Lord Minto
Sir Gilbert Elliot, premier comte de Minto, a tenu une place considérable parmi les hommes de sa génération. En Angleterre, son nom rappelle à tous un loyal serviteur du pays et le représentant le plus illustre d’une famille chez laquelle l’esprit, le patriotisme et la noblesse des sentimens semblent héréditaires. En France, sa notoriété n’est plus la même. À peine avons-nous ouï parler des faits qui ont signalé son administration pendant qu’il était gouverneur-général des Indes. Comme homme politique, il nous est à peu près inconnu ; nos historiens, en racontant les événemens de la fin du dernier siècle, ont oublié de lui assigner sa part dans ces luttes ardentes de la parole qui firent du parlement anglais une sorte d’arène ouverte à tous les talens, et ce silence est parfaitement explicable. Concentrée sur les grandes figures des hommes d’état éloquens qui dirigeaient alors le mouvement politique et déterminaient les courans de l’opinion, leur attention n’a pu se porter sur d’autres personnages qui, placés à l’arrière-plan, ont dû forcément se trouver confondus dans l’ensemble du tableau. Une publication récemment faite à Londres vient justement de combler cette lacune en produisant au grand jour un certain nombre de lettres et de documens inédits restés dans l’ombre pendant un demi-siècle. Ces papiers, qui fournissent sur l’histoire du temps des informations nouvelles, et qui mettent en lumière plus d’un caractère dont il est intéressant d’apprécier la valeur, ont été extraits par lady Minto des archives de sa famille, réunies dans plus de quatre-vingts volumes. Choisissant avec un soin pieux et un rare discernement tout ce qui était de nature à mettre en relief la physionomie remarquable du chef de sa famille, la petite-nièce de lord Minto s’est attachée à nous faire intimement connaître, grâce à cette sorte d’autobiographie, l’homme supérieur par l’intelligence et le cœur, l’ami de Fox et de Burke, qui, tour à tour vice-roi de la Corse, ambassadeur à Vienne et gouverneur-général des Indes, a partout laissé l’idée d’un grand seigneur plein à la fois de mérite, d’honneur et d’agrément. Tel en effet il nous apparaît, non-seulement dans ses propres lettres, mais encore dans celles de toute provenance qui abondent dans les trois volumes que lady Minto a composés avec beaucoup de méthode et d’art. Il n’est pas un détail qui n’y tienne utilement sa place, tandis que par des transitions sobrement ménagées l’habile éditeur a su relier ensemble ses divers matériaux de manière que les parties biographiques, historiques ou anecdotiques s’entremêlent agréablement sans toutefois se confondre. Outre beaucoup de faits ignorés et de rectifications qui ne sont pas sans importance, le lecteur rencontrera, dans les pièces mises ainsi sous ses yeux, un accent personnel qui n’appartient qu’aux choses écrites sous l’impression du moment et dans l’expansion de l’intimité. Les confidences faites de bonne foi et de premier mouvement par les acteurs et les témoins des grands drames historiques éveillent à bon droit notre curiosité ; elles servent de plus à éclairer notre jugement, car rien n’est plus instructif que ces indiscrétions posthumes qui, si elles ont perdu leur danger, ont du moins gardé toute leur piquante saveur.
Déjà lady Minto avait acquis des droits à la reconnaissance de ses compatriotes en publiant, il y a quelques années, la biographie de son propre grand-père, l’honorable Hugh Elliot, frère cadet de lord Minto. Les lecteurs de la Revue ont pu juger, par l’appréciation qui en a été faite ici même, du caractère original de ce spirituel diplomate, « fier et flegmatique comme les enfans de sa race, brillant et léger comme ceux de la nôtre[1]. » Quoique de nature très différente, il y a entre les deux frères un véritable air de famille et des traits communs qui sont de race. Tous deux tiennent de leurs ancêtres, les chefs écossais du Border, si prompts aux coups de main, ce rapide coup d’œil et cette décision qui font lestement franchir tous les obstacles. Ils sont animés d’un pareil besoin d’action. Au dire de leurs amis anglais, ils possèdent tous deux au plus éminent degré le spirit, mot dont nous n’avons pas l’équivalent en français, car il signifie non pas l’esprit proprement dit, mais une certaine ardeur intelligente et forte, un certain montant habituel qui donne la vie à la pensée et inspire le courage dans l’action. Le goût de la plaisanterie et la vivacité des reparties, si fort remarqués chez Hugh Elliot, se retrouvent chez son frère aîné, mais tempérés par une nuance particulière de douceur. Il n’est pas rare de rencontrer dans sa correspondance intime, sur les personnes et sur les choses qui prêtent à rire, des observations malicieuses. C’est à ce ton d’aimable raillerie que sa belle-sœur, la spirituelle lady Malmesbury, fait allusion lorsqu’elle parle de « sa façon si comique de dire sérieusement des folies. »
Nos voisins ne pouvaient manquer d’accueillir avec faveur cette publication des papiers de lord Minto, car, en dehors des révélations qu’ils contiennent sur la vie parlementaire et mondaine de la grande société anglaise, ils sont pleins de détails qui ont trait à la politique du temps, et surtout à la lutte gigantesque entreprise par le cabinet britannique contre la France de 1789 et contre le premier empire. Lord Minto a été, pendant de longues années, un des agens les plus actifs de son gouvernement. Au point de vue français, il est assez difficile de ne pas se sentir patriotiquement froissé en le voyant mettre constamment ses plus heureuses facultés au service de ces hommes d’état passionnés qui ne croyaient pouvoir travailler à la grandeur de leur pays qu’en poursuivant l’abaissement du nôtre. Il y a des momens où l’on sent renaître involontairement en soi l’esprit du vieil antagonisme tel qu’il existait naguère au sein des générations qui nous ont précédés, alors que, dans les deux camps, la seule impartialité eût été une faiblesse. Hâtons-nous de le dire, lord Minto a été l’un des Anglais les plus exempts des préjugés de son temps. Il n’est donc que juste d’en user avec lui après sa mort comme il a fait avec nous de son vivant. Il y a plus ; n’est-ce pas toujours une satisfaction réelle pour les âmes généreuses de se trouver en présence d’un de ces hommes qui savent, de prime abord, inspirer pleine confiance, et dont l’attrait principal est fondé sur le respect dû à leur caractère ? Dans la chaleur du combat, on a pu, de part et d’autre, méconnaître certaines qualités dont on aurait tiré gloire, si elles n’avaient pas brillé dans les rangs opposés ; telle est cependant l’universelle puissance du bien qu’elle finit par s’imposer comme certaines forces de la nature dont il nous faut bien subir l’inévitable action. C’est une simple règle d’équité que d’oublier les dissentimens politiques et les aversions de peuple à peuple quand il y a au contraire toutes raisons d’honorer chez un homme de race étrangère la droiture des intentions et la noblesse des sentimens. En ce qui regarde lord Minto, l’effort ne saurait coûter beaucoup, car, si nous avons rencontré trop souvent en lui un adversaire, il ne fut jamais pour nous un véritable ennemi.
Aujourd’hui que les rapports entre la France et la Grande-Bretagne sont si faciles et si fréquens, on a peine à comprendre que ce fût autrefois une chose assez rare que de voir des Anglais à Paris, surtout de jeunes Anglais envoyés pour y faire leur éducation, et, protestans, confiés aux soins d’un prêtre catholique. Gilbert et Hugh Elliot, le premier âgé de treize ans et l’autre de dix ans, furent, d’après la recommandation du célèbre David Hume, qui se chargeait de les surveiller, placés par leur père en 1764 chez l’abbé Choquart, directeur d’une pension militaire à Fontainebleau. C’est là qu’ils passèrent deux années à apprendre le français et à faire l’exercice à la prussienne. Ils s’y lièrent d’amitié avec quelques jeunes camarades appartenant à de nobles familles françaises, parmi lesquels il suffit de citer le comte de Lamarck, depuis prince d’Arenberg, et le futur tribun de l’assemblée nationale, le chevalier de Mirabeau, dont nous aurons occasion de parler plus tard à propos de ses relations en Angleterre avec la famille Elliot. En 1770, les deux frères firent une seconde apparition à Paris, où les salons de la meilleure compagnie s’ouvrirent pour eux, entre autres celui de Mme Du Deffand. C’était alors le complément nécessaire de l’éducation pour les jeunes gens de l’aristocratie anglaise, et les mieux doués tenaient à honneur d’y puiser ces notions de bon goût dont la société française gardait encore les dernières traces.
Retourné en Angleterre, Gilbert Elliot, à peine âgé de vingt-cinq ans, devint en peu de mois chef de la famille par la mort de son père, membre de la chambre des communes et l’heureux mari de miss Amyand, qu’il aimait depuis longtemps. Cette union apparaît, au cours de la longue correspondance échangée entre les deux époux, comme le type de celles qui font tant d’honneur aux mœurs de nos voisins et contribuent si fort à maintenir la vigueur de leur constitution sociale. Il n’est pas rare en Angleterre de voir une jeune fille, jusque-là indépendante et mondaine, accepter pleinement ses nouveaux devoirs et mettre désormais tout son bonheur dans la considération accordée à son mari et dans le soin qu’elle prend d’élever elle-même ses enfans. Lady Elliot étant obligée de faire de longs séjours en Écosse, au château de Minto, dans le Roxburghshire, sir Gilbert, appelé à Londres durant les sessions, se plaît à lui rendre compte chaque jour de ce qu’il a vu, fait ou entendu dire. Autour de ce correspondant si régulier et si soigneux se groupent encore les parens et les amis, qui échangent entre eux des lettres importantes ou légères, mais toutes si animées et si vivantes qu’on dirait que cette société distinguée n’est disparue que d’hier.
