu’en parfaites proportions, d’une corpulence peu commune.


« Si vous me voyez décemment vêtu, me répondit-il, quand notre intimité m’eut permis de lui faire part de quelques-unes de ces réflexions, ce n’est ni par goût ni par ancienne habitude d’élégance, mais bien par nécessité. Les hommes sont si corrompus qu’un vêtement négligé les indispose. Aux pauvres que j’enseigne, le moindre relâchement de ma part paraîtrait offensant ; aux riches, ambitieux ; aux uns et aux autres, affecté et faux. Etant connu de tous, j’ai pensé mieux faire de continuer à vivre selon mon état et ma condition. C’est ainsi qu’à Londres je ne me rends jamais, aux salles où je prêche, autrement qu’en carrosse, et que ma livrée s’y montre, comme à Windsor, aux jours de gala.

« En agissant ainsi, je pense me montrer plus simple à ma manière qu’à la leur les salutistes avec lesquels on a souvent le tort de me confondre. Non pas que je n’approuve l’idée dont ils ont précisément tiré leur nom, et que leurs sociétés de tempérance ne soient exactement ce qu’il faut; mais parce que la mollesse de leur cœur et leurs perpétuels gémissemens m’éloignent d’eux autant, si ce n’est plus, que l’indécence de leur mise en scène et le tapage de leurs instrumens. »


La nature de ses préoccupations et son originalité m’attachaient à lui tous les jours. Je le laissais volontiers venir à moi quand la prédication, les cantiques et sa correspondance le lui permettaient. Sans entrer dans ses idées je lui montrais que je n’y étais pas indifférent. A défaut d’approbation, je lui donnais de l’attention, ce qui est peut-être fait pour flatter davantage.

Malgré l’outrance qu’il y mettait, sa mauvaise opinion des hommes n’était pas en soi si mal fondée que je ne pusse lui faire des concessions notables et croire avec lui que, par elle-même, l’humanité ne parvînt jamais à beaucoup changer. Je lui avais d’autre part avoué que je n’aimais pas trop à penser non plus que la vie fût à elle-même son propre but; qu’en tout cas, et à quelque parti qu’on s’arrêtât, la méditation de la mort était la part des meilleurs; qu’en les détachant de biens, comme eux, périssables, elle les élevait au-dessus d’eux-mêmes, — et autres belles choses qu’on répète depuis des siècles, faute de trouver mieux.

Avances insuffisantes qui plutôt le mécontentèrent.

A plusieurs reprises il me fit vivement sentir qu’aux prétentions philosophiques il préférait la commune insouciance, l’ignorance grossière aux vaines réflexions. Comme l’Apôtre, il en voulait surtout aux hommes de négliger Dieu autrement que par oubli, ne leur pardonnait point de songer à la mort sans songer au salut.


« Je vous plains, me dit-il, mais que n’ai-je moi-même senti plus tôt que le salut était la seule affaire au monde, la seule qui importe, et que de temps perdu jusqu’au jour où le Révérend Samuel vint enfin me retirer de l’abîme dans lequel j’étais plongé! Homme admirable, unique au monde par la parole et par l’esprit qui changea en fils de Dieu la pierre du chemin !

« Avant que je l’eusse recueilli chez moi et mis à l’abri, Samuel allait prêchant dans nos villes et nos campagnes sous l’injure dont le couvrait la foule ameutée, tandis que, secrètement causes du tumulte, les recteurs de paroisse requéraient encore la police contre lui. Tous plus acharnés et, sous leurs faces respectables, pires que les sauvages auxquels nous nous sommes depuis consacrés. Trois granges brûlèrent où l’apôtre avait couché. Une enquête eut lieu où deux doyens ruraux et un lord spirituel de la Haute Eglise furent compromis. « Ils redoutaient sa prédication et les terribles vérités qu’il rappelait à leur criminelle indolence. On lui pardonnait d’autant moins qu’il était fils et petit-fils de pasteur. Il eût pu, en effet, signer, comme eux, les trente-neuf articles et jouir des profits que l’église officielle assure à ses membres, s’il n’avait d’abord compris que, sans entraves ni bénéfices, sa foi le mettait plus près de Dieu. — En l’empêchant de se marier, son état de pureté l’en rapprocha peut-être davantage.

« Il est en ce moment par delà les lacs de l’Afrique intérieure, — reprit-il en dirigeant vers l’Ouest des regards pleins de confiance ; — dégoûté de nos pays, il a préféré se jeter parmi les plus ignorans des hommes. Pauvres gens à qui l’idée d’un Dieu est si étrangère, paraît-il, que, pour traduire la Bible en leur langue, Samuel a dû inventer lui-même le mot qu’il fallait pour le nommer !

« Ces peuples et les régions inconnues qu’ils habitent m’eussent tenté, et je ne l’aurais point laissé partir seul si je n’avais craint moi-même de lui être moins un secours qu’un embarras. Malgré les apparences, mes cinquante ans, hélas! sont moins vigoureux que ses soixante années d’abstinence et de privations. Déjà mes cheveux grisonnent, mes membres usés n’ont plus la même vigueur, mes genoux faiblissent, et quand je parle longtemps la respiration me manque. Elle me manque aussi quand je m’élève au-dessus de certaines altitudes. Aux Indes d’où je viens, j’ai dû renoncer à visiter les missions himalaïennes que j’y entretiens. De même en Russie, l’an passé, je fus forcé de m’arrêter aux premières marches du Caucase.

« Ah! si dès ma jeunesse je n’avais, courant au pire, abusé des autres et de moi-même, ne m’auriez-vous pas permis de vous accompagner, Samuel, et au lieu de naviguer sur cette mer paisible, ne partage rais-je pas maintenant vos périlleux travaux? »


IV

Comme au désert les grains de sable, les sectes protestantes sont en réalité si nombreuses et entre elles si divisées que je crus bien faire de demander à lord Hyland à quelle secte il appartenait ou plutôt à quelle secte appartenait le maître et l’ami auquel il venait de rendre un si bel hommage.

« Mais à la sienne, me répondit-il un peu piqué. — Il est vrai qu’il importe peu, continua-t-il en reprenant sa bonne humeur habituelle. Notre secte, en effet, admet et comprend toutes les autres. A toutes elle concorde et sur l’essentiel à toutes se réunit.

« Il n’y a même ni sectes ni églises distinctes à nos yeux. Catholiques ou protestantes, grecques et russes schismatiques, nous ne faisons entre elles aucune différence. Nous ne sommes hostiles à aucune. Souvent, selon les divers pays que nous traversons, nous les soutenons de notre parole et, quand elles le veulent bien, de nos dons. C’est ainsi que, même aux salutistes, nous avons, en diverses occasions, prêté un secours efficace et que, lorsqu’ils ont fondé leur hôpital, j’ai tenu moi-même la truelle d’argent.

« Pour les autres comme pour nous, le nom de chrétiens nous suffit. Car, quelle que soit la doctrine des sectes, encore ne font-elles que travailler sur les mêmes Écritures, et quoi qu’elles puissent dire, y a-t-il certains points essentiels sur lesquels, sans cesser d’être chrétiennes, — ou même néo-chrétiennes comme la secte nouvelle dont vous m’avez parlée, — il n’est permis à aucune de broncher.

« En est-il une, parmi elles, continua-t-il en s’animant à mesure, qui, sans perdre son nom, puisse ne pas croire que l’Ancien et le Nouveau Testament ne soient l’un et l’autre les marques extérieures et sensibles par lesquelles Dieu se soit manifesté, et qui, croyant à la révélation et aux miracles qu’elle proclame, ose nier que, dès la naissance, les hommes nés criminels n’aient besoin d’être sauvés ?

« Toutes le croient et l’enseignent. Toutes croient au péché et à la rédemption, aux Apôtres et à Moïse, qui ont dit et annoncé la faute et le rachat. Toutes, croient en Christ et en Adam, en qui toute foi réside, et sans qui il n’y aurait plus ni concupiscence ni grâce, ni indignité ni salut ! »


Il me demanda si j’admettais.

J’admis, et non pas tant pour la commodité de la conversation que parce qu’il me semblait bien qu’au moins fallait-il qu’ils fussent chrétiens pour être hérétiques, et d’autant plus chrétiens, si j’ose dire, que détachés des églises et des convenances qu’elles imposent, Samuel et son noble ami ne tenaient à Dieu que par eux-mêmes, trop directement, trop sérieusement peut-être, mais du moins sans feintise ni fadeur, non plus que par élégance mondaine ou banale courtoisie.


« J’espère vous le faire connaître un jour, ajouta lord Hyland. Peut-être fera-t-il pour vous ce qu’il a fait pour moi, et qu’ouvrant vos yeux à la lumière il vous engagera dans la voie véritable où selon ma nature et mes forces je l’ai suivi.

« Mais avant de vous dire la chute que je fis ce jour-là en suivant le cerf, et l’inspiration soudaine qui, comme Ananias auprès de Saül, amena Samuel au chevet d’un blessé, je ne crois pas inutile de vous montrer l’homme que j’étais et quels furent en moi les méfaits de la créature. »


Reprenant alors ce qu’il avait dit précédemment de Londres, il s’accusa d’avoir augmenté la somme des iniquités qui méritaient à cette ville d’être détruite. Lui-même avait épuisé les ressources de toutes sortes qu’elle offre aux raffinemens et aux complications des plaisirs les plus affreux. Réceptacle immonde où, par surcroît, l’hypocrisie des jours blanchit l’impureté des nuits. Sous ce rapport et avec certaines réserves, Paris, non moins immonde, non moins suspect, mais moins secrètement abominable, lui paraissait tout de même moins lâche, moins vil. Car, ainsi qu’au chasseur la bête puante, la débauche lui plaisait mieux debout que terrée.

C’était cependant à Paris où s’étaient commises celles de ses folies qu’à cause de leur sottise et de leur niaiserie même, il méprisait le plus.

Abandonnant sa femme et sa fille, il avait, en même temps que les Hertford, les Seymour, les Hamilton, habité Paris, qu’il avait étonné, comme eux, par ses profusions et ses excentricités.

Il eut autant de gilets qu’il y a de jours dans l’année. Il en eut même un en peau de criminel qu’il avait audacieusement montré aux bals des Tuileries. Le premier il s’était fait blanchir à Londres comme, lorsqu’il était à Londres, il se faisait blanchir à Paris. Il faisait venir du Cap la volaille qui paraissait sur sa table, et son écurie lui coûta moins cher qu’un mauvais cheval qu’il avait disputé à un Russe de sa bande, parce que ce prince en avait envie.

Quant aux femmes, par élégance, c’était aux pires qu’il s’adressait.


V

Ordinairement ces sortes de confidences viennent bien moins d’un excès de confiance qui pourrait flatter celui auquel elles s’adressent, que du besoin d’occuper les autres de soi, fût-ce à ses propres dépens. Il est même rare qu’on n’y ajoute pas afin de se parfaire, et pour qu’en parlant de soi, il vaille au moins la peine d’en parler.

