Lorenzaccio (Dauphin Meunier)

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Lorenzaccio (Dauphin Meunier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 411-436).
LORENZACCIO


Lorenzaccio, par M. Pierre Gauthiez, 1 vol. in-8o. A. Fontemoing, 1904.


Un vieux chroniqueur bourguignon, Loys Gollut, intitulait ainsi un chapitre de ses Mémoires : « Fautes superbes de Iean de Chalon, et le chastoy qui en fut faict, » et un chapitre suivant : « Les occupations, complexions, forme, maryage, enfans et amours du duc Iean. » Un titre analogue conviendrait à cette étude ; il en définirait le développement et la portée avec une grâce archaïque tout à fait seyante. Il n’y a presque pas une action, un caractère, un trait du personnage équivoque de Lorenzino de Médicis, — ou Lorenzaccio, au péjoratif, — qui ne nous intéresse en particulier, nous Français. Papes, princes alliés de nos rois, Mécènes protecteurs des lettres et des arts, tous les membres de son exécrable et illustre famille sont intervenus plus ou moins dans nos affaires et ont influencé notre formation intellectuelle et morale : la maison des Médicis et celle de France ont aussi mêlé leur sang. Etudier le naturel du plus singulier de ces Italiens, c’est nous permettre d’apprécier mieux la qualité de leur riche apport à notre patrimoine. Aussi bien Lorenzaccio est-il notre homme non seulement comme Médicis, mais comme individu. Il a agi, en sens divers, plusieurs fois sur nous depuis un siècle. Le meurtre, par ses mains, de son cousin Alexandre, duc de Florence, lui a conféré le prestige d’un modèle des régicides. Son crime est le sujet d’un drame inédit de George Sand ; il est le sujet d’un drame fameux d’Alfred de Musset, tout récemment mis à la scène, et qu’on lira aussi longtemps dans notre patrie qu’elle sera le laboratoire des expériences révolutionnaires. L’œuvre est belle en effet, retentissante, de toutes les déclamations de principes et de tous les appels à la violence qui ont excité à l’émeute les acteurs de nos journées de 1830, 1848, 1851, 1871 ; élucider les mobiles profonds, — inconsciens ou délibérés, — d’un Lorenzaccio, c’est donc en un certain sens faire la critique des nôtres, soit que l’assassinat des tyrans nous paraisse recommandable, soit qu’il nous répugne. Mais il semble bien qu’il faille, au préalable, connaître en leur détail essentiel les mœurs, dits et gestes d’un tel héros.

En général, nous ne savons rien de lui avec précision. Il est vrai que nous aimons l’histoire, mais que son contrôle par l’érudition nous ennuie ; que nous aimons la vérité, mais que la recherche de l’exactitude nous paraît l’occupation exclusive des paléographes ; et, bref, que nous sommes un peuple de moralistes, plus occupés de la figure et du sens des gens et des choses, que de leur machine et de leur évolution dans l’espace et dans le temps. Mais il est aussi vrai que nul, jusqu’à présent, ne nous avait offert l’occasion d’apprendre si le Lorenzaccio du poète romantique est le même que celui de l’historien : Musset écrivit son drame en 1833 ; et la minutieuse biographie de M. Pierre Gauthiez ne date que d’hier. Telle est, sur notre mémoire, l’empreinte d’une première image, quand elle est vraisemblable et que la magie poétique nous l’a présentée, telle est sa persistance, que M. Pierre Gauthiez, déjà le biographe d’un Jean des Bandes Noires, né Médicis, aurait travaillé en vain à nous établir d’après les documens authentiques cette histoire de Lorenzaccio, s’il avait prétendu modifier dans l’imagination de ses contemporains le type populaire qu’y a fixé Alfred de Musset. Par bonheur pour M. Gauthiez, il complète cette physionomie plutôt qu’il ne l’altère. Lorenzaccio en personne a écrit une Apologie de son meurtre ; et Musset en a adopté les motifs. Il nous est seulement révélé aujourd’hui combien de misérables suggestions, étrangères au soin de l’honneur et du salut de Florence, ont poussé à ce meurtre d’Alexandre, et comment Lorenzaccio put se déclarer sincèrement un libérateur national, tout en n’étant au fond qu’un vengeur de sa propre querelle. De plus, le drame de Musset se borne à un exposé des derniers préparatifs de l’assassinat et à son accomplissement, dont il ne laisse que pressentir les conséquences. Mais alors, Lorenzaccio avait vingt-trois ans ; et il survécut douze années à sa victime. Le récit de ces deux longues périodes, celle qui est antérieure et celle qui est postérieure au moment critique de Lorenzaccio, nous pouvait seul donner l’explication intégrale de ce caractère d’homme et de cet acte capital : voilà ce que nous offre l’ouvrage de M. Gauthiez, et voilà ce qu’à notre tour nous voudrions résumer ici pour l’édification du lecteur, et dans l’intérêt de quelques vérités qui peut-être dépassent le personnage lui-même de Lorenzaccio.