Sans refaire l’histoire parlementaire de cette époque si connue, il nous faudra parfois rappeler les événemens auxquels sir Gilbert Elliot se trouva mêlé, a(in d’indiquer la ligne politique qu’il crut devoir adopter, et les motifs qui déterminèrent les résolutions les plus importantes de sa vie. Par éducation et par goût, sir Gilbert était plutôt tory ; mais, dès son entrée à la chambre des communes, il fit campagne avec l’élite du parti whig en prenant part au vote qui devait mettre un terme à la guerre d’Amérique, jugée par lui désastreuse pour son pays. Sans doute il se crut lié par ce premier vote, car depuis lors il n’abandonna plus ses alliés et résista aux sollicitations qui lui furent faites du côté opposé. C’est ainsi qu’on peut voir, par le billet suivant adressé à lady Elliot en 1782, au moment de la formation du ministère Shelburne, quelle place sir Gilbert occupait déjà dans le monde politique :
« Hier au soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un mot de lord Shelburne, qui désirait me voir aujourd’hui. Je me suis rendu à son invitation, et flatteries, promesses, prières, il a tout épuisé pour s’assurer mon concours… Sachez seulement qu’il s’efforçait de me gagner et qu’il n’a finalement obtenu de moi que la déclaration très explicite de ma préférence pour ses adversaires et de ma détermination bien arrêtée de ne pas me joindre à lui. J’ai eu le plaisir, afin de rester fidèle à la cause que je sers, de refuser des offres qui, j’en suis assuré, eussent été suivies d’effet. »
Grâce au jeu de bascule du régime parlementaire, un ministère qu’on a appelé celui de la coalition arriva pour quelque temps aux affaires, pendant l’année que sir Gilbert Elliot était allé passer à Nice ; mais George III, qui avait eu la main forcée en cette occasion et qui détestait Fox, Burke et leurs adhérens, n’avait pas tardé, par une sorte de coup d’état constitutionnel, à dissoudre la chambre des communes et à rappeler un ministère tory. En agissant ainsi, le roi s’était exposé à créer une opposition formidable dans la nouvelle chambre, irritée du procédé. Les esprits sages s’en alarmèrent et voulurent rapprocher Fox et Pitt, qui, en se réunissant, auraient disposé dans le parlement d’une force considérable. Quelques démarches furent essayées dans ce sens, elles n’aboutirent qu’à rendre plus tranchée la séparation entre les deux leaders qui se partageaient la chambre des communes. « Qu’aurait-on dit, fait à ce propos remarquer M. de Rémusat, si l’on avait pu prévoir les conséquences futures de cette rupture, si l’on s’était douté qu’elle traînât à sa suite et la décomposition de l’ancien parti whig, et la naissance d’un torisme nouveau, et la dissidence éternelle, l’éternelle inimitié de Pitt et de Fox, et peut-être, si rien n’est fatalement réglé dans le monde, les longs déchiremens de l’Europe dans une guerre dont le monde n’a pas vu l’égale ? »
La vive émotion qui règne dans les lettres écrites à cette date de 1783, par sir Gilbert et son entourage, montre assez quelle ardeur les hommes politiques apportaient à ces querelles de partis. L’ancienne coalition ne se tenait pas encore pour battue. Elle s’efforça, pendant quelque temps, de garder ses rangs serrés, afin de reconquérir le terrain perdu ; mais son espérance était entretenue par une singulière erreur. Le coup qui l’avait frappée avait été si inattendu, qu’elle ne pouvait se décider à considérer la nouvelle combinaison ministérielle comme sérieuse. La jeunesse de Pitt, devenu membre du cabinet, prêtait à toute sorte de plaisanteries. «Ce sont jeux d’enfans (a set of children playing at ministers), écrivait sir Gilbert, exprimant en cela l’opinion de ses collègues ; il faut les renvoyer à l’école, et dans quelques jours tout sera comme devant. » — « On a vu, ajoute avec raison lady Minto, comment ces prédictions si générales se sont réalisées. Le ministre qu’il fallait renvoyer à l’école est resté dix-huit ans au pouvoir, et ses adversaires ont eu le temps de s’user dans une opposition constante avant qu’il cessât d’être maître de la situation. » Sir Gilbert se montra, pendant quelque temps, fort peu soucieux de se lancer de nouveau dans les agitations de la politique. Ce furent ses amis qui, faisant appel à son patriotisme et à ses talens, le décidèrent à se représenter aux élections. « Nous avons besoin de vous, et vous n’êtes pas fait pour le second rang, » lui écrivait Burke dans une lettre des plus louangeuses. En 1786, sir Gilbert était envoyé au parlement par le bourg de Berwick.
Avant de suivre le nouvel élu dans la chambre des communes, nous sommes arrêtés par un nom qui a toujours le don d’exciter la curiosité. Nous rencontrons Mirabeau venant, au milieu de sa carrière aventureuse, demander temporairement l’hospitalité de l’Angleterre et se présentant un peu à l’improviste chez son ancien camarade d’enfance. Voici comment sir Gilbert raconte cette visite :
« J’ai passé la matinée avec Mirabeau, que j’ai trouvé aussi peu changé de visage et d’aspect qu’il est possible de l’être au bout de vingt ans. C’est un ami ardent, je le crois sincère, et j’ai eu un grand plaisir à le revoir. Il est aujourd’hui forcé de vivre uniquement de sa plume. Bien qu’il soit un écrivain très éloquent, si une plume anglaise est une triste ressource, c’est bien pire pour une plume française, même la meilleure !.. La dame (Mme de Nehra) n’est pas sa femme, mais elle n’en est pas moins une femme modeste, comme il faut et vertueuse. Elle est fille d’un chevalier hollandais qui était un homme distingué, appartenant au parti libéral. Il est mort pauvre, et la république, comme en tous pays, croit que les patriotes et leurs familles doivent mourir de faim pour le bien de leur âme et pour encourager les autres. La fille étant belle et sans ressources, a échappé heureusement aux dangers d’une telle situation en tombant dans les mains d’un honnête homme. Telle est l’histoire que m’a faite mon ami. Cette personne a du moins le mérite de rester fidèle à l’un des coquins les plus laids et les plus misérables qui soient en Europe, et, étant bien née, elle n’a pas les manières que comporte sa position, laquelle est d’ailleurs, selon lui, aussi sainte et aussi honnête que pourrait l’être un mariage légal, »
Sir Gilbert, rejoignant sa famille à Bath, amena avec lui Mirabeau ; mais cet hôte paraît y avoir eu assez peu de succès.
« Il a fait une cour si vive à Harriett (lady H. Harris, depuis lady Malmesbury), qu’il espère séduire en moins d’une semaine ; il a si totalement pétrifié ma John Bull de femme, qui ne comprend pas plus un Français que la servante Molly ; il a si fort effrayé mon petit garçon en voulant le caresser, il s’est emparé de moi si absolument depuis le déjeuner jusqu’au dîner, et il a tellement surpris tous nos amis, que j’ai peine à les faire revenir favorablement sur son compte. »
Quelques mois plus tard, quand Mirabeau annonça aux Elliot qu’il irait les voir à Minto, l’impression produite était encore si forte que lady Elliot supplia qu’on lui fît préparer deux chambres chez le garde-chasse, déclarant que rien au monde ne l’obligerait à l’admettre sous son propre toit. Voici encore ce que sir Gilbert écrit à son frère Hugh à propos de cet étrange personnage.
« Mirabeau, quoique son talent ait prodigieusement grandi, est toujours aussi despote dans la conversation, aussi disgracieux de manières, aussi laid de figure et difforme de tournure, et, avec tout cela, aussi suffisant, que quand nous l’avons connu à l’école il y a vingt ans. Je l’aimais pourtant alors et toi aussi, quoiqu’il avoue que tu te fâchais souvent contre lui, étant moins que moi disposé à accueillir ses prétentions excessives. «
Mirabeau resta en Angleterre jusqu’au printemps de 1785. On trouve dans ses mémoires une lettre adressée à Mme de Nehra, alors à Paris. Cette lettre, dans laquelle il décrit, avec l’emphase qu’on lui connaît, les dangers que vont courir les habitans de Londres menacés de la peste, se termine ainsi : « .. Je ne suis pas Anglais, mais je suis homme, et quiconque ne perd pas la tête est homme public au jour des fléaux. Elliot est si bien mon frère, je lui dois un dévoûment si entier et si tendre, et il se serait trouvé dans un embarras si terrible, seul d’homme dans sa famille, surchargé de femmes et d’enfans, que je n’aurais pas eu le courage de l’abandonner. » Le piquant de l’histoire, c’est qu’un faux bruit avait seul donné lieu à l’explosion de ces beaux sentimens qui semblent toujours déclamatoires lorsqu’ils se produisent hors de propos. L’homme qui s’est peint dans les quelques phrases qu’on vient de lire se retrouve encore dans les lignes suivantes, que nous citons parce qu’elles portent l’empreinte de cette pompe passablement prétentieuse que Mirabeau se plaisait à mettre dans le billet le plus simple. Il vient d’assister à l’ouverture du parlement, au moment où l’affaire de Warren Hastings surexcitait les esprits.
« Mon ami, tu peux dire à M. Burke, écrit-il à sir Gilbert, que, placé à quatre pas de Mme Hastings, qui m’a beaucoup gâté la cérémonie peu imposante, et qui devrait être si auguste, de la rentrée du parlement, plein de ces robes rouges, qui, grâce aux diamans de la satrape, me paraissaient dégoutter de sang, je suis rentré chez moi, et qu’à l’ouverture de Pline l’Ancien j’ai trouvé ces mots que je le prie de ne pas oublier (suit une citation du portrait de Lolita Paulina qui peut être appliquée à la circonstance présente). Adieu, mon ami. Souviens-toi de me faire entendre M. Burke et M. Fox, de me faire connaître celui-ci et M. Eden, et surtout de m’aimer. »
Nous apprenons par lady Minto que, peu de temps avant sa mort, en 1791, Mirabeau avait envoyé hors de France ses papiers les plus importans, et les avait confiés à sir Gilbert, qui les a depuis rendus à la famille. Certes il aurait été curieux de connaître par la même voie les relations qui s’établirent à cette époque entre notre fougueux compatriote et les hommes d’état anglais, mais les détails que nous aurions aimé à trouver sur ce sujet font absolument défaut dans les volumes publiés par lady Minto. Toute l’attention de sir Gilbert et de ses correspondans est absorbée à cette époque par ces grands débats de l’impeachment, c’est-à-dire la poursuite devant la chambre des lords par la chambre des communes du vénal gouverneur des Indes, sir Warren Hastings. On sait que cette affaire n’a pas duré moins de huit années, et que les plus grands orateurs, s’étant partagé les faits de la cause, y firent assaut d’éloquence. À s’en rapporter à sir Gilbert, il semblerait que le discours de Sheridan ait été celui qui produisit le plus grand effet. La lettre par laquelle il en rend compte à sa femme est encore toute palpitante de l’émotion qu’il a ressentie.
