Lord et lady Byron - Les confidences de Mistress Beecher Stowe

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Lord et lady Byron - Les confidences de Mistress Beecher Stowe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 108 (p. 593-624).
LORD ET LADY BYRON

LES CONFIDENCES DE MISTRESS BEECHER STOWE.

I. Lord Byron jugé par les témoins de sa vie, Paris 1868. — II. The true story of lady Byron’s life, par Harriet Beecher Stowe, Boston 1869. — III. A Vindication of lord Byron, par Alfred Austin, Londres 1869. — IV. Médora Leigh, Londres 1869. — V. Lady Byron vindicated, par Harriet Beecher Stowe; Londres 1870. — VI. The Stowe Byron controversy, Londres 1870. — VII. The true story of lord and lady Byron, Londres 1870. — VIII. La Jeunesse de lord Byron, par l’auteur de Robert Emmet, Paris 1872. — X. Lord Byron, par Karl Elze, Berlin 1870.


I.

Le mariage de lord Byron a été certainement la plus malheureuse action de sa vie; sa conduite à l’égard de sa femme, qui a déchaîné contre lui l’opinion publique en Angleterre, lui est encore reprochée après sa mort. Lady Byron, morte à son tour, semble avoir légué à des mains trop obéissantes le soin d’une vengeance posthume, comme si elle n’était pas assez vengée par le long exil et par la fin douloureuse du poète. Le débat soulevé à ce propos en Angleterre et en Amérique, grâce aux confidences inattendues de mistress Beecher Stowe, commençait à peine lorsque la guerre de 1870 a détourné notre attention vers des soucis plus graves. Nous pouvons le reprendre aujourd’hui en toute liberté d’esprit, dans des conditions de sang-froid et d’impartialité que ne possédaient pas toujours les combattans de la première heure.

Qu’on ait pris parti pour la femme ou qu’on ait plaidé la cause du mari, on a généralement négligé, dans la chaleur de la discussion, de remonter jusqu’à l’origine même de leurs rapports, jusqu’aux circonstances qui ont précédé et amené leur liaison. On ne peut déterminer cependant la part de responsabilité qui revient à chacun, si l’on ne sait à quoi s’en tenir sur les dispositions morales des deux époux, au moment où tous deux concluaient librement une si fatale union. Comment l’homme d’Angleterre le plus indépendant, le plus capricieux dans ses goûts et le plus mobile dans ses résolutions, se laissa-t-il enchaîner par un lien si pesant à l’âge où une précoce expérience de la vie semblait devoir le défendre contre toutes les surprises? Comment une jeune personne d’un caractère réservé, sérieuse et réfléchie, engagea-t-elle si légèrement sa foi sans qu’aucune illusion lui fût permise sur des défauts trop connus du public pour être ignorés d’elle? Au fond, miss Milbanke, quoique en apparence moins pressée, témoigna plus de bonne volonté pour le mariage que son futur mari. Peut-être ne se souvint-elle point assez plus tard qu’il eût dépendu d’elle d’échapper à cette alliance, et qu’en l’acceptant après deux années de réflexion elle avait paru la désirer plus que la craindre.

Un an avant de se marier, lord Byron écrivait dans son journal : « Si je suis sincère avec moi-même, chaque page devrait réfuter et contredire la page précédente. » Cet esprit violent et malade, mais trop clairvoyant et trop fier pour se tromper ou pour se flatter, savait mieux que personne de quel tissu de contradictions se composait son existence. Amitié, amour, plaisir, succès, gloire, tout avait pour lui son prix à certaines heures, mais sans qu’aucune impression fût assez durable pour te préserver du dégoût et de la satiété. Les êtres qu’il aimait le mieux, auxquels il avait donné, dont il avait reçu le plus de témoignages d’affection, il les abandonnait ou les voyait partir sans un regret, quelquefois même avec joie, comme si leur éloignement le délivrait d’une importunité. Tout jeune, il fuyait volontairement son pays, sa mère, sa sœur, ses amis, pour entreprendre un périlleux voyage. Au bout de deux ans, le retour le laissait aussi indifférent que le départ l’avait trouvé froid. A travers les champs de bataille de l’Espagne, dans les défilés des montagnes peuplées de guérillas, au fond de l’Epire, à la cour barbare d’Ali-Pacha, sur les bords de l’Achéloüs, au milieu des forêts de l’Acarnanie, au pied des rochers de Delphes et du Parnasse, le fidèle Hobhouse l’avait suivi; lui-même rendait justice aux qualités de son compagnon de voyage, et cependant il poussait un soupir de soulagement lorsque, s’étant fait débarquer à l’île de Zéa pendant qu’Hobhouse continuait sa route vers l’Angleterre, il se retrouvait enfin seul, sur une terre inconnue, parmi des étrangers. Ce qu’il aimait la veille lui déplaisait le lendemain; un besoin continuel de changement et d’excitation le portait d’objet en objet sans qu’il pût s’arrêter à aucune habitude ni subir aucune contrainte. Un jour, il s’enfermait dans sa chambre, écrivait du matin au soir, fiévreux, agité, en proie au démon poétique; le lendemain, las de l’activité de la pensée, il ne se souciait plus que d’exercer ses muscles, que de fatiguer son corps; à le voir nager, monter à cheval, boxer, faire des armes, tirer le pistolet, on l’eût pris pour le moins poétique des sportsmen. Toute une semaine il vivait de biscuit et de soda-water ; puis tout à coup, mourant de faim, il se gorgeait de nourriture et vidait en un seul repas trois bouteilles de bordeaux. Rien de plus inégal que son humeur : avec ses amis, plein de verve, de gaîté, de saillies, il imaginait les plaisanteries les plus bouffonnes et les plus imprévues; personne ne savait mieux que lui animer une causerie du soir, égayer un souper jusqu’aux premières lueurs du matin. Se montrait-il au contraire en public, au milieu d’un cercle nombreux, il affectait une indifférence hautaine et glaciale, il se drapait dans la sombre mélancolie de Childe-Harold, du Giaour, du Corsaire, avec le secret espoir d’étonner la foule et d’être assimilé par elle à ces personnages mystérieux que son génie rendait populaires. Il y avait sans doute beaucoup de parti-pris et de mise en scène dans cette attitude désespérée; c’était un rôle étudié pour la circonstance; lui-même se moquait dans l’intimité de ses airs tragiques, « excellent moyen, disait-il, de tenir à distance les importuns. »

S’il se débarrassait ainsi des obsessions du vulgaire, il n’arrachait point aussi facilement de son âme la tristesse qui en faisait le fond. Sa gaîté tout extérieure, provoquée par le mouvement d’un esprit vif et par le besoin de se distraire, s’éteignait subitement dès qu’il se trouvait en face de lui-même. De bonne heure, il avait témoigné des dispositions mélancoliques qui ne se dissipèrent point avec les années. Quelle triste enfance que la sienne ! Par quels commencemens douloureux il entra dans la vie ! Son père, prodigue et libertin, mourut avant d’avoir pu s’occuper de son éducation, sans même lui laisser un souvenir respecté; sa mère, tour à tour tendre et violente, l’éleva dans des alternatives de caresses et de menaces; le premier exemple, la première leçon qu’elle lui donna fut de ne jamais se contenir, de s’abandonner à tous les emportemens de la passion. Tout enfant, il la voyait mettre en pièces devant lui ses robes et ses chapeaux. Un jour, dans un accès de colère, elle lui jeta des pincettes à la tête et faillit le tuer sur le coup. « Savez-vous que votre mère est folle? lui disait un de ses camarades. — Je le sais, » répondit-il d’un air sombre. — « Laissez passer mistress Byron en fureur, » s’écriait-il en ouvrant sur le passage de sa mère une porte à deux battans. En faut-il davantage pour qu’une secrète amertume empoisonne désormais tous les biens de la vie?

Un autre malheur, dont il ne se consola jamais, assombrit encore son caractère. Un de ses pieds, tordu au moment de sa naissance, resta légèrement boiteux. On le soumit en vain, pour le guérir, aux traitemens les plus pénibles; on emprisonna sa jambe dans des bandages orthopédiques, dans un appareil en bois qui l’empêchait de dormir; il supporta ces souffrances sans se plaindre, mais sans obtenir aucun résultat. Le sentiment de cette infirmité le poursuivit partout; ni son rang ni sa gloire ne lui parurent une compensation suffisante de ce qui lui manquait pour être l’égal des autres hommes. Une de ses plus constantes préoccupations fut de dissimuler son pied malade par la forme de ses vêtemens, par sa manière de marcher, par son audace et par son adresse dans tous les exercices du corps; à force de volonté et d’énergie, il parvint à corriger l’infériorité que la nature lui infligeait, en se mesurant à la nage, à l’escrime, à la boxe avec les hommes les plus robustes de l’Angleterre. Être fort et le paraître, voilà ce qui devint pour lui presque aussi important, plus important peut-être, que d’acquérir la renommée poétique; mais au prix de quels sacrifices y réussit-il? Quelle obligation de penser à soi et quelle perpétuelle contrainte ! Une tendance à l’embonpoint, héréditaire dans sa famille, lui faisant craindre que le plus faible de ses deux pieds ne pût supporter le poids de son corps, si son corps devenait trop lourd, il s’astreignit à un régime frugal, contre lequel la nature réclamait, qu’il interrompait fréquemment par des excès et qui en peu d’années délabra son estomac. Un caractère impatient, forcé de compter tous les jours avec de telles misères, s’en irrite et en souffre. La misanthropie de lord Byron, l’amertume hautaine de son scepticisme, l’agitation continuelle de son esprit, ses révoltes contre l’opinion et ses explosions de colère, tout le malaise moral qui trouble et empoisonne sa vie, viennent en grande partie de ses souffrances physiques. La gloire et l’amour, le succès de ses œuvres et les passions ardentes qu’il inspirait pouvaient l’étourdir un instant, mais dès qu’il rentrait en lui-même, il y retrouvait le mal qui le consumait. Au sortir d’un entretien étincelant de gaîté, il avouait à Moore qu’il se sentait le plus malheureux des hommes. Après quelques mois de mariage, lady Byron porta sur lui un jugement analogue. La réflexion le ramène inévitablement à des idées sombres. Les mots de tristesse, de fatigue, d’ennui, reviennent à chaque page dans son journal. « De tous les verbes, écrit-il, celui que je conjugue le plus est le verbe s’ennuyer. »

De là le besoin d’émotions fortes qui secouent l’âme et l’arrachent à la monotonie de ses pensées ordinaires. De là aussi l’amour des grands spectacles de la nature, si bien faits pour apaiser les douleurs incurables. Petit-fils d’un marin, né et élevé sur les côtes de l’Océan, lord Byron aimait avec passion toutes les scènes de la mer; sur les flots irrités, à travers le sifflement de la tempête, il savourait l’âpre volupté du péril et de la lutte; la calme étendue des eaux reposait son âme endolorie par l’image d’une sérénité inaccoutumée. Les malheureux fuient la société des hommes ; le monde n’a que de l’indifférence pour des douleurs qu’il ne comprend pas toujours et qu’il ne dépend pas de lui de partager. Byron, sans se chercher lui-même, cherchait la solitude : c’est là seulement qu’il retrempait ses forces ; il y retrouvait, avec le sentiment de blessures toujours saignantes, le meilleur moyen d’échapper à l’obsession douloureuse qui le poursuivait par la contemplation des spectacles naturels ou par l’effort énergique du génie aux prises avec le malheur. Il y a des âmes lyriques que ni la douceur de l’amitié ni les caresses de l’amour ne consolent aussi bien dans leurs heures d’amertume que les confidences involontaires qu’elles se font à elles-mêmes avant de les faire au public. L’âme de Byron était de celles-là. On montre encore au cimetière de Harrow, sous un grand orme, une tombe où il aimait à s’asseoir, loin de ses camarades, où la nuit le surprenait quelquefois absorbé dans ses rêves. Pendant ses voyages en Orient, après s’être baigné sur quelque plage solitaire, il s’arrêtait de longues heures à contempler du haut des rochers l’immensité de la mer. Il confessait lui-même, un peu plus tard, qu’en compagnie de la femme la plus aimée il lui arrivait souvent de soupirer après la solitude.