I

Sur les fonts du baptistère aux belles portes de la cathédrale de Florence fut ondoyé le jeudi vingt-troisième jour de mars 1514 (1513, au style florentin) Laurent-Jean-Baptiste, fils de Pierre-François, fils de Laurent de Médicis, né le 22 à midi, dans le quartier de Saint-Laurent. Cet enfant était le futur Lorenzaccio, que, dans la suite de ce récit, nous ne nommerons plus tout court que Lorenzino. Il venait au monde dans la maison même où il devait consommer, vingt-trois ans plus tard, le meurtre d’Alexandre.

Pierre-François, son père, tête faible et médiocre, à la fois dissipateur et avaricieux, processif et pusillanime, avait épousé une dame honnête, prude et bonne, Marie Soderini, qui lui donna plusieurs enfans, fils et filles, dont Lorenzino fut l’aîné. Ce n’est point de tels parens que celui-ci tiendra son allure, son tempérament, ses talens et ses goûts. Il sera un composé hétérogène, mais très reconnaissable, des qualités et des humeurs de ses grands-pères. En lui se vérifie la loi souvent observée de l’alternance dans la continuité des traits qui caractérisent une race. De son grand-père paternel, Lorenzino a hérité, avec le prénom, les dons de l’esprit et la perfection du corps. On sait que ce Laurent de Médicis, — dit le Grand et le Père des lettres, — était épris de renommée, magnifique et libéral, bel homme, d’un charme grave. Florence avait voulu ce bon politique pour chef de sa République ; et les poètes avaient nommé « leur doux honneur » ce lettré platonicien et bien disant. Avec lui s’était éteint, dans une boue infecte et sanglante, le flambeau des temps radieux de la Toscane. Il transmettait à Lorenzino son exemple, avec ce conseil pour légende : « Heureux celui qui naît sous un gouvernement populaire ! Infortuné celui à qui le ciel donne pour destinée de vivre à jamais sous un tyran, car cela ne s’appelle point vivre, mais mourir ! » — A l’opposé de ce caractère, le grand-père maternel de Lorenzino, Thomas Soderini, était un « homme de peu de courage, qui fuyait les périls volontiers, » irrésolu et opiniâtre, incertain de son but, pressé d’agir pourtant, en saisissant les moyens sans choix ni scrupules, et vite dégoûté de ses piètres résultats. Ne l’oublions pas, si nous voulons nous expliquer sans contrariété cette opinion unanime des contemporains que Lorenzino était lâche et indécis. Il jouera la couardise et la frivolité, comme Brutus le jeune avait joué la niaiserie, mais avec plus de naturel sans doute, ou du moins après s’être exercé longtemps et non sans peine à surmonter ce naturel.