« ….. Bien que la séance ait été levée vers une heure et que je fusse dans mon lit avant deux heures, je n’ai pu fermer l’œil un seul moment, non que je fusse malade, mais ce que je venais d’entendre résonnait encore dans mon cerveau. Sheridan a soutenu l’accusation, et a parlé cinq heures et demie avec une telle facilité et une telle rapidité d’élocution que son discours à le lire prendra probablement le double de ce temps. Vous pouvez juger par là de l’abondance des matières. Je n’ai rien entendu de plus merveilleusement beau que ce discours, aussi habile qu’éloquent. C’est l’avis unanime de tous ceux qui étaient là. Il surpasse, à mon sens, ceux de Pitt, ceux de Fox, et même les plus magnifiques de Burke, et c’est vous dire à quel point il est admirable. Comme il avait la conviction que le sujet était digne de tous ses efforts, il y a mis un sentiment tel que les applaudissemens qu’il a soulevés s’adressaient à l’orateur autant qu’à la justice de la cause. Il est impossible de décrire l’impression produite sur l’assemblée. Quant à moi, j’avais la gorge serrée, les yeux pleins de larmes, tant il avait su émouvoir tous mes sens… La conclusion a jeté l’assemblée, indignée contre les coupables, dans de tels transports d’admiration pour l’orateur qu’au moment où il s’est assis non-seulement une explosion de cris enthousiastes, mais des applaudissemens qui ont duré plusieurs minutes ont salué sa péroraison. Chacun a quitté sa place, et dans l’exaltation du triomphe ses amis l’embrassaient avec des transports de joie. Loin d’être exagéré, ce récit vous donne une faible idée de la scène la plus extraordinaire qui se soit jamais passée chez nous, ou même dans aucune assemblée populaire… »
Sir Gilbert, qui était au nombre des commissaires chargés de soutenir les divers chefs d’accusation, avait reçu pour mission de poursuivre sir Elijah Impey, l’un des agens de Warren Hastings. Dans ces débats, où l’humanité trouva de si ardens défenseurs, sir Gilbert sut se distinguer particulièrement, si l’on en juge du moins par les éloges de ses amis, surtout par ceux de Burke, dont nous ne citerons qu’une partie.
« ….. Il ose dire, écrit sir Gilbert à sa femme, que ce discours (celui que sir Gilbert vient de prononcer) est « la plus belle chose qu’il ait jamais entendue, une chose divine, délicieuse, » et ainsi de suite… Pour l’amour de Dieu, n’en dites rien à personne !.. J’allai dîner chez lui après la séance, et là encore il ne pouvait se contenir. À chaque instant, il traversait la chambre pour m’embrasser. À dîner, sans aucune provocation, il me tendait la main par-dessus les plats pour serrer la mienne… L’opinion de Fox n’est pas moins flatteuse. Parlant d’un des points que j’ai traités, il s’est tout à coup laissé emporter aux formules d’admiration les plus excessives. — Non, pardieu ! s’est-il écrié avec un juron, il n’y a jamais eu rien de plus parfait que le discours de sir Gilbert ! — Et alors il en a débité des passages comme s’ils étaient de lui-même. »
À coup sûr, ces témoignages d’une si vive admiration, venant d’amis qui, attachés à la même cause, avaient intérêt à se soutenir les uns les autres, peuvent être soupçonnés de quelque exagération. Cependant il doit y avoir du vrai dans cet hommage rendu par des contemporains à un homme modeste, et si défiant de lui-même qu’après avoir reçu tant de chaleureux complimens il écrivait encore à lady Elliot :
« … Je me sens comme un homme qui a tiré à la loterie un billet gagnant sans avoir contribué en rien à la chance bonne ou mauvaise. Souvent je pensais, avant l’événement, à ce qui m’arriverait si j’échouais, et alors je tournais mes regards vers une retraite sans soucis et sans ambition, — vers mes chemins, mes ponts, mes livres, mes bambins et mes femmes, — ce qui, après tout, ne me paraissait pas une si fâcheuse alternative pour un homme fini. »
Malgré ce succès, sir Gilbert, qui dut prendre encore la parole en différentes occasions, notamment à propos des débats sur les affaires de l’Irlande, n’était pas, somme toute, un de ces orateurs propres à entraîner les masses par le don naturel de l’éloquence. Il le sentit parfaitement, et l’effort qu’il lui fallait faire à chaque fois sur lui-même pour se décider à parler en public le portait naturellement à chercher quelque autre emploi à ses heureuses facultés. En attendant qu’il eût, comme on dit aujourd’hui, trouvé sa voie, il n’en continua pas moins à occuper la place que sa naissance et son esprit lui assignaient dans les régions les plus élégantes de la société anglaise, où tant de personnages considérables menaient alors de front les plaisirs et les affaires. C’est à ce goût pour la vie mondaine et à ces qualités à la fois aimables et sérieuses, qui firent rechercher sir Gilbert Elliot par tout ce qu’il y avait d’hommes et de femmes distingués à Londres, que nous devons la partie brillante et satirique de sa correspondance. La société qu’il fréquente y est prise sur le vif et peinte en quelques traits par un esprit modéré en tout, moral sans être trop rigoriste, et qui observe finement des travers ou des vices dont il est exempt lui-même. Peut-être trouvera-t-on que les extraits suivans des lettres de sir Gilbert sont de nature à nous fournir des points de comparaison curieux entre les mœurs de cette époque et celles d’aujourd’hui.
« Le jeu et l’extravagance des jeunes gens de qualité sont arrivés à un degré inouï, » écrivait Horace Walpole en donnant sur les mœurs du temps d’étranges détails qui nous montrent Fox livré aux mains d’une troupe d’usuriers juifs. On connaît les scandales de la conduite du prince de Galles et de ses compagnons de plaisir, parmi lesquels on est étonné de voir figurer des gens que leur caractère public aurait dû préserver de pareils déréglemens. Les lettres de sir Gilbert confirment absolument les assertions d’Horace Walpole.
« Les hommes de tout âge boivent abominablement, écrit-il à lady Elliot. Comment ces hommes d’état, ces grands orateurs de la chambre des communes parviennent-ils à concilier ces excès avec l’exercice de leurs devoirs politiques, c’est ce que je ne puis comprendre. Fox boit ce que j’appelle beaucoup, quoiqu’il n’en ait pas la réputation parmi ses amis, Sheridan énormément, et Grey plus que tous les autres. Ils le font cependant d’une manière plus convenable que nos ivrognes écossais, car ils peuvent, en même temps qu’ils boivent, soutenir une conversation animée sur des sujets importans. On m’assure que Pitt ne boit pas moins qu’eux, d’ordinaire plus qu’aucun des amis qui l’entourent, et qu’il est à table un très joyeux convive. »
Durant les débats de l’affaire de Warren Hastings, tandis que sir Gilbert parlait de sa place, il lui arriva d’être à plusieurs reprises interrompu par sir J. Johnstone, qui était ivre. Il est d’autres détails que sir Gilbert épargne avec raison aux chastes oreilles de lady Elliot, mais voici ce qu’il lui raconte (1789) :
« J’ai entendu parler de nouvelles intrigues parmi nos gens à la mode… Quelques-uns d’entre eux affichent ces sortes de relations aussi tranquillement et aussi ouvertement que s’ils étaient mariés. On ne peut répondre de la vertu d’aucune femme, si elle n’est pas horrible. Quelles que soient sa position, ses manières et son apparence, les lois de la nature semblent ici prédominer entièrement sur celles de la société. S’il en doit être ainsi, et s’il est écrit dans nos consciences qu’il n’y a aucun mal à cela, assurément le moins que l’on en pourra dire sera le mieux, et nous aurions tort de prendre ces désordres au tragique, comme on l’eût fait jadis ; mais assurément les gens d’autre sorte, je veux dire ceux dont les femmes étaient jeunes quand on se conduisait autrement, ceux-là doivent se tenir pour très heureux… Sheridan est fort galant et très mêlé à toutes ces intrigues de belles dames. Il me paraît singulier qu’il soit du goût de celles qui peuvent choisir, ayant une face toute rubiconde et la plus mauvaise apparence qui se puisse imaginer. On dit qu’il emploie beaucoup d’art et prend beaucoup de peine pour satisfaire, si ce n’est sa passion, du moins sa vanité ; ses manœuvres pour se démêler ensuite des embarras et des difficultés de toute sorte qu’il s’est créés ressemblent aux imbroglios les plus compliqués d’une comédie espagnole. »
On voit qu’il y a des jours où la plume de sir Gilbert, qui d’ordinaire glisse discrètement sur certains sujets, s’arme parfois de sévérité. La plupart du temps il aime à s’étendre avec complaisance sur ce qui se rapporte plus directement aux habitudes de son existence mondaine, et nous choisissons de préférence parmi ses récits ceux où des noms connus viennent s’offrir à notre mémoire.