Ce ne fut pas ce sentiment qui me parut guider lord Hyland en cette circonstance. S’il m’offrit ses fautes en exemple, il n’y insista que pour me montrer qu’il n’est désordre que Dieu ne débrouille, crimes dont il ne nous relève.

Encore y mit-il de la modestie en me disant que tous les débauchés d’une même génération se ressemblent, et que sa vie n’eût été, après tout, que celle d’un pécheur ordinaire, sans les facilités qu’il avait tirées des biens considérables que son père lui avait laissés en mourant. Le commandant Hector m’avait dit qu’il était en effet, un des hommes les plus riches du Royaume-Uni ; qu’en dehors de ses cinq châteaux, le noble lord possédait un hôtel à Londres et, dans cet hôtel, une galerie fameuse que les guides recommandent ; mais où, depuis, au grand dommage des amateurs, il avait installé sa propagande et ses nombreux bureaux.


« Mon père, dit-il, grand amateur de navigation, était mort en mer, dans les hautes latitudes. Le corps ramené à Londres, les lords de l’Amirauté assistèrent officiellement à ses obsèques, quoiqu’il ne fît point partie de la marine royale. Mais dans les glaces du Nord il avait, entre autres découvertes, reconnu un groupe d’îles qui, sur les cartes, sont portées sous son nom. Iles Hyland, s’écria-t-il, îles inhabitées, rochers déserts d’où, vers Dieu du moins, ne monte nulle offense !

« Ma mère, reprit-il, reporta sur moi l’aveugle et extraordinaire affection qu’elle avait pour lui. Elle l’aimait, je crois, comme nulle femme n’a aimé au monde. Tout lui était permis jusqu’à l’oubli qu’il faisait d’elle. Celui-ci ne prenait pas toujours la peine de lui signaler sa présence à Londres, repartait en de nouvelles expéditions, sans l’avoir vue. Elle le supportait sans se plaindre, préférant, disait-elle, ce que lui-même avait préféré.

« Des diverses curiosités naturelles qu’il avait rapportées de ses courses lointaines, celles qui n’allèrent pas au Museum furent, après lui, placées dans des vitrines qu’elle soignait elle-même, de même qu’elle prit soin d’un jeune Lapon ramené du Pôle et dont elle pleura la mort comme s’il eût été son propre enfant. Tout ceci plus vrai que je ne vous puis dire et, dans le détail, encore plus saisissant.

« Comme à mon père, tout me fut permis et doublement, pour mon propre compte et pour le sien. Le silence maternel encourageait mes pires entreprises. Quand trop osé le scandale devenait public, elle opposait à l’opinion une invincible fermeté. À cause de moi peut-être et sans ignorer rien, pour tous elle se montrait la même.

« Ni éloge ni blâme sur les actions elles-mêmes, mais pour tous une sympathie, une tendresse, un empressement à venir en aide, qui, avec elle, je pense, a disparu du monde. On eût dit que le bien et le mal se teintait pour elle des mêmes nuances et qu’elle fût dans l’impossibilité de reprocher à personne ce qu’il était. Tant qu’elle vécut, il sembla bien que la plus pure, la plus noble et la plus clairvoyante des femmes eût, sur ce seul point, perdu tout discernement.

« Chez elle, cependant, cette disposition alla si loin que l’annonce de ma conversion n’amena sur ses lèvres aucune des paroles auxquelles j’avais droit de m’attendre. Elle l’accueillit avec autant d’indulgence que mes pires folies. Elle n’en fut intérieurement touchée que dans la mesure où elle put aider à mes nouveaux projets. Son zèle aies soutenir fut admirable : mais elle ne parvint jamais à se rendre compte ni de leur mérite ni de leur utilité. Je me fusse fait Turc qu’elle l’eût pris de même et m’eût, de même, soutenu.

« Il est vrai que l’assistant à ses derniers momens je lui fis comprendre... »

Mais il n’acheva pas.


VI

Il y a des mortes que nous n’avons jamais connues et qui pourtant nous sont chères. Celle-ci devait me devenir plus chère encore, lorsque plus tard, à Londres, dans le salon d’étude où pour la première fois lord Hyland me reçut, j’eus vu d’elle un admirable portrait, où la noble beauté du paysage encadrait celle de toute sa personne. Avec des traits arrêtés, elle avait une douceur de physionomie singulière, et avec des yeux parlans, d’ardens et purs regards qui répondaient de l’immense amour qui intérieurement l’avait consumée. Mais la harpe galloise sur laquelle s’appuyait sa main blanche et les fières chansons qu’évoquait l’antique instrument, me firent peut-être encore mieux comprendre les hardiesses de son indulgence et le grand cœur qui les avait osées.

Je ne doutais pas, en effet, qu’au pays où elle était née, les vieilles chansons, autrefois chantées sous les chênes, n’eussent gardé assez de vertu pour agir en elle. Chansons mutilées d’âge en âge et redites par lambeaux, mais d’esprit sublime, qui recommandent de tout aimer, puisque tout est vivant. Inspirées de la terre, du ciel et des eaux qu’elles proclament, en lui apprenant à se confondre elle-même humblement dans les choses, peut-être lui avaient-elles fait sentir que les hommes non plus ne méritent ni fâcherie ni dégoût, qu’ils sont comme la pierre qui tombe ou la tige qui s’élève et qu’en leurs actions indistinctes, elle devait adorer l’effort mystérieux d’un monde où, aux dépens de chaque être et en dépit du mécompte, tout n’est qu’ordre, mouvement et beauté! N’ayant point achevé, comme je viens de dire, lord Hyland rêva quelque temps accoudé sur la lisse. Nous nous étions ce soir-là isolés à l’arrière du bateau. Il n’y avait point de lune, mais, du sillage phosphorescent, de clairs scintillemens montaient jusqu’à nous dans la nuit chaude. Ce fut aux fantomatiques lueurs de ces eaux chargées de lumière que, pour la première fois, je crus surprendre quelque mélancolie dans ses yeux, et, dans son silence, tandis qu’il songeait à celle qui n’était plus, quelque remords des terreurs qu’il continuait d’inspirer aux mourans.

De gré ou de force il parvenait, en effet, jusqu’à eux ; et lui-même m’avait raconté que, dans une ferme américaine, il s’était, en les tuant, débarrassé de deux chiens lancés contre lui et ainsi fait livrer les portes et le malade qu’on voulait défendre.

Tous les secours qu’il prodiguait ne tendaient qu’à préparer à l’acte suprême et, jusque dans les maladies qu’il soignait souvent de ses propres mains, il m’avoua ne chercher que la guérison des âmes. L’avenir éternel, le détournait du présent, et il voyait ce monde si loin de Dieu qu’il pensait souvent, comme il nous l’avait fait déjà sentir, que la vraie charité eût peut-être été d’y tout détruire.

Nulle pitié véritable, nulle autre pensée que celle du salut, et que si ces malheureux oubliaient Dieu dans le dernier passage, ils n’avaient plus droit qu’aux vengeances célestes. Sans séparer le Fils du Père, il semblait incliner au Dieu de Job, effroi des pécheurs, qui ne rend compte à personne. C’était à celui-ci que, comme les autres, il avait livré celle qu’il aimait le plus au monde. Et, sans qu’il eût besoin de me le dire, je sentais bien que le lien du sang, loin de les relâcher, n’avait fait que resserrer ses rigueurs.


Mais, bientôt, ne se reprochant rien, si ce n’est, sans doute, cet instant de faiblesse, il écarta de lui ce douloureux souvenir.


« Ce qu’il y eut d’admirable, reprit-il, c’est que le bruit de ma conversion causa d’abord plus de scandale en Angleterre que celui de mes débordemens. J’y devins de nouveau, et dans un autre sens, la proie des gazettes, au point qu’il me fallut moi-même écrire et me répandre en brochures, pour éclaircir publiquement ma conduite.

« Non seulement mes anciens compagnons, qui furent d’ailleurs les plus convenables en cette circonstance, mais les plus honnêtes gens du monde et la Cour elle-même se récrièrent. Deux ministres me furent successivement envoyés. Les membres les plus importans de ma famille intervinrent qui, comme eux, voulurent me faire renoncer à mes vastes projets, et, parmi les plus décidés, mon beau-père, le Très Honorable L. G. T., ambassadeur de Sa Majesté en diverses capitales, homme grave et décent, à qui, ainsi qu’aux autres, les efforts du vice parurent moins redoutables que ceux de la vertu.

« Venu exprès de Rome à Londres où je préparais mon premier voyage de propagande, le Très Honorable avait d’abord commencé par me dire que je m’étais mis entre les mains d’un imposteur et montré, pour preuve, je ne sais quels papiers de police, dont la moindre fausseté était de décrire comme un petit homme replet et sanguin Samuel, qui est pâle autant qu’on peut être, et aussi décharné que je suis moi-même dense et corpulent.

« Mais il était surtout et principalement venu pour m’enlever ma femme et ma fille que j’avais enfin retrouvées. «Ah! me disait ce sage et ce savant, — car il est l’un et l’autre, paraît-il, — songez, monsieur, que votre femme et votre fille auront plus de mal à reprendre avec vous la vie commune qu’elles n’en ont eu d’abord à s’en voir priver. Songez que, si elles veulent bien vous suivre, c’est plutôt par faiblesse et timidité naturelles que par entraînement véritable, et que votre mère elle-même n’est pas tellement de votre côté qu’elle se refuse à les garder chez elle, comme elle a fait déjà, si celles-ci le préfèrent. Croyez bien, d’ailleurs, que, puisqu’elles ne semblent pas avoir le courage de se séparer de vous, mon devoir est d’agir pour elles, et que je mettrai tous mes efforts à les retirer à un père et à un époux qui, après les avoir accablées par son absence, les achève par son retour. »

« Je ne l’ai revu de ma vie, ajouta lord Hyland; mais par leurs paroles et, depuis, par leurs actions, ma femme et ma fille ont, d’elles-mêmes, si bien protesté contre cette insultante démarche que je m’en veux encore de l’espèce de scrupule où cet homme me jeta dans le premier moment. Il me fit un instant songer au divorce qui, en effet, m’eût rendu plus libre dans l’œuvre que j’allais entreprendre, mais m’eût fait manquer d’autre part au salut de deux âmes qu’entre toutes, je devais ramener. »


Or il se trouvait que l’ambassadeur ne m’était pas tout à fait inconnu. Le hasard avait voulu qu’à Rome, je lui eusse été présenté, l’année précédente, par son neveu William, attaché comme secrétaire à ce poste.

Je ne parlai point de sir William, auquel je vais bientôt revenir. Je ne dis point non plus à lord Hyland que le Très Honorable ne me paraissait point si coupable d’avoir, dès le début, essayé de soustraire sa fille et sa petite-fille aux singularités de ce terrible apostolat. J’aurais cru, cependant me manquer à moi-même, en lui cachant que j’avais souvent entendu nommer son beau-père avec avantage, en diverses sociétés de diplomates ; et qu’auprès de tous ceux qui l’avaient approché, il passait pour un homme rempli de sens et de science, et du commerce le plus sûr. J’ajoutai qu’en me paraissant tel à moi-même, ses manières aimables et son genre d’esprit m’avaient beaucoup plu.

