Lorely. Souvenirs d’Allemagne/Sensations d’un voyageur enthousiaste/2

La bibliothèque libre.
D. Giraud et J. Dagneau (p. 59-101).


II

SOUVENIRS DE THURINGE.


À ALEXANDRE DUMAS.

I. L’opéra de Faust à Francfort.

Je vais avec peine — et plaisir, — vous rappeler des idées et des choses qui datent déjà de dix années. Nous étions à Francfort sur Mein, où nous avons écrit chacun un drame dans le goût allemand. — J’y reviens seul aujourd’hui.

La ville n’a guère changé malgré les révolutions ; les promenades qui l’entourent depuis 1815, et qui remplacent ses fortifications, ont seules gagné de l’ombrage et de la fraîcheur, Arrivé le soir, par le chemin de fer de Mayence, j’étais, du reste, plus avide de spectacle que de promenades, et je me suis informé bien vite de ce qu’on jouait au grand théâtre. — On jouait Faust avec la musique de Spohr.

Nous avions si souvent discuté ensemble sur la possibilité de faire un Faust dans le goût français, sans imiter Goëthe l’inimitable, en nous inspirant seulement des légendes dont il ne s’est point servi, — que, malgré l’heure avancée, je me hâtai d’aller voir au moins la seconde partie de l’opéra.

Il était huit heures ; et le spectacle Unissait à neuf. — Vous rappelez-vous cette grande salle, située au bout des allées de la promenade, et où nous avons vu représenter Griseldis, dans la loge de la famille Rothschild ?… C’était beau, n’est-ce pas, cette pièce héroïque, qui a été en Allemagne le dernier soupir de la tragédie ? Et quelle émotion l’actrice inspirait, même à ceux qui ne comprenaient pas la langue ; — et quel drame populaire que celui-là, dans lequel une reine est obligée, au dénoûment, de demander pardon à la fille d’un charbonnier !

La salle, cette fois, était garnie d’une foule plus compacte et plus brillante que celle que nous avions vue assistera Griseldis. C’est qu’ici comme partout la musique exerce l’attraction principale. La salle est fraîchement restaurée, jaune et or, — et l’on voit toujours au-dessus du rideau l’horloge qui, continuellement, indique l’heure aux spectateurs : attention toute germanique.

Lorsque j’entrai, on en était à cette scène de bal où l’on danse une sarabande dans laquelle chacun tient un flambeau à la main ; rien n’est plus gracieux et plus saisissant. Chaque couple s’éloigne ensuite et disparaît tour à tour dans la coulisse, et le nombre des flambeaux diminuant ainsi, amène peu à peu l’obscurité, image de la mort. — Puis le tam-tam résonne et le diable paraît.

Quelle entrée ! Alors éclate un chant de basse moitié mélancolique et moitié sauvage, tour à tour énergique et chevrotant, avec des modulations finales dans le goût du dix-huitième siècle, qu’interrompent des accords stridents. L’acteur a laissé quelque chose à désirer dans l’exécution de ce morceau, développé à la manière de l’air de la Calomnie. La musique de Spohr rappelle beaucoup celle de Mozart. Ayez soin, si jamais vous mettez à la scène un Faust, comme je crois que vous en avez l’intention, de faire le diable très-rouge de figure ; c’est ainsi qu’on le représente en Allemagne, et cela est d’un bon effet.

Ensuite, j’admirai la facilité des changements à vue : une toile qui tombe et deux pans de coulisse qui avancent, voilà tout : excepté dans les décorations compliquées. Nous étions tout à l’heure dans un palais, nous voilà dans une rue ; puis voici la campagne éclairée des feux du soir. Faust roucoule son amour à la blonde enfant qu’il aime, et le diable ricane dans le fond, avec une ariette de vieux buveur.

Nous passons à une salle gothique : quatuor magnifique qui finit par devenir un quintette. — Toute la salle éclate de rire. Qu’est-ce donc ? C’est le diable qui vient d’entrer avec un costume de jésuite : — la ville protestante de Francforl se permet cette allusion irrévérente. Le visage muge du diable se découpe comme un as de cœur entre la souquenille et le chapeau noirs. Mais ce n’est plus le temps de rire ; — l’heure sonne au cadran du ciel ; Méphistophélès fait un signe ; — un démon entièrement rouge sort de terre et pose la main sur Faust : — le diable de la pièce est trop grand seigneur pour l’emporter lui-même. Puis l’œil plonge dans les cavernes souterraines ; une pluie de fusées tombe du cintre… et le spectacle est terminé… à neuf heures. Un théâtre qui a une horloge est un théâtre consciencieux. Aussitôt que la représentation dépasse l’heure de quelques minutes, on siffle. Je vous recommande aussi cela comme amélioration à introduire chez nous.

Il n’y a rien à tirer du libretto que Spohr a réchauffé des sons de sa musique ; mais à ce propos je veux vous entretenir de quelques recherches que j’ai faites sur ce personnage, en traversant les Pays-Bas pour me rendre ici. Faust, pour un grand nombre d’érudits, est le même que le Johann Fust, dont le nom brille entre ceux de Gutenberg et Faust Schœffer, autour du célèbre médaillon des éditions stéréotypes. Il y a trois têtes barbues qu’on a réunies, ne sachant au juste laquelle des trois avait réellement inventé cette terrible machine de guerre appelée la presse.

Strasbourg célèbre Gutenberg ; Mayence célèbre Faust. Quant à Schœffer, il n’a jamais passé que pour le serviteur des deux autres. Faust était orfèvre à Mayence, Gutenberg, simple ouvrier, l’aida dans sa découverte, et cette union du capitaliste inventeur avec le travailleur ingénieux produisit ce dont nous usons et abusons aujourd’hui.

Faust était, dit-on, le gendre de Laurent Coster, imagier à Harlem. Ce dernier avait déjà trouvé l’art d’imprimer les figures des cartes. Faust eut l’idée, à son tour, de tailler sur bois les légendes, c’est-à-dire les noms de Lancelot, d’Alexandre ou de Pallas, qui, jusque-là, avaient été écrits à la main. Cette pensée en fit naître encore une autre chez Faust, ce fut de sculpter des lettres isolées, en bois de poirier, afin d’en former facultativement des mots. Gutenberg, chargé d’assembler ces lettres, eut à son tour l’idée de les faire fondre en plomb, et Schœffer, le travailleur en sous ordre, qui, à ses moments perdus, était vigneron, conçut la pensée d’employer, pour la reproduction nette des caractères, une sorte de machine établie dans le système du pressoir qui foule les raisins.