« J’ai soupé chez mistress Crewe, et j’y ai encore entendu mistress Sheridan et mistress Tickell (sœur de mistress Sheridan), qui ont chanté ensemble plusieurs morceaux… Jamais je n’ai rencontré une personne qui me donnât mieux que mistress Sheridan l’idée d’une muse, d’un ange, de quelque créature surnaturelle, presque céleste, et je ne m’étonne pas que M. Mundy en soit si amoureux. Sheridan, à ce que l’on croit, en a pris quelque ombrage, mais on assure que la conduite de cette dame ne donne lieu à aucun soupçon, à l’égard de M. Mundy, ni de qui que ce soit. Je crois que Mundy doit être bien vu de votre sexe, étant beau et de belle humeur, mais il me semble que, si j’étais femme, je le trouverais peu amusant… Le mauvais côté de ces soupers, c’est qu’ils finissent extrêmement tard, et que je ne suis jamais couché avant deux heures et demie…
« … J’ai traversé le pont pour aller au cirque d’Astley, et, comme ami de la famille, on m’a admis derrière la toile. J’ai soupe ensuite chez Windham avec mistress Siddons, sir Joshua Reynolds, miss Palmer, Dudley Long, un savant, M. Lambton, un critique dramatique, M. Malone, etc. — Mistress Siddons est très belle de près, de la beauté puissante d’une belle Juive ; elle ne parle pas beaucoup, s’exprime avec modestie, mais d’un ton lent, un peu théâtral, et en phrases choisies…
« … J’allai hier au bénéfice de mistress Jordan, avec mistress Robinson. Toute notre société s’était groupée dans le parterre. On jouait As you like it. Mistress Jordan remplit admirablement le rôle de Rosalinde. Je ne me souviens pas d’avoir pris jamais plus de plaisir au théâtre. Kemble jouait aussi très bien le rôle de son amant Orlando. Vous savez comme mistress Jordan est charmante en travesti… »
Sir Gilbert, qui se rend ainsi presque chaque soir au théâtre, transmet à lady Elliot toutes ses impressions, mais nous ne transcrirons plus que ce seul passage, dont le sentiment dénote un juge délicat en matière littéraire.
« … On jouait le Roi Lear. Mistress Siddons est toujours admirable dans Cordelia, digne et intéressante au plus haut degré. Le rôle d’Edgar était parfaitement joué par Wroughton, qui dans quelques scènes avec elle, et particulièrement dans Tom le fou, m’a fait le plus grand plaisir, tandis que Kemble était médiocre, presque mauvais dans le roi Lear ; il en fait un personnage mais ou comique… Il a inventé un costume singulier… qui le fait plutôt ressembler à un sorcier de mascarade qu’au personnage lui-même… Comme il se trouve dans ces vieilles pièces beaucoup d’absurdités et de grossièretés que rachètent seulement la vigueur et l’énergie des caractères et la beauté de l’expression, la faiblesse et l’insuffisance de Kemble à rendre tel qu’il est conçu un de ces caractères font de la pièce entière une sorte de rhapsodie pleine d’invraisemblances et de puérilités, qui nous couvraient de honte en voyant que M. de Calonne et d’autres étrangers de distinction pouvaient juger Shakspeare et le génie de notre nation d’après un tel spécimen… Malgré cela, il y eut quelques momens où je pus admirer Kemble et me sentir ému. »
Ces plaisirs de l’esprit n’étaient pas les seuls que recherchait la bonne compagnie anglaise. Il y avait à cette époque des lieux de réunion à la mode, qui sont depuis tellement déchus de leur ancienne réputation, qu’il nous est difficile de n’être pas étonnés en apprenant que le beau monde se rendait journellement au Ranelagh, au Ridotto, au Vauxhall, même à Almack, où l’on jouait un jeu d’enfer avec un masque sur le visage pour cacher ses émotions. Qui ne se souvient des romans de miss Burney, dont les scènes les plus jolies se passent souvent dans quelques-unes de ces assemblées de plaisir ? Elle peignait d’après nature le lieu et les personnages. Peut-être, en cherchant bien, y reconnaîtrions-nous quelque part le portrait de sir Gilbert, qui a dû poser devant elle.
« Je suis allé hier au soir au bal masqué du Wauxhall avec les Palmerstons, les Bulverdens, miss Burney, Windham, Pelham, etc. J’y allais, comme toujours, à mon corps défendant ; mais je m’en trouvai très bien, et m’y amusai plus qu’il ne m’arrive d’ordinaire. Le local et la décoration en sont réellement magnifiques, et les arrangemens très bien ordonnés, — ni trop chaud, ni trop froid, — beaucoup de monde, sans foule cependant, à cause de la grandeur des pièces. Un excellent souper et une réunion de bons vivans, tempérée un peu par les gens comme il faut. Nulle querelle tout le temps que nous y fûmes, c’est- à-dire jusqu’à trois heures passées ; mais il faut dire que c’est alors que commence l’orgie du Wauxhall, et que les gens y deviennent très tendres et très tapageurs. »
On voit qu’il fallait s’amuser à tout prix ; c’était une des grandes
préoccupations de la société de ce temps, assez semblable, sous ce
rapport, à la nôtre, sauf les modifications de costumes et les noms
propres. Sir Gilbert Elliot et d’autres que lui ne prenaient sans
doute de ces plaisirs que la portion avouable, suivant en cela le
courant de la mode sans se brouiller tout à fait avec les lois de la
morale. Il ne faut donc pas trop s’étonner s’il soutient ouvertement à cette époque le plus compromis de ceux qui donnaient le
ton à ce monde dissolu, nous voulons dire le prince de Galles. Repoussé non sans raison dans les rangs de l’opposition par le parti
de la cour, qui lui était très hostile, le jeune prince, fidèle aux traditions de la maison de Hanovre, où le père et le fils ont généralement vécu en rupture ouverte, avait fait des avances notoires aux
whigs, et ceux-ci, prévoyant une prochaine vacance du trône, trouvaient également profit à se rapprocher de l’héritier présomptif. Les
Anglais, comme les fils de Noé, jettent volontiers un manteau sur
les fautes de leurs princes, et cela suffit, indépendamment de l’esprit de parti ou des affections particulières, pour expliquer les respects dont ils se plaisent à les environner. Sir Gilbert Elliot, admis
dans la confiance du prince de Galles, s’employa plusieurs fois à le
réconcilier avec sa famille ; mais plus d’une condition humiliante
était d’ordinaire mise à cette rentrée en grâce. Il y a des momens
où sir Gilbert devient le conseiller du prince et lui sert de secrétaire. Il ressort des volumes que nous analysons en ce moment qu’il
fut le véritable rédacteur de ces lettres importantes que tous les
historiens ont à tort attribuées aux chefs de l’opposition. C’est à ce
propos qu’il écrit à lady Minto :
« Il n’y a pas un mot du prince dans la lettre à Pitt : elle est toute de moi. Elle avait été originairement écrite par Burke, retouchée, mais non améliorée par Sheridan et les autres critiques. La réponse faite hier par le prince à l’adresse des deux chambres était aussi entièrement de moi ; elle a été écrite à la hâte, une heure avant d’être délivrée. »
Nous ne revendiquons pour sir Gilbert le triste honneur de s’être employé en faveur du prince de Galles qu’afin de rétablir la vérité des faits. Cette cause avait d’ailleurs des côtés intéressans pour un whig conservateur qui ne consentait pas à séparer les intérêts de son pays de ceux de la famille régnante. Plus tard, sir Gilbert reconnut qu’il avait trop présumé d’un prince dont il ne cessa pas d’admirer les qualités brillantes. C’est lui qui a prononcé ces paroles sévères : «si la démocratie pouvait s’établir en Angleterre, ce serait la famille royale qui en serait cause. » Une telle réflexion, arrachée à un sujet loyal comme sir Gilbert, ne saurait étonner ceux qui ont présentes à la mémoire les scènes qui se sont passées dans l’intérieur de cette famille désunie dont tous les membres avaient à se reprocher des torts si graves. Invité plus tard par l’infortunée et maladroite princesse de Galles à lui donner des conseils qu’elle se gardait bien de suivre, sir Gilbert nous fait dans une série de lettres datées de cette époque une foule de récits toujours curieux et souvent très comiques ; il peint parfaitement le caractère de cette femme dont la destinée a été aussi triste qu’étrange, et qui a trouvé moyen par sa folle conduite de détruire la sympathie qui se serait naturellement attachée à ses malheurs.
Dans l’hiver de 1790, après la dissolution de la chambre des communes, sir Gilbert, deux fois porté, mais sans succès, à la présidence, n’aspirait plus qu’à la retraite, lorsqu’il fut, presque malgré lui, nommé de nouveau par le bourg de Helstone. C’était le moment où éclatait la grande querelle de Burke et de Sheridan. On en connaît le motif et tous les détails. On sait comment, Burke s’étant exprimé violemment contre la révolution française, Sheridan, qui en avait embrassé les principes avec son enthousiasme accoutumé, lança contre lui « une philippique plus outrageante qu’aucune de celles qu’il avait jadis dirigées contre Pitt ou Dundas. » Nous trouvons dans une lettre de M. Elliot de Wells, cousin de sir Gilbert et son correspondant ordinaire en matières politiques, la révélation de certaines circonstances dont à notre connaissance aucun historien n’a encore fait mention, et dans lesquelles les deux personnages mis en scène sont représentés d’une manière assez vive.
