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Lord Jim/Chapitre XXXVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 289-295).


XXXVI


C’est sur ces mots que Marlow acheva son récit, et son auditoire se dispersa sous son regard pensif et absorbé. Seuls, ou deux à deux, sans perdre de temps, sans une observation, les convives quittaient la véranda, comme si la dernière vision de cette histoire incomplète, ce qu’elle avait même d’inachevé et le ton du conteur, eussent rendu toute discussion vaine et tout commentaire impossible. Chacun des auditeurs semblait emporter comme un secret ses propres impressions, mais entre tous il y en avait un, un seul, qui devait un jour connaître le dernier mot de l’histoire. Il l’apprit chez lui, plus de deux ans après, et cette conclusion lui parvint sous forme d’un paquet épais, à l’adresse libellée par Marlow, d’une écriture droite et anguleuse.

L’homme privilégié ouvrit le paquet, jeta les yeux sur son contenu, puis le posa sur la table pour se diriger vers la fenêtre. Son appartement était perché au dernier étage d’une haute bâtisse, et à travers les carreaux clairs, son regard portait très loin, comme à travers une lanterne de phare. Les pentes des toits luisaient ; les crêtes noires brisées se succédaient à l’infini, comme des vagues sombres et sans écume, et sous ses pieds montait, des profondeurs de la ville, une confuse et inlassable rumeur. Multiples et disséminés au hasard, des clochers d’églises se dressaient comme des balises sur des bas-fonds inextricables et dépourvus de chenal ; la pluie oblique se fondait dans le crépuscule tombant d’un soir d’hiver, et sur une tour les coups d’une grosse cloche qui sonnait l’heure, roulaient en bouffées formidables et austères, avec une vibration aiguë tout au fond. L’homme tira les lourds rideaux.

La lumière abattue de sa lampe dormait comme une mare abritée ; ses pas tombaient sans bruit sur le tapis ; ses jours errants étaient passés. Plus d’horizons illimités comme l’espérance ; plus de pénombre de forêts solennelles comme des temples, dans l’ardente poursuite du Pays éternellement vierge, par-dessus les collines, derrière les torrents, au-delà des mers. Jamais plus ! Jamais plus… Mais sous la lampe, le paquet ouvert évoquait les sons, les visions, le parfum même du passé : une multitude de visages effacés, une rumeur de voix basses, mourant au bord de rivières lointaines, sous un soleil passionné et sans consolations. Il soupira et s’assit pour lire.

Il trouva dans l’enveloppe trois plis distincts : de nombreuses pages épinglées et copieusement noircies, une feuille volante de papier grisâtre, avec quelques lignes tracées d’une écriture qu’il n’avait jamais vue, et une lettre explicative de Marlow. De ces dernières pages s’échappa une seconde lettre, jaunie par le temps et éraillée aux plis. Il la ramassa, la mit de côté, et revenant au message de Marlow, en parcourut rapidement les premières lignes, pour s’arrêter bientôt et lire ensuite attentivement, comme un homme qui aborde à pas lents, et avec des yeux grands ouverts, le pays inconnu qui va se dévoiler à ses regards.

– « … Je ne pense pas que vous ayez oublié », disait la lettre. « Seul, vous avez fait montre d’intérêt pour celui qui survivait au récit de son histoire ; vous n’admettiez pas, pourtant, je m’en souviens bien, qu’il eût vraiment subjugué son destin. Vous prophétisiez pour lui le désastre de la lassitude et du dégoût, devant l’honneur conquis et la tâche imposée, devant l’amour né de la pitié et de la jeunesse. Vous disiez trop bien connaître « ce genre d’histoires », avec ses satisfactions illusoires et ses inéluctables déceptions. Vous prétendiez aussi, je me le rappelle, que consacrer sa vie à ces gens-là (ces gens-là désignaient toutes les races humaines à peau jaune, brune ou noire), c’était vendre son âme à une brute. Vous souteniez que « ce genre d’histoires », pour être tolérable et durable, devait se baser sur une foi solide dans la vérité d’idées propres à notre race, et sur lesquelles reposent l’ordre et le progrès moral. « Il faut une conviction pareille pour nous soutenir », disiez-vous : « nous avons besoin de croire à la nécessité et à la justice de ces idées, pour faire le sacrifice valable et conscient de nos existences. Sans elles, le sacrifice n’est qu’oubli, et la voie qui nous y mène vaut une voie de perdition. » En d’autres termes, vous souteniez que nous devons combattre dans le rang, ou que nos vies ne comptent pas. Possible ! Vous devez le savoir, – soit dit sans malice, – vous qui avez su entrer seul en maints endroits, et en sortir adroitement, sans vous brûler les ailes. Mais la question, c’est que, dans toute l’humanité, Jim n’avait affaire qu’à lui-même, et l’on peut se demander, si, en définitive, sa foi confessée n’était pas plus haute que les lois d’ordre et de progrès.

