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Lorenzaccio/Acte I

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Lorenzaccio
LorenzaccioCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset, tome IV (p. 3-47).
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ACTE PREMIER


Scène première

Un jardin. — Clair de lune. — Un pavillon dans le fond, un autre sur le devant.
Entrent LE DUC et LORENZO, couverts de leurs manteaux ; GIOMO, une lanterne à la main.
Le Duc.

Qu’elle se fasse attendre encore un quart d’heure, et je m’en vais. Il fait un froid de tous les diables.

Lorenzo.

Patience, Altesse, patience.

Le Duc.

Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne vient pourtant pas.

lorenzo

Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête femme.

Le Duc

Entrailles du pape ! avec tout cela je suis volé d’un millier de ducats.

lorenzo

Nous n’avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami, dans une caresse au menton ; — tout dire et ne rien dire, selon le caractère des parents ; — habituer doucement l’imagination qui se développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l’effraie, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci ! tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse ! Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleurs n’a promis de fruits plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de courtisanerie.

le duc

Sacrebleu ! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j’aille au bal chez Nasi : c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille.

Giomo

Allons au pavillon, monseigneur ; puisqu’il ne s’agit que d’emporter une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux carreaux.

le duc

Viens par ici, le Hongrois a raison.

Ils s’éloignent. — Entre Maffio.
Maffio

Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser notre jardin, tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n’est qu’une illusion, mais une illusion trop forte pour que le sommeil ne s’enfuie pas devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont fermées comme de coutume ; j’aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles terreurs se dissipent ; les battements précipités de mon cœur font place à une douce tranquillité. Insensé ! mes yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre sœur avait couru un véritable danger. — Qu’entends-je ? Qui remue là entre les branches ?

La sœur de Maffio passe dans l’éloignement.

Suis-je éveillé ? c’est le fantôme de ma sœur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle ! où vas-tu ?

Rentrent Giomo et le duc.
Giomo

Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. — Lorenzo conduira votre belle au palais par la petite porte ; et quant à nous, qu’avons-nous à craindre ?

Maffio

Qui êtes-vous ? Holà ! arrêtez !

Il tire son épée.
Giomo

Honnête rustre, nous sommes tes amis.

Maffio

Où est ma sœur ? que cherchez-vous ici ?

Giomo

Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.

Maffio

Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es !

Giomo saute sur lui et le désarme.

Halte-là ! maître sot, pas si vite !

Maffio

Ô honte ! ô excès de misère ! S’il y a des lois à Florence, si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.

Giomo

Aux pieds du duc ?

Maffio

Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme tant d’autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! massacre ! ah ! fer et sang ! j’obtiendrai justice de vous !

Giomo, l’épée à la main.

Faut-il frapper, Altesse ?

Le Duc.

Allons donc ! frapper ce pauvre homme ! Va te recoucher, mon ami : nous t’enverrons demain quelques ducats.

Il sort.
Maffio

C’est Alexandre de Médicis !

Giomo

Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu tiens à tes oreilles.

Il sort.



Scène II

Une rue. — Le point du jour. — Plusieurs masques sortent d’une maison illuminée.
UN MARCHAND DE SOIERIES et UN ORFÈVRE ouvrent leur boutique.
Le marchand de soieries.

Hé ! hé ! père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes.

Il étale ses pièces de soie.
L’orfèvre, bâillant.

C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Le marchand.

Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et retournée comme une anguille. Ah ! dame ! quand on est jeune, on ne s’endort pas au bruit des violons.

L’orfèvre.

Jeune ! jeune ! cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une barbe comme celle-là ; et cependant Dieu sait si leur damnée de musique me donne envie de danser !

Deux écoliers passent.
Premier écolier.

Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens ! voilà la maison des Nasi.

Il souffle dans ses doigts.

Mon portefeuille me glace les mains.

Deuxième écolier.

Et on nous laissera approcher ?

Premier écolier.