« ….. O’Brien s’est rendu chez Burke en qualité de médiateur, et il a été convenu que Sheridan lui-même viendrait chez Burke à dix heures du soir, Burke dînait dehors, et, n’étant pas rentré exactement à l’heure du rendez-vous, il a rencontré dans Gérard-street Sheridan, qui s’en allait. Il est monté dans sa voiture pour se rendre avec lui à Burlington-house. En montant dans cette voiture, Burke avait donné la main à Sheridan, lui disant qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de laisser voir au public que l’incident n’avait aucune suite. Toutefois, durant le trajet, Burke a compris que Sheridan essayait de justifier sa conduite en prétendant qu’il avait eu de bonnes raisons pour tenir un langage aussi vif. Cela a rompu toute négociation, et, bien qu’ils soient restés une heure et demie chez le duc de Portland, ils se sont quittés plus brouillés que jamais. »
Sir Gilbert se trouva dès lors un peu hésitant. Ce n’était pas la conduite à tenir qui l’embarrassait ; il souffrait uniquement du partage de ses sentimens, car, s’il approuvait la résolution qu’avait prise Burke de rompre avec la révolution française, il lui en coûtait beaucoup de se séparer des leaders de son parti, désormais divisé. Dans cette circonstance pénible, Burke, pour lequel sir Gilbert professe toujours la plus grande admiration, montra aussi l’estime qu’il faisait de ce précieux adhérent. En lui envoyant son pamphlet célèbre intitulé Réflexions sur la révolution française, il lui écrivait :
« Mon cher ami, je vous ai fait remettre un livre écrit dans une bonne intention. Si j’avais pu en le composant m’aider de vos conseils, il serait plus digne de vous être offert et plus utile à ceux à qui il est destiné… Si celui qui signe un nom bien doux à mon oreille quand il condescend à me défendre voulait se reporter à quelques-unes de mes déclarations publiques, peut-être y verrait-il que je ne suis pas inconsistant… Mais quand même j’aurais été toute ma vie d’une opinion contraire à celle que je professe aujourd’hui,… ce qui arrive en France me guérirait radicalement de cette maladie engendrée par les faux raisonnemens. »
Il y a plaisir à citer ces lignes d’un grand esprit, qui, au risque d’encourir le reproche d’apostasie que ne lui ménageait pas son ancien parti, osait parler contre la tyrannie des peuples. Sir Gilbert, occupé à consoler le lion blessé, commençait alors à se détacher peu à peu de Fox. Il estimait de moins en moins Sheridan, tout en continuant à admirer en lui l’orateur entraînant, toujours si plein de verve, de sarcasme et de passion. Il aurait souhaité que le duc de Portland, personnage respectable par son caractère et sa position, montrât plus de vigueur dans la direction du parti qui venait de le mettre à sa tête, surtout à propos de cette question de la paix ou de la guerre qui agitait alors si fortement les esprits. Il ne cesse de déplorer sa faiblesse. « C’est un homme, écrit-il, qui admet tout ce que vous dites et se contente de gémir et de sangloter. » Après une conférence où il avait forcé le duc à promettre devant témoins qu’il se prononcerait maintenant en faveur de l’alien bill, sir Gilbert n’hésita pas à porter lui-même devant la chambre des communes cette grave détermination du chef des whigs, et le duc de Portland, mis au pied du mur, n’osa pas la démentir. C’était se rapprocher du gouvernement, qui voulait se préparer à la guerre étrangère ; c’était aussi pour sir Gilbert rompre avec un groupe de ses amis et avec Fox, radicalement opposé à cette mesure. Toute cette phase de la vie politique de sir Gilbert est intéressante à suivre dans la correspondance presque quotidienne qui en reproduit les moindres incidens. On y voit comment la gravité des circonstances et l’empire d’une conviction sérieuse ont porté cet homme de bien à soutenir, dans les mesures qu’il jugeait utiles aux intérêts de son pays, un gouvernement qui n’avait pas eu d’abord ses préférences.
« Il n’y a plus à douter, écrivait-il à la fin de l’année 1792, de la chaleureuse approbation et du soulèvement de tout notre pays en faveur de la guerre. Bien que personne n’aime la guerre en elle-même, on en comprend la nécessité, et je suis certain que nous n’avons pas d’autre moyen d’éviter de plus grands maux. »
Au commencement de cette terrible année (1793), nous voyons une foule de noms français se presser sous la plume de sir Gilbert Elliot. Ce sont ceux des émigrés qui se réfugient en Angleterre. Avec quelques-uns, il renouvelle connaissance ; il en rencontre d’autres pour la première fois dans les réunions où ces échappés du naufrage apportent l’esprit et les habitudes de la patrie qu’ils ont dû fuir. Sa correspondance nous fait assister à des soirées littéraires où paraissent Mme de Staël, Mme de Flahaut et Mlle d’Osmont, récemment mariée à M. de Boignes, « cette délicate figure de porcelaine, dit-il, qui ornerait mieux une garniture de cheminée élégante que la maison de ce grenadier suisse. » Il fait passer devant nos yeux MM. Malhouët, de Lally-Tollendal, le prince de Poix, etc. Ses récits, toujours agréables, prennent une teinte plus triste quand il vient à parler d’autres émigrés, non moins bien nés, qui se trouvent sans ressources sur une terre étrangère. C’était aussi le moment où certaines modes, donnant aux femmes un faux air de statues antiques ou plus inconvenant encore, leur prêtaient une tournure singulière, dont sir Gilbert s’amuse à faire la plaisante description à lady Elliot. Cette correspondance change fréquemment de ton, comme il arrive dans le commerce des gens qui ne sont ni pédans ni frivoles et prennent un intérêt aimable aux choses qui passent devant leurs yeux. Nous touchons cependant au moment où, la scène venant à changer, sir Gilbert Elliot trouve dans l’activité d’une nouvelle carrière l’occasion de mettre en valeur ses véritables facultés.
À ce moment, Toulon était au pouvoir de l’Angleterre. Par un traité passé avec les royalistes, l’amiral Hood occupait cette ville au nom du roi de France. Il était nécessaire d’y envoyer un agent chargé de régler les nombreux intérêts engagés dans cette aventureuse expédition ; sir Gilbert, parti au mois de novembre 1793, eut lieu de s’apercevoir en arrivant que la situation n’était pas telle que son gouvernement se l’était représentée ; les instructions qu’il avait reçues n’étaient plus applicables. Bloquée du côté de la terre ferme par les troupes républicaines, la ville ne pouvait communiquer avec le dehors. Un mois à peine après l’arrivée de sir Gilbert, l’enlèvement du fort Mulgrave et l’effet de la batterie pointée par le jeune lieutenant d’artillerie Bonaparte ayant menacé leur flotte d’une destruction complète, les Anglais durent se retirer ; ils ne pouvaient toutefois s’éloigner sans emmener avec eux environ 4,000 malades ou blessés et 2,000 ou 3,000 Français royalistes qui étaient venus se placer sous leur protection. Dans ses lettres à lady Elliot et dans ses dépêches officielles adressées au ministre Henry Dundas, sir Gilbert raconte les lamentables circonstances de cette évacuation précipitée. On les connaît trop bien pour que nous transcrivions d’autres détails que ceux qui lui sont, pour ainsi parler, personnels, et qu’on ne saurait trouver ailleurs.
« Durant cette journée, les malheureux habitans, terrifiés, se jetaient en foule dans des bateaux, avec des enfans de tout âge, afin d’échapper à la mort qui les attendait, s’ils fussent restés à terre… La scène était affreuse, et si l’on considère que nous avons maintenant plusieurs milliers de familles à notre charge, l’avenir n’est pas moins inquiétant que ne l’a été le passé. Je me trouve le protecteur d’un grand nombre de veuves et d’orphelins qui n’ont plus d’autre ami que moi. Je vais essayer de leur procurer un asile temporaire quelque part en Italie, et pourvoir aux besoins de leur situation présente jusqu’à ce que le gouvernement ait décidé ce qu’il voudra faire d’eux plus tard. Nous le leur devons bien, et je prends sur moi d’obliger notre gouvernement à les bien traiter… Vous pourriez me voir entouré de cette immense famille, qui semble si reconnaissante de ce que j’ai pu faire, et paraît compter sur moi pour son sort futur. Les petits enfans grimpent sur mes genoux comme mes propres enfans. »
Faut-il mettre en regard de ces sentimens humains ce fragment d’une autre lettre, celle que Fouché a écrite à Collot-d’Herbois, à l’occasion justement de la reddition de Toulon : «Pour nous, nous n’avons qu’une manière de célébrer la victoire. Nous envoyons ce soir 213 rebelles sous le feu de la foudre… Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux ; elles inondent mon âme ! »
Ces réfugiés français qui avaient échappé au feu de la foudre furent déposés sur la côte italienne, et beaucoup d’entre eux restèrent pendant de longues années pensionnaires de l’Angleterre. — Sir Gilbert, ayant pour le moment assuré leur sort, fit voile le 18 janvier 1794 pour la Corse, afin d’y négocier avec Paoli la cession de l’île à l’Angleterre. Le vieux dictateur était positivement aux abois ; sans armes, sans munitions, sans argent, il tenait encore dans une portion de l’île, tandis que les troupes de la république française, dont il avait secoué le joug, occupaient les principales villes et les forts de la côte. C’est réduit à cette extrémité qu’il avait de nouveau réclamé l’appui de l’Angleterre, au moment où la levée du siège de Toulon permettait d’envoyer à son secours une flotte et des soldats.
Le côté singulier de la situation de sir Gilbert répondant à l’appel de Paoli, c’est qu’il s’engageait, pour ainsi parler, à l’aventure, n’ayant reçu de son gouvernement aucune instruction, et paraissant négocier pour son propre compte. Chose plus singulière encore, il resta dans cette position équivoque durant des mois entiers, toujours privé de nouvelles, ignorant s’il agissait conformément aux vues du ministère. Il faut supposer que, de son côté, le gouvernement avait pleine confiance dans son mandataire. C’était d’ailleurs, ainsi que sir Gilbert l’apprit plus tard, l’habitude du chef du cabinet, le duc de Portland, de laisser languir les affaires les plus importantes. Il ne lui déplaisait pas d’avoir des diplomates capables de se passer d’instructions et toujours prêts, comme sir Gilbert, à aller de l’avant, sur le seul espoir de n’être pas démentis.
Les lettres de sir Gilbert à lady Elliot racontent d’une manière vive ses premières impressions à l’aspect de ce pays pittoresque et de ces mœurs à demi sauvages qui lui rappellent celles de sa chère Écosse. Il l’entretient des relations qu’il a entamées avec les habitans, afin d’assurer à l’Angleterre une île dont la possession lui semble précieuse, soit comme poste d’observation, soit comme base d’opération. Par la convention passée en janvier 1794, le gouvernement britannique s’engageait à aider les Corses dans l’expulsion des troupes françaises, et l’annexion immédiate de l’île à l’Angleterre devait être le prix de cette intervention.