Tel était le jeune homme de vingt-six ans dont miss Milbanke acceptait, au mois de septembre 1814, les propositions de mariage. Quoiqu’elle ne le connut qu’imparfaitement, elle en savait assez sur son compte pour avoir refusé sa main une première fois, au commencement de 1813. Lord Byron ne dissimulait pas ses défauts, il en tirait plutôt vanité par amour du bruit et de l’effet. Il ne lui déplaisait pas d’ajouter à sa réputation de grand poète celle d’un héros de roman. Qu’on le crût capable, comme les personnages de ses poèmes, comme le Giaour et le Corsaire, d’inspirer de grandes passions, il s’en félicitait plutôt que de s’en plaindre; qu’on lui attribuât même des aventures d’un ordre moins élevé, il ne prenait aucun soin de s’en défendre. Il encourageait volontiers par des airs mystérieux ou des demi-confidences les exagérations de la médisance publique, qui prête toujours à un homme célèbre plus de bonnes fortunes que la réalité ne lui en procure. Dès 1813, miss Milbanke ne pouvait ignorer ce qui se répétait partout; on avait nécessairement parlé devant elle, dans le monde où elle vivait, des succès de lord Byron, de l’admiration qu’il inspirait à la société anglaise, et des passions qu’il avait fait naître. C’étaient même les raisons apparentes de son refus. Une jeune personne fière et d’un esprit élevé devait exiger de son mari des qualités bien différentes de celles que la renommée attribuait au poète. Il semble néanmoins que dès cette époque miss Milbanke, sans vouloir s’engager, éprouva un attrait involontaire pour celui dont elle refusait la main, et comme une frayeur secrète d’être obligée de rompre avec lui. Non-seulement sa réponse négative fut enveloppée, ainsi qu’il est d’usage, des formes les plus courtoises et les plus flatteuses, mais plus tard elle exprima le désir de continuer une correspondance déjà commencée entre eux, et lui écrivit depuis lors les lettres les plus amicales. Quant à lui, il avait songé au mariage sans amour, par pure lassitude de la vie déréglée qu’il menait, pour se ranger et faire une fin. Son cœur demeurant libre, il lui en coûtait peu de correspondre amicalement, même sans prétention personnelle, avec une femme distinguée dont il estimait l’esprit autant que le caractère.

Quelle personne était-ce que miss Milbanke en 1813 ou en 1814? Nous ne connaissons d’elle d’autres portraits que ceux que nous trace son futur mari. D’après le témoignage de lord Byron, nous pouvons nous la représenter non peut-être telle qu’elle était en réalité, mais du moins telle qu’il la voyait alors. « Aujourd’hui, écrivait-il dans son journal le 30 novembre 1813, reçu une bien jolie lettre d’Annabella, à laquelle j’ai répondu. Quelle chose étrange que notre situation respective et notre amitié, sans une seule étincelle d’amour de part ni d’autre, et tout cela produit par des circonstances qui généralement amènent la froideur d’un côté et l’aversion de l’autre! C’est une femme vraiment supérieure et très peu gâtée, ce qui est étonnant chez une héritière, une jeune fille de vingt ans, une future pairesse en vertu de ses droits personnels, une fille unique et une savante, qui a toujours suivi sa propre voie. Elle est poète, mathématicienne, métaphysicienne, et cependant avec tout cela vraiment tendre, généreuse, aimable et très peu prétentieuse. Une autre tête aurait été tournée par la moitié du mérite qu’elle a acquis et un dixième de ses avantages.. » Lord Byron, tout en traçant cet aimable portrait, se consolait si aisément du refus de miss Milbanke qu’il se prêtait, dans le courant de l’année 1813, à plusieurs négociations matrimoniales. A ses yeux, le mariage était une simple affaire, une mesure de précaution qu’il prenait contre lui-même pour revenir à une vie plus régulière, moins agitée, moins dangereuse. « Une femme serait mon salut, d’écrit-il le 16 janvier 1814. Cependant elle ne le sauvera qu’à la condition qu’il n’en devienne point amoureux; il craint pour son repos les orages des passions; c’est précisément pour les éviter qu’il songe au mariage. Cette préoccupation toute personnelle ne promettait à l’objet de son choix qu’un bonheur incertain. Thomas Moore, qui connaissait son ami, se félicite intérieurement qu’une jeune personne de grand mérite, dont il aimait la famille, n’ait pas été choisie pour une si douteuse expérience. Consoler Byron, calmer ses accès de désespoir, désennuyer son scepticisme, se donner à lui sans pouvoir espérer qu’il se donnât à son tour, tâche délicate qu’une femme courageuse ou prompte aux illusions pouvait seule entreprendre !


II.

Miss Milbanke affronta le péril sans en connaître certainement toute l’étendue, mais sans qu’il lui fût permis d’en ignorer la gravité. Deux ans s’étaient écoulés depuis la première demande de lord Byron; elle avait eu le temps de réfléchir et de s’informer; aucun indice ne pouvait lui faire supposer qu’une réforme se fût opérée dans les sentimens et dans la conduite du poète, depuis le jour où elle avait refusé sa main. Le monde gardait de lui la même opinion. On continuait à parler de ses amours et de son originalité. Personne ne parlait de ses principes, encore moins de sa vertu. Une jeune fille de vingt-deux ans, d’un caractère aussi mûr et aussi résolu que celui de miss Milbanke, ne s’engage évidemment point dans les liens du mariage sans avoir pris ses informations et calculé ses chances de bonheur. Peut-être pour réussir compta-t-elle davantage sur sa volonté et sur son mérite que sur les qualités de son mari. En tout cas, elle se décida sans doute moins légèrement que lui. Il est difficile de jouer sa destinée avec plus d’insouciance que ne fit lord Byron lorsqu’il demanda pour la seconde fois la main de miss Milbanke. Un de ses amis, le voyant malheureux, irrésolu, inquiet du présent et de l’avenir, le supplia de se marier pour sortir d’incertitude, pour se créer enfin une règle et des devoirs. Il y consentit en thèse générale, et prononça lui-même le nom de la future lady Byron. On lui objecta avec beaucoup de force que miss Milbanke ne jouissait pas encore de sa fortune, qu’ayant des affaires embarrassées il ne pouvait épouser qu’une personne riche, et que d’ailleurs une savante ne lui convenait en aucune manière. Il se rendit si facilement à ces objections qu’il permit à son ami d’adresser une demande en son nom à une autre personne. La réponse fut négative; en la recevant, lord Byron s’écria : « Vous voyez bien que ce doit être miss Milbanke; je vais lui écrire. » Et aussitôt il prit la plume; quand il eut achevé sa lettre, son ami s’en empara en continuant à protester contre un tel choix, la lut et, la trouvant charmante, ne put s’empêcher de dire : « En vérité, voilà une bien jolie lettre, ce serait dommage qu’elle ne partît point. Je n’en ai jamais lu une plus jolie. — Alors elle partira, » reprit lord Byron, qui aussitôt la cacheta et la fit partir. En quelques minutes, avec moins de réflexion qu’il n’en faut pour des résolutions moins graves, il avait décidé de son sort.

Miss Milbanke écrivit sur-le-champ une réponse favorable, conçue dans les termes les plus flatteurs, et pour que son futur mari. en quelque lieu qu’il se trouvât, n’eût point à attendre, ne sachant s’il était à la ville ou à la campagne, elle lui écrivit le même jour à Londres et à Newstead. Pourquoi avait-elle changé de résolution, pour quels motifs acceptait-elle enfin ce qu’elle avait refusé une première fois? Était-elle touchée de l’apparente persévérance de lord Byron, flattée d’une recherche si soutenue, séduite par la gloire d’un grand nom? Qui saura jamais ce qui se passa dans son cœur, à cette époque décisive de sa vie? Elle-même ne l’a dit à personne et ne se rendit peut-être qu’un compte fort imparfait de la complexité de ses sentimens. La reconnaissance d’une part, l’orgueil de l’autre, influèrent sans doute sur sa décision, — sans doute aussi le secret espoir de fixer cet esprit mobile, de le retenir auprès d’elle par le charme de son commerce et de le ramener à la vertu. A moins qu’elle n’ait éprouvé elle-même ce qu’on a spirituellement appelé la tentation de l’abîme, elle put se croire destinée à convertir ce grand pécheur, à devenir un jour l’instrument providentiel de son salut. En tout cas, elle ne se maria point par surprise, elle ne fut pas victime d’un de ces entraînemens auxquels cèdent quelquefois les jeunes filles sans expérience; elle avait pesé depuis longtemps le pour et le contre de cette union, et, quand elle prit son parti, elle le prit en connaissance de cause. Plus tard elle n’aura le droit ni de prétexter de son ignorance, ni de rejeter sur personne la responsabilité de son choix. Elle seule aura voulu épouser lord Byron et l’aura fait librement. On serait même tenté de croire qu’au moment où elle refusait sa main une première fois elle se réservait la faculté de revenir sur ce refus, tant elle témoignait le désir de rester en relations avec lui et apportait de bonne grâce dans sa correspondance. Tandis qu’il se résignait sans efforts à son échec, qu’il frappait à d’autres portes et qu’il se fût certainement marié avec une autre, si une autre l’avait accepté, elle refusait six prétendans de suite, comme si elle voulait se conserver pour lui aussi longtemps qu’elle serait libre. Peut-être l’aimait-elle, peut-être subissait-elle le charme d’une grande renommée littéraire illustrée encore par la légende d’une vie romanesque. Quant à lui, il témoignait une joie sincère, mais exempte de passion. Le sentiment qui perce dans les lettres où il parle de sa fiancée à ses amis est un sentiment d’estime. Il ne lui reconnaît d’autre défaut que d’avoir trop de mérite; en se comparant à elle, il se juge indigne de son bonheur. Il n’entend parler de toutes parts que des qualités de miss Milbanke; on la cite comme un modèle parmi les jeunes filles du nord. « Il n’est pas mauvais, dit-il, que l’un de nous deux ait une telle réputation; de ma part, il y aurait du déficit sur l’article de la morale. » Le mariage fut célébré le 2 janvier 1815 à Seaham, dans le comté de Durham, où demeurait sir Ralph Milbanke. On eût dit qu’au moment de s’engager d’une manière définitive Byron était assailli de pressentimens douloureux. Il se leva tristement le matin de la cérémonie, jeta un regard mélancolique sur ses vêtemens de noce étendus dans sa chambre, et, sans demander à voir ni sa fiancée, ni sa nouvelle famille, se promena solitairement jusqu’à ce qu’on l’appelât pour se rendre à l’église. Une autre image, dit-il dans le Rêve, où il se donne en spectacle à lui-même, l’image de son premier amour, Mary Chaworth, se dressa devant lui au pied de l’autel. « Je le vis... avec une aimable fiancée; le visage de celle-ci était beau, mais ce n’était pas l’étoile qui avait lui sur sa jeunesse. Il se tint debout, calme et tranquille, il prononça les vœux nécessaires, mais il n’entendit pas ses propres paroles, et tous les objets tournèrent autour de lui. » Son ami Moore, qui le vit à Londres moins d’un mois avant son mariage, fut peu satisfait des dispositions où il le trouva, et ne put se défendre de quelques inquiétudes. Ces premiers nuages se dissipèrent néanmoins; les lettres qu’il écrit à ses amis dans les mois de janvier et de février 1815 ne respirent que le contentement et la bonne humeur; le mariage lui paraît le plus ambrosial des états; si l’on faisait des baux entre époux, il en ferait un de quatre-vingt-dix-neuf ans. Il parle aussi de la bonne santé et de la gaîté constante de lady Byron. Il est vrai que de temps en temps ses instincts d’indépendance reparaissent; il propose à Moore un voyage en Écosse et même en Italie, où leurs femmes ne les accompagneraient point. L’idée d’une longue séparation ne cause à ce nouveau marié aucune frayeur; il s’y arrête même avec une sorte de complaisance. Le 10 décembre, il lui naît une fille qui doit resserrer les liens des deux époux; mais le 5 janvier 1816 Moore reçoit une lettre dont le ton lui fait pressentir quelque chagrin domestique. La catastrophe approche; le 15 du même mois, lady Byron, à peine remise de ses couches, quitte Londres et son mari pour se rendre chez son père dans le comté de Leicester; il est convenu que lord Byron la suivra de près. Tous deux se séparent avec l’apparence de la tendresse; en route, lady Byron écrit à son mari une lettre fort affectueuse, dont on a un peu ri en Angleterre, où elle appelle Byron « son cher canard. » Puis tout à coup le père de la jeune femme notifie à son mari qu’elle ne rentrera pas au domicile conjugal. Depuis lors en effet, les deux époux ne devaient pas se revoir; ils n’avaient vécu ensemble qu’un an et quelques jours.