Telle fut la triple combinaison d’idées qui sortit de ces trois têtes, — semblable dans ses résultats aux trois rayons tordus de la foudre de Jupiter.

Rentrerons-nous dans le roman en admettant la légende qui suppose que Faust, s’étant ruiné dans les premiers frais de son invention, se donna au diable afin de pouvoir l’accomplir ? Ceci est probablement une invention des moines du temps, irrités, et de l’effet prévu de l’imprimerie, et du tort qu’elle leur faisait dans leurs intérêts comme copistes de manuscrits.

Voici comment quelques auteurs supposent que Faust conçut l’idée de la reproduction des lettres. — En sa qualité d’orfèvre, il avait été chargé d’exécuter les fermoirs d’une Bible, dont le supérieur d’un couvent voulait faire présent à l’évêque de Mayence.

Il se rendit au couvent pour remettre son travail et se faire payer. On le fit attendre dans une salle, dont le centre était occupé par une vaste table, autour de laquelle une vingtaine de moines travaillaient assidûment.

À quoi travaillaient ces moines ? Ils s’occupaient à gratter des manuscrits grecs et latins pour les rendre propres à subir une écriture nouvelle. Faust jeta les yeux sur un Homère dont les premières lignes allaient disparaître…

« Malheureux ! dit-il au moine, que veux-tu écrire à la place de l’Iliade ? »

Et ses yeux tombaient attendris sur le vers qu’on peut traduire ainsi :

Il s’en allait le long de la mer retentissante.

En ce moment le supérieur entrait. Faust lui demanda à quel usage on destinait ces feuilles quand elles seraient grattées.

Il s’agissait de reproduire un livre de controverse, Thomas A’Kempis, ou quelque autre. Faust ne demanda d’autre prix de son travail que ce manuscrit, qu’il sauva ainsi de la destruction. Les moines sourirent de sa fantaisie et de sa simplicité. Il fallait un écrit pour qu’il pût sortir du couvent avec le livre. Le prieur le lui donna obligeamment, et imprima son cachet sur le parchemin. Un trait de lumière traversa l’esprit de l’orfèvre, il pouvait s’écrier : Euréka ! comme Archimède. Et combien il faut reconnaître la main de la Providence dans la combinaison de deux idées, quand on songe que depuis des milliers d’années on avait imprimé des sceaux et des cachets avec légendes, des inscriptions même (comme on en a retrouvé à Pompéi), qui servaient à marquer les étoffes ! Faust concevait la pensée de multiplier les lettres et les épreuves pour reproduire la parole écrite.

Faust emporta, comme la proie de l’aigle, le manuscrit et l’idée. — Cette dernière ne se présentait pas encore nettement à son esprit.

« Quoi ! se disait-il, il peut dépendre de l’ignorance ou de l’intention funeste de quelques couvents de moines de détruire à tout jamais la tradition intelligente et libre de l’esprit humain ! Les chefs-d’œuvre des philosophes et des poètes, qu’ils appellent profanes, pourraient entièrement périr par le crime d’un fanatisme aveugle, comparable à celui qui anéantit jadis la bibliothèque d’Alexandrie ! L’ordre d’un pape — tel que Borgia, qui règne à Rome, — suffirait pour faire exécuter cela dans toute la chrétienté ; — car les moines sont à peu près les seuls dépositaires de ces trésors qu’ils prétendent conserver… »

En se répétant cela, en serrant contre sa poitrine l’Homère qu’il venait de sauver, et qui peut-être était le dernier, Faust rêvait à la reproduction du cachet du supérieur, à la possibilité de graver des pages entières de lettres en relief, qui viendraient se marquer sur des tablettes ou sur du vélin… Rentré dans sa maison, et en proie aux combinaisons de son esprit, il ne songeait pas que la misère et le désespoir, cortège ordinaire du génie, venaient d’y pénétrer avec lui.

Peut-être est-ce là l’idée de cette scène du barbet noir que Faust rencontre dans une promenade, et qui, une fois dans sa chambre, grandit jusqu’au plafond et révèle l’esprit du mal.

Tout le monde connaît les souffrances de l’inventeur, — si admirablement décrites par Balzac dans la Recherche de l’absolu et dans Quinola. Celles de Faust, si l’on en croit les légendes, ne le cédèrent à aucun autre. Persécuté en Allemagne, il vint à Paris avec sa première Bible imprimée, et se présenta à Louis XI, qui d’abord l’accueillit bien. Mais le fanatisme guettait sa proie ; — on parvint à le faire passer pour sorcier, et il faillit être brûlé en place de Grève, pour avoir vendu des Bibles entièrement semblables l’une à l’autre, — et qui n’avaient pu être exécutées que par artifice diabolique…

C’est comme magicien que les légendes répandues ou fabriquées par les moines le considèrent principalement. Il en existe d’innombrables, tant en Allemagne qu’en France, où la Bibliothèque bleue a réuni ses exploits principaux. Le plus curieux de tous est celui qui consiste à avoir avalé sur une route une voiture de foin qui gênait son passage, — avec les chevaux et le cocher. Il y a aussi la scène de fantasmagorie à la cour de l’empereur d’Allemagne, dans laquelle ce dernier prie l’enchanteur de le faire souper avec Alexandre, César et Cléopâtre. Ce qui, dit-on, eut lieu en effet.

Goëthe s’est servi, dans le second Faust, de cette anecdote, en la modifiant et en faisant apparaître Hélène, ce qui appartient encore à la tradition primitive. On se demande pourquoi celle-ci suppose unanimement que Faust avait commandé au diable de ressusciter pour lui la belle Hélène de Sparte, dont il eut un fils, et avec laquelle il vécut vingt-quatre ans, aux termes de son pacte ? Peut-être est-ce le souvenir de l’anecdote relative au manuscrit de l’Iliade qui conduisit à cette idée. L’admirateur d’Homère devait être en esprit l’amant d’Hélène.

Dans le Faust primitif qui se joue en Allemagne, sur les théâtres de marionnettes, on voit paraître ce personnage d’Hélène. Là, le diable s’appelle Caspar, et un duc de Parme y joue le rôle de l’empereur, qu’on n’aurait pas sans doute laissé représenter sous forme de pantin.