A quoi lord Hyland me répondit plaisamment qu’il n’en savait pas sur lui aussi long que moi et qu’il était d’ailleurs d’autant mieux disposé à me croire qu’on ne pouvait être, en effet, spirituel, aimable et sage aux yeux des hommes qu’aux dépens de Dieu.


VII

Rome est la ville du monde où l’on va et où l’on retourne le plus volontiers. Les yeux et l’esprit y sont toujours satisfaits. Le fond est inépuisable. L’admiration ne s’y lasse jamais. Tout ce que les papes y ont laissé en est cause et aussi la belle antiquité. Rome est encore la ville du monde où, à la rencontre, on se lie le plus facilement. Partout ailleurs ceux qu’on coudoie sont trop affairés, les intérêts trop divers, les préoccupations trop différentes. Aucune idée commune et, dans cette fièvre et cette confusion, nul recueillement, nul repos possible, nul attendrissement. A peine a-t-on le loisir de s’attacher à ceux que l’on fréquente le plus. Faute d’attention on les connaît mal, ou peu, ou point. A Rome, au contraire, les inconnus eux-mêmes ne nous sont ni si étrangers ni si indifférens. Echappés, comme nous, aux soucis immédiats, ils ont fait trêve, et venus pour voir, ils voient et, à leur façon, ils comprennent. Un air plus subtil s’exhale de la terre qu’ils foulent. En s’insinuant en eux le passé les décharge d’eux-mêmes. Devant cette même Vénus, en cette même chapelle, la même pensée qui les y a conduits apaise les plus agités, délie les plus épais, ennoblit les plus vulgaires. Et si parmi la foule, il s’en trouve de meilleurs, de mieux préparés, ils se devinent, ils se rapprochent, ils osent se parler. Entre eux, le fil mystérieux se noue, la sympathie les lie et, pour peu que l’occasion s’y prête, l’amitié enfin les rassemble.


C’est ce qui m’était arrivé avec sir William. Après nous être plusieurs fois surpris aux mêmes musées, nous nous étions abordés en divers salons où l’aimable accueil encourageait notre présence. Je lui avais d’abord paru plus sérieux, sans doute, qu’il ne s’y attendait de la part d’un Français, comme lui m’avait semblé moins inutilement concentré que le sont la plupart de ses compatriotes.

Sir William avait porté à Oxford le bonnet carré surmonté du petit gland d’or des étudians nobles, et pris, dans l’Athènes britannique, ce goût classique qui, pour n’être point naturel aux Anglais, n’en est chez eux que plus violent. Les goûts acquis ne sont pas d’ailleurs les moins forts et, pour être moins spontanés, les fruits qu’ils donnent n’en sont souvent que plus rares et plus savoureux.

Tout ce que les lettres grecques et latines peuvent donner de grâce et de solidité à un jeune esprit éloigné de toute pédanterie, tout ce que le sentiment des arts antiques et de leur païenne renaissance en Italie peut ajouter à la noble sensualité d’un cœur épris de beauté, mon nouvel ami le possédait à un degré que je n’ai rencontré que chez quelques privilégiés, gens discrets et timides, qui parlent peu de ce qu’ils aiment et rougiraient de l’étaler. Sa connaissance intime des auteurs et de tout ce qui s’y rapporte n’était surpassée chez lui que par une éloquence soudaine que la froideur et la correction habituelles de son maintien n’eussent jamais fait prévoir. Il m’apprit ainsi mille choses que j’eusse ignorées ou méconnues sans lui, et devant les chefs-d’œuvre il entretint en moi la flamme divine.


« Mais, hélas! me dit-il dans les derniers temps que nous passâmes ensemble, le passé ne guérit pas du présent. Le rêve et l’étude n’apportent qu’un vain soulagement à un mal sans remède. Les joies de l’intelligence ne consolent que la vieillesse, et comprendre la beauté des choses ou même la sentir ne font encore qu’affliger celui qui aime. Ni les madones, ni les déesses que nous visitons ensemble ne peuvent me faire oublier une forme charmante, ni les glorieux fantômes qu’évoquent les poètes, me distraire d’une autre image, qu’à tout instant mes yeux se représentent.

« Chère image qui, de tout ce que je vois, par comparaison, me désenchante ; vers qui toutes mes pensées et tout ce que je suis s’élancent. O chère âme dès longtemps promise qu’une injuste volonté me refuse. O fiancée dont, sans autre raison que son mauvais caprice, un père insensé m’éloigne et me sépare. Ah! pourquoi notre amour même nous a-t-il empêchés de fuir ensemble et l’honneur défendu ce que les anneaux échangés eussent permis ! »


Il m’avait déjà dit la noble idylle, les liens de parenté, les étés passés dans le même château, les beaux ombrages, et, sous les yeux d’une mère et d’une grand’mère adorablement bienveillantes, croissant avec l’âge, en même temps que la mutuelle confiance, le mutuel amour, lorsque, en venant enfin au retour du père et à la séparation déchirante, ses yeux malgré lui se remplirent de larmes.

Elles redoublèrent quand il m’eut montré ce portrait qui ne le quittait pas ; ces lettres, tendres échos des plaintes que je venais d’entendre ; ces fleurs séchées et, à côté de la première marguerite, le pétale plus rare cueilli aux îles lointaines.


VIII

Si lord Hyland avait arraché sa fiancée à William, du moins n’était-ce pas au profit d’un autre. À différentes reprises, il m’avait dit qu’il ne comptait pas marier sa fille, qu’elle était ainsi plus libre, plus heureuse, qu’elle n’y pensait pas, ou, du moins, qu’elle n’y pensait plus. Ses idées sur le célibat s’étendaient aux femmes et, comme l’Apôtre, il considérait qu’il était de plus grande perfection de ne se point marier. Nos sœurs et nos missionnaires lui paraissaient d’excellens modèles que de lui-même Samuel avait suivis avec avantage et auxquels lady Lucy devait s’appliquer.

Il s’ôtait tout scrupule à cet égard, en se faisant fort du dévouement avec lequel la fille aidait la mère, et, comme de leur commun silence, s’autorisait de leur commune émulation à acquérir les mérites qui devaient servir un jour à les justifier devant Dieu.

Matin et soir, en effet, elles assistaient à la prédication et aux cantiques. Elles l’y suppléaient au besoin. La correspondance était infinie sur laquelle on les voyait ensuite penchées le reste du temps. Aux heures les plus chaudes, et tandis qu’à l’avant les Hindous eux-mêmes faisaient la sieste, à l’abri de quelque bout de toile aspergée d’eau, elles continuaient à écrire dans le room, sous la dictée de l’apôtre acharné aux papiers de propagande que lui renvoyaient de Londres ses propres bureaux. À terre, les mêmes travaux leur étaient rendus plus pénibles par le nombre et l’indiscrétion des futurs fidèles, l’insalubrité, les incommodités des divers climats.

Mais à quelque classe qu’elles appartiennent, les voyages et les fatigues qu’ils comportent ne sont point faits pour arrêter les Anglaises. Un vaste empire colonial offre aux ambitions ou aux curiosités de ceux qu’elles épousent tant d’attraits et d’appâts différens que, préparées à cette idée dès l’enfance, elles n’ont nulle répugnance à les suivre. Toutes ont vu des hommes noirs et des hommes jaunes ; toutes ont promené sous d’autres constellations leur capricieuse audace ou les âpres convoitises de leur dévouement.

.. Aussi l’air d’abattement et de tristesse auquel se laissaient aller lady Lucy et sa mère quand elles ne se croyaient pas remarquées m’aurait-il plutôt surpris que la bonne volonté habituelle et le courage qu’elles montraient, si, la lumière se faisant dans mon esprit, je n’avais enfin identifié les noms et les parentés, et reconnu en lady Lucy celle dont m’avait si passionnément entretenu son désespéré cousin.


« La terre est petite, m’avait dit William au moment de nous séparer, le hasard peut un jour vous mettre en présence. Si les circonstances s’y prêtent et que vous puissiez lui parler, dites-lui que vous m’avez vu, et l’amitié qu’entre nous le destin avait pour ainsi dire formée par avance ; dites-lui nos promenades et aussi les confidences que je n’ai pu m’empêcher de vous faire.

« Elle sait combien je suis avare de ce douloureux trésor. Elle jugera de notre amitié par l’étendue de mon indiscrétion. Elle devinera votre sympathie par le long détail auquel je me suis complu. La seule curiosité ne suffit pas à soutenir l’attention de celui qui veut bien écouter un malheureux qui s’épanche. Il faut encore qu’il compatisse à une peine qui n’est pas la sienne, qu’il prenne part à des maux dont il ne souffre pas.

« Dites-lui ce que mes lettres lui ont mille fois dit, que les années, les mois, les jours n’ont fait qu’ajouter à la force de mes sentimens, que la privation de sa vue et l’éloignement les augmentent s’il est possible et que si, avec eux, ma tristesse s’est accrue, cette tristesse aussi m’est devenue nécessaire, comme aux champs ensemencés l’apaisement des ténèbres et la rosée de la nuit.

« Répétez-lui ce qu’elle sait déjà, ce que ceux qui aiment ne se lassent pas de dire et d’entendre. N’oubliez pas non plus de lui raconter mes derniers enfantillages, son nom gravé sur l’écorce d’un chêne, et, dans ce vallon écarté, la fontaine antique que nul n’a encore nommée ni décrite et qu’en moi-même je lui dédie. Son eau est limpide où les oiseaux viennent boire, et depuis des siècles elle n’a point tari ! »


IX

Aux mêmes gestes, aux mêmes inflexions, on devinait aisément que la fille et la mère avaient toujours vécu ensemble et qu’entre elles, l’union était profonde. Si leurs clairs regards se consultaient, l’entente était réciproque, et, pour les moindres choses, immédiate. Rien que dans la façon de se lever en même temps de table ou de marcher ou de s’asseoir l’une près de l’autre, l’harmonieux accord se sentait. Elles semblaient deux sœurs, ce qui n’étonnera pas quand on saura que lady Hyland s’était mariée à seize ans et que lady Lucy avait passé l’âge précoce où, à l’imitation des rois, les petits princes ont coutume de marier leurs filles. A quelques différences près elles se coiffaient de même, portaient les mêmes toilettes, toutes charmantes, variées à souhait. La même idée qui poussait lord Hyland à se bien habiller faisait qu’il ne leur refusait rien de tout ce qui contribue à l’élégance des femmes les plus raffinées. Elles l’étaient par habitude et avec goût, c’est-à-dire avec simplicité et elles ne s’y absorbaient pas. La batiste et la mousseline étaient seulement plus fines, leurs robes mieux faites, leurs femmes de chambre mieux choisies.