En attendant la mise à exécution de ses plans de campagne, sir Gilbert se rendit auprès des différentes cours de Toscane, de Sardaigne, de Rome. Il y résida durant deux mois, étudiant en secret leurs dispositions, négociant ostensiblement, non sans de grandes difficultés, toutes les affaires concernant les malheureux réfugiés français emmenés de Toulon sur la flotte anglaise. Sa responsabilité à leur égard était entière, car il n’avait encore reçu aucune instruction de son gouvernement. Il réussit toutefois à assurer tant bien que mal un asile à nos malheureux compatriotes, généralement repoussés de partout à cause de leur qualité de Français. Quelques-uns trouvèrent à s’employer ; d’autres restèrent à la charge de l’Angleterre, et dans une de ses lettres au ministère anglais sir Gilbert n’évalue pas la dépense qu’ils occasionnent à moins de 150 livres (3,750 francs) par jour.
Au mois d’avril seulement, sir Gilbert reçut enfin, avec l’approbation officielle de son gouvernement, les pouvoirs nécessaires pour agir comme vice-roi de la Corse. Les lettres par lesquelles il raconte à lady Elliot les cérémonies de son installation sont écrites d’une manière naturelle qui fait contraste avec le ton des dépêches diplomatiques où sont traitées les affaires plus sérieuses.
« J’ai été couronné jeudi dernier, 19 juin, et je vous envoie le discours de ma majesté, prononcé en français, et qui a produit sur mes sujets l’effet de toutes les paroles royales… Le beau de l’affaire, c’est que George III est roi de l’île de Corse. Il n’y a pas de pays plus charmant que celui où nous sommes… Jamais d’eau si pure et si transparente que celle de la Restonjca, qui coule à Corte : son éclat et sa limpidité feraient lui appliquer l’épithète d’eau précieuse, comme on dit des pierres précieuses. De même aussi que l’on dit des diamans d’une belle eau, on pourrait croire que celle-ci est formée d’une dissolution de diamans… Quand on marche le long de ses bords, l’air y est littéralement imprégné du parfum suave ou pénétrant des plantes aromatiques. Je me propose de passer les mois les plus chauds de l’été sur la montagne couverte de bois de châtaigniers. Je voudrais m’y bâtir un palais d’été tout de jaspe et de porphyre ; mais, craignant que vous ne me trouviez trop extravagant, vu votre ignorance de ce que produisent les carrières du pays, je crois que je serai plus modeste et me contenterai de marbre. »
Pendant les premiers temps de son séjour en Corse, sir Gilbert résida tantôt à Corte, tantôt à Orezza, dans le couvent où étaient aussi logés Paoli et quelques députés, entre autres Pozzo di Borgo. Jusqu’au 1er novembre suivant, sir Gilbert, encore dépourvu d’instructions officielles, était, en les attendant, forcé d’assister à la lutte d’une foule d’ambitions personnelles et de mille rivalités de clochers qui, en agitant le pays, mettaient le représentant de l’Angleterre dans une position souvent fort embarrassante ; « chaque Corse voudrait être fonctionnaire, » dit-il dans une suite de lettres qui donnent l’idée la plus exacte de l’état de ce petit pays, dans lequel il essaie vainement d’implanter la constitution anglaise. Il est de plus en plus frappé de la nécessité qu’il y a pour les Anglais de s’y maintenir en prévision des événemens qui s’annoncent. Dans son opinion, la Corse est un point indispensable à occuper dans la Méditerranée pour une puissance maritime qui a perdu Minorque et ne possède pas encore Malte. Nelson, qui commandait l’artillerie de la flotte anglaise, et qui avait déjà repris Bastia et Calvi, partageait à cet égard la manière de voir de sir Gilbert. Il est curieux de noter les réflexions pleines de sagacité que la marche rapide des armées républicaines en Italie inspire dès cette époque à l’un des agens les plus actifs de la politique anglaise, et n’est-ce pas une prophétie bien remarquable que cette opinion émise au mois de février 1795 : « si nous ne prenons pas les précautions nécessaires, je ne puis m’empêcher de craindre que nous ne voyions bientôt l’ancien empire romain reconstitué, avec cette seule différence que la métropole en sera sur les rives de la Seine au lieu de celles du Tibre. » Malgré l’esprit de conciliation qui l’animait, sir Gilbert a grand’peine à se défendre contre les menées de Paoli et de ses adhérens, qui, se regardant toujours comme les maîtres de la Corse, ne lui épargnaient aucune tracasserie. Afin d’y mettre un terme, il se crut obligé de demander à son gouvernement de le délivrer d’un rival aussi incommode, en s’y prenant toutefois d’une manière qui ne pût le blesser. En effet, Paoli reçut, au nom de George III, l’invitation la plus gracieuse de vouloir venir résider en Angleterre, où sa pension, qui était déjà de 1,000 livres, devait être portée à 3,000. Débarrassé de Paoli, sir Gilbert poursuivit son œuvre de réorganisation jusqu’au printemps de 1796, époque à laquelle il reçut tout à coup l’ordre de tout abandonner. En présence des progrès de nos armées, conduites par le jeune Corse auquel les plus fameux généraux autrichiens n’étaient pas en état de résister, l’Angleterre devait pour le moment renoncer non-seulement à garder sa nouvelle conquête, mais à exercer son influence sur les événemens qui allaient se passer dans le nord de l’Italie. Rome n’est pas à sa portée ; à Naples, il y a encore quelques velléités de résistance. C’est donc de ce côté que se rallie la flotte anglaise sur laquelle dut s’embarquer sir Gilbert, qui, antérieurement et par prévoyance, avait, pour se ravitailler, fait occuper Porto-Ferraïo, dans l’île d’Elbe : « havre et port excellens, lui écrit lord Nelson, dont je me suis emparé en exécution de vos ordres. » Rassuré par ces précautions, dont on eut lieu de reconnaître l’utilité, sir Gilbert ne quittait pas la Corse sans un amer regret. Quant à la réputation qu’il y a laissée, voici comment s’exprime à ce sujet le commodore Nelson dans une lettre adressée au duc de Clarence : « Je ne puis rendre une justice trop éclatante à la bonne administration et aux sages mesures du vice-roi à l’égard des Corses. Il n’est pas un homme qui ne se soit séparé de lui sans pleurer. Ceux même qui s’étaient montrés le plus opposés à son gouvernement ne pouvaient qu’aimer et respecter un si noble caractère. »
L’histoire et le roman se sont entendus pour nous tracer le tableau de ces derniers jours de fausse tranquillité et de puérile assurance pendant lesquels la cour de Naples semblait prendre plaisir à s’endormir à l’approche de l’invasion menaçante des Français. Nous avons présente à la mémoire la physionomie de tous ces personnages bizarres : le roi, tout occupé de la chasse, aimant son peuple, favorisant l’industrie, bon homme au demeurant, mais dominé par la reine Caroline ; celle-ci, intelligente et courageuse, livrée tout entière à ses favoris, le ministre anglais Acton et lady Hamilton. On connaît la folle passion de Nelson pour cette belle parvenue, naguère modèle d’atelier, qui avait réussi à se faire épouser par un très grand seigneur, ambassadeur d’Angleterre, diplomate assez médiocre et mari débonnaire. Toute cette tragi-comédie est racontée avec des détails nouveaux dans les volumes qui sont sous nos yeux. Nous reproduisons seulement quelques-uns de ceux qui se rapportent à la personne la plus originale de ce groupe, nous voulons dire lady Hamilton.
« Elle est, écrit sir Gilbert, le plus étrange composé que j’aie jamais vu. Devenue d’une grosseur presque monstrueuse, qui augmente tous les jours, elle veut se persuader que cette ampleur est favorable à sa beauté, mais elle se trompe. Son visage est admirable. Elle est toute nature et tout art, c’est-à-dire que ses manières sont parfaitement incultes, quoique pleines d’aisance, mais non de l’aisance de la bonne compagnie, — de très bonne humeur, voulant plaire à tout le monde, voulant que tout le monde l’admire. Douée d’une grande intelligence naturelle, elle a depuis son mariage acquis quelques notions d’histoire et d’art, et l’on est surpris de ce qu’il lui a fallu d’application et de travail pour devenir ce qu’elle est maintenant. Avec les hommes, son ton et sa conversation dépassent tout ce qu’on peut imaginer, et j’ai été confondu de ses manières, qui rappellent son origine, bien que je dusse y être déjà accoutumé par les dames napolitaines… L’autre soir, nous avons eu aux lumières des tableaux vivans. Lady Hamilton s’y est montrée sous un jour nouveau à mes yeux. Rien chez elle dans ses façons, dans son langage, dans sa personne, n’était fait pour annoncer le goût très raffiné qu’elle apporte à la composition et à l’exécution de ce spectacle, et outre cela, me disait lord Hamilton, elle a le talent de me confectionner d’excellens apple-pies. »
Après avoir été à Rome s’informer des dispositions de la cour pontificale, qui se préparait à une vaine résistance, sir Gilbert quitta Naples définitivement, et, sa mission terminée, il retourna en Angleterre avec l’amiral Jervis et le commodore Nelson. Ce fut durant ce trajet qu’il assista au combat célèbre du cap Saint-Vincent, « où Nelson, dit-il, se montra plus grand que les héros d’Homère. »
À son arrivée à Londres, sir Gilbert trouva les affaires de son pays en assez mauvais état, tant celles du dedans que du dehors. La plupart de ses amis étaient entrés dans l’administration, mais le ministère était profondément divisé sur la question de la réunion de l’Irlande et sur celle de la continuation de la guerre. Les finances étaient en souffrance ; un esprit de révolte avait gagné les populations et s’étendait jusque dans l’armée. Pour lutter contre tant de difficultés, il fallait l’habileté de Pitt. C’est le moment où lord Malmesbury fut envoyé en France en qualité de plénipotentiaire pour y traiter de la paix avec le directoire ; mais, ses propositions ayant été reçues avec une certaine insolence, ce que Burke appelait « la paix régicide » ne se fit point. Séparé de tous ses anciens amis par l’ardeur de ses convictions politiques, Burke s’éteignait alors dans un isolement presque complet. Près de sa fin, il se prêta toutefois à une réconciliation suprême. On connaît les détails de son entrevue avec Fox. Il revit aussi sir Gilbert, qui rend compte de cette dernière visite avec une émotion touchante.