Mais, pour remonter plus haut dans ses origines, qu’avaient été tous les Médicis, aïeux et parens de Lorenzino ? Des parvenus rapidement enrichis par l’usure et le trafic, presque aussitôt corrompus par l’excès étourdissant de leur fortune, enragés de puissance, vaniteux, glorieux, au sens populaire de ce mot ; et d’ailleurs, comme on ne parvient à rien sans mérites, élégans, avisés, osés, suppléant au sens de la mesure et de la beauté, que donnent seuls d’antiques traditions et usages de famille, par l’originalité, le tact prévenant et le faste de leurs goûts ; peu de bravoure, mais infiniment d’activité, d’adresse et de cruauté ; au demeurant, faits pour prendre appui sur la plèbe d’où ils sortaient, en la cajolant, en l’éblouissant, en la terrifiant au besoin, — magnifiques, corrupteurs et dominateurs ! Que l’un d’entre eux, et non un bâtard, mais un légitime, soit réduit, par sa pauvreté ou par l’intrigue des siens, à un rang subalterne : il vivra gonflé d’envie, exaspéré, complice de toutes les conjurations de mécontens et de déclassés, ennemi à mort de ceux qui l’humilient par l’ostentation de leur richesse, par la superbe de leurs usurpations. Cette race naturellement bilieuse des Médicis roulait par surcroît dans ses veines un sang de génération en génération plus chargé d’essences fines, amères et luxurieuses ; elle prédisposait sa descendance aux tares ordinaires de la dégénérescence, comme trop abondamment et trop délicatement nourrie d’une chère incendiaire, comme brûlée par les fièvres de l’ambition, comme énervée par l’inquiétude des coups de main, comme « avariée » enfin et adonnée aux vices contre nature. Lorenzino procède de tout cela. Contre les impulsions de tels instincts, que pourra son éducation ? En ce temps-là, l’influence d’une mère sur son fils aîné est toujours circonspecte, car il sera chef de maison et, comme tel, il participe de bonne heure à l’autorité et à l’indépendance de son père ; il ne sent pas sur lui peser aussi lourdement que sur ses cadets et sur ses sœurs, qui n’en seront jamais affranchis, une tutelle qu’il exercera avant peu. C’est pourquoi la sage et patiente Marie Soderini ne suivra que de loin le développement de son Lorenzino. Elle ne veillera de près que sur son second fils, Julien, lequel mourra archevêque d’Aix sans nulle odeur particulière de sainteté ou de vice, et que sur ses deux filles, lesquelles feront d’honnêtes dames.

Le milieu où s’écoula l’enfance de Lorenzino n’était propre qu’à faire épanouir précocement, sans en redresser ni élaguer rien, tout ce qu’il y avait en lui de puissance pour le bien et pour le mal. Il s’éleva à peu près seul, en pleine campagne, livré au pervertissement des livres de l’antiquité et aux incitations voluptueuses de la nature toscane. Jouir, c’est tout le conseil de cette nature, née païenne, dirait-on, où, pour enivrer l’âme ensemble avec les sens, l’azur céleste descend à portée des lèvres et fait croire qu’on respire l’air de son idéal. Jouir du jour pour se préparer des nuits délicieuses, jouir de la nuit pour s’assurer des jours brillans, jouir en regret et en désir, et jouir avant tout de l’heure qui passe, ce conseil ne fait point de réserve quant à la somme des jouissances accessibles ; il est seulement délicat, et même difficile, quant à leur qualité ; il n’en souffre que peu de grossières et de communes. Ce fut des terrasses verdoyantes et dorées de Fiesole, où se dressait sa villa, que Lorenzino, dès son premier âge, sentit son immense désir de vivre répondre à ce vif appel de toutes voluptés. On lui avait donné pour précepteur l’intendant Zeffi qui était versé dans la connaissance du latin et très habile au savoureux parler toscan. Auprès de ce factotum servile et plat, mais cultivé, le fils de la vertueuse Marie Soderini n’avait de contrariétés que de la pénurie croissante de ses parens. Comme elle veillait surtout à son entretien, Marie écrivait un jour à ce Zeffi, que les chausses de Lorenzino étaient « en si misérable état que s’il les voulait porter, elles ne pourraient lui servir, comment qu’on les rapiéçât. »

C’était par raison d’économie qu’on demeurait a Fiesole ; et pour la même raison que, Florence étant trop près de Fiesolo, on s’en fut demeurer entre Florence et Faënza, dans le beau pays de Mugello à Cafaggiolo, où l’aïeul avait installé ses fabriques de majoliques qu’il surveillait lui-même, sous le pic du Gorbio où le batailleur Jean des Bandes Noires avait son repaire. Cet isolement besogneux acoquinait partout Lorenzino aux gamins du populaire ; il y contractait de la sympathie pour les gens de cette condition ; il s’accoutumait à les séduire pour les dominer ; et par ailleurs, on lui soufflait qu’il était un Soderini plutôt qu’un Médicis, c’est-à-dire un prince de la plèbe ; ou, si on lui faisait l’éloge de quelqu’un de ces Médicis, c’était de son grand-père Laurent et de Jean, tous deux amis des Français et républicains, le premier artiste véritable, le second ambitieux hardi, qui ne regardait pas à poignarder les siens. L’enfant n’oubliait rien de ce qu’il entendait ou voyait, et il y réfléchissait en silence. A l’âge de cinq ans, il savait déjà assez bien écrire ; deux ans après, il débitait force vers de Virgile et disait : « Je sais par cœur tout le premier livre de Théodore, et il me semble que je l’entends. » Théodore était le grammairien Théodore Gaza. Lorenzino étudiait aussi le grec. Quand il eut dix ans, on adjoignit à Zeffi un second précepteur, qui le bourra de connaissances toujours plus ardues dans les sciences et dans les humanités.