Tant s’en faut que je veuille faire entendre par là que, sur les quatre-vingts filles ou femmes de fonctionnaires et notables commerçans qui chaque soir se décolletaient pour dîner, toutes fussent mal vêtues ou privées d’agrément. L’Inde d’où elles venaient et le ciel enflammé sous lequel nous naviguions, leur interdisaient les soies trop pesantes, les sauvaient des tons criards en ne leur permettant guère d’autre couleur que le blanc. De telle façon que si, dans leurs robes claires, toutes n’avaient pas l’air de fantômes, et qu’encore les faces rouges ne manquassent pas, il y avait de jolis visages et quelques formes légères dignes, autour de lady Lucy, le soir aux étoiles, de faire apparition.

Quand celle-ci eut, à son tour, découvert en moi le messager qu’à tout hasard, William lui avait annoncé dans ses lettres, ma tâche fut encore facilitée par l’approbation d’une mère qui, d’accord avec sa fille, ne la taisait que par fierté native et pour s’épargner la honte de nouveaux refus. Lady Hyland assista à l’entretien que nous eûmes et, comme à mes paroles, son sourire et ses larmes s’associèrent à la réponse dont lady Lucy me chargea pour son fiancé.

Ainsi que William, il n’y avait d’intéressant en elle que son malheur. Les amans que l’on sépare intéressent toujours ; mais combien plus ceux que l’ardente et fidèle continuité de leur chagrin distingue, et ceux-là surtout dont tous les raffinemens de l’éducation et la délicatesse ne font pour ainsi dire encore que perfectionner les douleurs !


« Le malheur aussi a des ailes et peut s’envoler, me dit-elle quand j’eus répondu aux plus touchantes questions. — Ce serait trop vous demander de chercher à revoir William, reprit-elle ensuite, mais s’il arrivait que la volonté de Dieu vous rapprochât de nouveau, raffermissez son courage en lui disant que j’attends, que j’espère toujours, que jusqu’ici l’événement seul a été contre nous. Qu’il ne croie pas que mon père soit si méchant. Il a l’âme naturellement généreuse; rien de petit n’est jamais entré dans son cœur. Il cédera, ou plutôt il reviendra de lui-même à un plus juste sentiment.

« Témoin et messager de sa tristesse, soyez le messager et le témoin de ma confiance. Répétées par une bouche humaine, mes paroles prendront une force, une chaleur que le muet papier et la pâle écriture, hélas ! ne donnent point.

« Si vous le revoyez, remettez-lui aussi de ma part ce petit livre. Avec les plus doux sentimens il contient les plus belles pensées. Il m’a soutenue et consolée. La résignation qu’il enseigne n’est pas mollesse, et tel qu’il est, en ce monde même, il montre bien qu’il n’est pas défendu d’espérer d’être heureux. Si l’occasion vous manque, gardez-le en souvenir du bien que vous aurez fait à une inconnue que, pour ne plus revoir sans doute, vous allez bientôt quitter.

« Vous avoir vu et entendu m’a été doux et de vous avoir parlé m’a fait du bien. Vous m’avez apporté la seule joie que j’aie eue depuis la cruelle séparation. Je ne vous en remercie pas, ajouta-t-elle, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Toute parole serait au-dessous de ce j que je voudrais. Dites-vous seulement que vous êtes, — avec lui, — le seul devant qui mes larmes ont osé couler. »


X

Sur le Samson qui continuait sa course rapide, rien de particulier n’était à signaler, si ce n’est la querelle et la double mort d’un matelot hindou et d’un chauffeur nègre, auxquels lord Hyland, d’abord, n’avait pas pris garde et qui peut-être s’en trouvèrent mieux.

Leurs compagnons cependant continuaient, les uns à prendre d’avance quelque idée de l’enfer dans celui qu’ils habitaient ; les autres, les non-fumeurs continuaient à boire de l’eau, tandis que M. Renard, mon compatriote, continuait à nous donner d’excellente cuisine, tout en continuant, d’autre part, aux dépens de John, à enseigner le français à l’une et l’autre femme de chambre, qui continuaient elles-mêmes à y prendre goût.

Le banquier israélite, dont le nom mi-anglais mi-allemand avait sans doute dérouté les répugnances des barbiers arabes, continuait tour à tour -— et fort imprudemment — à se faire raser par les représentans d’un peuple ennemi du sien. Il continuait, en outre, à préférer aux brochures que le noble lord faisait distribuer, les exhortations particulières qui le flattaient davantage. Et avec lui, enfin, les deux cent cinquante Anglais des deux sexes continuaient à m’envier l’amitié visible et les longs entretiens que Sa Grâce voulait bien m’accorder.

A l’humeur des uns, comme à l’empressement des autres, je remarquai bientôt qu’on me considérait mieux. Cette considération s’augmenta quand on eut vu la faveur particulière que lady Hyland et lady Lucy me marquaient.

On me prit pour un personnage. Sans abuser de l’erreur, je profitai des avantages qu’elle m’offrait. Je ne fus plus heurté dans les couloirs, ni foulé dans l’escalier. On se desserrait pour me faire place à table. Les journaux, les magazines ne me furent plus sournoisement dérobés. Aux bains on ne me prit plus mon tour, et le temps que j’y restais n’amena plus les réclamations ordinaires.

Quoiqu’il nous vienne d’Angleterre, je n’oserais appeler snobisme un sentiment en soi si noble et si désintéressé, d’autant moins, ajouterais-je, que je profitais moi-même de l’admiration que le noble lord attirait sur lui. Elle aurait pu, cependant, me paraître excessive, si déjà, en diverses rencontres, je ne m’étais aperçu de l’ivresse particulière à laquelle le contact ou la vue d’un pair d’Angleterre exposent les Anglais les plus raisonnables.

Pourvu que son état soutienne son rang, ils l’aiment d’avance, et mis en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir de plaisir à son approche et, s’il leur parle, la joie qu’ils contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d’un éclat inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l’on peut dire, comme l’Espagnol la danse, l’Allemand la musique et le Français la Révolution. Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins violente, la satisfaction et l’orgueil qu’ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre de la Pairie a un débit considérable, et si loin qu’on aille, on le trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.

Nous en avions six exemplaires abord que la présence de lord Hyland avait encore fatigués. Celle de lady Hyland et de lady Lucy, en ajoutant un élément nouveau à la curiosité, rendit le jeu complet, si je puis dire. Tout le monde, avant moi, avait lu et relu de qui elles étaient filles, petites-filles, tantes ou cousines, et que, duc d’E***, comte de K*** et vingt-deuxième baron Hyland, le noble lord remontait encore par sa mère à Howel le Bon, célèbre dans les chroniques galloises par les lois et les chansons qu’aidé des bardes, il avait composées pour ses sujets.


« Que voulez-vous, les lords sont les lords, me répondit le commandant Hector que j’avais mis sur ce sujet, et vous voyez bien que je n’y puis résister moi-même. Soyez persuadé d’ailleurs que si, dans leur intérêt même, j’avais essayé de m’opposer aux désordres que celui-ci amène sur mon bateau, les passagers se seraient tous tournés contre moi, qu’ils m’en eussent voulu de les défendre. Mes directeurs, qui ne sont pas marins, auraient blâmé eux-mêmes mon manque de tact, et ma situation peut-être eût été compromise.

« Aussi, dans le salon commun, ai-je laissé installer l’espèce de grand bureau démontable que, dès le premier jour, son valet a tiré de trois caisses numérotées et remonté par morceaux. De même que de sonner la cloche à toute heure du jour pour les réunions, j’ai dû permettre à mes matelots de distribuer les brochures. Ce sont les mêmes raisons qui m’ont fait manquer à tous mes devoirs en autorisant Sa Grâce à se substituer à moi pour les prières officielles du dimanche; les mêmes raisons enfin qui, lorsque mon chauffeur nègre et mon matelot hindou furent parés dans le hamac funèbre, m’ont empêché de diriger moi-même l’immersion. »


Il s’en fallait cependant que le bon commandant fût au bout de ses peines, et lui-même n’aurait jamais imaginé qu’il allait être forcé d’en venir où il en vint.

Arrivés à Aden où nous devions ne rester que deux heures, lord Hyland en effet lui demanda de vouloir bien attendre le courrier de Zanzibar qui ne pouvait tarder et apportait certainement des nouvelles de Samuel dont on ne savait rien depuis six mois. Le malheureux Hector opposa les règlemens, les horaires, les services postaux, les citoyens et l’État lésés, rien n’y fit.

Toutefois n’avait-il accordé qu’un jour.

Nous en attendîmes cinq, sous le rocher noir et la citadelle de ce port incandescent. Lord Hyland avait d’ailleurs offert de payer à la compagnie et aux passagers les indemnités nécessaires. Les passagers, à l’unanimité, refusèrent toute indemnité, et, consultée télégraphiquement, la compagnie répondit qu’elle autorisait la relâche et s’en remettait au noble lord pour le règlement du prix.

Tout cela pour Samuel! me disais-je assez mécontent de notre position. En valait-il la peine et surtout était-ce bien l’homme que lord Hyland m’avait représenté? Le Très Honorable et lui, ne me paraissaient point s’entendre sur son compte. Un doute s’élevait dans mon esprit et je me demandais qui des deux avait raison.

J’interrogeai le commandant Hector qui, non seulement avait eu plusieurs fois Samuel à son bord, mais connaissait sa famille. Celle-ci ne lui était précisément hostile qu’à cause de son intégrité. Elle ne lui reprochait autre chose que de ne point l’avoir fait profiter elle-même des avantages qu’une illustre amitié aurait dû procurer. L’humeur, chez cet homme excellent, ne fit point tort à sa justice. Sur chaque point il me confirma ce que son bourreau m’avait dit. Il ajouta seulement, qu’après les éclats de sa publique indignation, Samuel retrouvait du moins, dans la vie ordinaire, un calme, une douceur, une patience que le noble lord n’avait point et que, plus encore que son tempérament, sa situation sans doute ne comportait point.

En dissipant mes doutes, ces assurances me permirent de mieux m’intéresser au sort du missionnaire. Je m’associai aux appréhensions de son noble ami, si bien que, lorsque arrivèrent enfin les nouvelles de Samuel et de notre délivrance, je me précipitai aux informations, mais non pas si vivement que les deux cent cinquante Anglais qui, je dois le dire, dès que le lord nous eut quittés, se relâchèrent singulièrement des pratiques auxquelles ils s’étaient jusqu’alors soumis pour lui plaire.

Point de lettres de Samuel lui-même, mais toutes celles des diverses stations laissées derrière lui, annonçaient qu’il s’était encore enfoncé au delà des lacs intérieurs et sans doute perdu. Les unes disaient qu’il devait être mort, les autres entre les mains des traitans arabes, — ce qui eût été pire.

Touché au dernier point de cette terrible incertitude, lord Hyland envisageait pourtant les choses avec fermeté. Soit que l’amour de la famille les retînt près des rivages, soit que la protection de leurs consuls fût plus efficace que celle des représentans des autres nations, il me fit entendre que les missionnaires anglais risquent si peu d’être martyrisés, qu’il ne lui aurait pas déplu, pour l’exemple, que Samuel eût eu l’occasion de témoigner par son sang des vérités qu’il enseignait.