D’où vient cette résolution soudaine et déjà irrévocable de lady Byron? Comment écrit-elle si affectueusement à un mari dont elle se sépare, ou comment se sépare-t-elle d’un mari qu’elle paraît aimer? Entre le moment où lady Noël prie son gendre d’aller rejoindre lady Byron à la campagne et celui où sir Ralph Noël[1] annonce au même gendre une rupture définitive, quelques jours à peine s’écoulent; que s’est-il passé dans ce rapide intervalle? Lord Byron prétend ne l’avoir jamais su; il s’est plaint toute sa vie de n’avoir obtenu aucune explication décisive. Nous verrons plus tard qu’il était en réalité plus instruit qu’il ne lui convient de le dire au public, mais il pouvait se plaindre justement d’avoir été condamné par surprise, sans qu’on daignât ni l’entendre ni le confronter avec ceux qui l’accusaient. En tout cas, aucun grief précis ne fut officiellement articulé par lady Byron contre son mari; elle laissa planer sur les causes de la séparation la plus grande incertitude. Un certain nombre de versions, toutes très fâcheuses pour le poète, circulèrent alors dans la société anglaise et soulevèrent contre lui l’opinion publique. Voici ce que les mieux informés apprirent dès ce temps-là par les confidences d’une femme distinguée, lady Barnard, une des meilleures amies de lady Byron. D’après le témoignage de celle-ci, les premiers torts de lord Byron envers elle dateraient du jour même de leur mariage. En sortant de l’église, dans la voiture qui les emmenait, il lui aurait dit avec un méchant sourire : « Vous avez été dupe de votre imagination. Comment une femme d’autant de bon sens que vous a-t-elle pu concevoir l’espérance de me corriger? Vous verserez bien des larmes avant d’atteindre votre but. Il suffit que vous soyez ma femme pour que je vous déteste; si vous étiez la femme d’un autre, je pourrais vous aimer. » Lady Barnard, s’étonnant qu’après de telles paroles son amie eût continué la route en tête-à-tête, au lieu de rentrer à la maison paternelle, lady Byron lui aurait répondu : Je n’ai pu prendre alors au sérieux ce que me disait mon mari; j’ai cru à une plaisanterie de mauvais goût, et je me suis contentée de lui répondre que j’avais de lui une meilleure opinion que lui-même. A d’autres momens, ajoutait lady Byron, il me reprochait de ne l’avoir épousé que par vanité, pour m’attribuer aux yeux du monde le mérite de sa conversion. Quant à lui, en épousant une femme vertueuse et riche, il ne songeait qu’à rétablir sa réputation et sa fortune également, compromises. Il affichait, disait-elle encore, de si mauvais principes, qu’elle aurait craint de perdre en sa compagnie le respect d’elle-même. Il sollicitait d’elle des complaisances coupables et pour elle et pour lui. Lady Byron complétait ses confidences par des détails qui seraient vraiment odieux, si on pouvait les croire réels. Suivant elle, il avait l’habitude de hanter les mauvais lieux, et, lorsqu’il en revenait le soir, il s’en vantait devant sa femme ; puis tout à coup il se jetait aux pieds de lady Byron, s’accusait d’être un monstre et tombait dans le désespoir. Une nuit, le voyant désespéré, l’entendant crier qu’il était perdu, qu’on ne lui pardonnerait jamais, elle eut pitié de sa douleur, s’approcha de lui, et lui dit les larmes aux yeux : « Byron, tout est oublié; jamais, jamais je ne vous parlerai de ce qui vient de se passer. » Il se releva aussitôt, disait lady Byron à lady Barnard, croisa ses bras sur sa poitrine et se mit à rire. « Que veut dire cela? lui demanda-t-elle. — C’est une simple expérience philosophique, répondit-il. Je voulais simplement savoir ce que duraient vos résolutions. »

Qu’y a-t-il de vrai dans ces griefs? quelle transformation subissent les actes et les paroles de lord Byron en passant d’abord par la bouche de sa femme, puis sous la plume d’une amie de sa femme, trop attachée à celle-ci pour qu’on la croie impartiale? Lord Byron s’est défendu lui-même d’avoir adressé des paroles outrageantes à lady Byron le jour de son mariage; il déclare d’ailleurs que, telle qu’il la connaît, elle ne les aurait pas supportées un instant, et serait descendue sur-le-champ de voiture. Si sa femme avait été offensée et mise en défiance dès le début, pourquoi parlerait-il en écrivant à Moore de la bonne grâce naturelle que lady Byron apporte à l’origine dans les relations conjugales? Peut-être a-t-il été victime en cette circonstance de son goût pour la plaisanterie; à moins de le connaître à fond, on distinguait difficilement chez lui le sérieux du badinage; il aimait à se moquer de lui-même et de ceux qui l’écoutaient; il s’attribuait des vices qu’il n’avait jamais connus, des actions qu’il n’avait jamais faites, pour le simple plaisir de mystifier ses auditeurs. Rien ne l’amusait plus que de se représenter sous des couleurs étranges, de noircir sa conduite et son caractère, sauf à rire après coup dans l’intimité de la candeur de ses dupes. Lady Byron ne prit-elle pas au sérieux quelques mystifications de ce genre? Ne le crut-elle pas réellement criminel lorsqu’il n’avait que l’apparence du crime, n’eut-elle pas l’esprit assez fin pour distinguer l’homme du rôle, la réalité de la mise en scène? On serait tenté de croire qu’elle attacha trop d’importance à des écarts d’imagination auxquels les faits ne répondaient point. Quoi d’étonnant d’ailleurs qu’une personne réservée, d’un esprit exact et positif, peu disposée peut-être à plaisanter, n’ait pas compris le sel des plaisanteries fort blâmables que se permettait son mari! Il y a des sujets dont il ne faut point entretenir une femme, même en se jouant, quand ce ne serait que par respect pour soi et pour elle.

Lady Byron paraît avoir trouvé dans la conduite de lord Byron d’autres motifs plus réels de se plaindre de lui. On sait quelles étaient les irrégularités du poète avant le mariage; il ne s’astreignait à aucune habitude, ne savait ni se coucher ni se lever, ni manger à des heures déterminées. L’imprévu, le caprice, l’humeur du moment, disposaient de l’emploi de ses journées. Souvent il veillait toute la nuit, ne se couchait qu’au jour et ne se levait que dans l’après-dînée. Sa femme ne put obtenir de lui qu’il modifiât ce genre de vie. Elle en fut certainement offensée; elle souffrit surtout, dit-on, de ne prendre avec lui aucun repas en commun. Les heures où l’on se met à table sont des heures de joie, de liberté, de tête-à-tête affectueux pour un jeune ménage. Quand on a été séparé le reste du jour par les occupations du mari, c’est là qu’on se retrouve et que les cœurs s’épanchent. Byron mangeait à peine, à des heures irrégulières; la sobriété qu’il s’imposait par un effort de sa volonté s’accommodait mal du spectacle fréquent de l’appétit des autres, il aimait mieux éviter la tentation et la contagion de l’exemple. On dit de plus qu’il lui était désagréable de voir une femme manger, comme si une opération d’une nature si vulgaire ne convenait point à un être si délicat. Dès les premiers temps de son mariage, il laissait donc lady Byron prendre ses repas toute seule. Rien de plus triste pour une jeune femme, rien qui puisse la blesser davantage par un air de négligence auquel les plus raisonnables ne sont point insensibles. Lors même que lady Byron eût supporté sans se plaindre ce manque d’égards, pouvait-elle s’accoutumer aux irrégularités de son mari ? Tous les témoignages nous la représentent comme une personne méthodique, habituée à régler exactement l’emploi de son temps. Quand on aime l’ordre passionnément, on ne se résigne qu’avec une peine infinie au spectacle du désordre. Il suffit quelquefois de dissentimens moins graves pour désunir un ménage. Il y a des gens qui reviennent difficilement de leurs premières impressions; peut-être lady Byron ne se remit-elle jamais de la pénible surprise que lui avaient causée les excentricités de lord Byron. Tout le monde autour d’elle vivait autrement que son mari, lui seul faisait exception à la règle commune; si elle rêvait, comme tout le fait croire, une destinée calme, une vie régulièrement ordonnée, que ne dut-elle pas souffrir en se voyant déçue dans ses plus chères espérances ?