Il était dans sa onzième année, lorsque son père mourut (fin août 1525), laissant ses affaires embrouillées et pendantes et, par testament, ordonnant qu’on lui fît dire à perpétuité tant et de si belles messes que son peu d’avoir n’eût pas suffi à couvrir les frais des premières années de ce grand deuil. Le terrible Jean des Bandes Noires, nonobstant un procès de 30 000 écus qu’il avait avec le défunt, prit la tutelle de ses orphelins. Il supprima des messes et des honneurs funèbres presque tout. Un bâtard des Médicis était pape, Clément VII ; il assura la veuve de sa protection, qui ne fut ni efficace ni libérale. Ainsi Lorenzino se trouva le chef d’une maison ruinée et impuissante, sous un tuteur qui ne visait qu’à le déposséder de son reste en litige. Dès cette époque, la jalousie n’allait plus cesser de mordre Lorenzino au cœur, et de l’exciter à quelque heureuse violence, capable de le porter, lui Médicis ; légitime, aux sommets occupés par les bâtards de sa famille, qui l’abandonnaient, quoique pouvant tout pour lui. De ces bâtards, outre le Pape, était le futur cardinal Hippolyte, fils de ce Julien que le roi de France avait titré duc de Nemours et d’une dame florentine ; un autre était Alexandre, né de la femme d’un voiturier de Collevecchio et de Laurent, duc d’Urbin, ou du Pape lui-même alors qu’il n’était que le cardinal Jules ; — ni l’un ni l’autre n’était sûr de son fait. Et, précisément, deux mois avant la mort de son père, Lorenzino, gonflé de rage, avait dû assister dans un rang effacé à la pompeuse entrée dans Florence de sa cousine Catherine, promise au dauphin de France, et de son douteux cousin, cet Alexandre, le nouveau duc.

Quel avait été jusqu’alors le régime, ou l’hygiène, de Lorenzino ? De bon matin, il courait dans la campagne de Cafaggiolo, son Virgile en main. Les paysages des bords de la Sieve sont d’une gentillesse plus grave et plus discrète que ceux de la vallée de l’Arno ; ils laissent plus de loisir pour la méditation. Ou bien Lorenzino suivait la belle route, égayée d’imprévu et de bonnes rencontres, qui mène aux portiques de Bologne la grasse. Ici et là, ses fréquentations étaient des bergers, des enfans de faïenciers, ces ouvriers eux-mêmes, qui ne laissaient pas de souiller un peu son oreille, son imagination, ses mœurs. Virgile aidait à jeter sur la turpitude de ces jeux puérils le couvert poétique de la pure églogue. A dix heures, on servait un repas de viandes noires, fortement relevées d’épices et d’aillades. Sur ce repas échauffant et lourd, on faisait la sieste. Puis, tout congestionné encore et appesanti par la grosse chaleur, Lorenzino reprenait des leçons de géométrie et de belles-lettres. Vers deux heures, au jardin de la villa, il y avait goûter de pâtés, de sucreries et de fruits, suivi de doctes délassemens, comme lectures, improvisations et récits. Entre quatre et cinq, venait la cena, ou repas de fond, le plus copieux de la journée. Dans la soirée, on jouait à toutes sortes de jeux, dés, trictrac, échecs, cartes, boules et ballons. Avant le coucher se buvait un coup de vin, dit vin de sommeil, et la prière était dite en commun. Bonne manière de vivre, de nourrir l’âme et le corps, si elle avait dû former un homme d’action autant que de savoir, un Médicis tel que notre Charles IX, par exemple, point vertueux et même perverti, mais voué à de grandes tribulations, sujet à mêler l’horreur des guerres civiles et des massacres au doux échange des beaux vers avec un Ronsard. Mais pour Lorenzino, esprit ingénieux et tourmenté, que sa mauvaise fortune condamnait au désœuvrement, ce régime ne l’excitait qu’à se dévorer lui-même.