En vertu de quoi est-ce qu’on nous en empêcherait ? Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance ; on observe bien tous les costumes, et le soir on dit à l’atelier : J’ai une terrible envie de dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati ; le prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par-derrière.

Ils se placent contre la porte de la maison.
L’orfèvre.

Entendez-vous les petits badauds ? je voudrais qu’un de mes apprentis fît un pareil métier !

Le marchand.

Bon, bon ! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n’a rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur. — Voilà comme j’étais, humant l’air et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille bien florentine, celle-là ! Quelle tournure ont tous ces grands seigneurs ! J’avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : Hé ! hé ! ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

L’orfèvre.

Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, — ils sont nés pour cela ; mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous ?

Le marchand.

Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d’autres. Qu’entendez-vous vous-même, père Mondella ?

L’orfèvre.

Cela suffit ; — je me comprends. — C’est-à-dire que les murailles de tous ces palais-là n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.

Le marchand.

Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma boutique que je vous montre une pièce de velours.

L’orfèvre.

Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ; on le soulève gaiement d’un petit coup, et il s’en va donner du courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la cour. À qui fait-on plaisir en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.

Le marchand.

Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins[1]. Dieu merci ! les Strozzi l’ont payé.

L’orfèvre.

Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe Strozzi.

Le marchand.

Cela n’empêche pas Pierre Strozzi d’avoir traîné son maudit ballon sur ma boutique, et de m’avoir fait trois grandes taches dans une aune de velours brodé. À propos, père Mondella, nous verrons-nous à Montolivet ?

L’orfèvre.

Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet tous les péchés.

Le marchand.

Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une belle chose.

L’orfèvre.

La cour ! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. Florence était encore (il n’y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire ; je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin ? comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle : les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres ; et encore le paye-t-on pour cela.

Le marchand.

Peste ! peste ! comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.

L’orfèvre.

Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font !

Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux. — Passe un bourgeois avec sa femme.
La femme.

Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C’est un bonheur pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui-là. Tiens ! le bal dure encore. — Regarde donc toutes ces lumières.

Le bourgeois.

Et nous, notre fille, quand la marierons-nous ?

La femme.

Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est là une jolie fête ! — On dit que le duc y est.

Le bourgeois.

Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c’est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d’Allemands, de leur damnée forteresse.

La femme.

Regarde donc le joli masque. Ah ! la belle robe ! Hélas ! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres à la maison.

Ils sortent.
Un soldat, au marchand.

Gare, canaille ! laisse passer les chevaux.

Le Marchand.

Canaille toi-même, Allemand du diable !

Le soldat le frappe de sa pique.
Le Marchand, se retirant.

Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredins-là maltraitent les citoyens.

Il rentre chez lui.
L’Écolier, à son camarade.

Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellai. Un fier luron ! Ce petit-là, à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.

Un page, criant.

Le cheval de son Altesse !

Le second écolier.

Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.

Le premier écolier.

Crois-tu pas qu’il va te manger ?

La foule s’augmente à la porte.
L’Écolier.

Celui-là, c’est Nicolini ; celui-là, c’est le provéditeur.

Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués.
Le Duc, montant à cheval.

Viens-tu, Julien ?

Salviati.

Non, Altesse, pas encore.

Il lui parle à l’oreille.
Le Duc.

Bien, bien, ferme !

Salviati.

Elle est belle comme un démon. — Laissez-moi faire ; si je peux me débarrasser de ma femme…

Il rentre dans le bal.
Le Duc.

Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte ! tu vas de travers.

Il part avec sa suite.
L’Écolier.

Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps.

Les masques sortent de tous côtés.
Le second Écolier.

Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.

Un bourgeois.

Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir.

Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille cassée lui tombe sur l’épaule.
Le Provéditeur.

Eh ! ventrebleu ! quel est l’assommeur, ici ?

Un masque.

Eh ! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez ! regardez à la fenêtre ; c’est Lorenzo avec sa robe de nonne.

Le Provéditeur.

Lorenzaccio, le diable soit de toi ! tu as blessé mon cheval.

La fenêtre se ferme.

Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacances.