Une femme de cœur, attachée à ses devoirs et à ses affections, se résigne quelquefois à de douloureux sacrifices; elle peut au besoin s’oublier elle-même et renoncer à ses goûts, mais à la condition qu’on lui saura gré de son dévoûment, qu’on en profitera tout au moins, qu’elle sera récompensée de ce qu’elle sacrifie par le bonheur qu’on lui devra, dont il ne sera que juste de lui reporter le mérite. Si cette consolation lui est refusée, si les épreuves auxquelles elle se soumet ne rendent ni plus heureux ni moins triste l’homme à qui elle les offre, pourquoi se sacrifierait-elle sans profit pour personne? Tel fut, à ce qu’il semble, le raisonnement de lady Byron lorsqu’elle se sépara de son mari. Deux lettres d’elle, adressées l’une à la sœur de Byron, l’autre au poète lui-même, quoique ne renfermant aucun détail sur les motifs de la séparation, en indiquent cependant la cause générale. « Je rappellerai seulement, écrit-elle à mistress Leigh le 3 février 1816, l’insurmontable aversion de lord Byron pour le mariage, le désir et la détermination qu’il a toujours exprimés depuis le commencement de s’affranchir de ce lien, le trouvant, disait-il, absolument insupportable, quoiqu’il avouât avec candeur qu’aucun effort de devoir ni d’affection ne lui avait manqué de ma part. Il m’a trop péniblement convaincue que toutes les tentatives faites par moi pour contribuer à son bonheur étaient complètement inutiles et lui déplaisaient même extrêmement. » Quatre jours après, elle écrivait à lord Byron : « Vous savez ce que j’ai souffert, les sacrifices que j’aurais faits pour éviter cette extrémité (celle de la séparation), et quelles fortes preuves j’ai données de mon attachement au devoir, de mon affection, en supportant avec persévérance les épreuves les plus pénibles. En repassant sérieusement et sans passion dans mon esprit les misères dont j’ai fait l’expérience, presque sans intervalle, depuis le jour de mon mariage, je me suis en définitive déterminée à me séparer de vous... Vous êtes malheureusement disposé à considérer ce que vous possédez comme sans valeur, et ce que vous avez perdu comme hors de prix; mais rappelez-vous que vous vous déclariez vous-même très malheureux pendant que j’étais à vous. »

Lord Byron était donc mieux informé en réalité qu’il ne paraissait l’être des causes générales de la séparation. Il ne pouvait oublier non plus les accès de violence auxquels il s’était laissé emporter peu de temps avant les couches de lady Byron. La correspondance de celle-ci et de mistress Leigh nous révèle de tristes scènes d’intérieur. Byron, poursuivi par ses créanciers, hors d’état de les payer, exposé à des saisies domiciliaires et à de fréquentes humiliations, s’en prenait à son entourage, au lieu de s’en prendre à lui-même, du fâcheux état de ses affaires. Jamais peut-être, à aucune époque de sa vie, il ne fut plus irrité ni plus irritable que dans ces momens de crise domestique. Sa femme raconte de lui des traits de fureur tout à fait en désaccord avec ce que nous savons de sa bonne grâce habituelle dans ses relations d’amitié et dans ses relations d’amour. Une nuit qu’au nom de la loi un huissier occupait son appartement, il quitta lady Byron comme un forcené, accusant sa femme de l’avoir épousé malgré lui, se déclarant affranchi de tout devoir envers elle, la rendant responsable des actes de désespoir auxquels il menaçait de se livrer. Le moins qu’il pût faire, disait-il, serait de sortir de la maison et de noyer ses chagrins dans l’ivresse. La clairvoyance naturelle et la pénétration acquise de lady Byron ne lui permettaient de s’abuser ni sur l’état de son mari ni sur la difficulté d’y remédier. Elle attribuait son malheur à son goût pour les émotions fortes, à son désir de varier par une série de coups de théâtre la monotonie de l’existence. Il a besoin de se fuir, disait-elle, d’échapper au trouble de ses pensées; il ne le peut qu’à force de stimulans. C’est pour cela qu’il aime à tourmenter les autres, à jouer et à boire. Est-ce son corps, est-ce son esprit qui est malade? se demandait-elle avec le sang-froid d’un médecin. Après l’avoir longtemps observé, elle le croyait surtout en proie à l’ennui; mais, suivant elle, cette maladie morale n’était que la conséquence d’un malaise physique, d’un trouble habituel de l’estomac causé par des alternatives d’abstinence et d’excès. Elle n’y connaissait qu’un remède, la distraction; mais les distractions que préférait lord Byron aggravaient son mal au lieu de le guérir. « Je sais comment tout cela finira, si la maladie augmente, » disait-elle à mistress Leigh. Elle paraît avoir cru dès ce moment-là que l’agitation d’esprit de lord Byron aboutirait nécessairement à la folie. Peu de temps avant d’accoucher, elle passait ses nuits à ruminer ces sombres pressentimens qui prirent chez elle le caractère d’une idée fixe. Une femme vraiment tendre aurait-elle poussé si loin l’esprit d’analyse et soumis l’être aimé à une aussi minutieuse dissection? On sent ici un peu de sécheresse sous la sagacité implacable de l’observation. Les raisonnemens de lady Byron ont la froideur d’une déduction logique ou d’un diagnostic médical. Quand on aime, on observe moins librement, on juge moins sévèrement les défauts des autres; on trouve toujours pour eux au fond du cœur quelque excuse ou quelque espérance.

L’histoire de la séparation se trouve ainsi écrite dans les premières confidences que lady Byron adresse à mistress Leigh et à lady Barnard. Après avoir entendu la plaidoirie de la femme, il serait nécessaire, avant de se prononcer, de donner la parole au mari. Lord Byron avait écrit des mémoires; il y racontait en détail ce qui s’était passé entre lui et lady Byron, il avait même poussé le scrupule jusqu’à prier sa femme de prendre connaissance de son récit pour en rectifier au besoin les erreurs. Lady Byron refusa de lire le manuscrit, exprima le désir qu’il ne fût point publié et obtint qu’on le détruisît après la mort du poète. Il nous reste par conséquent peu d’informations précises sur les incidens domestiques que lord Byron aurait pu invoquer pour sa défense, encore moins sur ses propres griefs. Dans les premiers momens de la séparation, il ménagea beaucoup lady Byron, se donna tous les torts et pria ses amis de ne jamais le défendre aux dépens du caractère de sa femme. Plus tard, aigri par la durée d’un ressentiment qu’il avait espéré apaiser, il garda moins de réserve et s’expliqua à son tour. Ces explications ne nous parviennent malheureusement que sous une forme indirecte, par des intermédiaires dont rien ne nous garantit ni la véracité ni l’intelligence. Quelle foi ajouterons-nous par exemple aux conversations que nous rapportent Medwin et lady Blessington? D’après quelques témoignages, confirmés d’ailleurs par une pièce de vers sanglante, le poète accusait surtout mistress Clermont, femme de charge ou dame de compagnie attachée à la personne de lady Byron, d’avoir envenimé les rapports entre lui et sa femme. C’est d’elle qu’il nous a laissé cet immortel portrait : «née au grenier, nourrie dans la cuisine, de là promue en grade, appelée à orner la tête de sa maîtresse, puis, — pour quelques gracieux services, qu’on ne nomme pas et qu’on ne peut deviner qu’au salaire, — élevée de la toilette, à la table, où ceux qui valent mieux qu’elle s’étonnent de se voir derrière sa chaise; d’un œil impassible, d’un front qui ne rougit pas, elle dîne dans l’assiette qu’autrefois elle lavait. » Suivant Medwin, lady Byron, poussée par mistress Clermont, aurait forcé le secrétaire de son mari et y aurait saisi des lettres d’amour, adressées à lord Byron antérieurement à son mariage, qu’elle aurait eu l’infamie d’envoyer elle-même au mari de la femme qui les avait écrites. Une telle action serait absolument injustifiable; si la jalousie explique, la violation d’un secret aussi sacré que celui d’une lettre, elle ne saurait servir d’excuse à une basse vengeance. Capable d’un trait de ce genre, lady Byron ne mériterait aucun intérêt. D’ordinaire les reproches que lui adresse lord Byron sont d’une nature moins grave ; il insiste surtout, en parlant d’elle, sur les habitudes méthodiques et compassées qui lui ôtaient la grâce de la jeunesse. Elle se gouvernait en tout d’après des principes fixes, avec une confiance absolue dans les règles qu’elle se traçait; comme le font souvent les esprits positifs, elle appliquait avec une rare intrépidité les procédés rigoureux des sciences exactes aux plus délicates analyses du cœur humain, ne tenant compte ni du caprice, ni de la fantaisie, ni des droits de l’imagination, ramenant tout à des formules ou à des syllogismes. Elle eût été mieux à sa place dans une chaire de l’université de Cambridge, disait Byron, que dans la maison d’un poète. Si ce portrait est vrai ou du moins paraissait vrai à celui qui le trace, quoi d’étonnant que deux natures si dissemblables se soient si mal accordées ?

Lady Byron, telle que nous la représente son mari, était-elle tenue de supporter la vie dans des conditions si douloureuses pour elle, de sacrifier ses goûts, ses habitudes et jusqu’à ses plus chères convictions à la paix du ménage? Personne ne l’a prétendu, pas même lord Byron, tout intéressé qu’il fût à lui découvrir des torts. Si la vie lui paraissait insupportable sous le toit conjugal, si les procédés de son mari l’avaient détachée de lui sans retour, son droit de le quitter était incontestable. Lord Byron ne pouvait ni la retenir malgré elle, ni la forcer à subir sa présence. Avait-elle néanmoins rempli tous ses devoirs après avoir assuré la tranquillité de sa vie et mis son honneur en sûreté sous le toit de son père ? Ne devait-elle rien de plus à l’homme illustre qui l’avait tirée de la foule pour lui faire partager la célébrité de son nom ? La vie privée d’un grand écrivain ne peut se dérober à la curiosité publique; lady Byron savait que son départ de la maison conjugale serait bientôt le sujet de tous les entretiens. N’y avait-il pas de sa part quelques précautions à prendre pour que la médisance ne s’emparât point de cet événement et n’en grossît pas les proportions? Qu’elle songeât d’abord à elle-même, à son repos, à celui de sa famille, rien de mieux; mais l’honneur de son mari, l’honneur du père de son enfant ne méritait-il pas qu’elle en prît soin ? Si le lendemain de la séparation le nom qu’elle portait allait être livré à toutes les insultes et à toutes les calomnies, n’avait-elle pas sa part de responsabilité dans ce déchaînement de l’opinion publique? Sa propre réputation mise à couvert, celle de lord Byron lui devenait-elle indifférente? On la justifiera difficilement de s’être placée à un point de vue tout personnel sans songer aux conséquences qu’entraînait pour un autre une séparation qu’il ne dépendait pas d’elle de tenir secrète.

En se séparant de lord Byron comme elle le fit, elle ne se bornait pas à reconquérir sa liberté, — ce qui était son droit, — elle attirait sur la tête de son mari un châtiment qui dépassait la mesure d’un désaccord domestique, et qu’une femme plus généreuse eût eu à cœur de lui épargner. Lorsqu’on vit une personne aussi estimée que lady Byron, une jeune mère que l’on citait comme un modèle de vertu, quitter la maison conjugale, lorsqu’on la vit surtout garder un silence systématique sur les causes de son départ, on en conclut que les fautes de son mari étaient trop graves pour être révélées. On ne se contenta point de la plaindre, on accusa le coupable qui la réduisait à cette extrémité d’avoir commis des crimes que sa générosité l’empêchait de nommer. Plus lady Byron fut réservée, plus cette réserve accabla lord Byron. En refusant de s’expliquer sur les motifs qui l’éloignaient de lui, elle autorisa contre l’homme qu’elle abandonnait les accusations les plus odieuses. Celles-ci ne se firent pas attendre; un événement fort simple et assez commun, une brouille de ménage., fut transformée par l’opinion en un mystère d’iniquité. On écrivit des pamphlets, on publia des caricatures où le poète, la veille encore si admiré et si populaire, était désigné à l’indignation publique. Sifflé lorsqu’il se rendit à la chambre des lords, insulté dans les rues, n’osant se montrer au théâtre, lord Byron se vit chassé d’Angleterre sans qu’aucun grief positif fût articulé contre lui, sans que ses accusateurs se fussent mis d’accord sur les reproches qu’ils lui adressaient. Il rappelait lui-même avec ironie que la presse anglaise, avant de recueillir une seule information sérieuse sur la nature de ses démêlés domestiques, au premier bruit de la séparation, l’avait chargé de tous les crimes, et comparé successivement à Néron, à Epicure, à Caligula, à Héliogabale, à Henri VIII. Lady Byron, qui avait déchaîné cette tempête d’invectives, eût pu la conjurer d’un mot. Elle n’avait besoin pour cela ni de se remettre entre les mains de son mari, ni de se prêter à une réconciliation que sa dignité repoussait; il lui eût suffi de déclarer qu’elle ne reconnaissait à personne le droit d’interpréter et de juger la conduite de lord Byron, qu’elle seule était juge de leurs différends, et que, si l’affection avait pu subir quelque atteinte dans les querelles du ménage, l’estime du moins demeurait entière et réciproque. Ces simples paroles, qu’une femme de cœur n’eût pas hésité à prononcer dans une circonstance si douloureuse, eussent fermé la bouche aux calomniateurs. Lady Byron avait d’autant plus de motifs de parler que son mari ne s’exprimait sur son compte qu’avec les plus grands égards, ne lui reprochait aucun tort, et ne voulait à aucun prix que sa défense personnelle se tournât en accusation contre elle. Un tel exemple de courtoisie méritait d’être compris et imité.