La mort de Jean des Bandes Noires, survenue en décembre 1526, rompit la chaîne de cette existence. Jean était frappé devant Mantoue où il tenait arrêtés les lansquenets de l’hérétique allemand. Il laissait un fils de sept ans, Cosme. Sa veuve, Marie Salviati, et Marie Soderini, quoique séparées d’intérêts par le procès toujours pendant de leurs maris sur l’objet des 30 000 écus, s’aimaient et s’entr’aidaient comme des sœurs. Elles prirent peur ensemble pour leurs fils : elles les firent partir de nuit à cheval avec une petite escorte vers Venise, où ils arrivèrent sans trop d’encombre et trouvèrent leur sûreté. Le petit Cosme y reçut tous les honneurs, et Lorenzino aucun. Cosme, aussi bien, était le fils d’une Salviati et d’un valeureux homme que Venise avait naguère nommé son capitaine général : Venise devait à cet enfant de le reconnaître pour sien. Mais voilà Lorenzino renfoncé dans sa noire envie. Cosme et lui avaient une demeure commune, qu’un vaste et charmant jardin entourait, et où les visitaient de bons petits compagnons. Un cousin, François de Médicis, y avait sa chambre contiguë à celle de Lorenzino : ces adolescens s’y lièrent pour étudier et pour se gâter l’un l’autre avec passion. On dut les séparer : en 1528, Cosme et Lorenzino furent ramenés par leurs mères à Florence. Mais, presque aussitôt, Lorenzino en repartit, enveloppé avec ses cousins détestés, Hippolyte et Alexandre, dans la suite du pape Clément VII qui allait à Bologne se mettre à la merci de Charles-Quint ; l’y couronner avec « mult grant triumphe ; » et mériter de rentrer sous la protection de ses piques dans Florence et dans Rome qui l’avaient chassé. Charles-Quint se fit attendre. Il n’arriva que le 4 novembre 1529 à Bologne. Le 21 février suivant, il reçut des mains du Pape la couronne de Lombardie, et, trois jours après, celle de l’empire. Le séjour de Lorenzino à Bologne fut donc assez long, dans des circonstances assez pathétiques, pour l’instruire et pour le former aux grandes spéculations politiques dont il ne cessait de rêver. Mais son affaire était surtout de gagner les faveurs du Pape, que se disputaient ouvertement Alexandre et Hippolyte.

Alexandre, chéri du Pape à l’égal d’un fils, était une espèce de More aux cheveux crépus, noir et laid de visage, trapu, ni attrayant ni cultivé ; tandis qu’Hippolyte, promis aux hautes charges de l’Église, avait le charme, les goûts et les lettres d’un raffiné. Lorenzino essaya de les supplanter. Mais de quelque manière qu’il eût essayé de s’y prendre, il n’en vit pas moins le vil bâtard Alexandre favorisé en fin de compte au détriment de ses rivaux et intronisé chef du gouvernement à Florence, quand cette ville succomba sous les armes de Charles-Quint. Lorenzino suivit le pontife à Rome, et acheva de s’y perdre. Il y rencontra le richissime banquier Philippe Strozzi, qui le jeta dans l’extrême licence des plaisirs ; il y retrouva aussi son. doux ami de Venise, François de Médicis, encore plus épris, et si follement que, la jalousie l’ayant emporté un jour jusqu’à menacer Clément VII, on dut l’enlever de force, perdu de raison désormais. « Alors, rapporte un chroniqueur, Lorenzino commençait à montrer une âme inquiète, insatiable, et qui désirait voir le mal, et sous la règle et discipline de Philippe Strozzi, à se moquer ouvertement de toutes choses, tant divines qu’humaines, et… il se passait toutes ses fantaisies, surtout en fait d’amours, sans nul respect de sexe, d’âge ni de condition. »