Il est vrai que, décidé à rejoindre immédiatement l’apôtre, il nous eût quittés à Aden même, s’il n’avait su trouver une meilleure occasion à Suez, où, en effet, après nous avoir une dernière fois réunis sur le pont, il nous fit assez bien sentir qu’en nous abandonnant, il abandonnait l’Europe à elle-même.


XI

A vouloir ainsi jeter son filet sur le monde, ce pêcheur d’hommes imposait d’une certaine façon. Tout en le trouvant détestable, — et particulièrement aux siens, — je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’ampleur de son zèle, en même temps que la suite passionnée et les soins qu’il donnait à son universelle entreprise. Le secours qu’il allait porter à Samuel et les raisons qui l’y engageaient me montraient mieux encore tout le cas qu’on devait faire de son caractère. J’étais surtout extrêmement touché du désintéressement que je voyais en lui et qui se rencontre assez rarement chez ses compatriotes. L’idée seule ne leur suffit pas. Toujours quelque arrière-pensée positive se cache derrière leurs sacrifices. Les dangers au milieu desquels leurs entreprises les jettent, les obstacles où leur opiniâtreté les retient, leur font risquer leur vie et la perdre sans plainte. Ils sont audacieux et braves. Ils savent mourir, — mais encore ne meurent-ils que pour faire leurs affaires.


Je n’insistai naturellement pas sur ce dernier point en m’adressant au Très Honorable que, venant de Naples où le Samson m’avait laissé, je trouvai seul à Rome, c’est-à-dire sans William, qui, dans l’intervalle, avait été déplacé et nommé à Rio.

Le Très Honorable était fort curieux de savoir l’idée que j’avais bien pu prendre de son gendre entre Ceylan et Suez, et, comme il me pressait de plus en plus, en faisant appel à toute ma sincérité, je finis par lui dire que, si l’Eglise Etablie admettait le culte des saints, elle serait obligée, à tous les titres du noble lord, d’ajouter encore celui-là, le plus beau de tous, le seul personnel et qui ne se transmette point. J’ajoutai, pour répondre d’avance à toute objection, qu’on s’accordait pour reconnaître que les Apôtres n’avaient pas tous eu le même caractère et que tous les saints ne se ressemblaient pas ; que, s’il y en avait de doux, il s’en était trouvé parmi eux de farouches, tous d’ailleurs fort incommodes à leur famille, ce qui n’empêchait rien.

Il me répondit qu’aux violens il n’était pas défendu de préférer les pacifiques, que du reste, toute sainteté mise à part, et en quelque genre qu’ils s’exerçassent, les excentriques ne lui agréaient point.

Je vis bien cependant qu’il me savait gré de n’avoir pas plus mal parlé devant lui d’un homme auquel, malgré tout, il tenait de si près. J’avais eu d’ailleurs le même genre de succès, auprès de lady Hyland et de lady Lucy, à qui la sympathie que je lui avais montré tout le temps du voyage avait été loin de déplaire.

Ce n’était d’ailleurs qu’après s’être longuement et minutieusement informé de celles que, dans le commencement, il avait essayé d’arracher aux aventures d’une vie singulière, qu’il en était venu à l’apôtre. Dès que je lui eus confirmé que sa fille et sa petite-fille n’étaient pas emmenées, et qu’elles continueraient, de Londres, à diriger la propagande, il avait admis et approuvé d’autant mieux la généreuse résolution de son gendre qu’après nouvelle information il était revenu sur le compte de Samuel, qu’il me représenta à son tour comme un honnête homme, dont le seul tort, aux yeux du monde, était de n’avoir pas une piété médiocre.

Quoique lui-même eût eu besoin d’être converti et qu’il ne le désirât point, considérant que, faute de preuves suffisantes, il ne pouvait qu’ignorer l’inconnaissable, il avait toujours soutenu et servi les missionnaires en toutes circonstances. Ceux-ci ouvraient le chemin à la civilisation, c’est-à-dire au commerce, aux armées, aux administrations sans lesquels un État ne saurait vivre. Ils rapportaient ensuite de curieux spécimens et des remarques utiles aux sciences.

Toutefois, comme philosophe, ce n’était point à eux qu’allaient ses sympathies ; elles allaient toutes aux sauvages qui, prétendait-il, n’avaient point en morale tant à apprendre de nous que le voulait bien croire la Société des Missions de Londres.


« Les hommes et les passions sont partout les mêmes, me dit-il, leur diversité n’est qu’apparente ; le fond reste irréductible. Les mœurs elles-mêmes sont semblables, la manière seulement et les moyens diffèrent. Plus libre comme savant que comme diplomate, je puis bien vous dire ici qu’à part la couleur de leur peau, nous n’avons rien de sérieux à reprocher à ces braves gens. En sondant les cœurs et les reins, ils ne valent ni mieux ni moins que nous. Au lieu d’ale et de pale-ale, c’est de bière de palme qu’ils s’enivrent ; au lieu de banknotes souvent maculées, ce sont de jolies petites coquilles que leur avarice amasse et que, mieux encore que le jeu et les plaisirs, leurs rois, comme chez nous, l’impôt et l’emprunt leur enlèvent. Ils tuent de près, et nous de loin. Secrète chez nous, leur polygamie est d’ordre public. Et, si chez eux les femmes honnêtes vont sans voiles, tandis que les seules courtisanes s’habillent, cela prouve seulement que, chez eux comme chez nous, il y a des unes et des autres, et que, malgré les prétentions de notre Comité de Licence, le vêtement n’y fait rien. »


L’ambassadeur m’avait promis de lui-même qu’il ne manquerait pas d’informer son neveu du détour que j’avais fait pour le voir. Quelques mois plus tard, en effet, je reçus une lettre de Rio dans laquelle, en me disant combien ma pointe sur Rome l’avait touché, sir William m’exprimait sa gratitude pour les attentions particulières qu’après l’inattendue rencontre il savait que j’avais eues pour lady Lucy. Outre les petits services que j’avais pu lui rendre, je lui avais nommé, dans les douze volières, chacun des merveilleux oiseaux dont le Samson était chargé pour Sa Majesté, et souvent, le soir, lisant pour elle dans les astres, j’avais cru bien faire de lui prédire une meilleure destinée.


Le petit livre que vous m’aviez remis, lady Lucy, m’avait indiqué ce qui pouvait le mieux vous plaire. Ce n’était qu’une heureuse et simple histoire d’amour, pleine, comme votre cœur, d’oiseaux, de fleurs et d’étoiles. La vive impression qu’elle vous causait m’apprit à vous mieux connaître. En me permettant de la lire, vous me fîtes mieux comprendre que les âmes les plus naïves ne sont pas les moins fortes et que l’amour le plus tendre n’est pas le moins résolu. Et vous, William, peut-être m’avez-vous mieux touché encore en vous associant à elle pour me rappeler ces menues choses. En vous associant ensuite aux filiales angoisses de son cœur, vous sûtes, s’il se peut, me donner de votre bel amour une idée plus parfaite, et fîtes que pour elle je vous désirais davantage.

Elle n’eut point, il est vrai, à pleurer la perte d’un père qui lui fut rendu et dont l’heureux retour, William, allait combler votre mutuel amour. Mais tandis que vous redoutiez les dangers mortels du hasardeux voyage, je sentais bien, à mesure que vous m’écriviez, que ce n’était pas tant parce que la mort eût scellé l’injuste refus d’un sceau sacré que nulle main, peut-être, n’eût osé rompre, qu’à cause d’Elle et des larmes que vous lui eussiez vu répandre !


XII

Lord Hyland m’avait étonné sur le Samson. Il devait m’étonner autrement et davantage lorsque je le revis à Londres et qu’il eut bien voulu me raconter l’histoire de l’extraordinaire retournement que j’ai annoncé dès le début.

Je ne fus pas d’abord sans me demander si c’était bien là le même homme que j’avais devant moi, le même à qui ma main serrait la main, le même dont mes oreilles entendaient distinctement les paroles. Oui, le même, mais si différent d’âme et d’intention qu’après vous l’avoir représenté dans son premier état, je crains fort de mal réussir à vous le bien montrer dans le second.

Je savais bien que les Anglais ne se modifient point par nuances, qu’ils n’ont ni entre-deux ni demi-teintes, qu’ils passent tout d’un côté ou tout de l’autre, que les franches oppositions leur plaisent, qu’entre les joies du Ciel, par exemple, et les tourmens de l’Enfer, leur Église n’admet point le Purgatoire, dont les miséricordes trop touchantes conviendraient mal à l’inflexibilité du caractère national. Il n’en est pas moins vrai que, sachant tout cela, ce complet changement m’avait mis d’abord mal à l’aise et presque déplu. Je craignis que ses nouvelles vertus ne me fissent regretter les anciennes, que l’intelligence, chez lui, n’eût gagné aux dépens du caractère. Je m’étais ensuite formé de lui une image si nette, et m’y étais si bien habitué, qu’il me fâchait un peu qu’il en eût ainsi dérangé les traits. L’avouerais-je enfin? J’avais pris sur lui quelques notes qu’il m’allait falloir retoucher, ce qui, en contrariant ma paresse ordinaire, humiliait en moi la perspicacité du psychologue.

Dans l’ensemble, ses traits et sa personne n’étaient pas changés. Il n’avait pas trop souffert des fatigues de la longue et pénible route. Voyageant en pays plat, la respiration, du moins, ne lui avait pas manqué. Quoique parti en assez mauvais état, la force de sa constitution avait pu reprendre le dessus, et, en s’entêtant au but, celle de sa volonté le lui faire atteindre. Sa voix seulement était plus grave, sa parole plus lente. Au lieu de l’irritante gaieté que j’ai dite, une bienveillance infinie se lisait dans ses yeux, tandis que la profondeur et l’étendue de son regard faisaient songer à celles des solitudes qu’il avait parcourues. Ses cheveux, prématurément blanchis, ne firent qu’ajouter à la surprise qu’il m’inspira.

Je ne l’avais pas d’ailleurs tout à fait perdu de vue pendant ces trois ans d’absence. Comme ils eussent fait d’un nouveau Stanley à la recherche d’un nouveau Livingstone, les journaux des deux mondes nous avaient tenus au courant de ses moindres actions. Ils nous avaient dit le départ de Suez, les larmes de lady Hyland et de lady Lucy, l’arrivée à Zanzibar, le palais, le sultan, les paroles de bienvenue, le café d’apparat et les sucreries; toutes les facilités accordées pour le recrutement et l’équipement de la troupe qui le devait suivre, les achats de toutes sortes, le campement, la pacotille, le nombre des caisses, celui des porteurs et des hommes armés, le tout accompagné d’illustrations qui, légèrement modifiées, avaient ensuite servi à célébrer son retour. Interprétant les rares nouvelles qui l’avaient précédé, on avait, dans l’intervalle et à mesure, représenté et décrit les paysages, les scènes, habituels à ces sortes d’expédition; le roi palabrant à la lueur des torches et, sous le bombax géant, les danses de gala, la route en forêt tracée à coups de hache, la descente des rapides. Les noms bizarres ne manquaient pas, inventés à plaisir pour ajouter à la vérité des faits, donner plus de rigueur à la bonne information.