Il sort. — Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ; il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval ; un écuyer et une gouvernante la suivent.
Salviati.

La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.

Louise.

Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.

Salviati.

Quels yeux tu as, mon cher cœur ! quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche ! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

Louise.

Lâche mon pied, Salviati.

Salviati.

Non, par le corps de Bacchus ! jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble.

Louise frappe son cheval et part au galop.
Un masque, à Salviati.

La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; — vous l’avez fâchée, Salviati.

Salviati.

Baste ! colère de jeune fille et pluie du matin…

Il sort.



Scène III

Chez le marquis de Cibo.
LE MARQUIS, en habit de voyage, LA MARQUISE, ASCANIO, LE CARDINAL CIBO, assis.
Le Marquis, embrassant son fils.

Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience : Massa n’est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau.

La Marquise.

Adieu, Laurent ; revenez, revenez !

Le Cardinal.

Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.

Le Marquis.

Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.

Il embrasse sa femme.
Le Cardinal.

Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.

La Marquise.

L’honnêteté n’a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ?

Le Marquis.

Non, par le ciel ! car les meilleures sont à l’amour. N’essuyez pas celles-ci sur mon visage, le vent s’en chargera en route : qu’elles se sèchent lentement ! Eh bien ! ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris ? n’emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine ?

La Marquise.

Ah ! mes pauvres cascatelles !

Le Marquis.

C’est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes sans vous. (Plus bas.) Elles ont été joyeuses autrefois, n’est-il pas vrai, Ricciarda ?

La Marquise.

Emmenez-moi !

Le Marquis.

Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N’en parlons plus ; — ce sera l’affaire d’une semaine. Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allées chéries. C’est à moi de compter mes vieux troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d’herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et je vous emmène alors.

La Marquise.

La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère. L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais.

Ascanio.

Quel cheval as-tu, mon père, pour t’en aller ?

Le Marquis.

Viens avec moi dans la cour, tu le verras.

Il sort. — La marquise reste seule avec le cardinal. — Un silence.
Le Cardinal.

N’est-ce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre votre confession, marquise ?

La Marquise.

Dispensez-m’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si Votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra. — Ce moment-ci n’est pas à moi.

Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.
Le Cardinal.

Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j’envierais le sort de mon frère. — Un si court voyage, si simple, si tranquille ! — une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques pas d’ici ! — une absence d’une semaine, — et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! — N’est-ce pas sept années, marquise ?

La Marquise.

Oui, cardinal ; mon fils a six ans.

Le Cardinal.

Étiez-vous hier à la noce des Nasi ?

La Marquise.

Oui, j’y étais.

Le Cardinal.

Et le duc en religieuse ?

La Marquise.

Pourquoi le duc en religieuse ?

Le Cardinal.

On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait trompé.

La Marquise.

Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !

Le Cardinal.

On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.

La Marquise.

L’exemple est à craindre, et non l’intention. Je ne suis pas comme vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées des actions.

Le Cardinal.

Bon, bon ! le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.

La Marquise.

On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.

Le Cardinal.

Et le bonnet de la Liberté, n’est-il pas vrai, petite sœur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !

La Marquise.

Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes ? que César parle ici dans toutes les bouches ? que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! le clergé sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits.

Elle sort.
Le Cardinal, seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse.

Agnolo !

Entre un page.

Quoi de nouveau aujourd’hui ?

Agnolo.

Cette lettre, monseigneur.

Le Cardinal.

Donne-la-moi.

Agnolo.

Hélas ! Éminence, c’est un péché.

Le Cardinal.

Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine.

Agnolo remet la lettre.

Cela est comique d’entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines.

Il ouvre la lettre et lit.

« Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre, et celui de nos deux maisons. »

Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d’énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque assidue, c’est beaucoup pour Alexandre ; ce doit être assez pour Ricciarda Cibo.

Il rend la lettre au page.

Remets cela chez ta maîtresse ; tu es toujours muet, n’est-ce pas ? Compte sur moi.

Il lui donne sa main à baiser et sort.