Ni placé ni renté par le Pape, Lorenzino médita de le tuer. Il forma le plan de cet assassinat ; puis, ainsi que les artistes font de leurs premiers jets, il renonça vite à exécuter ce plan ; il le mit de côté, pour une occasion plus favorable. Quoique le libertinage l’eût énervé et qu’il fût impatient d’aboutir, ses ambitions n’étaient pas encore délirantes ; son cœur était malsain plus que son esprit. Il aimait à balancer. En attendant de prendre une résolution ferme, il s’adonnait aux lettres et aux arts, soit avec dilection, soit avec malignité : « Lorsqu’il voyait, relate Francesco Doni, un homme rare ou dans la vertu ou dans le vice, il allait examinant bien sa physionomie, pour tâcher de la comparer aux médailles antiques (dont il était connaisseur), et suivant qu’il reconnaissait la ressemblance des lignes et des profils, ainsi il faisait un parallèle des mœurs, et le plus souvent, il trouvait que l’homme moderne avait les mêmes penchans qu’on décrivit de l’homme antique. » Il est probable que Lorenzino se cherchait lui-même de la sorte. Ne fut-ce pas quelque médaille à l’effigie d’un des Brutus, où il crut voir ses traits, qui lui donna la hantise, l’idée fixe de s’immortaliser comme ce Romain ? Déjà, Plutarque et Machiavel, surtout Plutarque, lui avaient formé l’âme et le verbe à l’imitation du tyrannicide parfait ; il ne s’agissait plus que d’incarner leurs principes.

Un matin de l’an 1534, Rome fut bouleversée d’apprendre que, dans la nuit, on avait décapité les huit statues des rois barbares qui surmontaient l’Arc de triomphe de Constantin. Rome demandait la mort du malfaiteur. Plus furieux que tous, Clément VII ordonna qu’il fût pendu par la gorge, sans nulle forme de procès, aussitôt qu’appréhendé. Mais on lui dénonça Lorenzino ; et, pour le « cher mignon, » la pendaison fut commuée en bannissement. Il nous est facile de nous expliquer cet acte de « vandalisme » de la part de cet « esthète. » Ecoutons autour de nous ses semblables, qui pullulent, vitupérer la statuaire et l’architecture modernes et appeler le fléau, hache et torche, qui en détruira jusqu’aux vestiges ; écoutons aussi la défense de cette catégorie de voleurs passionnels et maniaques, dits kleptomanes. Si ces statues étaient laides, Lorenzino ne pensa donner qu’une leçon de goût aux Romains niaisement idolâtres de toutes leurs antiquailleries. Si elles étaient belles, ou simplement expressives, il en vola les têtes pour les confronter à son aise avec celles de ses contemporains dignes d’attention. Au vrai, elles ne parurent jamais en sa possession, ni à Rome, ni à Florence où l’on supposa qu’il les avait envoyées. Il s’en défit sans doute promptement. Le kleptomane est un collectionneur ou amateur, et celui-ci un montreur, qui ne jouit de rien s’il n’en fait parade. Une grosse rumeur de haine et de mépris chassait Lorenzino de Rome à Florence. Pour le rendre odieux au duc Alexandre, Hippolyte animait et payait ses insulteurs publics. Que n’a-t-il tué. Clément VII ! songe-t-il. Pâle, chétif, flétri, plus pauvre et plus déclassé que jamais, Lorenzino est prêt au crime ; et Florence attend précisément l’espèce d’homme qu’il croit être.