On avait, de même, raconté la rencontre du noble lord et de Samuel enfin retrouvé, mais mourant : celui-ci, à demi soulevé sur son lit de douleur, celui-là tendant les bras et s’avançant vers lui les mains frémissantes. On avait cité leurs dernières paroles, et quand Samuel eut expiré, on avait imaginé les réflexions du lord contemplant ces yeux et cette bouche éloquente qu’ombrait et ternissait déjà la moite ardeur du climat, — puis, après le détail de l’ensevelissement et des funérailles, on avait figuré enfin le tertre où, sous une petite croix de bois dur, les dépouilles du premier Anglais parvenu en ces lointains parages reposaient,


XIII

Parmi les lettres dont, en me quittant à Suez, lord Hyland m’avait chargé pour plusieurs de ses compatriotes du continent, lettres de propagande, sorte de bons de pain spirituel qu’enrôlé malgré moi, je devais remettre à mesure et au hasard de la rencontre, il s’en trouvait une adressée à lui-même et qu’il m’avait particulièrement recommandée, au cas où j’aurais occasion de venir à Londres et que lui-même s’y trouvât.


« Cette lettre, m’avait-il dit, me rappellera d’abord ce que moi-même je ne dois jamais oublier. En vous servant ensuite d’introduction immédiate, elle vous permettra d’ordonner aux drôles poudrés du vestibule que leurs culottes jaunes rendent presque aussi vains qu’à la cour leurs culottes blanches certains chambellans que j’ai connus. »


Me trouvant donc à Londres quelques mois après son retour et n’y ayant d’autre affaire que ma curiosité, je songeai naturellement à lord Hyland et à la lettre que j’avais pour lui. On me dit tout de suite l’endroit qu’il habitait. Tout le monde le connaissait et son hôtel encore mieux que sa personne.

Le commandant Hector m’avait recommandé cet hôtel comme une pièce d’architecture considérable, qui était aux autres hôtels particuliers de Londres ce que, dans les grands ports, le Samson lui-même était aux autres bateaux. Devant l’importance du monument, je pris une plus juste idée de celle du personnage. Je ne m’étonnai plus que la cour s’inquiétât de lui, qu’il eût éconduit deux ministres, et forcé — ce qui m’avait paru incroyable — l’East India Company à autoriser la relâche.


Mylord était précisément revenu, la veille, d’une tournée de bienfaisance faite en Irlande et, en ce moment même, vivement commentée par l’opinion. En me disant cela, le fidèle John qui m’avait, avec ma lettre, enlevé aux culottes jaunes du perron, me montra, malgré sa réserve ordinaire, qu’il était du côté de l’opinion et loin d’approuver cette sympathie étrange.

On sait la haine et le mépris que les Irlandais inspirent aux Anglais véritables. Leur pauvreté les choque en même temps qu’elle leur fait peur. Sans entrer dans la bassesse et la lâcheté de ce sentiment, lord Hyland m’avait lui-même avoué sur le Samson que ces cinq millions d’ivrognes étaient les seuls habitans du globe auxquels il ne pouvait vraiment s’intéresser.

Rien cependant, non pas même cette surprenante tournée, n’aurait pu me mieux préparer aux nouveautés que j’allais apprendre que la vue du Très Honorable, tranquillement installé à lire dans le salon d’étude où le fidèle John m’avait introduit. Son apparition en ces lieux était plus significative à mes yeux que les distributions de blé dans les campagnes irlandaises. Le Home Rule promis de ville en ville à l’île-sœur, m’en disait moins que la présence de ce beau-père pour qui son gendre nourrissait une si parfaite aversion.

La réconciliation qu’elle supposait m’indiquait encore qu’il n’y avait plus à douter de l’union des deux êtres charmans que j’avais servis de mon mieux.

Dès l’entrée, le Très Honorable me confirma dans cette opinion, et le mois suivant, en effet, le mariage eut lieu en ce même château de Galles où William et Lucy s’étaient promis. La perfection du bonheur ne peut que rendre muet celui qui la voudrait dire. Je ne parlerai donc plus d’eux. Si cependant je rappelle ici les deux têtes blondes, les deux miniatures dont j’ai parlé en commençant, ce n’est que pour flatter l’orgueil d’une mère et m’associer aux joies d’un ami.


« A me voir ici, ma surprise égale la vôtre, continua le Très Honorable. A peine si je puis croire aux noces inespérées qui m’ont fait brusquement abandonner Rome et les travaux que j’y achevais dans le moment. Tout cependant se prépare magnifiquement et mon neveu a déjà quitté Rio pour n’y plus retourner, je pense. On m’a promis pour lui un poste en Europe, qui, après tant de voyages inutiles, procurera à ma petite-fille un repos bien mérité. J’ai vu d’autre part la Reine. Elle avait bien voulu depuis longtemps se montrer favorable à ce mariage, et c’est à la finesse de ma diplomatie qu’elle a la bonté d’en attribuer l’heureuse conclusion. Je n’ai point détrompé Sa Majesté pour ne la point démentir, mais mes talens n’y sont pour rien. Ils sont même restés jusqu’ici impuissans à démêler les vraies raisons d’un revirement si extraordinaire. Car, tel que vous me voyez, je ne sais rien, si ce n’est que mon gendre m’a chargé à son retour d’avertir William qu’il lui permettait de lui écrire et que de son côté il lui a répondu les lettres les meilleures.

« Si ses véritables motifs m’échappent, il n’en est pas moins vrai que sa conduite passée à notre égard lui inspire, depuis ce retour, un regret et des repentirs que, sans manquer à sa dignité, il nous fait sentir en toute occasion. Il tolère maintenant mes rêveries et, pour mes collections, m’a rapporté de son expédition les objets les plus rares. Sa tendresse pour sa fille augmente de jour en jour, et en pleurant de joie, lady Hyland me répète qu’elle ne trouve pas qu’elle-même ait payé trop cher ses larmes heureuses. »


XIV

Le fidèle John était cependant venu m’avertir que, ravi de me voir, son maître allait bientôt paraître. Mais avant que celui-ci se montrât, j’eus le temps d’interroger le Très Honorable sur plusieurs détails particuliers qui n’étaient pas pour moi sans intérêt.

C’est ainsi que j’appris le banquet donné aux deux cent cinquante Anglais du Samson qui s’étaient tous empressés avenir féliciter le noble lord du succès de son expédition. Le commandant Hector tenait la place d’honneur; c’était d’abord à lui que lord Hyland avait bu, il lui avait ensuite présenté des cigares de sa propre main, ce dont l’excellent homme dut être plus étonné que des gratifications qui lui furent remises pour l’équipage et doublées pour les nègres et les Hindous. Lord Hyland avait ensuite attaché M. Renard à sa maison, autant pour encourager ses talens, qu’afin de ne le point séparer de John et des deux jolies caméristes sur lesquelles, je suppose, ils avaient fini par s’entendre.

Il avait enfin satisfait tout le monde, et même M. Goldmann, — c’était le nom du banquier, — en acceptant de dîner chez lui. Seul, en effet, parmi les invités du Samson, M. Goldmann s’était cru obligé, par délicatesse, à rendre au noble lord sa politesse. Il est vrai que cette délicatesse n’était pas allée jusqu’à empêcher qu’en insistant sur les splendeurs de cette réception et les beaux noms de ceux qui y parurent, les journaux bien informés n’en eussent encore vanté l’intimité et l’à-propos.

J’appris de même que lord Hyland avait fait transporter ses bureaux hors de l’hôtel et remis en ordre sa galerie qu’il avait même enrichie de quelques acquisitions nouvelles; qu’il était devenu très attentif aux serres et aux jardins de ses châteaux; qu’il ne semblait plus rien mépriser des œuvres des hommes; qu’enfin, indulgent aux bêtes elles-mêmes, il essayait en ce moment de cochers français, moins sûrs peut-être, mais aussi moins durs aux animaux.

Ses sévérités s’étaient de même relâchées envers ses missionnaires à qui, comme il me le dit ensuite, il n’avait point voulu, d’autre part, retirer les avantages d’une situation sur laquelle pour eux et leur famille il leur avait donné droit de compter.

Mais ce qui par-dessus tout étonnait le Très Honorable, c’est que, dans ses effets, cette bienveillance singulière se fût étendue aux divers adeptes des religions que ses missions chrétiennes étaient précisément chargées de combattre; que, tout en continuant, par exemple, d’entretenir ses missions aux Indes, le même homme que nous avions connu soutînt en même temps de son argent les écoles musulmanes de Lahore, et se fût peut-être encore montré plus généreux pour celles des brahmaniques. En telle sorte que, s’il persistait à vouloir sauver les gens, n’était-ce plus à sa façon, mais à la leur, et que, d’ailleurs, ne leur demandant plus compte de rien, il semblait que, bien plutôt que de leur salut, il ne voulût plus s’occuper que des différens moyens de contenter leurs désirs.


« Je l’admire autant qu’il se peut, ajouta-t-il, mais, je vous le répète, sans avoir pu parvenir à démêler les secrètes raisons de cette transformation. Sur ce seul point, il élude et jusqu’ici n’a répondu à mes avances que par courtoisie. »


XV

« Ah! reprit-il, aussitôt si, après la mort de Samuel, il ne m’avait pas dit qu’il avait, parmi les infidèles, repris l’œuvre de ce soldat de Dieu, j’aurais pu croire qu’il lui était arrivé la même chose qui arriva au célèbre évêque de Natal, John-William Colenso, qui, au lieu de convertir les sauvages, fut, comme tout le monde sait, converti par eux.

« Ce sont gens simples, en effet, à qui les choses n’apparaissent que dans leur naturelle vérité, continua-t-il en me rappelant le goût philosophique qu’il avait toujours eu pour les Africains. Leurs yeux ne sont point gâtés, ni leurs oreilles emplies de vaines disputes. L’évidence a pour eux des charmes que nous ne connaissons plus. Les dogmes ne sont pas pour eux les seules garanties morales. Ils n’ont lu ni Haevernick, ni Keil, ni Kurtz, et s’ils les lisaient, ces apologistes fameux ne les choqueraient pas moins par la faiblesse et l’arbitraire de leurs preuves, que par leur insigne mauvaise foi.

« Renonçant d’avance à toute pensée ambitieuse, ils ne croient pas ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils peuvent. Ils ne cherchent la vérité que pour elle-même sans s’inquiéter du dommage ou du profit qu’ils en doivent retirer. Ils ne la prennent que comme elle est, c’est-à-dire triste comme eux quand au-dessus de leurs têtes les nuages s’amoncellent, tour à tour, et joyeuse quand le ciel s’allège et sourit.