« Je n’affirme rien. Peut-être pourrez-vous en juger, vous, après avoir lu. Il y a beaucoup de vérité, somme toute, dans cette banale expression : « être sous un nuage ». Il est d’autant plus impossible de le clairement distinguer, que c’est à travers d’autres yeux que nous avons de lui une dernière vision. Je n’hésite pas à vous communiquer tout ce que je sais de cet épisode suprême qui, selon son expression, « lui est tombé dessus ». On se demande si ce n’est pas cette chance ultime, cette dernière et décisive épreuve que je l’avais toujours soupçonné d’attendre, pour pouvoir lancer ensuite un message au monde impeccable. Vous vous souvenez qu’au moment où je le quittais pour la dernière fois, il m’avait demandé si je comptais bientôt « retourner là-bas », et m’avait tout à coup crié : – « Ditesleur… » ; j’avais attendu avec curiosité, je l’avoue, avec espoir aussi, mais il avait ajouté : « Non… rien… ! » Ce fut tout, ce jour-là, et il n’y aura rien de plus ; il n’y aura pas de message, pas d’autre au moins que celui que chacun de nous peut trouver dans le langage des faits, si souvent plus énigmatique que les plus subtils arrangements de mots. Il a fait, pourtant, une dernière tentative pour s’expliquer, tentative infructueuse encore, comme vous vous en rendrez compte en jetant un coup d’œil sur la feuille grise ci-jointe. Il a essayé d’écrire : voyez cette écriture banale. Il a daté sa lettre : « Du Fort ; Patusan », ce qui me fait conclure qu’il avait mis à exécution son projet, de transformer son domaine en un lieu de défense. Son plan était excellent : un fossé profond, un mur de terre couronné d’une palissade, et aux angles, des canons montés sur plates-formes, pour balayer les quatre faces du quadrilatère. Doramin avait consenti à lui fournir les canons, et de la sorte, ses fidèles savaient pouvoir compter sur un refuge, où se rallieraient tous ses partisans en cas de danger subit. Tout cela prouvait ses vues judicieuses, sa foi dans l’avenir. Ceux qu’il appelait « mes gens à moi », les captifs libérés du Chérif, devaient, avec leurs huttes et de petits lopins de terre disposés autour du fort central, se grouper, à Patusan, en un quartier distinct. Dans son enceinte, il représenterait, à lui tout seul, une armée invincible. « Du Fort ; Patusan. » Pas de date, vous le voyez. Qu’importent un nom et un quantième, pour un jour entre les jours ? Il est impossible de dire à qui il pensait, en prenant la plume : à Stein, à moi, au monde en général… ou ne faut-il voir là que le cri d’effroi sans adresse d’un solitaire en face de sa destinée ? – « Une chose terrible vient d’arriver !… » écrit-il, avant de jeter la plume pour la première fois ; regardez sous ces mots la tache d’encre qui s’effile en pointe de flèche. Après un moment, il a fait une nouvelle tentative, et griffonné lourdement, avec une main de plomb, la seconde ligne : – « Il faut, maintenant, sans tarder, que je… » La plume a craché, et il a renoncé. Il n’y a rien de plus. Il a vu un gouffre formidable que le regard ni la voix ne pouvaient franchir. Voilà ce que je crois comprendre. Il a été écrasé par l’inexplicable, par sa propre personnalité, par la générosité même de cette destinée, qu’il avait tant fait pour maîtriser.