On peut citer encore le roman de Klinger, sur Faust, écrit très-spirituellement à la manière de Diderot, et dans lequel on voit Faust porter son invention dans toutes les cours de l’Europe, sans réussir à autre chose qu’à se faire rouer, pendre ou brûler, ce dont le diable le sauve toujours au dernier moment, en vertu de leur pacte. Dans chacun des pays où il se réfugie tour à tour, il ne voit que meurtres, débauches et iniquités : en France, Louis XI ; en Angleterre, Glocester ; en Espagne, l’Inquisition ; en Italie, Borgia… Si bien que le diable lui dit : « Quoi ! tu te donnes tant de peine pour ce misérable genre humain ? — Pour le sauver ! pour le transformer !…. s’écrie Faust, car l’ignorance est la source du crime. — Ce n’est pas, répond le diable, ce qui se dit dans l’histoire du pommier… »

Il n’est pas dans tout cela question de Marguerite ; c’est que Marguerite est une création de Goëthe, et même le type d’une femme qu’il avait aimée. Cette figure éclaire délicieusement toute la première partie de Faust, tandis que celle d’Hélène, dans la seconde partie, est généralement moins sympathique et moins comprise, quoiqu’elle appartienne exactement à la tradition.

II. La statue de Goëthe.

Vous comprenez, mon ami, combien j’ai été heureux en me levant, le lendemain matin, de rencontrer sur cette même place du théâtre, au milieu des arbres, un monument qui n’existait pas lorsque nous nous trouvions ici ensemble : la statue colossale de Goëthe, par Swanthaler.

La place aussi s’appelle aujourd’hui Goëthe-platz. Francfort n’a dans ses murs que deux statues, celle de Goëthe et celle de Charlemagne. La première en bronze, l’autre en pierre rouge du Rhin.

Goëthe a été représenté dans l’attitude de la méditation, appuyé du coude sur un tronc de chêne autour duquel s’enlace la vigne. La composition est fort belle ainsi que celle des bas-reliefs qui entourent le piédestal. On voit sur la face du devant trois figures, qui représentent la Tragédie, la Philosophie et la Poésie ; sur les autres côtés les principales scènes de ses drames, de ses poèmes et de ses romans. Werther et Mignon occupent une face entière, l’un ayant au bras Charlotte, l’autre accompagné du vieux joueur de harpe.

Après avoir admiré la statue, je suis allé voir la maison de la rue du Marché-aux-Herbes, où le poète est né il y a juste cent un ans. Elle est indiquée par une plaque de marbre qui porte qu’il était né là le 28 août (august en allemand) 1740. Au-dessus de la grande porte, on voit un ancien écusson armorié, dont le champ d’azur, par un singulier hasard, porte une bande semée de trois lyres d’or. Je suis entré dans la maison, et j’ai pu voir encore la chambre du poëte, avec sa petite table, ses chaises couvertes de vieux velours d’Utrecht, ses collections d’oiseaux, et le cadre où il a lui-même placé en évidence son brevet de président de la Société minéralogique de Francfort, dont il s’honorait plus que de tous ses autres titres. — En regardant du haut de ce troisième étage, qui donne à gauche sur une cour étroite, et à droite sur quelques toits entremêlés d’arbres, mais presque sans horizon, on comprend cette phrase de Faust :

« Et c’est là ton monde !… Et cela s’appelle un monde ! »

Les escaliers sont immenses, et à chaque étage on remarque d’immenses armoires sculptées dans le style de la renaissance.

Mais je ne vous ai pas encore dit le but de mon voyage. — Je vais voir à Weimar les fêtes qui célèbrent après cent ans l’anniversaire de la naissance de Minier, l’ami de Goëthe. Le temps me presse.

Je n’ai pu donner qu’un coup d’œil d’admiration et de regret à cette belle promenade du Meinlust, où se croisent les allées d’ébéniers et de tilleuls qui bordent le fleuve. Au-delà, le faubourg de Sachsenhausen étend, le long de la rive opposée, une ligne de blanches villas se découpant dans la brume et dans la verdure des jardins.

Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la surface unie des eaux, enflant à la brise du soir ces voiles gracieuses, qui rendent si pittoresque l’aspect des grands fleuves d’Allemagne. Un adieu encore à la cathédrale de Francfort, à cet édifice si curieux du Rœmer, où l’on voit les trente-trois niches de trente-trois empereurs d’Allemagne, établies d’avance avec tant de certitude par l’architecte primitif, qu’il serait impossible d’y loger un trente-quatrième César.

Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de cette ville si animée et si brillante. Je me garderai d’essayer le croquis en regard du tableau. Aussi bien, quelque chose d’attristant plane aujourd’hui sur la cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil empire germanique. J’ai traversé avec un sentiment pénible cette grande place triangulaire dont le monument central est un vaste corps-de-garde, — et où l’on a rétabli les deux canons de bronze qui continuent à menacer Francfort et qui ne l’ont jamais défendu. J’ai jeté un dernier regard sur la verdoyante ceinture de jardins qui remplace les fortifications, rasées en 1815. Puis, je suis allé prendre mon billet à l’eisenbahn (chemin de fer) de Cassel.

Ce chemin de fer est une déception. On vous promet de vous faire arriver à Cassel directement et sans secousse, sauf une légère interruption d’un bout de ligne non terminé que desservent des omnibus. — La locomotive fume, elle crache, elle part. — Les locomotives allemandes ne sont pas douées de la puissance nerveuse que possèdent celles d’Angleterre et de Belgique… (Je craindrais de faire de la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écrivain viennois Saphir prétendait que les locomotives allemandes avaient des motifs pour rester in loco ; — cela tient, je pense, au désir de garder les voyageurs le plus longtemps possible dans cette multitude de petits États souverains qui ont chacun leur douane, leurs hôtels, ou même leurs simples buffets de station dans lesquels le vin, la bière et la nourriture se combinent pour vous donner une idée avantageuse des productions du pays. Dans les voitures on fume, dans les stations on boit et on mange. C’est toujours par ces deux points essentiels qu’il a été possible de dompter les velléités libérales de ce bon peuple allemand.

À dix heures, après nous être suffisamment amusés sur ce brimborion de chemin de fer, nous arrivons à la station des omnibus intermédiaires. On charge les bagages ; — on prend place dans un berlingot à rideaux de cuir, qui doit remonter au temps du baron de Thunder-ten-tronckh, et qui a peut-être servi de calèche à la belle Cunégonde. J’ai trouvé là, du reste, une fort aimable société d’étudiants, vêtus du costume classique : pantalon blanc collant, bottes à l’écuyère, redingote de velours à brandebourgs de soie, — pipe à long tuyau emmanchée d’un fourneau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondamment. J’entendais retentir à tout propos dans la conversation le nom de M. Hassenpflug, qu’ils prononçaient Hessenfluch (malheur de la Hesse). L’Allemagne aime beaucoup les calembours par à peu près.

À minuit on changea de voiture dans un village, en nous laissant une demi-heure sur le pavé, par une pluie très fine. Deux heures plus tard, nous sommes encore transvasés dans une nouvelle patache, et une autre fois encore, vers trois heures du matin. À six heures nous descendions à Marburg.