« Leurs bouches ne veulent point non plus répéter des paroles apprises et, comme la flèche bien dirigée, leurs objections volent droit au but qu’elles transpercent : « Que Josué ait arrêté le soleil, répondaient-ils à leur évêque, c’est affaire à vous qui avez étudié l’astronomie à Cambridge, et nous ne sommes pas astronomes ; que les eaux du grand fleuve se soient retirées devant Moïse, c’est encore affaire à vous qui avez professé la physique à l’école d’Harrow, et nous ne sommes pas physiciens; qu’Isaïe ait nommé votre grand Cyrus cinq cents ans avant qu’il fût né, et, bien que ceci nous semble vraiment d’un prophète, c’est affaire à vos historiens, et notre peuple n’a pas d’histoire. Vous savez tout enfin, et en rien nous ne sommes savans. Nous n’avons même point de savans qui le soient pour nous. Votre Grandeur ne nous a-t-elle pas elle-même mille fois répété qu’il n’y avait point honte à cela; que les savans chez vous ne s’entendaient sur rien ; et que la façon dont ils se traitaient entre eux n’avait point de quoi nous faire regretter notre ignorance? Tout ignorans que nous soyons, nous ne le sommes pas assez cependant pour croire que le lièvre ait quatre estomacs, comme le buffle que nous chassons dans les herbes hautes. En affirmant positivement cela, le Livre des Livres, le livre révélé évidemment se trompe, et il ne peut sur ce point tromper un peuple qui vit de sa chasse et à qui les entrailles des animaux sont connues. Doutant de cette révélation, nous sommes amenés malgré nous à douter des autres ; en sorte que, tout en admirant l’excellence de vos préceptes, nous inclinons à penser qu’ils viennent plutôt de vous que de ceux qui vers nous vous envoient. »

Sans que nous l’eussions vu, lord Hyland s’était approché de nous pendant la harangue, et avec la voix, les yeux et sous l’aspect nouveau que j’ai déjà décrit :


« Pas plus que des chasseurs qui l’ont converti, dit-il, — après s’être réjoui de ma venue, — je ne pense pas mal de John-William Colenso. Je pense seulement que, si Dieu ne s’était point retiré de lui et qu’une grâce contraire à celle qui lui donnait la foi n’avait pas agi en lui, l’évêque de Natal n’eût ni pu, ni voulu se rendre à aucune preuve. Si Dieu lui fût resté sensible, il n’eût rien écouté de ceux-ci, ni de personne.

« Prouver est impossible en telles matières. D’où qu’elles viennent et à quelque affirmation qu’elles aillent, les preuves ne valent rien, l’insécurité où elles nous laissent est la même. Elles ne sont bonnes ni pour croire ni pour nier. Négative ou positive, la foi, ou si vous aimez mieux, la confiance suffit. L’une ou l’autre n’entre en nous et ne se soutient que par un don de sentiment que, dans l’un ou l’autre cas, ni nos mérites, ni notre volonté, ni notre désir, ni surtout notre raison ne nous obtiennent.

« C’est par sentiment que l’on croit, c’est par sentiment que l’on nie. En changeant de foi, l’évêque de Natal n’a fait, sans s’en douter et malgré lui, que changer de sentiment. La raison n’a été pour rien dans ses divers états de conscience. Il a fait tour à tour comme les théologiens et les philosophes, — et c’est au nombre de ces derniers que je me permets de vous ranger, mon cher beau-père, — qui tous ne font que sentir quand ils croient qu’ils raisonnent. »


XVI

Quand nous fûmes seuls, je dis d’abord à lord Hyland comment les journaux m’avaient instruit des principales péripéties de son voyage, et, afin de mieux m’assurer ses confidences, j’insistai sur l’évidente fantaisie de leurs informations.


« Sans doute, me répondit-il en souriant, mes historiens et mes illustrateurs se sont trompés en mille endroits. Ils ont fait comme ils ont pu, ils ont donné les fausses nouvelles que le public réclamait d’eux ; elles n’ont pas cependant été si mal inventées que vous dites. Le continent noir est assez fréquenté en cette fin de siècle, pour qu’en s’aidant des derniers récits parus, ceux-ci soient souvent mieux tombés dans leurs inventions que ne l’ont fait dans leurs exactitudes la plupart des reporters et photographes auxquels depuis j’ai eu affaire. L’idée et le sentiment juste manquent à toute reproduction mécanique. La vérité du détail y perd peut-être, non celle de l’ensemble, qui seule importe et compte et doit frapper. »


Et, en plus de tout ce qu’on sait déjà, il m’apparut que lord Hyland nous était encore revenu de ces pays sauvages excellent esthéticien.


« Je ne leur en veux, poursuivit-il, que de m’avoir trop souvent fait valoir aux dépens des indigènes, ou plutôt je n’en veux qu’à l’infatuation de certains voyageurs dont les livres les ont parfois inspirés, hommes violens et durs qui, faute d’intelligence et de sympathie véritable, n’ont peuplé ces vastes espaces que d’hommes méchans, menteurs, impudiques et grossiers.

« Certes, ce ne seraient point des hommes s’ils n’étaient tout cela. Car persuadez-vous bien que les nouveaux sentimens que m’inspirent mes semblables ne m’ont pas fait changer d’opinion sur eux. Qu’ils aient été faits ou soient devenus ce qu’ils sont, je ne m’aveugle point sur les crimes dont la plupart sont capables, et dont rien, que la mort et l’oubli, ne les saurait racheter. J’en ai vu d’horribles chez ceux d’où je viens, non pas tels, cependant, que je n’en sache chez nous de plus horribles encore.

« Je n’y encourage pas mon beau-père dans la crainte qu’il me devine trop clairement, et le retiens plutôt dans l’éloge qu’il a coutume de faire des sauvages. Comme souvent les diplomates, il est plus confidentiel que discret. Si je m’ouvrais à lui, il ne résisterait pas à l’envie de faire part de mon cas à chacun des savans qu’il fréquente. On lui promettrait le secret, et tout le monde bientôt saurait de moi-même ce que jusqu’ici je ne vois aucune utilité à livrer.

« Mais ne vous y trompez pas, quoique paradoxales en apparence, ses vues sont justes en réalité. Le parallèle qu’il fait des primitifs en comparaison des civilisés n’est point si ridicule qu’on pourrait croire, ni les exemples qu’il donne si mal choisis.

« Ce qu’il ne pourra pas cependant vous dire aussi bien que moi, reprit-il, c’est que les esclaves qu’on leur reproche et pour lesquels notre avarice et notre avidité leur font la guerre, sont mieux traités chez eux que chez nous le pauvre, et qu’aucun d’eux n’est encore mort comme est mort chez nous Jo ; Jo le balayeur. Leurs maîtres leur ressemblent trop pour leur nuire. Ils vivent leur vie. Ils n’ont pas surtout de plus grands besoins qu’eux. Et que si, pour conjurer les astres ou même par caprice, parfois ils les égorgent, du moins est-ce le couteau qui les frappe et non le profit louche et les basses exigences d’un luxe qui n’a même pas pour lui le bon goût !

« Quant à leurs vertus, le miel est plus parfumé qui coule des ruches sauvages, l’eau plus pure qui vient d’une source ignorée. Sans autres secours que leurs lumières naturelles, sans autre impulsion que le mouvement de leur propre cœur, beaucoup m’ont ému par la délicatesse et la fidélité de leurs sentimens. Si à l’aller et au retour plusieurs m’ont dressé des embûches et m’ont molesté au passage, combien d’autres en mille rencontres m’ont nourri, soigné, secouru! Car eux aussi ont leurs bons et leurs mauvais larrons, leurs mauvais riches et leurs bons Samaritains.

« Eux-mêmes le comprirent et surtout ceux-là à qui après Samuel je pus lire la Bible en leur langue. Avant moi, ils s’apercurent que, comme nous, ils avaient leurs Hérodes et leurs Salomés, leurs Ruths et leurs Booz, leurs Sulamites et leurs Salomons.

« Et tandis qu’assis parmi eux je leur enseignais les deux Testamens, leur vieux roi donnait lui-même le signal des approbations,

« Vois, me disait ce sage vieillard, en me montrant l’émotion peinte sur tous les visages, vois comme ils t’écoutent et la joie qui brille dans leurs yeux quand aux récits de l’ami que tu étais venu chercher, tu veux bien en ajouter de nouveaux. Vois comme ils retiennent leur souffle et tendent l’oreille. Tout ce qui pourrait t’interrompre ou les distraire les fâche, la chèvre ou le bœuf échappé de l’enclos, le glapissement de l’aigle au-dessus du fleuve, le pic bleu qui de son bec frappe les hautes branches de l’arbre qui nous couvre. Si tu ne te lassais pas toi-même, ils passeraient les nuits à t’entendre, et, afin de les mieux retenir en leur mémoire, ils te redemanderaient cent fois de leur réciter les mêmes paroles. Elles s’accordent à toutes nos passions, à tous les sentimens que nous éprouvons nous-mêmes. La tristesse et la joie, l’amour et la haine, la pitié et la vengeance y sont tour à tour si bien représentés qu’ils nous font reconnaître en nous-mêmes et toucher du doigt ce que chez nous ou chez nos voisins nous voyons tous les jours. Jamais dans nos cérémonies, ni aux noces, ni aux funérailles nos chanteurs les mieux inspirés n’ont trouvé de semblables paroles. Et si les miraculeuses merveilles que tu racontes sont moins nombreuses et moins étonnantes que celles dont ils embellissent leurs récits, elles sont assurément moins confuses et, venant d’un seul, plus admirables encore! » « Il m’entretenait ainsi, et, bien que je ne gagnasse rien sur lui pour l’essentiel, il me plaisait par une douceur de caractère qui plusieurs fois me fit rougir des emportemens du mien. L’affection que ce vieillard voulut bien me témoigner attira la mienne, et ce fut d’ailleurs avec un regret sincère des deux parts qu’après de longs mois nous dûmes nous séparer.

« Ajoutez, reprit-il, que sa patience à me supporter dans ses Etats et les égards qu’il eut, ne lui furent inspirés que par un naturel sentiment de politesse, qui, dans sa simplicité, me parut plus digne et à la fois plus distingué que l’empressement habituel que je rencontre et que vous avez remarqué vous-même que les habitans du Samson me montraient.

« Mais de ceux-ci non plus ne disons point de mal, se hâta-t-il d’ajouter. S’il vous a été permis de les trouver un peu ridicules, ce ne serait pas bien à moi de vous y exciter. Je leur dois beaucoup plus qu’ils ne pensent. Le trop faible témoignage que je leur ai donné de ma reconnaissance ne m’a pas, vis-à-vis de moi, rendu quitte envers eux. Je ne puis oublier que sans l’unanime bonne volonté qui encouragea celle de notre cher commandant, les nouvelles que j’eusse eues de Samuel me fussent arrivées trop tard, et que les cinq jours qu’ils m’accordèrent à Aden me permirent de revoir mon malheureux ami presque encore vivant. »


XVII

Après s’être recueilli quelques instans, lord Hyland avait déjà commencé à me dire la mort de Samuel et comment, n’ayant eu ni le temps ni la possibilité de lui faire effroi des exigences de Dieu, son silence et ses embrassemens avaient suffi comme ils eussent suffi, hélas ! à celle qui l’appelait son fils et dont, après le dernier soupir, tout le visage encore lui pardonnait, — lorsque, rentraîné malgré lui au pays même par l’ivresse de ses pensées, il me peignit d’abord la lente immensité du fleuve, la prairie géante, les grands arbres épars qui annonçaient la forêt voisine, la forêt elle-même, et, avec les vivans mystères qu’elle recèle, le feuillage ardent et coloré comme les oiseaux, odorant comme les fleurs.