Même dans cette pièce de vers que lord Byron écrivit avant de quitter son pays, qui lui fut inspirée par un retour douloureux sur le passé, une nuit où, en se promenant à travers les chambres solitaires de sa maison de Londres, il aperçut au fond d’un cabinet des parures, des robes, des objets de femme, où le souvenir de celle qu’il avait perdue vint se présenter à sa pensée avec une telle force que ses yeux se mouillèrent de larmes, il n’accusa que lui-même et ne laissa percer qu’une tristesse sans colère. « Adieu! lui disait-il, et si c’est pour toujours, eh bien ! pour toujours adieu ! Quoique tu sois sans pardon, jamais mon cœur ne se révoltera contre toi. Ah! si ce cœur était à nu devant toi, ce cœur où ta tête reposa si souvent lorsque descendait sur toi le sommeil paisible que tu ne connaîtras plus désormais! Ah! si ce cœur percé à jour par toi pouvait dévoiler ses plus intimes pensées, tu découvrirais à la fin que ce n’était pas bien de le mépriser ainsi. Dût le monde t’approuver, dût-il sourire à tes coups, ses louanges doivent t’offenser lorsqu’elles se fondent sur les douleurs d’autrui. Quoique beaucoup de défauts m’aient défiguré, ne pouvait-on trouver pour m’infliger une blessure incurable un autre bras que celui qui m’enlaçait autrefois? » Après l’époux, le père parle à son tour. « Quand les petites mains de ma fille te presseront, quand ses lèvres toucheront les tiennes, pense à celui dont la prière te bénira, pense à celui que ton amour eût béni ! »

Cette plainte touchante, qui attendrissait Mme de Staël, n’arracha pas une parole de pitié des lèvres fermées de lady Byron. Muette pendant que son mari vivait, elle ne rompit le silence qu’après la mort du poète, lorsqu’il n’était plus là pour se défendre. Rassurée par la destruction des mémoires qu’elle avait contribué à obtenir de la faiblesse de Moore, elle s’autorisa de la publication de la Vie de Byron pour sortir de la réserve qu’elle avait gardée jusque-là et qu’il n’avait jamais été si nécessaire d’observer. Sous prétexte que Moore mettait en cause ses parens en attribuant à leur influence la désunion du ménage, elle revendiqua pour elle seule la responsabilité de la séparation, et en expliqua pour la première fois au public les motifs généraux. En se séparant de son mari, disait-elle, elle le croyait atteint d’aliénation mentale; les scènes dont elle avait été le témoin et la victime dans son intérieur lui faisaient craindre qu’il n’eût perdu la raison. Elle assurait même que la famille de lord Byron et le domestique qui le servait avaient donné à entendre que dans un accès de désespoir il pourrait mettre fin à ses jours. C’est d’après le conseil d’un médecin, pour ne pas irriter son mal, qu’elle l’avait quitté avec l’apparence de la tendresse et lui avait écrit affectueusement. Une fois en sûreté sous le toit de ses parens, le principal souci de lady Byron fut de s’assurer de l’état réel de son mari. Si elle avait eu affaire à un fou, comme elle le supposait, elle ne pouvait ni conserver aucun ressentiment de ses procédés, ni se détacher de lui ; son devoir était de ne rien négliger pour le soigner et pour le guérir. Elle prit donc des informations dans l’entourage de lord Byron sur sa manière d’agir, et le fit même visiter par un médecin accompagné d’un homme de loi, afin de savoir si les craintes qu’elle rapportait de Londres se confirmaient. Le témoignage de ces deux personnes et les renseignemens qu’elle reçut d’autre part ne lui permirent plus de croire à la folie. On lui garantit que son mari n’était pas fou. Aussitôt sa conduite changea; la pitié qu’elle avait ressentie pour un malade fit place à l’indignation; lorsqu’elle se rappela ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait entendu et souffert, elle n’éprouva plus que de l’éloignement pour le domicile conjugal. Elle déclara dès lors à ses parens qu’elle ne retournerait à aucun prix auprès de lord Byron. C’est ce qui explique, suivant elle, pourquoi lord Byron, invité d’abord par sa belle-mère à rejoindre sa femme à la campagne, fut ensuite averti par son beau-père que sa femme se séparait de lui. La première lettre, datée du 17 janvier, s’adressait à un malade qu’il fallait ménager; la seconde, datée du 2 février, s’adressait à un coupable qui ne méritait plus de ménagemens. Encore avait-elle pris la précaution de dissimuler à ses parens une partie de ses griefs.

Pour attester la vérité de cette explication, lady Byron invoqua et publia le témoignage d’une personne exactement informée de ses malheurs. Le docteur Lushington, invité par elle à rappeler publiquement ce qui s’était passé, affirma qu’il avait d’abord conseillé une réconciliation, un rapprochement des deux époux, mais qu’ayant ensuite appris de lady Byron ce qu’elle reprochait à son mari et ce que ses parens eux-mêmes ignoraient, il avait jugé impossible qu’on se réconciliât; si même, ajoutait-il, on eût songé à reprendre la vie commune, je n’eusse pu en aucun cas m’y prêter! Voilà une charge bien grave. Quelles sont donc les actions que Byron a commises, que la folie excuserait, mais qui deviennent inexcusables de la part d’un homme de bon sens? Le vague même de l’accusation en augmente la gravité en faisant naître dans l’esprit les suppositions les moins favorables à l’accusé. N’est-ce pas abuser du droit de la défense que de jeter de tels soupçons sur la tombe d’un mort, après avoir enlevé à ses amis les moyens de le justifier? Etait-il juste de lui refuser si longtemps l’explication qu’il demandait pour la différer jusqu’à l’heure où il ne pouvait plus y répondre? En gardant le silence pendant que son mari vivait, en insistant pour que la justification de lord Byron ne fût pas publiée, lady Byron ne s’interdisait-elle pas la faculté de l’accuser? Le soin qu’elle prend de la réputation de ses parens peut-il lui faire oublier le respect qu’elle doit à une autre mémoire?


III.

Silencieuse tant qu’on la sommait de s’expliquer, lady Byron s’expliqua lorsqu’on ne lui demandait plus que le silence. La première confession qu’elle fit au public anglais et que Moore inséra dans la seconde édition de la Vie de Byron préparait les confidences infiniment plus graves que devait faire un jour en son nom mistress Beecher Stowe. En 1830, en imputant à son mari des torts impardonnables, sans en indiquer la nature, elle laissait planer sur lui des soupçons odieux; en 1869, mistress Beecher Stowe, dans un article d’une revue américaine que reproduisit avec fracas une revue anglaise, précisa l’accusation. Il ne s’agissait de rien moins que du crime d’inceste. Le célèbre romancier américain disait tenir de lady Byron elle-même que celle-ci avait quitté la maison conjugale après avoir découvert une liaison criminelle entre son mari et la sœur aînée de son mari, Augusta, femme du colonel Leigh. On comprend l’émotion que produisit en Angleterre une révélation si inattendue. La célébrité du personnage mis en cause, l’énormité du crime, la réputation dont jouissait mistress Beecher Stowe, excitèrent au plus haut degré la curiosité publique. Une ardente controverse s’engagea dans toute la presse anglaise. A la surprise des premiers jours succéda généralement, malgré la bonne opinion qu’on avait de l’accusatrice et la mauvaise renommée de l’accusé, un vif sentiment d’incrédulité. Les objections s’élevèrent de toutes parts. L’inceste suppose deux coupables; en admettant que lord Byron fût assez dépravé pour essayer de séduire sa sœur, y avait-il une raison de croire que celle-ci eût pu accepter des liens si criminels? Comment avait vécu la prétendue complice du poète? Était-ce une de ces femmes dont la conduite légère autorise de tels soupçons? La biographie de mistress Augusta Leigh, recomposée avec soin par la curiosité publique, ne fournit aucune preuve à l’appui de l’accusation dont mistress Beecher Stowe accablait sa mémoire. Attachée à la cour comme dame d’honneur, femme d’un officier que le prince régent admettait dans son intimité, mère de sept enfans, la sœur de lord Byron n’avait jamais attiré l’attention que par le soin avec lequel elle remplissait ses devoirs. On ne trouvait dans sa vie aucune apparence de coquetterie, aucune trace de désaccord entre elle et son mari. Plus âgée de six ans que son frère, déjà mariée quand il n’était encore qu’un jeune homme de dix-neuf ans, très longtemps séparée de lui, à quel moment eût-elle pu lui inspirer une passion coupable? Était-ce lorsqu’il revint d’Orient, pendant son séjour à Londres, qu’une plus grande intimité s’établit entre les deux enfans du même père? Mais mistress Leigh, timide et réservée, d’une figure peu attrayante, pouvait-elle séduire un jeune homme dont tant de femmes belles et spirituelles se disputaient le cœur, qui fuyait plutôt qu’il ne recherchait les émotions de l’amour? On savait qu’il allait se reposer auprès d’elle des fatigues d’une vie dissipée, qu’elle l’accueillait avec l’indulgence d’une sœur aînée, presque d’une mère, qu’elle n’usait de son ascendant sur lui que pour le modérer dans les passions et le consoler dans les chagrins. Qui donc osait transformer après coup des relations si naturelles et si dignes de respect en une liaison criminelle? Parmi les anciens amis de mistress Leigh, il n’y eut qu’un cri d’indignation à la nouvelle du crime qu’on lui imputait.