III. Eisenach.

Nous voilà enfin sur un nouveau chemin de fer qui appartient au territoire de la Hesse. Le nom de M. Hassenpflug revient plus fréquemment encore, criblé d’imprécations cette fois par des bourgeois non moins bruyants dans leur haine que les étudiants. Cependant, ces cris s’évaporaient en fumée à travers les nuages des longues pipes, et, quand j’arrivai à Cassel, je trouvai à cette petite ville l’aspect morne et paisible que présentait Paris l’avant-veille de la révolution de Juillet. On fumait, on consommait beaucoup de bière, mais on ne dépavait pas.

Cassel est une ville monotone, avec un château qui semble une caserne, des églises surmontées de clochers aigus, couverts d’ardoises, quelques-uns renflés en boule, comme si l’on y avait enfilé d’énormes oignons. Je ne pensai pas que le spectacle d’une révolution commençante, mais pacifique, valût ce que j’allais voir, c’est-à-dire l’inauguration de la statue de Herder et la fête de Goëthe, à Weimar. — Je repris le chemin de fer pour Eisenach.

Mon esprit, agité par les conversations révolutionnaires de la nuit, reprenait du calme en franchissant les limites de ce beau pays de Thuringe, séjour d’une population intelligente et plein de souvenirs poétiques et légendaires.

À Eisenach, on s’arrêta trois heures. C’était juste le temps qu’il fallait pour aller visiter le château de la Wartburg, deux fois célèbre par les anciennes luttes de chant et de poésie des minnesingers (ménestrels), et par le séjour de Luther, qui y trouva à la fois un abri et une prison.

Après avoir traversé la petite ville d’Eisenach, simple localité allemande, dépourvue de beautés artistiques, on voit le terrain s’élever. Une verte montagne, couverte de chênes, qu’on avait aperçue de loin, s’ouvre à vous par une longue allée de peupliers d’Italie, entremêlés de sorbiers dont les grappes éclatent dans la verdure comme des grains de corail. Après une heure de marche, on aperçoit le vieux château de la Wartburg, dont les bâtiments, construits en triangle, n’offrent aucune recherche d’architecture, aucun ornement. Il faut se contenter d’admirer la hauteur des murailles grises se découpant sinistrement sur la verte pelouse qui l’entoure, et commandant au-delà des vallées profondes.

L’intérieur n’a de curieux qu’un musée d’armures anciennes, et les deux salles gothiques où l’on retrouve les souvenirs de Luther : la chapelle, avec la haute tribune où il prêchait la réforme, et le cabinet de travail où il passa trois jours en extase et où il jeta son encrier à la tête du diable. — On montre toujours l’encrier et la tache d’encre répandue sur la muraille… Mais le diable, intimidé par la malice des esprits modernes, n’ose plus se faire voir de notre temps !

Deux heures après, j’avais traversé Gotha et Erfurth. L’aspect d’une vallée riante, d’un groupe harmonieux de palais, de villas et de maisons, espacés dans la verdure, m’annonça la paisible capitale du grand-duché de Saxe-Weimar.

IV. Les fêtes de Weimar. — Le Prométhée.

« Commençons par les dieux… » Le 25 auguste, comme disent les Allemands, — et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d’août, — a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Goëthe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires ; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l’inauguration d’une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la cathédrale. Herder, à la fois homme d’église, poëte et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. — On a regretté cependant que ce bronze ne fit pas tout l’effet attendu près du mur d’une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, ou au centre d’une place régulière.

Mais nous n’avons à parler ici que de ce qui concerne l’art dramatique. Nous passerons donc légèrement sur les détails de la cérémonie, pour arriver à l’exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Liszt. C’était l’hommage le plus brillant que l’on pût rendre à la mémoire de l’illustre écrivain.

Il suffit de dire que, dans la journée, la chambre de Herder fut ouverte au public. On y voyait trois portraits du poëte, le représentant à différents âges et entourés de fleurs ; son pupitre, meuble chétif de bois peint en noir, sa Bible aux fermoirs d’or avec son chiffre, et les signets encore placés par sa main. Dans une boîte sous verre, on avait réuni des objets qui lui avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des vers pour sa femme, qu’il avait dictés à ses enfants.

On voyait un cortège d’enfants dans la cérémonie, parmi lesquels marchaient les petits-fils de ses fils ; car la naissance de Herder remonte à plus d’un siècle. — Mais l’Allemagne, bonne mère, n’oublie rien de ce qui peut ajouter de l’éclat ou de la grâce au culte de ses grands hommes.

Le cortége d’enfants, vêtus de blanc et couronnés de feuilles de chêne, se dirigea vers une place, située sur le chemin de Weimar à Ellersberg (résidence du prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favorite du poëte, et s’appelle aujourd’hui le Repos de Herder.

Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au théâtre la représentation de Prométhée délivré, poëme de Herder qui n’avait pas été écrit pour la scène, mais dont Liszt avait mis en musique les chœurs, en faisant précéder l’ouvrage d’une ouverture. Les vers du poëme étaient déclamés. Le succès de cette représentation fut immense, et Liszt a été prié de transformer cette œuvre en une symphonie dramatique complète, qui aura toute l’importance d’un opéra.

N’étant arrivé que le second jour des fêtes, à cause du retard imprévu éprouvé sur le prétendu chemin de fer de Francfort à Cassel, je n’ai pu arriver à la représentation du Prométhée délivré. Il ne me reste que la ressource de traduire une analyse allemande que j’ai tout lieu de croire exacte :

Herder n’écrivait jamais pour le théâtre. — Toutefois, on rencontre dans ses ouvrages plusieurs poëmes dialogués, qu’il intitulait : Grandes scènes dramatiques. Presque toutes sont empreintes de symbolisme. Dans quelques-unes, chacun des personnages est allégorique. Dans quelques autres, des noms de héros servent à représenter vivement à l’imagination telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses, la plus heureuse, sans contredit, est le Prométhée délivré. La figure principale étant une des plus grandioses conceptions de l’antiquité, domine puissamment tout le groupe d’idées que Herder a rattaché à cette tradition, qui a si vivement frappé les plus grands génies parmi les premiers chrétiens, tels que Tertullien et autres.