II

Avoir vingt ans, être imbu des plus fines essences de l’humanisme, ne s’inspirer que de Virgile et de Dante, de Plutarque et de Machiavel, se sentir né pour la prééminence et se croire toute licence permise pour y parvenir, aimer Florence comme sa Dame, la vouloir posséder coûte que coûte ; mais ne la pouvoir approcher que confondu parmi les adulateurs qu’elle dédaigne, la trouver à la merci d’un insulteur laid et brutal, ne savoir comment l’en délivrer sinon par un meurtre, et devoir pourtant concourir soi-même à la louange de ce goujat intronisé par la soldatesque germanique et faisant litière du lys rouge, — ah ! misère de Lorenzino ! que peu du chose suffira bientôt à changer l’amère dérision d’un tel sort en une certitude joyeuse qu’une longueur de lame est tout ce qui le sépare de son rêve ! Trop douce et trop malheureuse Florence, n’es-tu pas plus désirable ainsi ? Tes dégoûts, tes plaintes, ton silence même, ne crient-ils pas à ce Médicis que tu lui appartiens, s’il ruine ce gouvernement que les hallebardes, la hache et les sentences d’exil assurent de l’impunité ? Cet Alexandre, enfin, est-ce une créature qui vaille un scrupule ? Il y a peu d’années, Alexandre « criait famine, il était endetté ; jadis on se déshonorait à devenir son précepteur ; il avait connu l’angoisse d’être fait prêtre comme Hippolyte, et les femmes de service recueillaient ses doléances ; il avait erré, fugitif, sur les côtes de Ligurie, essayé de conspirer, on l’avait proposé comme duc de Milan ; puis il avait été en Flandre, et, enfin, tout à coup, en 1530, on le faisait Seigneur à Florence ! » A présent, il ne se souvient de tant de hontes bues que pour en abreuver son cousin Lorenzino, si élevé au-dessus de lui par la naissance et par les dons. Il étale une épaisse et incontinente vanité ; et sa sensualité ne respecte plus religion, parenté ni noblesse ; il lui faut dames et nonnains ; elle s’assouvit dans les monastères. Si donc Florence, qui, jadis, solennellement, avait élu pour son roi Jésus-Christ, supporte d’être le bouge de ce violateur, Lorenzino hésitera-t-il à faire, pour lui rendre l’honneur, tout ce qu’elle a fait pour le perdre ? Il sera le mignon d’Alexandre, son entremetteur, son espion, son apologiste ; il sera son Lorenzaccio ; — et il le tuera.

Le 25 septembre 1534, mourut Clément VII. Puis, Alexandre consomma sa rupture avec la puissante maison des Strozzi, qui payait cher, mais juste, ses complaisances, ses gaspillages, ses tergiversations. Les deux fils de Philippe Strozzi furent bannis de Florence ; leur sœur Louise, qu’Alexandre voulait déshonorer, périt par le poison ; à ce coup, son père, le voluptueux et léger Philippe, l’ancien maître de plaisirs de Lorenzino à Rome, connaissait le prix de la vertu et du courage et, pour préparer la perte d’Alexandre, rejoignait les exilés en mal de conjuration. A son tour, le cardinal Hippolyte succombait soudain à Itri, où l’avait attiré la belle Julie de Gonzague. Lorsqu’il apprit cette mort de son rival et contempteur, Alexandre se vanta de savoir « chasser les mouches d’alentour de son nez. » Lorenzino ne lui avait-il pas préparé et tendu l’émouchoir ? Car ce guet-apens où tombe Hippolyte nous rappelle le plan différé de l’assassinat du Pape et n’en fut probablement qu’un essai, en vue d’Alexandre. Pour le couronnement de ses forfaits, celui-ci obtenait d’être fiancé à la fille de Charles-Quint, Marguerite d’Autriche, à peine nubile. Benvenuto Cellini venait le pourtraire, et Lorenzino assistait aux séances de pose. « Seigneur, disait l’artiste au duc, je vous ferai une médaille bien plus belle que je n’en fis au pape Clément ; et maître Laurent, qui est là, me donnera une bien belle inscription pour le revers, comme une personne savante qu’il est, et de très beau génie. » À ces paroles, Lorenzino répondait : « Je ne pensais qu’à cela, et à te donner un beau revers, qui fût digne de Son Excellence… Je le ferai le plus vite que je puis, et j’espère faire une chose qui émerveillera le monde. » Alexandre s’enorgueillissait d’une si flatteuse promesse.

Cependant, les bannis s’étaient rassemblés à Naples, autour de Charles-Quint, qu’ils suppliaient de rompre les fiançailles de sa fille et de déposer le duc. Alexandre, ayant Lorenzino à sa suite, se rendit en cette ville pour déjouer leurs menées ; il y réussit ; le mariage fut décidé et la date fixée au mois de mai. À ces réunions des conjurés, Lorenzino était admis et il assistait sans mot dire à personne, sinon à Philippe Strozzi, devenu un « pur, » implacable aux défections, et qui, lui ayant reproché ses hésitations et sa vilenie, s’entendit répliquer : « J’espère vous faire connaître bientôt que je suis homme de bien. » Et, là-dessus, Lorenzino sortit et s’en alla conter le tout au duc Alexandre.