Scène IV

Une cour du palais du duc.
LE DUC ALEXANDRE, sur une terrasse ; des pages exercent des chevaux dans la cour. Entrent VALORI et SIRE MAURICE.
Le Duc, à Valori.

Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?

Valori.

Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.

Le Duc.

Rien que des vœux, Valori ?

Valori.

Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop d’indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse.

Le Duc.

Voilà, pardieu ! un beau cheval, sire Maurice ! Eh ! quelle croupe de diable !

Sire Maurice.

Superbe, Altesse.

Le Duc.

Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi ; mais, par Bacchus, ils m’ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d’une lieue. Allons ! voyons, Valori, qu’est-ce que c’est ?

Valori.

Je suis un prêtre, Altesse ; si les paroles que mon devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d’une manière aussi sévère, mon cœur me défend d’y ajouter un mot.

Le Duc.

Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu ! le seul prêtre honnête homme que j’aie vu de ma vie.

Valori.

Monseigneur, l’honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit ; et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.

Le Duc.

Ainsi donc, point d’explications ?

Sire Maurice.

Voulez-vous que je parle, monseigneur ? Tout est facile à expliquer.

Le Duc.

Eh bien ?

Sire Maurice.

Les désordres de la cour irritent le pape.

Le Duc.

Que dis-tu là, toi ?

Sire Maurice.

J’ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n’ont d’autre juge que lui-même. C’est Lorenzo de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa justice.

Le Duc.

De sa justice ? Il n’a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.

Sire Maurice.

Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d’ivresse, avait décapité les statues de l’arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.

Le Duc.

Ah parbleu ! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l’effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l’évêque de Fano ? Cette mutilation revient toujours sur l’eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d’avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre. Je protège les arts comme un autre, et j’ai chez moi les premiers artistes de l’Italie ; mais je n’entends rien au respect du pape pour ces statues, qu’il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.

Sire Maurice.

Lorenzo est un athée ; il se moque de tout. Si le gouvernement de votre Altesse n’est pas entouré d’un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs, et cela suffit.

Le Duc.

Paix ! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d’Alexandre.

Entre le cardinal Cibo.

Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.

Le Cardinal.

Messire Francesco Molza vient de débiter à l’Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l’arc de Constantin.

Le Duc.

Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ! d’ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n’ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! J’aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu ! il restera ici.

Le Cardinal.

Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.

Le Duc.

Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ?

Il lui parle bas.

Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c’est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout et me dit tout. N’a-t-il pas trouvé moyen d’établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l’enfer ? Oui, certes, c’est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu’un, ne me nuira pas. Tenez !

Lorenzo paraît au fond d’une galerie basse.

Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.

Lorenzo

Bonjour, messieurs les amis de mon cousin !

Le Duc.

Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle ? Mon ami, on t’excommunie en latin, et sire Maurice t’appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon Valori, il est trop honnête homme pour prononcer ton nom.

Lorenzo.

Pour qui dangereux, Éminence ? pour les filles de joie, ou pour les saints du paradis ?

Le Cardinal.

Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.

Lorenzo.

Une insulte de prêtre doit se faire en latin.

Sire Maurice.

Il s’en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.

Lorenzo.

Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j’avais le soleil dans les yeux ; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît tout neuf.

Sire Maurice.

Comme votre esprit ; je l’ai fait faire d’un vieux pourpoint de mon grand-père.

Lorenzo.

Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.

Sire Maurice.

Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.

Lorenzo.

Si l’on vous a dit que j’étais un soldat, c’est une erreur, je suis un pauvre amant de la science.

Sire Maurice.

Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C’est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes.

Il tire son épée.
Valori.

Devant le duc, l’épée nue !

Le Duc, riant.

Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin ; qu’on lui donne une épée !

Lorenzo.

Monseigneur, que dites-vous là ?

Le Duc.

Eh bien ! ta gaieté s’évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu’un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ! Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.

Lorenzo.

Son Altesse se rit de moi.

Le Duc.

J’ai ri tout à l’heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée !

Il prend l’épée d’un page et la présente à Lorenzo.
Valori.