« Je vous envoie aussi une vieille lettre, une très vieille lettre, que l’on a trouvée soigneusement pliée dans son pupitre. C’est une lettre de son père, et la date vous montrera qu’il avait dû la recevoir quelques jours avant d’embarquer sur le Patna. Ce doit être la dernière lettre qu’il ait reçue des siens. Il l’avait précieusement conservée toutes ces années. Le bon vieux pasteur aimait fort son fils marin. J’ai lu quelques phrases çà et là. Vous n’y trouverez que tendresse. Il dit à son « cher Jacques » que sa dernière longue lettre était « bien bonne et bien intéressante ». Il ne voudrait pourtant pas le voir « juger trop hâtivement et trop sévèrement les hommes ». Quatre pages de ce genre, quatre pages de morale familière et de nouvelles des siens. Tom « a pris les ordres » ; le mari de Carrie « a subi des pertes d’argent ». Et ainsi de suite : le vieillard témoigne tout uniment de sa foi dans la Providence, dans l’ordre établi de l’univers, comme de son attention à ses petits dangers et à ses pauvres grâces. On le voit d’ici, grisonnant et serein, dans l’inviolable asile d’un cabinet de travail confortable et fané, où, sous les murs tapissés de livres, il a pendant quarante ans de sa vie, fait consciencieusement le tour de ses humbles pensées, touchant la foi et la vertu, la conduite de la vie, et la seule façon correcte de mourir ; où il a composé tant de sermons, d’où il écrit à son garçon, si loin, de l’autre côté de la terre. Mais qu’importe la distance ? La vertu est une, d’un bout du monde à l’autre, et il n’y a qu’une foi, qu’une façon convenable de mener sa vie, qu’une manière de mourir. Il espère que son « cher Jacques » n’oubliera jamais que celui qui cède une fois à la tentation s’expose du même coup à la dégradation totale et à la perte éternelle. – « Prends donc la ferme résolution de ne jamais commettre, pour quelque motif que ce soit, une action que tu crois injuste. » Il donne encore dans la lettre des nouvelles d’un chien favori ; « le poney que vous montiez tous dans votre enfance a perdu la vue, de vieillesse, et a dû être abattu. » Le vieillard invoque la bénédiction de la Providence ; la maman et toutes les filles présentes à la maison envoient leurs tendresses… Non, il n’y a pas grand-chose dans cette lettre jaunâtre et éraillée, échappée après tant d’années à l’étreinte caressante de sa main. Il n’y a jamais répondu, mais qui saurait dire, pourtant, quels colloques muets il a tenus avec toutes les ombres placides et sans couleur d’hommes et de femmes qui peuplaient ce coin du monde paisible, aussi bien à l’abri des luttes et des périls que peut l’être une tombe, et respirant sagement une atmosphère de calme rectitude. On reste stupéfait qu’il ait pu faire partie de ces gens-là, lui sur qui tant d’aventures « sont tombées ». Rien ne leur arrivait jamais ; ils ne risquaient pas d’être pris à l’improviste ou d’avoir à se colleter avec la destinée. Les voilà tous, évoqués par le doux bavardage d’un père, tous ces frères et sœurs, os de ses os et chair de sa chair, avec leurs yeux clairs et inconscients de sa présence à lui, que j’aperçois, enfin revenu, non plus sous forme d’un minuscule point blanc, perdu au cœur d’un immense mystère, mais dressé de toute sa hauteur, au milieu de leurs ombres impassibles, avec une mine sévère et romanesque, mais toujours muet, sombre, sous un nuage.

« Vous trouverez le récit des derniers événements dans les pages ci-incluses. Vous avouerez que cette fin est plus romanesque que les plus échevelés de ses rêves d’enfant, et pourtant, il me semble y voir une sorte de logique profonde et terrifiante, comme si c’était notre seule imagination qui pût déchaîner contre nous la puissance d’une effroyable destinée. L’imprudence de nos pensées retombe sur notre tête : qui joue avec l’épée périra par l’épée. Cette stupéfiante aventure, dont le trait le plus extraordinaire est sa vérité même, survient comme une conséquence inéluctable. Il devait arriver quelque chose de ce genre. Voilà ce que l’on pense, tout en s’émerveillant que pareils faits aient pu survenir dans l’avant-dernière de nos années de grâce. Mais ils se sont bien produits, et il n’y a pas à discuter leur logique.

« Je vous expose les faits comme si j’en avais été le témoin. Mes données sont un peu décousues, mais je les ai raccordées et elles suffisent à rendre le tableau intelligible. Je me demande comment Jim lui-même nous eût raconté l’histoire ? Il m’avait déjà témoigné tant de confiance, qu’il me semble parfois le voir tout prêt à entrer chez moi, pour me la dire à sa façon ; j’entends son accent ému sous l’air détaché : je vois sa mine décidée, un peu embarrassée aussi, un peu douloureuse, un peu lassée, et de temps en temps, un mot, une phrase, me donnent, sur son être intérieur, un de ces aperçus trop brefs pour pouvoir servir à m’orienter. J’ai peine à croire qu’il ne doive jamais venir. Jamais je n’entendrai plus sa voix ; jamais je ne reverrai son visage lisse, rose et hâlé, avec la ligne blanche sur le front, et les yeux d’enfant, assombris par l’émotion, devenus d’un bleu profond, insondable. »