L’auteur nous représente d’abord Prométhée seul et souffrant sur son rocher. Comme dans la tragédie d’Eschyle, les Océanides arrivent à lui, mais pour se plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent les fureurs de tous les éléments, et se rient de leurs obstacles. Prométhée, à ce récit, saisi d’un élan prophétique, voit d’avance leur puissance sur la nature augmenter, s’agrandir et atteindre à une souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les forces du globe, leur domaine. Aux Océanides succèdent les Dryades, conduites par Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virginale, sa richesse première, d’être labourée, éventrée par le soc des charrues, dépouillée par la hache, mutilée par les travaux des hommes. Mais Prométhée prévoit qu’une harmonie suprême succédera à ce désordre transitoire. Il voit dans une sorte d’extase l’humanité chercher à travers les peines et les douleurs, au milieu des maux et des souffrances de tous genres, une mystérieuse solution, problème de son existence, et il prophétise une ère nouvelle où la nature sera appelée à porter des fruits bénis pour tous ses enfants, sans qu’une sueur aussi amère et un sang aussi généreux viennent incessamment souiller, en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît, et la déesse des moissons, amie des hommes, vient saluer Prométhée et lui parler de cet âge d’or encore à naître.

Un douloureux frémissement saisit le Titan prisonnier. À ses regards se déroule la longue suite des tourments qui doivent accabler sa race chérie, avant que cette époque fortunée vienne à luire. Et dans un cruel désespoir il ne sent que l’atteinte de tant de désolations. Bacchus vient rejoindre Cérès et offrir d’unir, pour consoler tant d’infortunes, les joies de l’inspiration aux bienfaits que répandra la bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant ce don dangereux, cet Isaïe de la Grèce antique déplore les égarements qui accompagneront, parmi les hommes, les vives lueurs de l’inspiration ; et, pendant que son âme est en proie à ce martyre des tristes prévisions, un chœur infernal se fait entendre. Ce sont les voix de l’Érèbe qui doivent rendre leurs victimes ; c’est Alcide, l’emblème des forces généreuses, qui descend aux enfers et leur arrache Thésée. Soudain il apparaît avec le héros sauvé, et, apercevant Prométhée, il tue le vautour, il brise les chaînes rivées par Jupiter, l’usurpateur, dont Prométhée ne reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier supplicié, après sa délivrance, adresse un touchant adieu au roc, témoin de ses longues misères, et Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis. Il contemple, enfin la justice suprême, et Pallas, dont la sagesse avait présidé à son œuvre, appelle toutes les Muses pour célébrer et chanter sa gloire.

Il est aisé de voir combien, sous la richesse des pensées qui s’entrelacent dans ces scènes diverses, l’art musical devait trouver de nombreux motifs et de plus nombreuses difficultés. Cette composition poétique est trop courte pour jamais pouvoir être adoptée par le théâtre, d’autant plus que l’action n’est point pour cela assez dramatique. Néanmoins elle serait trop longue pour former un texte à une œuvre purement musicale. Si nous étions à même d’exprimer notre avis à ce sujet, nous conseillerions volontiers à Liszt de tailler dans cette riche étoffe un de ces oratorios profanes, comme on les appelle en Allemagne, et que nous nommerions symphonies avec chant. Pour cela il devrait nécessairement raccourcir, modifier les vers mis dans la bouche des divers personnages par le poëte allemand, dont Liszt a conservé intégralement les chœurs, remarquables par leur variété, leur beauté et leur grâce.

Nous avons tout lieu de croire que c’est par une sorte de piété pour la mémoire de Herder qu’on célébrait, que Liszt a voulu faire réciter ce poëme avec une si scrupuleuse exactitude. C’est sous forme de mélodrame que cette œuvre fut représentée le soir du 28 août. Les premiers artistes dramatiques du théâtre en déclamèrent les rôles. La mise en scène était brillante. Le peu de mouvement, l’absence totale de situations passionnées furent heureusement remplacées par un effet de décorations scéniques assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à de beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau attachant pour les yeux. Le succès de cette représentation devint très grand.

L’ouverture de Liszt a été considérée par les musiciens, rassemblés à cette solennité, comme une œuvre d’une haute portée. Les vieux maîtres et les jeunes disciples admirèrent surtout un morceau fugué, dont l’impression est grandiose, la structure très savante, le style sévère et plein de clarté. Le commencement de l’ouverture est aussi sombre que pouvaient l’être les solitaires nuits du prisonnier sur les roches caucasiennes. Les éclats d’instruments en cuivre frappent l’oreille comme le battement des ailes de bronze du vautour fatidique. La première scène de la tragédie d’Eschyle est forcément évoquée devant notre souvenir par ces accords brusques et impérieux, et l’on croit voir la Force brutale, l’envoyée criminelle de Jupiter, rivant les chaînes du bienfaiteur des hommes.

Au silence qui suit cette introduction succèdent des gémissements étouffés que les violoncelles font entendre avec angoisse, jusqu’à ce qu’une phrase, empreinte d’un sentiment ému, comme une prière, comme une pitié, comme une promesse, comme une bénédiction, soit suivie d’un morceau largement traité dans le style fugué. Un calme imposant règne dans cette partie et fait ressortir encore davantage la fougue entraînante et la majesté triomphale de la stretta.

Si nous avions à faire une analyse musicale de l’œuvre de Liszt, telle qu’il l’a donnée ce jour-là, il nous serait impossible de ne point parler en particulier de chacun de ses chœurs ; nous nous bornons toutefois à rendre compte de l’impression générale qu’en a eue le public.

Le chœur des Océanides, auquel se joignent les voix des Tritons, a rencontré des applaudissements unanimes. Il s’y trouve d’heureux contrastes, des transitions imprévues. Sur une phrase lente et grave, le mot de paix flotte comme un souffle divin, et une solennité d’un caractère religieux empreint l’accompagnement instrumental ; après quoi les fanfares éclatent et les voix se modulent sur un rhythme de marche si mélancolique, que l’oreille l’aspire avidement et le garde longtemps. Les Dryades s’avancent comme en silence d’abord, et l’on n’entend qu’un murmure dans les instruments à corde, si léger qu’il semble un bruissement de feuillage formé par le plus imperceptible souffle. Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des mots, mais ils sont si doucement articulés, le chant est si vaporeux, son accompagnement si diaphane, qu’ils semblent arriver à travers l’écorce des arbres. du fond des calices des plantes, comme un soupir exhalé par une végétation qui emprisonne des âmes.

Le chœur des moissonneurs et moissonneuses est celui qui a excité la plus bruyante admiration dans cette soirée. Un chant d’alouette se dessine avec délicatesse sur une orchestration aussi sobre que line. Le sentiment en est pur, calme, comme celui d’une allégresse sereine. Nous avons été tentés dans le premier moment d’associer dans notre pensée l’impression délicieuse, produite par ces accents vibrants d’une si chaste sonorité, avec celle que réveille dans l’âme le magnifique tableau des Moissonneurs de Robert. Mais en écoutant encore ce morceau, qu’on a bissé, nous avons senti que la différence de coloris qui existait entre ces œuvres, également belles, inspirées par des sujets analogues, laissait les émotions qu’elles produisent apparentées entre elles, mais non complètement identiques.