Monseigneur, c’est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de Votre Altesse est un crime punissable dans l’intérieur du palais.

Le Duc.

Qui parle ici, quand je parle ?

Valori.

Votre Altesse ne peut avoir eu d’autre dessein que celui de s’égayer un instant, et sire Maurice lui-même n’a point agi dans une autre pensée.

Le Duc.

Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie : ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu’il va tomber.

Lorenzo chancelle ; il s’appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d’un coup.
Le Duc, riant aux éclats.

Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.

Les pages relèvent Lorenzo.
Sire Maurice.

Double poltron ! fils de catin !

Le Duc.

Silence ! sire Maurice ; pesez vos paroles, c’est moi qui vous le dis maintenant ; pas de ces mots-là devant moi.

Sire Maurice sort.
Valori.

Pauvre jeune homme !

Le Cardinal, resté seul avec le duc.

Vous croyez à cela, monseigneur ?

Le Duc.

Je voudrais bien savoir comment je n’y croirais pas.

Le Cardinal.

Hum ! c’est bien fort.

Le Duc.

C’est justement pour cela que j’y crois. Vous figurez-vous qu’un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D’ailleurs ce n’est pas la première fois que cela lui arrive ; jamais il n’a pu voir une épée.

Le Cardinal.

C’est bien fort, c’est bien fort !

Ils sortent.



Scène V

Devant l’église de Saint-Miniato à Montolivet. — La foule sort de l’église.
Une Femme, à sa voisine.

Retournez-vous ce soir à Florence ?

La Voisine.

Je ne reste jamais plus d’une heure ici, et je n’y viens jamais qu’un seul vendredi[2] ; je ne suis pas assez riche pour m’arrêter à la foire ; ce n’est pour moi qu’une affaire de dévotion, et que cela suffise pour mon salut, c’est tout ce qu’il me faut.

Une dame de la cour, à une autre.

Comme il a bien prêché ! c’est le confesseur de ma fille.

Elle s’approche d’une boutique.

Blanc et or, cela fait bien le soir ; mais le jour, le moyen d’être propre avec cela !

Le marchand et l’orfèvre devant leurs boutiques avec quelques cavaliers.
L’orfèvre.

La citadelle ! voilà ce que le peuple ne souffrira jamais, voir tout d’un coup s’élever sur la ville cette nouvelle tour de Babel, au milieu du plus maudit baragouin ; les Allemands ne pousseront jamais à Florence, et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien.

Le marchand.

Voyez, mesdames ; que Vos Seigneuries acceptent un tabouret sous mon auvent.

Un cavalier.

Tu es du vieux sang florentin, père Mondella ; la haine de la tyrannie fait encore trembler tes doigts ridés sur tes ciselures précieuses, au fond de ton cabinet de travail.

L’orfèvre.

C’est vrai, Excellence. Si j’étais un grand artiste, j’aimerais les princes, parce qu’eux seuls peuvent faire entreprendre de grands travaux ; les grands artistes n’ont pas de patrie ; moi, je fais des saints ciboires et des poignées d’épée.

Un autre cavalier.

À propos d’artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant des badauds ? Il frappe son verre sur la table ; si je ne me trompe, c’est ce hâbleur de Cellini.

Le premier cavalier.

Allons-y donc, et entrons ; avec un verre de vin dans la tête, il est curieux à entendre, et probablement quelque bonne histoire est en train.

Ils sortent. — Deux bourgeois s’assoient.
Premier bourgeois.

Il y a eu une émeute à Florence ?

Deuxième bourgeois.

Presque rien. — Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le Vieux-Marché.

Premier bourgeois.

Quelle pitié pour les familles !

Deuxième bourgeois.

Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse d’un gouvernement comme le nôtre ? On vient crier à son de trompe que César est à Bologne, et les badauds répètent : « César est à Bologne, » en clignant des yeux d’un air d’importance, sans réfléchir à ce qu’on y fait. Le jour suivant, ils sont plus heureux encore d’apprendre et de répéter : « Le pape est à Bologne avec César. » Que s’ensuit-il ? Une réjouissance publique, ils n’en voient pas davantage ; et puis un beau matin ils se réveillent tout endormis des fumées du vin impérial, et ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, on leur répond que c’est leur roi. Le pape et l’empereur sont accouchés d’un bâtard qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa mère.

L’orfèvre, s’approchant.

Vous parlez en patriote, ami ; je vous conseille de prendre garde à ce flandrin.

Passe un officier allemand.
L’officier.

Ôtez-vous de là, messieurs ; des dames veulent s’asseoir.

Deux dames de la cour entrent et s’assoient.
Première dame.

Cela est de Venise ?

Le marchand.

Oui, Magnifique Seigneurie ; vous en lèverai-je quelques aunes ?

Première dame.

Si tu veux. J’ai cru voir passer Julien Salviati.

L’officier.

Il va et vient à la porte de l’église ; c’est un galant.

Deuxième dame.

C’est un insolent. Montrez-moi des bas de soie.

L’officier.

Il n’y en aura pas d’assez petits pour vous.

Première dame.

Laissez donc ; vous ne savez que dire. Puisque vous voyez Julien, allez lui dire que j’ai à lui parler.

L’officier.

J’y vais et je le ramène.

Il sort.
Première dame.

Il est bête à faire plaisir, ton officier ; que peux-tu faire de cela ?

Deuxième dame.

Tu sauras qu’il n’y a rien de mieux que cet homme-là.

Elles s’éloignent. — Entre le prieur de Capoue.
Le prieur.

Donnez-moi un verre de limonade, brave homme.

Il s’assoit.
Un des bourgeois.

Voilà le prieur de Capoue ; c’est là un patriote !

Les deux bourgeois se rassoient.
Le prieur.

Vous venez de l’église, messieurs ? que dites-vous du sermon ?

Le bourgeois.

Il était beau, seigneur prieur.

Deuxième bourgeois, à l’orfèvre.

Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce qu’elle n’est pas fière. N’est-il pas agréable de voir un grand seigneur adresser librement la parole à ses voisins d’une manière affable ? Tout cela fait plus qu’on ne pense.

Le prieur.

S’il faut parler franchement, j’ai trouvé le sermon trop beau ; j’ai prêché quelquefois, et je n’ai jamais tiré grande gloire du tremblement des vitres ; mais une petite larme sur la joue d’un brave homme m’a toujours été d’un grand prix.

Entre Salviati.
Salviati.

On m’a dit qu’il y avait ici des femmes qui me demandaient tout à l’heure ; mais je ne vois de robe ici que la vôtre, prieur. Est-ce que je me trompe ?

Le marchand.

Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont éloignées ; mais je pense qu’elles vont revenir. Voilà dix aunes d’étoffes et quatre paires de bas pour elles.

Salviati, s’asseyant.

Voilà une jolie femme qui passe. — Où diable l’ai-je donc vue ? — Ah ! parbleu ! c’est dans mon lit.

Le prieur, au bourgeois.

Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc.

Le bourgeois.

Je le dis tout haut : c’est la supplique adressée par les bannis.

Le prieur.

En avez-vous dans votre famille ?

Le bourgeois.

Deux, Excellence : mon père et mon oncle ; il n’y a plus que moi d’homme à la maison.

Le deuxième bourgeois, à l’orfèvre.

Comme ce Salviati a une méchante langue !

L’orfèvre.

Cela n’est pas étonnant : un homme à moitié ruiné, vivant des générosités de ces Médicis, et marié comme il l’est à une femme déshonorée partout ! Il voudrait qu’on dît de toutes les femmes possibles ce qu’on dit de la sienne.

Salviati.

N’est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre ?

Le marchand.

Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre noblesse me sont inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main à sa sœur cadette.

Salviati.

J’ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi ; elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour.

Le prieur, se retournant.

Comment l’entendez-vous ?

Salviati.