Sir Gilbert Elliot, dès son retour en Angleterre, avait été, en récompense de ses services, élevé à la pairie sous le titre de lord Minto, que nous lui donnerons désormais. Après avoir pris part à la discussion des affaires d’Irlande, en se rangeant, comme à son ordinaire, du côté du bon droit et de la liberté de conscience, il dut bientôt s’éloigner encore de son pays, ayant été nommé ministre plénipotentiaire auprès de la cour de Vienne, et il partit en 1799, accompagné de MM. Bartle Frere et Pozzo di Borgo, qui faisaient partie de son ambassade.
Cette mission demandait à la fois beaucoup de fermeté et de finesse. Sir Gilbert allait avoir affaire à une puissance dont il lui fallait pénétrer la politique, et qui, à ce moment même, jouait un double jeu. Ses instructions portaient qu’il demanderait compte au cabinet autrichien de l’inaction des armées impériales. Campées devant Zurich dans de bonnes conditions, sous le commandement d’un illustre chef, l’archiduc Charles, elles n’avaient pas fait le moindre mouvement depuis le 1er juin jusqu’au milieu d’août. On présumait à Londres qu’elles retardaient l’attaque afin d’attendre les troupes russes, commandées par Souvarof, avec le dessein de leur laisser la responsabilité de la défaite, tandis qu’au fond le gouvernement autrichien se proposait de traiter en secret de la paix avec la république française, moyennant l’agrandissement de ses possessions d’Italie. Peut-être aussi la cour de Vienne ne songeait-elle qu’à ménager son armée afin de la porter sur Mayence, sans avoir concerté ce plan avec ses alliées. Si ces faits lui paraissaient constatés, l’envoyé de l’Angleterre avait ordre d’exiger une explication satisfaisante ou de déclarer tout accord rompu. Il était, dans ce cas, autorisé à suspendre les subsides fournis par le gouvernement anglais pour continuer la guerre. Ces négociations, relatées tout au long dans les dépêches officielles ou secrètes de lord Minto, ont eu pour commentaires suffisans les événemens bien connus qui les suivirent ; cependant les appréciations personnelles d’un correspondant aussi judicieux n’en sont pas moins intéressantes à recueillir.
Au début, lord Minto ne sort de ses conférences avec le baron de Thugut qu’extrêmement irrité de la duplicité du ministre autrichien. C’est seulement après sa disgrâce qu’il montre quelque estime pour « le seul homme d’état que possédât l’Autriche. » Dans les rapports privés cependant il s’était établi entre eux une assez grande intimité. Le langage diplomatique du baron de Thugut, « ses mensonges, » ne laissent pas de causer au plénipotentiaire anglais un mécontentement dont ses lettres portent la trace malgré la modération habituelle d’un homme « qui ne se mettait jamais en colère. » Au cours de ces nombreuses conférences, lord Minto s’aperçut un jour qu’il avait touché un point délicat en émettant l’idée de rétablir le roi de Sardaigne en Piémont. Sur cette ouverture, qui contrariait les desseins de l’Autriche, le baron de Thugut entra dans une feinte colère. « Il s’est mis à parler si haut et avec une si grande animation, écrit lord Minto, que je ne pouvais plus suivre l’ordre de ses idées et qu’il me serait impossible de rendre ses paroles… Je ne doute pas que cet emportement ne dût couvrir un sentiment beaucoup plus sérieux et plus arrêté, dissimulé sous les apparences de la colère. » En effet, avant la fin de l’entretien, lord Minto arrivait à cette conclusion, que l’Autriche avait l’intention de retenir à la fois la Savoie et le Piémont. « Je ne crois pas trop dire, ajoute-t-il encore, en affirmant que c’est là le pivot de toute la politique impériale, et que l’empereur voudra choisir uniquement pour alliés la puissance ou les puissances qui pourraient favoriser ses vues, ou lui prêter son aide. » Ailleurs nous trouvons aussi dans les dépêches de lord Minto une curieuse révélation du sentiment qu’entretenait alors l’Autriche à l’égard de la papauté :
« Le baron de Thugut, écrit-il, a fortement insisté sur la possibilité de se passer d’un pape, chaque souverain pouvant de sa propre autorité se faire le chef de l’église nationale, comme en Angleterre. Je lui ai répondu qu’en qualité de protestant je ne pouvais admettre que l’autorité de l’évêque de Rome fût nécessaire au point de vue général, et j’ajoutai que, si tous les catholiques de l’Europe étaient convertis à la même opinion, je ne verrais aucun mal à l’abolition du pouvoir papal ; mais, dans l’état présent des opinions religieuses, considérant la seule alternative qui se présentât réellement, à savoir, ou le maintien de la foi catholique romaine, ou l’extinction du christianisme lui-même, je préférais, quoique protestant, le pape à la déesse de la raison. Après tout, l’esprit du baron de Thugut ne comprend pas les considérations d’ordre général quand elles sont en opposition avec des projets de conquêtes ou d’agrandissement. »
Les dépêches de lord Minto ont trait le plus souvent à des incidens journaliers. Il suffit de signaler la sagesse, la clarté, la sagacité dont elles sont empreintes, et nous nous contenterons d’en recommander la lecture à ceux qui voudraient connaître l’histoire de ces négociations difficiles et restées d’ailleurs sans résultat. Ils y verront lord Minto toujours occupé à opposer à la politique tortueuse de son interlocuteur le sens droit et pratique qu’il apportait à la défense des intérêts qui lui étaient confiés. Nous voudrions toutefois ajouter un portrait passablement original à ceux qui ont déjà figuré dans cette galerie des contemporains de lord Minto : c’est celui de Souvarof, que le représentant de l’Angleterre a vu à Prague.
« … Je ne saurais vous dire à quel point cet homme est extraordinaire… Jamais je n’ai rencontré personne qui me parût plus complètement fou et en même temps plus méprisable. Pour vous donner quelque idée de ses manières, je vous dirai que, rendez-vous pris, j’allai lui rendre une visite de cérémonie. J’étais en grand costume, et, quoique je ne m’attendisse pas à le trouver de même, je n’étais pas préparé à ce que je vis alors. Après avoir attendu assez longtemps dans une antichambre avec des aides-de-camp, une porte s’ouvrit, et un vieux petit individu tout ridé, en chemise et en pantalon rouge pour tout vêtement, s’élança vers moi, m’entoura de ses bras en manches de chemise, et enfila une kyrielle de complimens extravagans qu’il conclut en m’embrassant sur les deux joues, — bien heureux, m’a-t-on dit depuis, qu’il ait épargné la bouche. Sa chemise avait un col boutonné, sans cravate, et elle était faite d’une toile, d’une mode, d’une propreté et d’une blancheur qui rappelaient celles de nos paysans. Quand il est arrivé ici, il a reçu exactement de la même façon le commandant autrichien à la tête de son état-major. Ses manières et sa conversation sont aussi bien d’un fou que son extérieur, et il semble au fond qu’on le soupçonne de l’être, car personne ne le voit seul. Il est constamment accompagné par deux de ses neveux, qui ne le perdent pas de vue, et semblent préposés à sa garde. Ils paraissent éprouver la plus grande inquiétude que son apparence, et ses discours encore plus étranges, ne révèlent son état véritable, et en même temps ils le traitent avec les marques du plus grand respect, en affectant de regarder ses excentricités et les sottises qu’il débite comme les inspirations d’un oracle. Il prétend ou croit qu’il a eu des visions, et j’ai vu de lui une note officielle, adressée à M. Wickham, dans laquelle il dit que son maître Jésus-Christ lui a ordonné de faire telle ou telle chose. Son esprit voyage tellement que c’est avec la plus grande difficulté qu’il peut lier deux phrases de suite, et, pour y parvenir, il met sa main devant ses yeux et fait appel à ses neveux afin de se rappeler un mot ou le sujet même de sa conversation. Ce qu’il dit est inintelligible, ou du moins demande un grand effort, d’attention pour être compris. De même ce qu’il écrit, et à travers ces divagations singulières, semblables à celles d’un fou, on croit parfois saisir un sens raisonnable et profond, se rapportant uniquement à l’objet qu’il a en vue, comme il arrive souvent dans la folie même. Avec tout cela, c’est bien l’officier le plus ignorant et le plus incapable qu’il y ait au monde, ne sachant rien faire par lui-même, rien prévoir, ne regardant jamais une carte, n’allant jamais visiter un poste ou examiner un terrain. Il dîne à huit heures du matin, va ensuite se coucher pour toute la journée, se relève pendant quelques heures de la soirée le cerveau troublé et comme hébété. Il n’a dû ses succès en Italie qu’aux excellens officiers autrichiens qui servaient sous lui, il le sait bien, et par conséquent il refuse positivement de mener seul une armée russe, sans avoir auprès de lui quelqu’un de ces officiers. Dans les momens de danger, il perd la tête et se soumet passivement à ceux qui le conduisent. Le danger passé, il recommence à se vanter et à s’attribuer à lui seul toute la gloire.