Il s’élevait à mesure au-dessus de tout ce que j’aurais pu prévoir de sa part, semblait mû par un instinct puissant. Il n’y avait pas jusqu’à sa négligence à ne me nommer ni les lieux ni les choses qui n’ajoutât une majesté quasi divine aux visions qu’il m’en donnait.

Tout en parlant, il pliait et repliait entre ses doigts ma lettre d’introduction, c’est-à-dire la lettre de propagande que le fidèle John lui avait remise, et que, sans y prendre garde, il jeta loin de lui.

Il est vrai que, suspendu à ses lèvres, je n’y pris garde moi-même que lorsqu’il m’eut montré, au-dessus du fleuve, la ville juchée sur un coteau, les maisons, faites comme nos paniers d’abeilles, les peintures enfantines qui en décoraient les portes, et, piqués dans la paille, aux chapeaux des toits, mille petits drapeaux de toutes les couleurs. Humbles essais; mais qui le touchaient davantage que ceux du luxe inepte qu’il m’avait dénoncé.


« Le roi, reprit-il, m’installa dans le palais rustique qu’il avait fait bâtir pour Samuel à côté du sien. Il n’avait pas craint l’étranger, venu seul et sans armes, qui n’apportait que des paroles. « Écoutons ses enseignemens, s’était-il dit, ils peuvent être utiles. Les hommes ne savent pas tous les mêmes choses. S’il le désire, nous lui dirons ce qu’il ignore; de lui nous apprendrons volontiers ce que nous ne savons pas. »

« De Samuel, en effet, ils avaient appris l’usage de la charrue, la taille des arbres, le filtrage de l’eau. Et tandis que John essayait de les initier à toutes les beautés de la pairie anglaise, je m’occupais à leur montrer comment se dresse une meute. De même qu’à la chasse je les aidais à la guerre, et, comme en tout pays les lois de l’hospitalité sont réciproques, je les suivis en diverses expéditions, où je me conduisis, je pense, avec honneur.

« De leur côté, ils nous enseignèrent des remèdes par lesquels nous fûmes guéris. En déridant ensuite l’hypocrisie que mes rigueurs imposaient au pauvre John, leur rire et leurs enfantillages lui communiquèrent une certaine gaieté qui lui manquait auparavant. La mienne aussi s’éclaircit aux francs éclats de la leur. Elle n’eut plus cette sécheresse qui, sur le Samson, semblait vous déplaire. A l’âpre gaieté de l’apôtre succéda un meilleur sourire, et, il faut bien le dire, avec un plus juste sentiment de notre commune insuffisance, une meilleure amitié pour tous.

« Grâce à eux et au long séjour que je fis dans ces solitudes, je m’avisais peu à peu de mille choses que j’ignorais ou n’avais jamais su voir. L’unique idée qui jusque-là m’avait enlevé aux autres et à moi-même, m’avait en même temps, si je puis dire, dépossédé du monde. A peine si je savais que le soleil m’éclairât et qu’il y eût un ciel semé d’étoiles. Si, aussi bien que du déluge, je vous parlais des merveilles de la création, ce n’était que par métaphore, et pour tirer du spectacle de la nature les preuves ordinaires, lesquelles autant que toutes preuves contraires, — je vous le répète ici plus hardiment que tout à l’heure, — je repousse, ne tenant plus ma sécurité que de l’imprévue et délicieuse nouveauté de mes sentimens.

« La vue et l’ouïe me furent rendues. Mes oreilles n’entendaient pas et elles entendirent, mes yeux ne voyaient plus et ils virent. Sensible à toute impression, je redevins pareil aux petits enfans. Comme eux je découvris, avec ravissement, l’azur et le nuage, l’herbe et la fleur, la figure et le nom de tous les animaux.

« Mieux encore que les précieux papiers que m’avait laissés mon cher Samuel, les grands enfans avec qui je vivais, me nommaient toute chose en leur langue. Ils admiraient ma persévérance, s’empressaient de répondre à toutes mes questions. Je leur en fis auxquelles je n’avais jusqu’alors jamais songé, et, à propos de leurs lois et de leur gouvernement, leurs réponses me firent entrevoir cette idée, que pour leurs vices et leurs vertus les hommes n’ont guère à compter que sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur ce que crée en eux la dure et à la fois heureuse nécessité qu’ils ont de vivre en commun.

« Ils voyaient aussi avec joie l’intérêt passionné avec lequel je parcourais le pays. « Va, me répétait leur roi, va, parcours nos bois, trouve ton chemin dans nos prairies, navigue sur le fleuve, visite nos voisins, seul, s’ils sont amis, escorté, si leur alliance n’est pas sûre. Va, et quand tu reviens de tes courses, assiste à nos réunions afin de mêler tes chansons aux nôtres. Ne te crois pas obligé de faire comme l’homme excellent qui t’a précédé. Au lieu d’allumer ta lampe de travail, dors la nuit. Ton esprit en sera plus lucide au réveil et tu comprendras mieux ; tes membres en seront plus légers, et tu te sentiras plus dispos. Ne reste pas toujours penché sur le Livre, pour y chercher ce qui ne s’y trouve point peut-être. Je t’ai déjà dit que les belles histoires qu’il contient sont seulement ce qui nous plaît. Même s’il disait vrai sur les choses auxquelles ton ami tenait le plus, nous ne pourrions que répéter par ouï-dire et sans comprendre. Nous ne dirions comme toi que pour t’être agréables, c’est-à-dire que nous mentirions, ce que précisément le Livre défend. On ne pénètre, on ne sent bien que ce que soi-même on découvre. On ne peut aimer en idée que ce que l’on a vu soi-même au moins une fois, fût-ce en songe. Et nous ne songeons jamais que des choses que la nature anime et fait vivre autour de nous. Elle a suffi et suffira, avant et après nous, à remplir le cœur et l’esprit de milliers d’hommes créés à son image et qui, dans la vie qu’elle propage, sauront, s’ils les y cherchent, trouver une règle et une loi. Regarde, écoute, recueille en elle une semence qui te soit propre. Ne la reçois pas d’une main étrangère. Va, et quand tu te la seras trouvée, enterre-la dans ton cœur, me disait-il en me montrant la place où battait le sien. Il en sortira un jour un bel arbre que tu planteras devant toi. Il sera à toi, à toi et aux tiens. Nul n’osera te défendre d’en cueillir les fruits. Quand tu seras fatigué, tu te coucheras sous son ombre. Il abritera ta vieillesse, et quand les forces enfin te manqueront, c’est au doux vent bruissant dans son feuillage que ton souffle expirant ira se réunir. »


XVIII

« Mais revenons, dit-il, — et après un visible effort : Quand Samuel eut distingué mes traits, ses yeux brillèrent un instant de joie et de reconnaissance; mais il était si près de sa fin qu’à peine d’abord avait-il pu me reconnaître. Il est vrai que j’étais fort changé d’habit et de visage. Ma barbe avait poussé. Quant à mon vêtement, il était ce qu’après treize mois de route en avaient fait les lianes épineuses, le soleil et les grandes eaux. Samuel n’avait pas non plus été averti de ma venue. La faute en était moins aux nombreux courriers que j’avais envoyés vers lui qu’à l’interprète arabe qu’au départ le sultan m’avait donné. Homme brave et hardi sans doute, mais qui ne savait d’anglais et de zanzibari que ce qu’il en faut pour dire des injures et demander les choses nécessaires à la vie.

« Dès que j’avais été signalé, le roi s’était porté à ma rencontre, accompagné d’une suite nombreuse. Après les reconnaissances et saints d’usage, il me dit, dans un anglais timide, l’état désespéré dans lequel se trouvait mon ami. Tandis que nous gravissions la pente du coteau, il prit part à mon chagrin, et, m’engageant à presser le pas pour ne point arriver trop tard, il me suivit malgré son âge.

« Parvenus sous le hangar enguirlandé de fleurs et avant de m’introduire à l’intérieur : « Les herbes sont impuissantes, me « dit-il, rien ne le peut plus sauver. Vois, nous avions déjà tout préparé d’avance : les aromates, la claie d’osier, et, pour l’ensevelir avec honneur, cette rare étoffe, rare et précieuse entre toutes, transmise de siècle en siècle et tramée pour mes ancêtres de plumes d’oiseaux d’espèces disparues. — Entre, reprit-il en s’avançant avec moi sur le seuil. S’il peut t’entendre et ne refuse point de t’écouter, rassure-le sur l’avenir que, redoutant pour nous, il doit redouter pour lui. Dis-lui à ton tour qu’en cessant de vivre, nous ne faisons que rendre à la nature ce qu’elle nous a prêté, qu’elle n’exige rien en échange et ne nous demande que d’avoir vécu. Répète-lui, comme j’ai essayé de le faire, que la récompense est la paix qu’en nous inanimant elle nous donne, et que, dans son éternelle justice, elle ne peut pas avoir de châtiment pour ceux qu’à leur naissance elle n’a point consultés. Soutiens-lui en même temps les épaules et la tête, prends-le aussi dans tes bras. Le contact et la chaleur de ton corps lui feront du bien. Approche-toi doucement et prends cet éventail pour chasser les mouches importunes. Nous vous laisserons seuls, ajouta-t-il en rappelant d’un signe son fils aîné qui veillait le mourant. Aucun bruit ne vous troublera. Le soleil de midi darde déjà au-dessus de nos têtes. C’est l’heure de la lumière et du silence, l’heure où tout s’apaise, l’heure heureuse où tout s’endort. »


Et, m’ayant dit ce qu’à peu près l’on sait déjà, lord Hyland cessa de parler.


Si j’avais suivi l’ordre des années, c’est ici que j’aurais dû placer le discours et l’entrevue dernière que j’ai donnés au commencement de ce récit, Mais, en ne disant pas tout d’abord ce à quoi celui qui avait mis en moi sa confiance tenait le plus, j’aurais craint, en cet endroit même, de laisser un instant douter et de la durée de ses sentimens et de la quiétude qui accompagna sa propre fin.

Elle fut telle qu’il l’espérait, paisible et souriante. Dans sa résignation, il n’eut tristesse et regret que des larmes qu’autour de son chevet il vit répandre. Ce fut encore et uniquement aux autres qu’il pensa en ses derniers momens; non seulement aux siens, mais à tous ceux auxquels sur cette terre son aide et sa pitié allaient soudain manquer, — pitié tout humaine que tout inspire aux âmes bien nées et que rien n’enseigne, humaine pitié qui pourra peut-être sembler à quelques-uns d’autant plus digne d’admiration que, comme sans leurre, elle fut sans espoir!


ROBERT DE BONNIERES.