Le pinceau de Robert nous retrace une nature plus vigoureuse, et nous sommes surtout happés par la chaleur des rayons de son soleil, et les brillants reflets de son atmosphère, baignant de leurs riches lumières ces visages mâles, en qui le rude travail ira pas abattu un joyeux sentiment de la vie. Les notes de Liszt nous font rêver à des organisations plus délicates, plus éthérées, plus poétiquement idéales. Quelque chose du recueillement involontaire de l’innocence se révèle dans ce chant d’une si charmante modulation, et nous reporte connue en songe vers ces existences paradisiaques qui eussent été le partage de l’homme, dit-on, alors que le mal n’eût pas été connu.

Sans nous arrêter au chœur infernal, dont la déclamation rappelle le style de Gluck, et produit une terreur indéfinie, sourde et pénible comme l’approche d’une puissance malfaisante, nous ne parlerons que du chœur des Muses, qui termine la pièce, et qui nous paraît le plus grandement conçu. Il est simple et richement nuancé, plein de force et de grâce en même temps. Il s’évase comme la large coupe de ces fleurs rnonopétales au tissu aussi ferme et moelleux que le velours, aux rainures accentuées et aux suaves parfums.

Liszt, en entreprenant cette lâche, avait hasardé une difficulté des plus malaisées à vaincre. Il lui fallait trouver un style musical approprié à une œuvre assez étrange, qui n’avait pour ainsi dire ni sol ni cadre. Il lui fallait conserver un caractère d’unité au milieu d’une grande diversité de motifs ; ne point s’éloigner de la majesté et de la plasticité antiques ; mouvementer et passionner des personnages symboliques ; donner un corps et une vie à des idées abstraites ; formuler en plus des sentiments profonds et violents, sans l’aide de l’intrigue dramatique, sans le secours de la curiosité qui s’attache à la succession des événements. Par la beauté frappante et l’attrait incontestable de ses mélodies, il a échappé aux dangers contradictoires de sa tâche, et son œuvre a eu le singulier bonheur de surprendre, en les charmant, les personnes du monde, qui ne s’attendaient pas, vu la hauteur d’un sujet si imposant, à y trouver tant de morceaux, non-seulement à leur portée, mais si bien faits pour les séduire, aussi bien que pour étonner les maîtres de l’art par un mérite si sérieux.

V. Lohengrin.

Le 25, la statue a été découverte au milieu d’une grande affluence, des corps d’état et des sociétés littéraires et artistiques. Un grand dîner, donné à l’hôtel de ville, a réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l’Allemagne et de l’étranger. On remarquait là deux poëtes dramatiques célèbres, MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui fut récité au théâtre le 28, jour de l’anniversaire spécial de Goëthe.

On a donné aussi, ce jour-là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en 3 actes, de Wagner. Liszt dirigeait l’orchestre, et, lorsqu’il entra, les artistes lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé, entouré d’une inscription analogue à la circonstance. C’est le sceptre de l’artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des voix et des instruments.

Le Lohengrin présentait une particularité singulière, c’est que le poème avait été écrit en vers par le compositeur. — J’ignore si le proverbe français est vrai ici, « qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même ; » toujours est-il qu’à travers d’incontestables beautés poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi l’effet de l’ouvrage.

Presque tout l’opéra est écrit en vers carrés et majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c’est de l’alexandrin élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en Brabant, vers le onzième siècle, au moment où la fille d’un prince de ce pays, qui passe pour mort, est accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère dans le but d’obtenir l’héritage du trône en faveur d’un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne à subir le jugement de Dieu. Au moment où elle désespère de trouver un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lobengrin, dans une barque dirigée par un cygne. Ce paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse la princesse, qui, au fond, est innocente, et victime des propos d’un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L’histoire n’est pas terminée ; — il reste encore deux actes, dans lesquels l’innocence continue à être persécutée. On y rencontre une fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux plus grands dangers ; mais un génie mystérieux le protége, — c’est le cygne, dans le corps duquel se trouve l’âme du petit prince, frère de la princesse de Brabant, — péripétie qui se révèle au dénoûment, et qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l’un des poëmes ou roumans du cycle d’Arthus. — En France, on comprendrait Barbe-bleue ou Peau-d’âne ; il est donc inutile de nous étonner.

Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal. C’était le but, au moyen âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme à l’époque des anciens, la Toison d’or, et aujourd’hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute-puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier.

La musique de cet opéra est très remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne, et qui n’a dit encore que ses premiers mots. On a reproché à M. Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instruments, et d’avoir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poème, qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique, plutôt que celle d’un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui, pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville l’Athènes de l’Allemagne.

La salle du théâtre de Weimar est petite et n’est entourée que d’un balcon et d’une grille ; mais les proportions en sont assez heureuses et le cintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux regards qui parcourent la rangée de femmes bordant comme une guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L’absence de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale lui donnent tout à fait l’apparence d’un théâtre de cour, et l’effet général est loin d’y perdre. L’œil n’est heurté ni par ce mélange de jolies figures de femmes et de laides figures d’hommes qu’on remarque ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette succession de petites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières, tantôt à des bonbonnières, qui divisent d’une façon si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.

VI. La maison de Goëthe.

Le lendemain de la représentation, j’avais besoin de me reposer de cinq heures de musique savante dont l’impression tourbillonnait encore dans ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les brumes légères d’une belle matinée d’automne.

Madame de Staël disait de Weimar : « Ce n’est pas une ville, c’est une campagne où il y a des maisons. » — Cette appréciation est juste, en raison du nombre de promenades et de jardins qui ornent et séparent les divers quartiers de la résidence. Cependant, je dois avouer que je me suis perdu deux fois en parcourant les rues pour regagner mon hôtel. Je ne cherche pas ici à flatter cette jolie ville, mais je dois constater qu’elle est tracée en labyrinthe, par l’amour-propre sans doute de ses fondateurs, qui auront voulu la faire paraître immense aux yeux du voyageur.

Mais le moyen de leur en vouloir quand, à chaque pas, on retrouve les souvenirs des grands hommes qui ont aimé ce séjour, quand, au prix d’une heure perdue, on peut errer dans les sentiers silencieux de ce parc qui envahit une partie de la ville, et où, comme à Londres, on trouve tout à coup la rêverie et le charme, en s’isolant pour un instant du mouvement de la cité ? Une rivière aux eaux vertes s’échappe du milieu des gazons et des ombrages ; l’eau bruit plus loin en un diminutif de Niagara. À l’ombre d’un pont qui rejoint la ville au faubourg, on observe les jeux de la lumière sur les masses de verdure, en contraste avec les reflets lumineux qui courent sur les eaux.