En même temps l’enquête minutieuse à laquelle on se livra de nouveau sur les motifs qu’avait eus lady Byron de se séparer de son mari fit ressortir l’invraisemblance de ce qu’avançait mistress Beecher Stowe. On retrouva les pièces essentielles du procès, on établit qu’au mois de mars 1816 les amis des deux époux avaient essayé de les rapprocher, que dans cette circonstance lord Broughton (Hobhouse) agissait au nom de lord Byron, et M. Wilmot Horton au nom de sa femme, que lord Broughton avait demandé tout d’abord au représentant de lady Byron de désavouer, avant toute négociation, les calomnies qui circulaient dans le monde sur le compte de son ami. Il s’était mis, disait-il lui-même, l’esprit à la torture pour se rappeler tous les crimes qu’on attribuait à lord Byron, pour en inventer au besoin; chaque fois qu’il produisait une accusation nouvelle, il demandait aussitôt à M. Wilmot Horton : Croyez-vous que ce soit vrai? Le représentant de lady Byron répondait invariablement : Nous ne le croyons pas. On sait aujourd’hui que le crime d’inceste fut alors cité comme une des mille calomnies qui se répétaient sur le compte du poète, et que M. Wilmot Horton repoussa cette accusation. D’autres preuves s’ajoutèrent encore à un témoignage si formel. On publia les lettres que lady Byron adressait à mistress Leigh avant et après la séparation, on n’y découvrit que des témoignages d’affection et de confiance. Une étroite amitié régnait entre les deux belles-sœurs; dans les derniers mois que lady Byron passa sous le toit de son mari, c’est à mistress Leigh qu’elle raconte ses chagrins, c’est sur mistress Leigh qu’elle compte pour apaiser les colères, pour dissiper les tristesses de Byron. Entre le mari et la femme déjà désunis et irrités, cette sœur secourable joue le rôle de confidente, elle essaie vainement de rapprocher deux cœurs qui s’aigrissent. Lorsque lady Byron a quitté la maison conjugale pour n’y plus rentrer, c’est elle encore qui sert d’intermédiaire entre les deux époux. Byron la charge d’obtenir de sa femme l’explication de ce départ. C’est par ses mains que passe la courte et décisive réponse de lady Byron. De telles relations eussent-elles été possibles entre les deux belles-sœurs, si, comme le prétend mistress Beecher Stowe, lady Byron, avant de quitter son mari, eût surpris celui-ci en flagrant délit d’inceste? Eût-elle consenti dans ce cas à laisser baptiser sa fille sous le nom d’Augusta, qui était celui de mistress Leigh? Après que lord Byron eut quitté l’Angleterre, fût-elle allée passer les mois de septembre 1816 chez sa belle-sœur? eût-elle entretenu pendant quinze ans des rapports affectueux avec cette dernière? La confiance était telle entre la femme et la sœur de Byron que toutes les lettres adressées par lui de Suisse, d’Italie ou de Grèce à mistress Leigh furent communiquées par celle-ci à lady Byron, qui en garda copie. Y a-t-il rien de moins équivoque que cette conduite du frère et de la sœur, rien qui ressemble moins à une liaison criminelle? Lord Byron et mistress Leigh se brouillèrent cependant en 1830, mais pour des motifs absolument étrangers à l’horrible accusation que mistress Beecher Stowe fait peser sur l’une d’elles.

Que reste-t-il après cela du roman à sensation que l’Amérique envoyait en Angleterre avec tant de fracas dans le courant de l’année 1869? En admettant que lady Byron, vieillie et livrée peut-être aux hallucinations du mysticisme, eût choisi pour confidente mistress Beecher Stowe, qu’elle connaissait à peine, quelle foi ajouter à des paroles démenties d’avance par tant de témoignages écrits de la main même de lady Byron, et par tant d’actes de sa vie? On opposa tout de suite aux confidences d’une mourante assiégée de visions ce qu’elle avait dit, ce qu’elle avait écrit, ce qu’elle avait fait pendant les années qui suivirent la séparation, lorsque ses souvenirs étaient encore récens, lorsque son esprit avait gardé sa fraîcheur. Le récit de mistress Beecher Stowe faisait naître une autre objection ; on y reconnaissait l’habitude des procédés romanesques, la recherche des effets violens obtenus à tout prix. Ce défaut fut surtout sensible dans la seconde version qu’elle publia des confidences de lady Byron pour répondre à la vigoureuse argumentation de la presse anglaise. Elle trahit l’embarras où l’avaient jetée ses adversaires par la mise en scène qu’elle déploya pour les réfuter. Si elle avait eu au début quelque souci de la vérité, il fut évident qu’elle ne songeait plus après coup qu’à surprendre les imaginations et à ébranler les nerfs de ses lecteurs. Elle nous représente lady Byron, très émue et très pâle, faisant effort pour parler, mais s’exprimant néanmoins avec une solennité terrible, comme on le fait sur un lit de mort, et retombant épuisée après avoir révélé le crime de son mari. La manière dont l’inceste a été découvert est encore plus invraisemblable que le fait en lui-même. Dans le récit que nous en donne mistress Beecher Stowe, tout est calculé pour l’effet; mais l’effet ne peut s’obtenir qu’auprès d’un public crédule. Une nuit, raconte-t-elle naïvement, lady Byron vit son mari traiter mistress Leigh avec une telle familiarité qu’elle en fut choquée et surprise; frappé de son trouble, Byron s’approcha d’elle et lui dit avec ironie : « Je suppose que vous vous apercevez qu’on n’a pas besoin de vous ici. Allez dans votre chambre et laissez-nous seuls. Nous nous amuserons mieux sans vous. » La malheureuse femme se retira en tremblant, tomba à genoux et pria le ciel d’avoir pitié des coupables. D’ordinaire les grands criminels se cachent, ils accomplissent leurs forfaits dans l’ombre, sans témoins. Mistress Beecher Stowe a changé tout cela. D’après son récit, Byron fait parade de l’inceste devant la personne qu’il a le plus d’intérêt à tromper. Une sœur ose se donner à son frère sous les yeux de la femme de celui-ci, et la femme outragée entretient pendant quinze ans avec celle qui l’outrage les relations les plus affectueuses. Dans quel monde corrompu et extravagant se passent de telles aventures ? Est-ce là une peinture vraisemblable de la réalité ou le produit d’une imagination qui s’échauffe pour émouvoir le lecteur? Une autre scène de roman nous fait assister aux derniers adieux de lord et de lady Byron. D’après mistress Beecher Stowe, ce n’est pas lady Byron qui s’éloigne volontairement de la maison conjugale, c’est son mari qui la chasse pour n’être pas témoin de ses reproches silencieux, de ses larmes, de ses prières. Le jour du départ, la pauvre femme passait devant la chambre de Byron, qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs jours; elle s’arrêta pour caresser l’épagneul de son mari, couché à la porte, et ne put s’empêcher d’envier le sort de cette pauvre créature, qui, elle du moins, avait le privilège de rester auprès de Byron et de veiller sur lui. Après un moment d’angoisse, elle entra dans la chambre, où elle trouva les deux coupables assis près l’un de l’autre, dit adieu à Byron et lui tendit la main. Byron, pour toute réponse, mit ses mains derrière son dos, et, reculant un peu, comme pour mieux embrasser d’un même regard les deux belles-sœurs, s’écria avec un sourire sardonique : « Quand nous trouverons-nous de nouveau tous trois réunis? — Dans le ciel, j’en ai l’espoir, » répondit lady Byron, et ce furent les derniers mots qu’elle adressa à son mari sur la terre.

Cette invention d’un rendez-vous dans le ciel, donné par la femme trahie au couple incestueux qui la trompe, a exposé mistress Beecher Stowe aux railleries trop méritées de la presse anglaise. Le romancier, en quête d’émotions, ne s’aperçoit pas qu’à force de vouloir rendre lady Byron intéressante il finit par la rendre méprisable. C’est le lendemain d’une telle scène, après avoir subi cette indignité de la part de son mari, que lady Byron lui aurait écrit en route la lettre affectueuse que l’on connaît et l’aurait fait prier par sa mère d’aller la rejoindre chez ses parens. Heureusement pour la mémoire de lady Byron, son propre témoignage, sa correspondance et les notes rectificatives qu’elle adressait à Moore en 1830 ne laissent rien subsister de l’échafaudage romanesque qu’élève si péniblement mistress Beecher Stowe. Celle-ci du reste, dès que son récit fut connu en Angleterre, reçut des personnes les plus autorisées de formels démentis. Les hommes d’affaires de la famille et des représentans de lady Byron déclarèrent officiellement que la publication américaine n’offrait aucun caractère d’authenticité, et que pour leur part ils n’en pouvaient accepter le contenu. Mistress Beecher Stowe prétendait non-seulement avoir recueilli des confidences orales, mais avoir tenu entre ses mains un récit des causes de la séparation écrit de la main même de lady Byron. Lord Wentworth, petit-fils de lord et de lady Byron, répondit catégoriquement qu’on avait découvert en effet, parmi les papiers de sa grand’mère, un manuscrit relatif à cette question, mais qu’il ne s’y trouvait aucune charge d’une nature aussi grave que celle dont parlait mistress Beecher Stowe, et que diverses lettres de lady Byron démentaient, à sa connaissance, l’accusation d’inceste. Il ne s’arrêtait pas à relever les inexactitudes de détail que contenait le récit américain ; il n’y voyait pour sa part qu’un long tissu d’erreurs.

On s’étonne qu’un écrivain de mérite ait compromis de gaîté de cœur la réputation que lui avait value en Europe un ouvrage éloquent et consacré à une noble cause, en s’engageant avec tant de légèreté et si peu de profit pour personne dans une campagne scandaleuse contre une grande mémoire. Lors même que mistress Beecher Stowe eût cru Byron coupable du crime dont elle l’accusait, fallait-il le condamner sur le simple témoignage de la personne la plus intéressée à lui nuire; ne fallait-il pas se défier de la partialité de lady Byron dans sa propre cause et des habitudes mystiques qu’on lui connaissait? Une femme exaltée, qui se croyait en relation avec les êtres surnaturels et invoquait volontiers les esprits célestes, était-elle un témoin digne de foi dans un procès aussi grave? Comment un écrivain qui se respecte n’a-t-il pas reculé devant la pensée de déshonorer sans preuves le plus grand poète de l’Angleterre moderne? Si mistress Beecher Stowe, avant de publier son réquisitoire, eût simplement pris la peine de relire avec soin les pièces de vers que Byron adresse à mistress Leigh, elle y eût trouvé la réfutation la plus convaincante du récit qu’elle préparait, à moins qu’elle n’eût déjà perdu, outre la notion exacte de la délicatesse morale, le sentiment vrai des beautés littéraires. N’est-ce pas faire injure au poète et montrer en même temps peu de sagacité que de ne pas reconnaître parmi les sentimens factices qu’il a si souvent exprimés les accens les plus purs et les plus sincères qui soient sortis de son cœur? Le chaste langage de l’amitié fraternelle peut-il se confondre avec les transports cyniques d’un amour incestueux? Un frère oserait-il d’ailleurs adresser publiquement à sa sœur une déclaration amoureuse? La meilleure preuve de l’innocence des relations que Byron entretenait avec mistress Leigh n’est-elle pas la publicité qu’il leur donne? Ne prend-il pas en quelque sorte l’Angleterre à témoin de la pureté de ses sentimens lorsqu’il écrit ces touchantes paroles : « Ma sœur, ma douce sœur, s’il était un nom plus cher et plus pur, ce nom serait le tien. Des montagnes et des mers nous séparent; mais ce ne sont pas des pleurs que je demande, c’est une tendresse qui réponde à la mienne. En quelque lieu que j’aille, pour moi tu es toujours la même, ma sœur unique et bien-aimée; dans ton cœur, je sais que je suis en sûreté, comme tu l’es dans le mien. Nous avons été et nous sommes des êtres qui ne peuvent renoncer l’un à l’autre; réunis ou séparés, nous sommes toujours de même; depuis le commencement de la vie jusqu’à son lent déclin, nous sommes enlacés. Que la mort vienne lentement ou vite, le lien qui s’est formé le premier dure aussi le dernier. » Quoique l’opinion publique fût hostile à Byron, nul ne songea parmi ses contemporains à interpréter contre lui dans un sens criminel l’expression si délicate d’un sentiment respectable. Mistress Beecher Stowe lui fera-t-elle un crime de n’avoir jamais parlé de sa sœur à ses amis que dans les termes les plus affectueux? Est-il étonnant qu’orphelin de bonne heure, plus tard séparé de sa femme et de son enfant, il ait concentré ses affections sur la seule personne qui lui tenait lieu de famille?