« Voilà des héros ! voilà ceux qui mènent le monde, et c’est à eux que reviennent l’éloge et le profit ! Je vous ai fait un portrait fidèle de ce charlatan et de ce maniaque. »
Tandis que lord Minto s’efforçait d’obtenir du gouvernement autrichien une alliance plus franche avec le gouvernement anglais, un incident survint qui était de nature à hâter cette conclusion. On venait de saisir la correspondance échangée entre le général Bonaparte, alors en Égypte, et le directoire. Les vues du gouvernement français et de son plus illustre capitaine s’y trouvaient exposées d’une manière qui était bien faite pour ôter toute espérance de paix aux puissances étrangères. Lord Minto se hâta de profiter de la vive irritation du baron de Thugut pour lui faire signer aussitôt un nouveau traité par lequel l’Autriche et l’Angleterre s’engageaient à réunir leurs efforts contre l’ennemi commun.
C’est sous l’empire de son ressentiment que le baron de Thugut fit alors à lord Minto la confidence d’un fait que nous croyons complètement ignoré, et qui devient plus étrange encore, rapproché d’un autre fait analogue, qu’on trouve dans les mémoires du cardinal Consalvi. Voici la teneur de la dépêche de lord Minto reproduisant les paroles du baron de Thugut :
« Lorsque les préliminaires de Leoben durent être échangés, un duplicata en fut délivré par le ministre d’Autriche au général Bonaparte, qui en remit de son côté la contre-partie. Quand on lut celle-ci, on s’aperçut qu’il y avait été fait des variantes et des changemens très essentiels. Cette circonstance extraordinaire provoqua de vives réclamations de la part des Autrichiens. Son dessein ayant échoué, le général Bonaparte produisit une troisième copie conforme et régulière, qui fut conséquemment acceptée. Quelque malhonnête, impudente et par là incroyable que puisse paraître cette fraude, le baron Thugut m’a affirmé que le fait était parfaitement exact et qu’il en possédait la preuve. »
En 1801, lorsque M. Pitt sortit du ministère à propos de l’émancipation des catholiques d’Irlande, lord Minto, qui avait déjà demandé ses lettres de rappel, insista pour quitter un poste où ses efforts étaient devenus inutiles par l’ascendant qu’avait pris la France en Europe. La société de Vienne, où il s’était fait de nombreux amis, témoigna beaucoup de regrets en le voyant partir. Revenu dans son pays après deux ans d’absence, il retrouvait l’Angleterre partagée entre l’espoir de la paix, dont les préliminaires venaient d’être acceptés par le premier consul, et la crainte de voir recommencer une nouvelle guerre, qu’elle pressentait à l’horizon, en voyant les préparatifs inquiétans du camp de Boulogne. La composition du ministère Addington était trop faible pour rassurer les esprits. Quant à l’opposition formée de tant de talens, les uns déjà éprouvés, les autres pleins d’avenir, elle recevait de nouveau lord Minto dans ses rangs. Il y demeura durant cinq années encore, et si nous renonçons maintenant à le suivre pas à pas, c’est pour ne pas insister sur des incidens parlementaires qui n’ajouteraient rien de nouveau à une physionomie dont nous croyons avoir indiqué les traits principaux. Il vaut mieux passer rapidement sur les événemens qui précédèrent le jour où nous devrons prendre congé du futur gouverneur des Indes.
On sait combien l’année 1805 fut fatale à l’Angleterre, qui perdit Nelson, et ressentit en même temps le contre-coup des victoires d’Ulm et d’Austerlitz. Lord Minto, en donnant les détails du combat glorieux de Trafalgar, où lord Nelson, son ami particulier, trouva la mort, se laisse aller à des réflexions empreintes de tristesse et de découragement : « Toute grande et importante que soit la victoire, dit-il, elle est encore trop chèrement achetée, même dans l’intérêt public, par la mort de Nelson ; il nous faudrait encore bien d’autres victoires, mais à qui nous adresser ?.. » Lorsque, peu de temps après, Pitt fut lui-même enlevé à son pays, Fox, héritier de cette succession convoitée depuis tant d’années, en formant le cabinet qui fut alors appelé le ministère de tous les talens, s’empressa de nommer lord Minto à la direction du contrôle des Indes. À peine avait-il commencé l’exercice de ses nouvelles fonctions dans ce brillant ministère, dont la mort de Fox devait rendre l’existence si éphémère, qu’un nouvel appel était fait au dévoûment de lord Minto. Le gouvernement des Indes était devenu vacant. Plusieurs compétiteurs se présentaient, et le ministère ne parvint à se mettre d’accord qu’en fixant son choix sur un homme propre à rallier tous les suffrages ; pour lord Minto, le sacrifice était pénible, car il fallait se séparer des siens, et la santé de lady Minto ne lui permettait pas de le suivre aux Indes. C’est elle qu’il laissa maîtresse de la résolution à prendre, mais la courageuse femme n’hésita point. Nous ne saurions mieux clore la série des nombreux emprunts que nous avons faits à cette intéressante correspondance du mari et de la femme que par une citation où lord Minto se peint tout entier.
« Venons maintenant, lui écrit-il, aux considérations personnelles, c’est-à-dire au plus grand conflit où se trouva jamais livré mon esprit. Tout mon bien-être, toutes mes jouissances, tout mon bonheur, sont concentrés dans mon intérieur, près de vous et de mes enfans. D’un autre côté, l’intérêt de ceux qui dépendent de moi, ce que je puis faire pour assurer leur avenir au-delà de ma courte existence se trouve également engagé dans cette décision, et le bonheur suprême de voir par mes yeux ce qu’aura valu ce sacrifice n’est pas improbable. C’est même, j’ose le dire, presque une douce certitude. C’est donc une question si difficile à décider, que je voudrais qu’elle fût résolue par un autre que moi ; mais j’ai peine à vous imposer cette tâche. J’ajoute cependant que mon esprit sera entièrement fixé par votre jugement ou votre désir ; si, après avoir pesé toutes ces considérations, vous exprimez la moindre répugnance à me voir accepter ces fonctions, votre opinion sera décisive. »
Dans une lettre écrite le jour suivant, discutant encore le pour et le contre, il ajoutait ;
« Cette position me laisserait espérer que je puis être l’instrument de votre fortune. Je ne compte pour rien ce qu’elle offre d’honorable et de brillant, car vous me connaissez assez pour savoir que cette sorte d’ambition n’a plus rien qui puisse plaire à mon imagination, et que bien au contraire tout ce qui appartient à une situation élevée ne me cause que fatigue et souci. D’ailleurs j’espère que vous êtes fermement convaincue que nulle ambition personnelle ne pèse un grain dans la balance, mise en regard de mon amour pour vous, de ma tendresse pour mes enfans et du délicieux espoir que je nourrissais de pouvoir désormais jouir de votre compagnie et de la leur plus complètement que cela ne m’est arrivé depuis tant d’années, et enfin que vous comprenez la douleur que j’éprouverais de cette séparation bien plus grande, quant à la distance et à la durée, que toutes les séparations précédentes. »
Quelques jours après, ayant accepté enfin ces fonctions importantes, et assisté avant son départ au mariage de son fils aîné, lord Minto écrivait encore : « Je ne céderai pas aux douloureux sentimens que j’éprouve, mais j’irai en avant aussi bravement et aussi virilement que je le pourrai. »
Au moment où lord Minto quittait l’Angleterre, Fox venait de mourir ; le cabinet qu’il avait formé se trouvait naturellement dissous ; tous les intérêts pour lesquels lord Minto et ses amis politiques avaient combattu pendant tant d’années semblaient réduits à néant. Ce fut donc avec des préoccupations bien naturelles qu’il lui fallut s’éloigner de son pays et de sa famille. Cependant il se sentait attiré par le besoin d’action vers ces régions immenses dont le nom seul évoque tout un monde d’images presque fantastiques de richesses et de merveilles inconnues. Nous n’avons pas occasion de le suivre dans cette période nouvelle de sa carrière administrative, qui fera la matière d’une publication séparée que nous promet lady Minto. Rappelons seulement qu’en 1810 la conquête des îles Bourbon et Maurice et de Java par les forces navales de l’Angleterre se fit d’après les ordres et sous la direction de lord Minto. Il prit part à ces expéditions comme volontaire, et dans une occasion mémorable agit en qualité de commandant de la flotte anglaise. Cet acte de hardiesse lui fit décerner le titre de comte, qu’il fut le premier à porter dans sa famille.
En 1814, retournant en Angleterre pour y passer quelques mois de congé, lord Minto, prêt à mettre le pied sur le seuil de son home chéri, attendu chez lui par tous les siens, fut atteint en route d’un rhume dangereux. Il ne devait pas lui être donné de revoir les lieux vers lesquels, en quittant l’Inde, il s’était acheminé avec tant de joie, afin de goûter, comme il le disait lui-même, « le bonheur suprême de recevoir enfin le prix du sacrifice. »
Quand la mort vient à frapper un homme tout près d’atteindre au but de ses espérances, on demeure plus attristé que si sa vie eût été tranchée au milieu de sa carrière. N’est-ce pas cependant une grâce providentielle que d’avoir pu remplir toute sa destinée ? Si nous savions nous persuader que le devoir a plus d’importance que le bonheur, nous accorderions moins de regrets au brusque dénoûment des existences à la fois utiles et belles. Il nous semble que lord Minto, comme tous les caractères élevés, a dû, au moment suprême, ressentir une satisfaction précieuse à l’idée de la tâche accomplie, assuré qu’il était de ne rien laisser d’inachevé derrière lui et de léguer à ses héritiers un nom parfaitement honoré. Ainsi du moins avons-nous compris cette nature généreuse. Nous aurions aimé à l’étudier dans tout son développement, telle que nous l’ont fait connaître les documens mis au jour par lady Minto ; mais il nous a fallu forcément négliger ici les demi-teintes, les traits fugitifs, et mille détails familiers qui auraient donné tout son éclat et tout son charme à une mémoire singulièrement attachante. Il nous a été agréable de lui rendre justice, parce qu’effacée peut-être par de plus hautes renommées elle n’a pas jusqu’à présent été prisée à sa juste valeur.
C. DU PARQUET.
- ↑ Voyez les Souvenirs d’un diplomate anglais dans la Revue du 15 mai 1869.