Tout est repos, harmonie, clarté-, — il y a là un banc où Goëthe aimait à s’asseoir, en regardant à sa droite les jolies servantes de la ville, qui venaient puiser de l’eau à une fontaine située devant une grotte… Il pensait là, sans doute, aux nymphes antiques, sans oublier tout à fait la phrase qu’il avait écrite dans sa jeunesse : « La main qui tient le balai pendant la semaine est celle qui, le dimanche, pressera la tienne le plus fidèlement !… » Mais Goëhe, premier ministre alors, ne devait plus que sourire de ce souvenir de Francfort.

J’étais impatient de comparer la petite chambre d’étudiant que j’avais vue deux jours auparavant, au lieu de sa naissance, avec le palais où il termina sa longue et si noble carrière. On me permit d’y pénétrer, mais sans rendre la faveur complète, car son cabinet et sa chambre à coucher sont fermés à tout visiteur. Les descendants de Goëthe, c’est-à-dire ses petits-fils, — dont l’un cependant est poëte et l’autre musicien, — n’ont pas hérité de sa générosité européenne. Ils ont refusé les offres de tous les États d’Allemagne, réunis pour acquérir la maison de Goëthe, afin d’en faire un musée national. Ils espèrent encore que l’Angleterre leur offrira davantage des collections et des souvenirs laissés par leur aïeul.

Toutefois, voyons du moins ce qu’il est permis d’admirer. Sur une place irrégulière dont le centre est occupé par une fontaine, s’ouvre une vaste maison dont l’extérieur n’a rien de remarquable, mais qui, depuis le vestibule, porte à l’intérieur les traces de ce goût d’ordonnance et de splendeur qui brille dans les œuvres du poète.

L’escalier, orné de statues et de bas-reliefs antiques, est grandiose comme celui d’une maison princière ; les marbres, les fresques et les moulures éclatent partout fraîchement restaurés, et forment une entrée imposante au salon et à la galerie qui contiennent les collections.

En y pénétrant on est frappé de la quantité de statues et de bustes qui encombrent les appartements. Il faut attribuer cette recherche aux préoccupations classiques qui dominaient l’esprit de Goëthe dans ses dernières années. L’œil s’arrête principalement sur une tête colossale de Junon, qui, parmi ces dieux lares, se dessine impérialement comme la divinité protectrice.

Au moment où j’examinais ces richesses artistiques, une jeune princesse, amenée par la même curiosité pieuse, était venue visiter la demeure du grand écrivain ; — sa robe blanche, son manteau d’hermine, frôlaient ça et là les bas-reliefs et les marbres. Je m’applaudissais du hasard qui amenait là cette apparition auguste et gracieuse, comme une addition inattendue aux souvenirs d’un pareil lieu. Distrait un instant de l’examen des chefs-d’œuvre, je voyais avec intérêt cette fille du passé errer capricieusement parmi les images du passé ! Sous cette peau si fine et si blanche, me disais-je, dans ces veines délicates coule le sang des Césars d’Allemagne ; ces yeux noirs sont vifs et impérieux comme ceux de l’aigle ; seulement la rêverie mêlée à l’admiration les empreint parfois d’une douceur céleste. Cette figure convenait bien à cet intérieur vide, — comme l’image divine de Psyché représentant la vie sur la pierre d’un tombeau.

La première salle est entourée de hautes armoires à vitrages où sont renfermés des antiques, des bas-reliefs, des vases étrusques et une collection des médaillons de David, parmi lesquels on reconnaît avec plaisir les profils de Cuvier, de Chateaubriand, puis ceux de Victor Hugo, de Dumas, de Béranger, de Sainte-Beuve, sur qui les yeux du vieillard ont pu encore se reposer. Dans la galerie qui vient ensuite, les intervalles des fenêtres sont occupés par une riche collection de gravures anciennes, reliées dans d’immenses in-folios.

Entre les massives bibliothèques qui les contiennent, sont placées des montres vitrées consacrées à une collection de médailles de tous les peuples. La galerie est peinte à fresques, dans le style de Pompeï, et les dessus de portes cintrés ont été peints sur toile par un artiste nommé Muller, dont Goëthe aimait le talent. Ce sont des sujets antiques, sobrement traités, avec une grande science du dessin, froids et corrects, — en un mot de la sculpture peinte. On voit encore dans cette salle quelques figures de Canova et un buste de Goëthe lui-même, qui est loin de valoir celui de David, mais qui, dit-on, est plus ressemblant.

On nous a permis encore de voir le jardin, assez grand, mais planté pour l’utilité plus que pour l’agrément, — ce qu’on appelle chez nous un jardin de curé. Un pavillon en charpente, qui s’avance devant la maison avec l’aspect d’un chalet suisse, et des charmilles de vigne vierge, donnent pourtant un certain caractère à tout l’ensemble.

Le pays de Saxe-Weimar est un duché littéraire. On y distribue aux poêles et aux artistes des marquisats, des comtés et des baronnies… Les noms des hommes illustres qui l’ont habité y marquent des places et des stations nombreuses qui deviennent des lieux sacrés. Si jamais le flot des révolutions modernes doit emporter les vieilles monarchies, il respectera sans doute ce coin de terre heureux où le pouvoir souverain s’est abrité depuis longtemps sous la protection du génie. Charles-Auguste, qui avait fait de Goëthe son premier ministre, a voulu qu’on l’ensevelit lui-même dans une tombe placée entre celles de Goëthe et de Schiller. — Il prévoyait des temps d’orage, et, renonçant au monument blasonné des empereurs ses aïeux, il s’est trouvé mieux couché entre ces deux amis, dont la gloire s’ajoute à la sienne et le défend à jamais contre l’oubli.

VII. Schiller, Wieland, le Palais.

Les spectateurs étrangers des fêtes passaient comme moi une partie de leur temps à visiter les anciennes demeures des grands hommes qui ont séjourné à Weimar, telles que celles de Lucas Cranach, qui a orné la cathédrale d’un beau tableau ; de Wieland, de Herder et de Schiller. J’ai visité encore Schiller, c’est-à-dire la modeste chambre qu’il occupait dans une maison dont le propriétaire a inscrit au-dessus de la porte ces simples mots : « Ici Schiller a habité. »

Je m’étonnais de trouver les meubles plus brillants et plus frais que ceux de la petite chambre de Goëthe, que j’avais vus à Francfort ; mais on m’apprit que les fauteuils et les chaises étaient de temps en temps recouverts de tapisseries que les dames de Weimar brodaient à cet effet. Ce qui est conservé dans toute sa simplicité, c’est un piano ou épinette dont la forme mesquine fait sourire, quand on songe aux pianos à queue d’aujourd’hui. Le son de chaudron que rendaient les cordes n’était pas au-dessus de cette humble apparence.

