Lord Jim/Chapitre II

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 16-22).


II


Après deux ans d’école, il prit la mer, et trouva singulièrement vides d’aventures des régions si familières à son imagination. Il fit de nombreux voyages ; il connut la monotonie magique de l’existence entre le ciel et l’eau. Il eut à supporter les critiques des hommes, les exactions de la mer et la sévérité prosaïque d’une tâche quotidienne qui donne le pain, mais dont la seule récompense se trouve dans l’amour parfait qu’elle inspire. Cette récompense-là faisait défaut à Jim. Pourtant, il ne pouvait pas retourner en arrière parce qu’il n’y a rien de plus ensorcelant, de plus désenchanteur, de plus asservissant que la vie de la mer. D’ailleurs, il avait un bel avenir devant lui. Bien élevé, ferme et courtois, il prenait une notion stricte de ses devoirs ; très jeune encore, il embarqua comme second à bord d’un beau navire, sans avoir subi l’épreuve d’un de ces coups de la mer, qui font éclater au grand jour la valeur intime d’un homme, montrent la trempe de son caractère et la substance de son être, et révèlent à lui-même autant qu’aux autres sa force de résistance et la vérité profonde cachée sous ses apparences.

Il n’eut, dans toute cette période, qu’un seul aperçu nouveau du sérieux des colères de la mer. Cette évidence ne s’impose pas aussi souvent qu’on pourrait le croire. Il y a de multiples degrés dans le péril des aventures et des tempêtes, et c’est de temps à autre seulement que s’affirme avec certitude une violence d’intention sinistre, ce quelque chose d’indéfinissable qui impose la conviction à l’esprit et au cœur d’un homme que cette complication d’accidents ou cette fureur des éléments s’attaquent à lui avec un parti-pris de malice, avec une force sans contrôle, avec une cruauté déchaînée, qui veulent lui arracher espoirs et terreurs, fatigue douloureuse et soif de repos ; qui veulent briser, détruire, anéantir tout ce qu’il a vu, connu, goûté, aimé ou haï, tout ce qui est nécessaire et sans prix : le soleil, les souvenirs, l’avenir ; qui veulent balayer à jamais de son être tout un monde précieux, par le fait tout simple et effroyable de son anéantissement.

Estropié par la chute d’un espars, au début d’une semaine dont son capitaine espagnol disait plus tard : — « Mon ami, c’est miracle que nous ayons tenu jusqu’au bout ! » Jim passa des journées étendu sur le dos, étourdi, moulu, désespéré, torturé, comme au fond d’un abîme de douleur. Il ne se souciait plus de ce qui devait arriver et se faisait, dans ses moments de lucidité, une idée trop haute de son indifférence. Le danger que l’on ne voit pas garde l’imprécision de la pensée humaine. Les terreurs s’estompent et, faute de stimulant, l’imagination ennemie des hommes et mère des épouvantes, s’assoupit dans l’affaiblissement des émotions épuisées. Jim ne voyait que le désordre de sa cabine en mouvement. Il gisait immobile, au milieu d’une petite dévastation, et ressentait une joie secrète de n’avoir pas à monter sur le pont. Mais de temps en temps, une irrésistible bouffée d’angoisse le prenait à la gorge, le tordait, le faisait haleter sous les couvertures, et l’inepte brutalité d’une existence soumise à l’agonie de telles sensations l’emplissait d’un éperdu désir de salut à tout prix. Puis le beau temps revint et il oublia tout.

Mais sa boiterie persistait et à la première escale dans un port d’Orient, il dut entrer à l’hôpital. La convalescence traînait, et force fut de le laisser en arrière.