Quels motifs ont donc pu entraîner dans cette triste mésaventure littéraire un écrivain qui se pique de moralité, une femme connue jusque-là par la générosité de ses sentimens? Si l’on en croit la presse américaine et la presse anglaise, tous ces motifs ne sont pas de ceux que l’on avoue. En rendant justice au caractère honorable de mistress Beecher Stowe, l’opinion publique l’accuse généralement, elle et tous les membres de sa famille, d’aimer le bruit, d’assiéger les journaux et de rechercher l’occasion de faire parler d’elle à tout prix; on lui reproche même, ainsi qu’à tous les siens, de recourir à des procédés qui sentent le charlatanisme. Il ne lui déplaît pas, dit-on, d’avoir des amis qui répandent à son sujet de fausses nouvelles pour se donner le plaisir de les rectifier et d’appeler de nouveau sur sa personne l’attention publique. Un journal annonce-t-il qu’elle prépare un livre sur la cuisine sans savoir comment on la fait, elle relève aussitôt cette allégation comme un outrage et saisit habilement le prétexte qu’on lui offre de faire connaître au monde ses talens culinaires. Avec de telles dispositions d’esprit, et dans le pays du humbug, mistress Beecher Stowe éprouva sans doute moins de scrupules qu’on ne se l’imagine en Europe à publier un récit qui devait rajeunir la popularité de son nom. L’Amérique, l’Angleterre, allaient encore une fois s’occuper d’elle; elle redeviendrait le sujet de tous les entretiens, le point de mire de tous les regards. Qu’importait un peu de scandale, pourvu que son œuvre fît sensation et lui valût des milliers de lecteurs ?

Une pieuse pensée la rassurait d’ailleurs; elle croyait, comme elle le dit elle-même, servir la cause de la morale en réfutant une apologie de Byron qui se colportait partout en Amérique, se vendait dans toutes les gares et transformait en vertus les faiblesses d’un homme de génie. C’était le moment où venaient de paraître les mémoires de la comtesse Guiccioli, écrits naturellement en l’honneur du poète qui l’avait tant aimée. Mistress Beecher Stowe s’indigna que la maîtresse de Byron eût l’audace de célébrer les qualités de son amant et poussât le mépris de l’opinion jusqu’à juger avec sévérité la conduite de lady Byron. Son amitié pour cette dernière, son zèle pour la vertu, s’échauffèrent en même temps; elle craignit que l’ouvrage de la comtesse Guiccioli ne rendît le mari trop intéressant, la femme trop odieuse, et ne réveillât l’admiration de la jeunesse américaine pour les œuvres immorales du poète. Elle prit aussitôt la plume avec autant d’ardeur que s’il s’était agi de conjurer un véritable danger public. Le mal n’était pas si pressant, ni le livre de Mme Guiccioli si redoutable : on n’y trouvait presque rien qui n’eût déjà été raconté par d’autres ; il y était peu question de lady Byron. Le public avait-il réellement besoin que mistress Beecher Stowe le mît en garde contre ce que disait de la femme légitime la maîtresse du mari ? L’amie de lady Byron ne s’en crut pas moins obligée de prendre sa défense ; pour ôter tout crédit aux assertions de la comtesse Guiccioli, elle n’hésita point à révéler l’horrible secret qui lui avait été confié treize ans auparavant. Le péril lui parut si grand, elle se décida si vite, qu’elle ne relut même pas la biographie de Byron ; dans sa précipitation, elle commit d’étranges erreurs, ironiquement relevées depuis par la presse anglaise, et parla d’événemens qu’elle connaissait à peine avec autant de confiance que si elle les eût connus à fond. Ne fallait-il pas venir en aide à la vertu opprimée ? ne fallait-il pas surtout plaider la cause des femmes ? Dans un pays où les femmes exercent sur les hommes un empire illimité, pouvait-on laisser imprimer que lady Byron avait plus de torts envers son mari que celui-ci n’en avait envers elle ? S’il y avait eu un démêlé entre le mari et la femme, n’était-ce pas nécessairement la femme qui avait raison, le mari qui était criminel ? L’honneur de son sexe imposait à mistress Beecher Stowe l’obligation de combattre pour la défense du droit, de la vérité, de la justice. Elle poussa le cri de ralliement, elle appela à la rescousse tous les combattans de la bonne cause. Il ne s’agissait pas seulement pour elle de la réputation d’une personne chère, il s’agissait de la renommée de galanterie chevaleresque que les Américains ont conquise, et qu’il leur importe de conserver. Une chrétienne, une sainte était calomniée ; n’est-ce point en Amérique, sur cette terre où les mœurs entourent chaque femme de la protection et du respect de tous, qu’elle devait trouver ses plus ardens avocats ? On dirait qu’en soutenant les intérêts de lady Byron, mistress Beecher Stowe entreprend une croisade patriotique et religieuse ; un prédicateur populaire, un entrepreneur de manifestations publiques, ne parleraient pas autrement, avec plus d’emphase et d’assurance, aux populations assemblées. « Mes concitoyens d’Amérique, s’écrie-t-elle,… j’ai foi en vous, je mets mon orgueil en mes compatriotes comme en des hommes auprès desquels, plus qu’auprès de tous les autres, la cause d’une femme est sûre et sacrée… Quel intérêt avons-nous, vous ou moi, mon frère et ma sœur, dans cette courte vie, à dire autre chose que la vérité ? La vérité, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme, n’est-elle pas le fondement sur lequel tout repose ? Chacun de vous, qui doit un jour rendre isolément ses comptes à Dieu, n’a-t-il pas un intérêt à connaître l’exacte vérité en cette matière, un devoir à remplir en ce qui regarde la vérité? » Une œuvre d’histoire, d’informations exactes, où l’on cherche la vérité sans parti-pris, ne s’écrit pas sur ce ton. Ce que mistress Beecher Stowe appelle la vérité, ce n’est pas ce qui résulte de l’étude comparative et impartiale des faits, c’est ce qui flatte sa passion. Ou elle se trompe elle-même, ou elle nous trompe. Elle parle en inspirée et en dupe, non en historien.

A-t-elle du moins servi la cause qu’elle prétendait relever ? a-t-elle replacé sur le piédestal d’où la comtesse Guiccioli la faisait descendre la pure image de lady Byron? Une impression toute contraire à l’effet qu’elle espérait produire est sortie de la controverse si imprudemment soulevée par elle. Comme il arrive d’ordinaire, l’excès de son zèle a tourné contre sa cliente. L’enquête minutieuse qu’elle provoquait en Angleterre, les recherches auxquelles on se livrait de toutes parts pour lui répondre dans les archives de famille, les communications adressées à la presse anglaise par des témoins oculaires ou par des personnes bien informées, loin de rehausser le caractère de lady Byron, présentaient celle-ci sous un jour moins favorable que ne l’avait fait Moore autrefois. Même après l’ouvrage de la comtesse Guiccioli, qu’on ne lisait guère et qu’on estimait encore moins, on en était resté en général aux appréciations bienveillantes et mesurées de l’ami de Byron. Quand la vérité fut mieux connue grâce aux discussions qu’avait suscitées en Angleterre le pamphlet de mistress Beecher Stowe, il fallut bien convenir que la conduite de lady Byron offrait plus de prises à la critique que ne l’avait laissé voir le conciliant biographe de son mari. Sa réputation de femme distinguée ne perdit rien aux révélations successives de la presse; les lettres inédites qu’on publia d’elle témoignent d’un esprit net et vigoureux. On la voit attentive à observer les autres, peu disposée à se payer d’illusions et faisant effort pour pénétrer au fond des choses, quoique trop pressée peut-être de juger et de conclure. Au moment où l’on rend justice aux qualités viriles de son esprit, on est tenté de se rappeler ce que disait Byron de sa confiance en elle-même, de ses prétentions à l’infaillibilité. Elle se croyait si sûre de ses jugemens qu’elle ne revenait pas volontiers sur les opinions qu’elle avait exprimées. La nature mobile de son mari la déconcertait évidemment et l’empêcha plus d’une fois de le bien comprendre. Elle prit pour des traits de caractère ce qui n’était que le caprice du moment, que la fantaisie du jour. Byron ne voulait se reconnaître dans aucun des portraits qu’elle traça de lui. Elle a cependant jugé admirablement le principe de sa poésie. On n’a rien écrit sur ce sujet de plus pénétrant et de plus vrai que la conclusion d’une lettre adressée par elle en 1818 à lady Anne Barnard. « Le moi, dit-elle, est le principal mobile de son imagination : aussi lui est-il difficile de s’enflammer pour un sujet avec lequel son caractère et ses intérêts ne s’identifient point; mais en introduisant des incidens fictifs, en changeant de scène ou d’époque, il a enveloppé ses révélations poétiques dans un système impénétrable, excepté pour un petit nombre de personnes, et son désir constant de créer une sensation ne lui fait pas redouter d’être un objet d’étonnement et de curiosité, même quand cette opinion est accompagnée de soupçons vagues et sombres. » Ne pouvoir se détacher de soi, se mettre toujours en scène sous des noms supposés, aimer à se confondre aux yeux du public avec des personnages mystérieux et équivoques, avec Childe-Harold, avec le Corsaire, avec Lara, voilà en effet le trait principal de l’imagination de Byron et le fond personnel de ses premières poésies.