Liszt, qui m’accompagnait dans cette pieuse visite rendue au grand dramaturge de l’Allemagne, voulut venger de toute raillerie l’instrument autrefois cher au poëte.

Il promena ses doigts sur les touches jaunies, et, s’attaquant aux plus sonores, il sut en tirer des accords doux et vibrants qui me firent écouter avec émotion les Plaintes de la jeune fille, ces vers délicieux que Schubert dessina sur une si déchirante mélodie, et que Liszt a su arranger pour le piano avec le rare coloris qui lui est propre. — Et, tandis que je l’écoutais, je pensais que les mânes de Schiller devaient se réjouir en entendant les paroles échappées à son cœur et à son génie, trouver un si bel écho dans deux autres génies qui leur prêtent un double rayonnement.

Mais on se fatigue même de l’admiration et de cette tension violente que de tels souvenirs donnent à l’esprit. Nous fûmes heureux de voir le dernier jour des fêtes occupé par une de ces bonnes et joyeuses réunions populaires qui se rattachent si heureusement aux souvenirs poétiques de l’ancienne Thuringe.

C’était un dimanche ; les paysans venaient de toutes parts en habits de fête, et peuplaient d’une foule inaccoutumée les rues de Weimar, venant à leur tour admirer la statue de Herder. La société des chasseurs donnait une grande fête dans un local qui lui appartient, et que précède une place verte située aux portes de la ville.

Il y avait là tout l’aspect d’une kermesse flamande ; un grand nombre de guinguettes couvertes en treillage entouraient le champ ; des alcides, des écuyers, des théâtres de marionnettes, et jusqu’à un éléphant savant, se partageaient l’admiration de la foule, dont la majeure partie se livrait à une forte consommation de bière, de saucisses et de pâtisseries. Rien n’est charmant comme ces jeunes filles allemandes en jupe courte, avec leurs cheveux partagés sur le front en ailes de corbeau, leurs longues tresses et leurs solides bras nus.

Dans les cabarets comme à l’église, les deux sexes sont séparés. La danse seule les réunit parfois. Le bal des chasseurs nous montrait des couples d’une société plus élevée ; mais dans la vaste salle à colonnes où se donnait le bal, on ne voyait également que des coiffures en cheveux et que des jeunes filles. Pendant la danse, les femmes mariées et les mères soupaient dans d’autres salons, avec cet appétit infatigable qui n’appartient qu’aux dames allemandes.

Il ne me restait plus à voir que le palais grand-ducal, dont l’architecture imposante a été complétée par une aile qu’a fait bâtir à ses frais la grande-duchesse Amélie, sœur de l’empereur de Russie. Cette noble compagne de Charles-Auguste, l’ami de Goëthe et de Schiller, fut aussi la protectrice constante des grands hommes qui ont habité Weimar, et tout respire, dans la partie du palais qui lui appartient, le culte qu’elle a voué à leur mémoire. Là, point de batailles, point de cérémonies royales peintes ou sculptées ; on y chercherait même en vain les images des empereurs qui ont donné naissance à la famille royale de Saxe-Weimar. Les quatre salles principales sont consacrées, l’une à Wieland, la seconde à Herder, les deux dernières à Goëthe et à Schiller. Celle de Wieland est la plus remarquable par l’exécution des peintures. Sur un fond de rouge antique se détachent des médaillons peints à fresque, qui représentent les principales scènes d’Oberon, le chef-d’œuvre du Voltaire allemand. Ils sont de M. Heller, qui a su grouper dans de remarquables paysages les figures romanesques du poëte.

Les arabesques qui entourent les cadres, représentant des rocailles, des animaux et des groupes de génies ailés qui s’élancent du sein des fleurs, sont bien agencées et d’un coloris harmonieux ; elles ont été peintes par M. Simon. La salle de Herder a été exécutée par Jœger. On y voit retracée une légende où la Vierge apparaît en songe au peintre endormi devant son chevalet. Au centre du parquet, une mosaïque représente dans un écusson une lyre ailée, — armes parlantes données à Herder par Charles-Auguste. Sur la cheminée est un buste de l’écrivain. Entre les deux portes, un buste de Lucas Cranach, l’ami de Luther et du duc de Weimar, Jean-Frédéric, qui partagea la captivité du réformateur pendant les cinq ans où il fut prisonnier de Charles-Quint.

La salle de Goëthe est illustrée des principales scènes de ses ouvrages. Une scène mythologique du second Faust couvre une grande partie des murs. Les sujets sont composés avec grâce, mais l’exécution des peintures n’a pas le même mérite. Il y a de jolis détails dans les médaillons de la salle de Schiller, surtout les scènes de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart.

La chapelle du palais, dont les parois et la colonnade sont de marbres précieux, est d’un bel effet qu’augmentent de riches tapis suspendus à la rampe des galeries. Il y a aussi une chapelle grecque pour la grande-duchesse, avec les décorations spéciales de cette religion. On admire encore, dans les appartements des princes, de fort beaux paysages de M. Heller, dont la teinte brumeuse et mélancolique rappelle les Ruysdaël. Ce sont des paysages de la Norwége, éclairés d’un jour gris et doux, des scènes d’hiver et de naufrages, des contours de rochers majestueux, de beaux mouvements de vagues, une nature qui fait frémir et qui fait rêver.

Je n’ai pas voulu quitter Weimar sans visiter la cathédrale, où se trouve un fort beau tableau de Lucas Cranach, représentant le Christ en croix, pleure par les saintes femmes. En vertu d’une sorte de synchronisme mystique et protestant, le peintre a placé au pied de la croix Luther et Mélanchton discutant un verset de la Bible.

À la Bibliothèque, j’ai pu voir encore trois bustes de Goethe, parmi lesquels se trouve celui de David, puis un buste de Schiller, par Danneker, et des autographes curieux, — notamment un vieux diplôme français, signé Danton et Roland, adressé « au célèbre poëte Gilles, ami de l’humanité. » La prononciation allemande du nom de Schiller a donné lieu, sans doute, à cette erreur bizarre, qui n’infirme en rien, du reste, le mérite d’avoir écrit ce brevet républicain.

SCÈNES

DE LA VIE ALLEMANDE.