Il n’y avait que deux autres malades dans la salle des blancs : le trésorier d’une canonnière qui s’était cassé la jambe en tombant par une écoutille, et une sorte d’entrepreneur de chemins de fer d’une province voisine, affligé de quelque mystérieuse affection tropicale, qui tenait le docteur pour un âne, et s’adonnait à de secrètes débauches de spécialités pharmaceutiques, que son serviteur Tamil lui apportait en fraude, avec un inlassable dévouement. Ils se racontaient l’histoire de leur vie, jouaient un instant aux cartes, ou, allongés en pyjamas sur des chaises-longues, bâillaient sans mot dire. L’hôpital était bâti sur une hauteur, et la brise molle entrée par les fenêtres, toujours larges ouvertes, apportait dans la chambre nue la douceur du ciel, la langueur de la terre, le souffle ensorcelant des mers orientales. Il y avait des parfums dans cette brise, une suggestion de repos éternel, une offrande de rêves sans fin. Tous les jours, Jim contemplait, par-dessus les massifs des jardins, les toits de la ville et les frondaisons des palmiers rangés sur le rivage, cette rade qui est une porte de l’Orient, cette baie semée d’une guirlande d’îlots, illuminée par un soleil glorieux, avec ses navires comme des jouets, son activité joyeuse comme une parade de fête, avec l’éternelle sérénité du ciel oriental en haut, et la paix souriante des mers orientales qui remplissait l’espace jusqu’à l’horizon.

Dès qu’il put marcher sans canne, il descendit en ville pour chercher une occasion de retour au pays. Mais rien ne se présentait sur l’heure, et il finit, dans l’attente, par se mêler sur le port aux compagnons de son métier. Il y en avait de deux espèces. D’aucuns, peu nombreux et rarement aperçus, menaient des existences mystérieuses, et conservaient, avec une indéfectible énergie, un tempérament de pirates et des yeux de rêveurs. Leur vie paraissait s’écouler dans une confusion affolante de projets, d’espoirs, de dangers, d’entreprises, en marge de la civilisation, dans les parages sombres de la mer, et leur mort était, dans leur fantastique existence, le seul événement qui parût s’imposer comme une raisonnable certitude. La majorité des marins se composait d’hommes qui, jetés là comme lui par hasard, étaient restés en qualité d’officiers sur des bateaux du pays. Ils avaient pris en horreur les lignes de la métropole, avec leurs conditions plus dures, leur service plus strict, et les hasards des océans furieux. Ils s’étaient accordés à la paix éternelle du ciel et des mers d’Orient. Ils aimaient les courtes traversées, les molles chaises longues, les gros équipages indigènes et leurs privilèges de blancs. Ils frémissaient à la pensée des rudes labeurs et menaient des existences faciles et précaires, sans cesse à la veille d’un renvoi, sans cesse à la veille d’un engagement nouveau. Ils servaient des Chinois, des Arabes, des métis ; ils auraient servi le diable lui-même, s’il leur avait promis une place assez douce. Ils s’entretenaient éternellement des chances de la fortune ; un tel commandait un caboteur sur les côtes de Chine, et ne se foulait guère ; celui-ci avait un emploi facile quelque part au Japon ; celui-là prospérait dans la flotte siamoise ; et dans tout ce qu’ils disaient, dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leur personne, se trahissait le coin faible, le côté vermoulu, l’irrésistible appétit d’une existence d’oisiveté sans péril.

À Jim, cette foule bavarde de prétendus marins parut tout d’abord plus irréelle qu’un peuple d’ombres. Mais il finit par trouver une sorte de fascination dans le spectacle de ces hommes, dans leur apparence de prospérité fondée sur une si faible somme de travail et de dangers. Peu à peu, un sentiment nouveau se fit jour dans son esprit, à côté de son dédain primitif, et abandonnant brusquement toute idée de retour en Angleterre, il accepta une place de second sur le Patna.

Le Patna était un vapeur du pays, vieux comme les montagnes, maigre comme un lévrier et plus mangé de rouille qu’une chaudière réformée. Propriété d’un Chinois, il était affrété par un Arabe, et commandé par une sorte de renégat Allemand de la Nouvelle-Galles du Sud, toujours prêt à maudire en public son pays natal, mais non moins porté, sous l’influence de la politique victorieuse de Bismarck, sans doute, à brutaliser tous ceux dont il n’avait pas peur ; avec une mine « à feu et à sang », il arborait un nez violet et une moustache rousse. Quand on eut repeint la carcasse et blanchi l’intérieur du Patna, on y entassa quelque huit cents pèlerins, qui s’empilèrent sur le navire, accosté sous vapeur à une jetée de bois.