Cela est clair, elle me l’a dit. Je lui tenais l’étrier, ne pensant guère à malice ; je ne sais par quelle distraction je lui pris la jambe, et voilà comme tout est venu.

Le prieur.

Julien, je ne sais pas si tu sais que c’est de ma sœur que tu parles.

Salviati.

Je le sais très bien ; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta sœur peut bien coucher avec moi.

Le prieur se lève.

Vous dois-je quelque chose, brave homme ?

Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort.
Salviati.

J’aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa sœur a fait oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu de Florence s’est réfugiée chez ces Strozzi ? Le voilà qui se retourne. Écarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur.

Il sort.



Scène VI

Le bord de l’Arno.
MARIE SODERINI, CATHERINE.
Catherine.

Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C’est une singulière chose que toutes les harmonies du soir avec le bruit lointain de cette ville.

Marie.

Il est temps de rentrer ; noue ton voile autour de ton cou.

Catherine.

Pas encore, à moins que vous n’ayez froid. Regardez, ma mère chérie[3] ; que le ciel est beau ! Que tout cela est vaste et tranquille ! Comme Dieu est partout ! Mais vous baissez la tête ; vous êtes inquiète depuis ce matin.

Marie.

Inquiète, non, mais affligée. N’as-tu pas entendu répéter cette fatale histoire de Lorenzo ? Le voilà la fable de Florence.

Catherine.

Ô ma mère ! la lâcheté n’est point un crime ; le courage n’est pas une vertu : pourquoi la faiblesse est-elle blâmable ? Répondre des battements de son cœur est un triste privilège ; Dieu seul peut le rendre noble et digne d’admiration. Et pourquoi cet enfant n’aurait-il pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes ? Une femme qui n’a peur de rien n’est pas aimable, dit-on.

Marie.

Aimerais-tu un homme qui a peur ? Tu rougis, Catherine ; Lorenzo est ton neveu, tu ne peux pas l’aimer ; mais figure-toi qu’il s’appelle de tout autre nom, qu’en penserais-tu ? Quelle femme voudrait s’appuyer sur son bras pour monter à cheval ? Quel homme lui serrerait la main ?

Catherine.

Cela est triste, et cependant ce n’est pas de cela que je le plains. Son cœur n’est peut-être pas celui d’un Médicis ; mais, hélas ! c’est encore moins celui d’un honnête homme.

Marie.

N’en parlons pas, Catherine ; — il est assez cruel pour une mère de ne pouvoir parler de son fils.

Catherine.

Ah ! cette Florence ! c’est là qu’on l’a perdu. N’ai-je vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d’une noble ambition ? Sa jeunesse n’a-t-elle pas été l’aurore d’un soleil levant ? Et souvent encore aujourd’hui il me semble qu’un éclair rapide… — Je me dis malgré moi que tout n’est pas mort en lui.

Marie.

Ah ! tout cela est un abîme ! Tant de facilité, un si doux amour de la solitude ! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros livres sous le bras ; mais un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres et dans ses yeux noirs. Il lui fallait s’inquiéter de tout, dire sans cesse : « Celui-là est pauvre, celui-là est ruiné ; comment faire ? » Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque ! Catherine, Catherine, que de fois je l’ai baisé au front, en pensant au père de la patrie !

Catherine.

Ne vous affligez pas.

Marie.

Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j’en parle sans cesse. Il y a de certaines choses, vois-tu, les mères ne s’en taisent que dans le silence éternel. Que mon fils eût été un débauché vulgaire, que le sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes veines, je ne me désespérerais pas ; mais j’ai espéré et j’ai eu raison de le faire. Ah ! Catherine, il n’est même plus beau ; comme une fumée malfaisante, la souillure de son cœur lui est montée au visage. Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux fleurs, s’est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout.

Catherine.

Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange.

Marie.

Sa naissance ne l’appelait-elle pas au trône ? N’aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d’un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d’un diadème d’or tous mes songes chéris ? Ne devais-je pas m’attendre à cela ? Ah ! Cattina, pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves. Cela est trop cruel d’avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les cantiques des anges, de s’y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d’orgie et de restes humains, dans les bras d’un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mère.