Après avoir lu les lettres de lady Byron, on ne peut contester les rares qualités de son esprit; mais d’importans témoignages révèlent chez elle de graves défauts de caractère. Cette personne si méthodique, qui ne se gouvernait que d’après des principes fixes, dont les opinions paraissaient si solides et les sentimens si durables, était sujette à d’étranges caprices. On la voyait suivre avec une rigidité en apparence inflexible la ligne qu’elle s’était tracée, puis s’en écarter tout à coup par un revirement soudain et inexplicable. Quoiqu’elle se piquât d’esprit de conduite, elle se donnait à elle-même de perpétuels démentis par la mobilité de son humeur. On vantait beaucoup, disait Byron, la solidité de son caractère et la constance de ses idées; « elle ne m’en donna aucune preuve; elle commença par refuser ma main, pour l’accepter ensuite et pour se séparer plus tard de moi. » En trois ans, elle avait eu trois opinions sur le compte de son mari. Ni l’âge ni l’expérience de la vie, ni le malheur ne donnèrent à ses goûts plus de fixité. Il suffisait qu’elle aimât quelqu’un ou quelque chose pour qu’au bout d’un certain temps elle se lassât de les aimer. Il y a des caractères ainsi faits qui s’engouent aisément et se détachent plus facilement encore. Une des personnes qui ont le mieux connu lady Byron et le plus vécu dans son intimité raconte qu’elle déconcertait ses relations par l’inégalité de son humeur. Un soir, on la trouvait aimable, cordiale, pleine de gaîté et de sympathie pour les autres; le lendemain matin, elle était devenue de glace; elle paraissait refroidie jusqu’au fond de l’âme; quelques efforts que l’on fît pour la ranimer ou pour l’égayer, on n’y réussissait pas. Elle concevait alors contre les personnes ou contre les choses des préventions dont elle ne revenait plus. Sa charité elle-même et son zèle pour l’éducation des enfans pauvres, les nobles occupations par lesquelles elle trompait son veuvage, subissaient des intermittences inattendues. Après avoir invité un de ses amis, un de ceux qui l’aidaient quelquefois dans ses bonnes œuvres, à venir discuter avec elle un système d’enseignement pour les écoles qu’elle avait fondées, après lui avoir indiqué une heure de rendez-vous et pris des mesures pour qu’on ne les dérangeât point, elle le recevait comme un inconnu, ne disait pas un mot du sujet annoncé et ne répondait que par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait. « Sa main était comme celle d’une morte, dit ce témoin oculaire; il y avait dans son attitude le silence du tombeau. Le démon du pôle nord pesait sur elle. » Dans une autre circonstance, elle eut besoin d’un maître pour l’école qu’elle entretenait à ses frais à Kirkby-Mallory. On lui procura un homme de mérite qui convenait à merveille à cet emploi, qu’elle reçut avec reconnaissance et dont elle parla pendant plus de deux ans avec de grands éloges; puis tout à coup, sans aucun motif apparent, sans lui témoigner qu’elle eût à se plaindre de lui, elle le congédia en refusant de lui faire connaître les causes de son mécontentement. Le protecteur auquel le malheureux racontait son aventure lui répondit tristement : « Souvenez-vous de lord Byron ! Si lady Byron a mis dans sa tête que vous devez partir, rien ne la fera changer d’avis.» « Il y a une douce faiblesse qu’elle ne connaît point, disait Byron en parlant de sa femme, elle ne sait point pardonner. » Elle ne pardonna en effet à aucun de ceux qui eurent le malheur de se brouiller avec elle.

Cet ange de douceur, qui, dans le récit prétentieux de mistress Beecher Stowe, semble toujours déployer ses ailes pour s’élever au-dessus des misères humaines, était en réalité ou devint avec les années, à la suite de ses malheurs, une personne acariâtre, d’un commerce difficile et d’une humeur fort inégale. Rien n’est plus imprudent de la part de son apologiste que de parler de sa bonté, de la délicatesse et de la générosité de ses sentimens. On la loue précisément des qualités qui lui manquent le plus. Lady Byron employa des sommes considérables à faire le bien, à instruire et à élever des enfans pauvres; mais sa charité ne se manifesta que dans ce genre de bonnes œuvres. Elle apporta au contraire dans ses relations intimes plus de dispositions à se souvenir d’une injure réelle ou supposée que de tendances au pardon. Elle ressentait même si vivement les offenses qu’elle se plaignait volontiers devant les étrangers d’avoir été offensée. Elle faisait venir un jour un ecclésiastique du voisinage uniquement pour lui raconter les mauvais procédés de son petit-fils (lord Ockham) à son égard; le monologue terminé, après avoir exhalé son mécontentement, elle congédiait sans cérémonie son interlocuteur, fort surpris et peu édifié de cette étrange confidence. Il existe en Angleterre une série de lettres où lady Byron accuse sa fille unique, lady Lovelace, des torts les plus graves. On sait avec quelle dureté elle traita son mari. Sans admettre, comme le raconte Medwin, qu’elle ait forcé le secrétaire de Byron pour y surprendre une correspondance d’amour, il est certain que depuis la séparation elle n’observa aucun ménagement. Tant que son mari vécut, elle ne répondit à ses demandes d’explication que par un silence obstiné ; après sa mort, quand les plus simples convenances lui demandaient de se taire, elle commença de parler, et parla sans mesure. Le secret dont mistress Beecher Stowe se prétend dépositaire, qui lui fut confié, dit-elle, avec tant de solennité, avait été révélé à d’autres personnes avant elle. C’était un des sujets dont lady Byron s’entretenait le plus volontiers ; elle en parlait, non comme d’un mystère, mais comme d’un fait dont elle autorisait ses amis à se servir pour défendre sa mémoire. Seulement elle variait dans ses récits ; elle contredisait le lendemain ce qu’elle avait avancé la veille, elle ne présentait pas toujours de la même manière les actes criminels dont elle disait avoir la preuve ; elle accusait même quelquefois son mari de crimes différens sans s’embarrasser de se mettre d’accord avec ses précédentes déclarations. Plusieurs de ses amis jugeaient très sévèrement cette intempérance de langage. L’un d’eux fut chargé un jour de lui représenter qu’il n’appartenait qu’aux tribunaux de juger des crimes, qu’elle outre-passait son droit en s’érigeant en juge dans sa propre cause. Elle faisait circuler sur le compte de son mari d’abominables histoires dont la plus simple pudeur eût dû l’empêcher de parler. Elle allait jusqu’à dire que, pour éviter un éclat, mistress Leigh avait écrit et signé de sa main un aveu de ses relations criminelles avec son frère, comme si de telles horreurs s’écrivaient, comme si c’eût été le moyen d’en faire disparaître la trace.

On croyait en général dans l’entourage de lady Byron que sa raison avait subi quelque atteinte, qu’à force de concentrer ses pensées sur son désaccord avec son mari et de creuser ce douloureux sujet elle finissait par transformer en événemens réels les rêves d’une imagination malade. C’était du moins l’hypothèse la plus charitable. Si elle n’agissait point sous l’obsession d’une idée fixe, il y a des actes de sa vie, des paroles prononcées par elle, qui demeureraient sans excuses. Une personne de bon sens, en possession de toute sa raison, qui eût agi comme elle l’a fait dans ses relations avec Médora, une des filles de mistress Leigh, mériterait le mépris public. Cette infortunée jeune fille, victime d’une séduction précoce, vivait sur le continent dans une profonde détresse, sans que sa tante se fût jamais occupée d’elle, lorsque tout à coup lady Byron, alors en France, l’amena de Fontainebleau à Paris, et, prétextant sa ressemblance avec lord Byron, lui déclara que celui-ci était son père. Quel bien pouvait résulter d’une semblable révélation? C’était la fille préférée du colonel Leigh que lady Byron essayait de détacher ainsi du père qui l’avait élevée, au risque de lui apprendre l’ingratitude et l’oubli du respect filial. C’était à une enfant dégradée de bonne heure, qu’il eût fallu ramener au bien et relever à ses propres yeux, qu’elle fournissait à la fois une arme terrible contre une mère offensée et une excuse pour de coupables faiblesses.

Lady Byron croyait évidemment ce qu’elle racontait à Médora Leigh; la mauvaise action qu’elle commettait en lui parlant ainsi eût été un crime impardonnable, si elle avait inventé de gaité de cœur une accusation aussi horrible contre son mari et sa belle-sœur. D’où lui venait cette croyance? A quel moment cette idée fixe s’était-elle emparée de son esprit ? On ne peut supposer que ce fût avant la séparation ni pendant les quinze années qui suivirent. Durant toute cette période, elle ne témoigne à mistress Leigh que des sentimens d’estime et de confiance. Quelques bruits d’inceste avaient bien couru alors dans la société anglaise, acharnée à la poursuite de Byron et lui attribuant volontiers des crimes contre nature; mais lady Byron les repoussait pour son compte en rendant témoignage aux qualités de sa belle-sœur, en s’installant même chez elle avec une intention évidente. Une de ses amies lui ayant fait part de la calomnie qui s’attaquait alors dans quelques cercles à la personne de mistress Leigh, elle répondit le 20 février 1816 : « Je regrette profondément les bruits qui ont été mis en circulation sur les motifs qui me séparent de lord Byron; aucun de ces bruits ne peut me causer plus de tristesse que celui dont vous me parlez et qui touche au caractère de mistress Leigh. Pendant que j’ai vécu sous le même toit que mistress Leigh, tous mes amis m’ont entendue exprimer la plus grande reconnaissance et les sentimens les plus affectueux pour ses bons offices envers moi; avant de quitter la maison, j’ai écrit sur son compte, j’ai parlé d’elle dans les mêmes termes à toutes les personnes de mon intimité. » Jusqu’en 1830, rien n’altéra ces cordiales relations entre les deux belles-sœurs; lorsqu’elles se brouillèrent alors pour une question d’intérêt, lorsque des amis communs essayèrent de les réconcilier, ce fut lady Byron qui fit les premières avances, ce fut mistress Leigh qui les repoussa. Si celle-ci eût été coupable d’un crime dont lady Byron eût eu la preuve, est-ce ainsi que l’une et l’autre eussent agi?

A partir de ce moment, lady Byron, qui pardonnait difficilement, qui passa les dernières années de sa vie à se plaindre des siens, de son mari mort, de sa fille vivante, de ses petits-enfans et de ses nièces, enveloppa mistress Leigh, qu’elle avait aimée jusque-là, dans son ressentiment général contre les membres de sa famille. Le langage qu’elle tint en 1840 à Médora Leigh respire la haine; elle accuse sa belle-sœur non-seulement d’inceste, mais de complicité dans la séduction de sa propre fille. Un pareil langage ne s’explique que par la méchanceté ou par la folie. Il n’y a qu’une méchante femme ou une folle qui, après avoir prodigué pendant seize ans les témoignages d’affection à sa plus proche parente, puisse l’accuser tout à coup du double et épouvantable crime d’avoir été la maîtresse de son frère et la corruptrice de son enfant. Les révélations qu’a provoquées l’imprudence de mistress Beecher Stowe ne permettent désormais de sauver l’honneur de lady Byron qu’à la condition de la décharger de la responsabilité de ses actes. On ne lui conserve l’estime qu’en lui retirant le discernement. La seule manière d’excuser sa conduite serait de reconnaître, comme le font du reste ses amis les plus judicieux, que sa tête se troubla sous l’influence du chagrin et de la solitude, qu’en voulant approfondir par une tension d’esprit trop continue le mystère de sa destinée, en recherchant dans sa mémoire tous les souvenirs qui s’y rapportaient, la vérité aussi bien que l’erreur, les griefs réels et les accusations calomnieuses, peut-être même quelques fanfaronnades libertines de son mari, elle crut y découvrir une série d’horreurs qui ne répondaient à aucune réalité, qu’enfantait seule une imagination à la fois tourmentée et séduite par ses chimères. Autrefois lady Byron, sans fournir aucune preuve de ses assertions, enfermait les défenseurs de lord Byron dans ce dilemme rigoureux, ou de convenir qu’il avait été fou, ou de confesser l’indignité de ses procédés envers sa femme. Cet argument se retourne aujourd’hui contre elle avec d’autant plus de force que, s’il était prouvé qu’en essayant de déshonorer son mari et sa belle-sœur elle eût agi dans la plénitude de sa raison, on la condamnerait cette fois, non plus comme elle demandait que l’on condamnât lord Byron, sur de simples suppositions et de vagues indices, mais sur des faits positifs, avérés, authentiques. Le zèle intempérant de mistress Beecher Stowe n’a donc rien ajouté à la réputation de lady Byron; il eût mieux valu pour celle-ci demeurer dans le demi-jour où des biographes discrets l’avaient retenue jusqu’alors que d’être traînée sur un plus grand théâtre et offerte en spectacle à la curiosité publique.


A. MEZÈRES.

  1. Le père de miss Milbanke avait changé de nom, depuis le mariage de sa fille, à la mort d’un de ses parens dont il était l’héritier.