Ils s’engouffraient par trois passerelles ; ils s’avançaient poussés par la foi et l’espoir du Paradis ; ils coulaient sans arrêt, avec un bruit sourd et désordonné de pieds nus, sans un mot, sans un murmure, sans un regard en arrière ; dès qu’ils étaient sortis des barrières partout disposées sur le pont, leur flot s’étalait de l’avant à l’arrière, remplissait les plus profonds recoins du bateau, comme une eau qui emplit une citerne, comme une eau qui coule dans les fissures et les crevasses, comme une eau qui monte silencieusement jusqu’à ras bord. Ils s’étaient réunis là huit cents, hommes et femmes, lourds de foi et d’espoir, lourds de tendresse et de souvenirs ; ils étaient accourus du Nord et du Sud et des confins de l’Orient ; ils avaient foulé les sentiers de la jungle, descendu des rivières, franchi les bas-fonds dans des praos, passé d’île en île sur de petits canots, affronté les souffrances, contemplé d’étranges spectacles ; ils avaient été assaillis par des terreurs nouvelles et soutenus par un unique désir. Ils sortaient de huttes solitaires du désert, de campements populeux, de villages groupés au bord de la mer. À l’appel d’une idée, ils avaient quitté leurs forêts, leurs clairières, la protection de leurs chefs, leur prospérité, leur pauvreté, les visions de leur jeunesse et les tombes de leurs pères. Ils arrivaient couverts de poussière, de sueur, de crasse et de haillons, hommes vigoureux à la tête de leurs familles, minces vieillards qui partaient sans espoir de retour, jeunes gens aux yeux hardis qui regardaient curieusement, fillettes farouches aux longs cheveux épars, femmes timides et voilées qui pressaient sur leur sein et serraient dans les pans flottants de leur coiffure leurs enfants endormis, pèlerins inconscients d’une exigeante foi.

– « Regardez ce pétail ! » disait le patron allemand à son nouveau second.

Un Arabe, conducteur du pieux voyage, embarqua le dernier. Il s’avançait lentement, grave et beau, sous la robe blanche et le large turban. Une troupe de serviteurs le suivait, chargée de son bagage : le Patna démarra et s’écarta du môle.

Le cap sur deux petits îlots, il traversait obliquement le mouillage des voiliers, rangés en demi-cercle dans l’ombre d’une colline, puis longeait un groupe de récifs écumants. Debout à l’arrière, l’Arabe récitait à voix haute la prière de ceux qui s’en vont sur la mer. Il invoquait pour leur voyage la faveur du Très-Haut, appelant Sa bénédiction sur le labeur des hommes et les desseins secrets de leur cœur. Dans le crépuscule, l’hélice battait l’eau calme du Détroit, et, bien loin à l’arrière du bateau pèlerin, un phare planté par des Incroyants sur un bas-fond perfide, semblait cligner vers lui son œil de flamme, comme pour se railler de sa mission de foi.

Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe, suivit le passage du « Premier Degré ». Il piquait droit vers la mer Rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride et sans nuages, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toute pensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force et d’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleue et profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli, sans une ride, visqueuse, stagnante, morte. Avec un léger sifflement, le Patna coupait cette plaine unie et lumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissait derrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suite effacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par un fantôme de navire.

Chaque matin, le soleil, comme s’il avait dans ses révolutions suivi d’un pas égal la course du pèlerinage, émergeait en une silencieuse explosion de lumière à la même distance en arrière du navire ; il le rejoignait à midi, dardait sur les pieux désirs des hommes les feux concentrés de ses rayons, et, soir après soir, sombrait mystérieusement dans la mer, toujours à la même distance en avant de l’étrave. Les cinq blancs vivaient en avant du bateau, isolés de sa cargaison humaine. De l’avant à l’arrière, les tentes formaient un toit clair au-dessus du pont, et un bourdonnement confus, un murmure assourdi de voix tristes, révélaient seuls la présence des hommes sur le flamboiement énorme de l’Océan. Ainsi coulaient les jours, immobiles, chauds, lourds, un à un disparus dans le passé comme s’ils fussent tombés à l’abîme éternellement ouvert dans le sillage du navire, et, seul sous son panache de fumée, noir et charbonneux dans l’immensité lumineuse, le bateau poursuivait sa route immuable, rôti par la flamme dont l’accablait un ciel sans pitié.

Les nuits descendaient sur lui comme une bénédiction.