Catherine.

Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route ; rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur.

Marie.

Pauvres gens ! ils ne doivent que faire pitié ! Ah ! ne puis-je voir un seul objet qu’il ne m’entre une épine dans le cœur ? Ne puis-je plus ouvrir les yeux ? Hélas ! ma Cattina, ceci est encore l’ouvrage de Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui ; il n’en est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie, que mon fils n’ait trahi. Leurs lettres, signées de leur nom, sont montrées au duc. C’est ainsi qu’il fait tourner à un infâme usage jusqu’à la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains s’adressent à lui comme à l’antique rejeton de leur protecteur ; sa maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes y viennent. Pauvre Philippe ! il y aura une triste fin pour tes cheveux gris ! Ah ! ne puis-je voir une fille sans pudeur, un malheureux privé de sa famille, sans que tout cela ne me crie : Tu es la mère de nos malheurs ! Quand serai-je là ?

Elle frappe la terre.
Catherine.

Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent.

Elles s’éloignent. — Le soleil est couché. — Un groupe de bannis se forme au milieu d’un champ.
Un des bannis.

Où allez-vous ?

Un autre.

À Pise ; et vous ?

Le premier.

À Rome.

Un autre.

Et moi à Venise ; en voilà deux qui vont à Ferrare ; que deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres ?

Un quatrième.

Adieu, voisin, à des temps meilleurs.

Il s’en va.

Adieu ; pour nous, nous pouvons aller ensemble jusqu’à la croix de la Vierge.

Il sort avec un autre. — Arrive Maffio.
Le premier banni.

C’est toi, Maffio ? par quel hasard es-tu ici ?

Maffio.

Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé ma sœur ; j’ai tiré l’épée ; une espèce de tigre avec des membres de fer s’est jeté à mon cou et m’a désarmé. Après quoi j’ai reçu l’ordre de sortir de la ville, et une bourse à moitié pleine de ducats.

Le second banni.

Et ta sœur, où est-elle ?

Maffio.

On me l’a montrée ce soir sortant du spectacle dans une robe comme n’en a pas l’impératrice ; que Dieu lui pardonne ! Une vieille l’accompagnait, qui a laissé trois de ses dents à la sortie. Jamais je n’ai donné de ma vie un coup de poing qui m’ait fait ce plaisir-là.

Le troisième banni.

Qu’ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et nous mourrons contents.

Le quatrième.

Philippe Strozzi nous écrira à Venise ; quelque jour nous serons tous étonnés de trouver une armée à nos ordres.

Le troisième.

Que Philippe vive longtemps ! Tant qu’il y aura un cheveu sur sa tête, la liberté de l’Italie n’est pas morte.

Une partie du groupe se détache ; tous les bannis s’embrassent.
Une voix.

À des temps meilleurs !

Une autre.

À des temps meilleurs !

Deux bannis montent sur une plate-forme d’où l’on découvre la ville.
Le premier.

Adieu, Florence, peste de l’Italie ! adieu, mère stérile, qui n’as plus de lait pour tes enfants !

Le second.

Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l’antique Florence ! adieu, fange sans nom !

Tous les bannis.

Adieu, Florence ! maudites soient les mamelles de tes femmes ! maudits soient tes sanglots ! maudits les prières de tes églises, le pain de tes blés, l’air de tes rues ! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang corrompu !

FIN DE L’ACTE PREMIER.



  1. C’était l’usage au carnaval de traîner dans les rues un énorme ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques. Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (Note de l’auteur.)
  2. On allait à Montolivet tous les vendredis de certains mois : c’était à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris : les marchands y trouvaient l’occasion d’une foire et y transportaient leurs boutiques. (Note de l’auteur.)
  3. Catherine Ginori est belle-sœur de Marie ; elle lui donne le nom de mère, parce qu’il y a entre elles une différence d’âge très grande ; Catherine n’a guère que vingt-deux ans. (Note de l’auteur.)