Que sa conduite était hardie et prudente à la fois, en cette conjoncture ! Il est sensible qu’au fond Lorenzino ne faisait point cas de ces « grands bannis, » si pleins de la justice de leur cause, et qu’il ne se souciait pas de leur confier clairement ses desseins, encore moins le détail de leur mise à exécution. Si chacun d’eux avait souffert autant que Philippe Strozzi, ils auraient moins parlementé, agi plus tôt et plus rudement ; et Lorenzino, les trouvant prêts à le seconder, leur aurait jeté une phrase moins ambiguë. Il ne les trahissait pas en répétant au duc son entretien avec eux : par cette feinte délation, il endormait la méfiance d’Alexandre sans lui apprendre rien des projets de ses ennemis qu’il ne sût pertinemment, puisqu’ils les proclamaient. Au fait, Lorenzino avait résolu son assassinat ; mais, pour passer de la délibération à l’action, lui-même avait besoin d’une impulsion dernière. Alexandre la lui donna. On n’a pas oublié le procès qui divisait Cosme et Lorenzino après leurs pères sur un objet de 30 000 écus. Lorenzino se flattait toujours de l’espérance qu’Alexandre le lui ferait gagner. Mais Cosme, heureusement conseillé, s’en vint à Naples sur ces entrefaites ; il attesta à l’Empereur que les Florentins ne voulaient point un autre Seigneur qu’Alexandre. Celui-ci le récompensa incontinent de cette démarche essentielle au succès de sa cause, en dictant au juge un arrêt qui déboutait Lorenzino.

Or, Alexandre portait toujours un jaque en mailles d’acier à l’épreuve du couteau : comme il changeait de vêtement, il mit ce jaque sur son lit et ne le retrouva plus quand il le voulut reprendre. Lorenzino avait enlevé ce jaque et l’avait jeté dans un puits. L’insouciant Alexandre n’y prit garde, malgré les dénonciations et les avertissemens les plus catégoriques. Il rit des terreurs que son entourage pensait lui donner. Il laissa Lorenzino, — ce lâche poète ! — regagner Florence, et y arriver en paix le 11 mars 1536. Il lui avait commandé d’y régler les divertissemens de ses noces. Lorenzino avait convenu avec lui d’écrire une comédie de circonstance, qu’il lui restait à peine plus d’un mois pour composer et pour mettre en scène, Charles-Quint devant faire son entrée à Florence, avec sa fille, le 28 avril ; et tout fut prêt pour cet événement. Sous le titre d’Aridosia, Lorenzino improvisa quasiment un chef-d’œuvre, moins inspiré de Térence et de Plaute que l’Avare de Molière ne le sera de cette Aridosia. Une triple intrigue amoureuse, dénouée par un triple mariage ; deux types opposés de pères, l’un bonhomme, à la bourse largement ouverte comme l’intelligence et le cœur, l’autre (Aridosio), qui est proprement tout notre Harpagon, et Molière le copiera sans y ajouter un trait vraiment neuf ; un valet adroit, complaisant à son jeune maître et aux frères de celui-ci, mais sans friponnerie grotesque ni outrée ; signe particulier : point de personnages féminins, hormis une brève et aimable apparition d’esclave bien née ; un style ferme, alerte, gai sans trivialité, élégant sans préciosité ; — et rien de tout cela ne nous importe, en définitive, autant que les à-côté de la pièce, sa mise en scène d’abord, son argument ou prologue ensuite, quelques allusions enfin, qui lardonnent çà et là le dialogue à l’intention d’Alexandre. Lorenzino avait à construire un théâtre ; il en conçut l’échafaudage de telle sorte que la scène ne pouvait manquer de s’écrouler sur le duc, en écrasant avec lui l’Empereur, sa fille, et quelque trois cents de leurs courtisans : projet « superbe et rare, » dit à ce propos M. Gauthiez, mais plutôt projet impraticable et enfantin, s’il décelait trop évidemment à tous son but meurtrier. Il est vrai qu’Alexandre, mis au fait de ce plan et de ses visées par son bourreau, se contenta d’en rire et de hausser les épaules avec incrédulité ; et que Lorenzino l’avertira tout aussi vainement à son tour.

L’acteur qui débitait l’argument de sa comédie avait à souligner cette phrase, en italiques dans le texte : « Et bientôt vous en verrez une plus belle de sa façon ! » Un autre acteur vint lancer ce brocart contre le duc qui « allait aux monastères » comme au lupanar : « Aussi n’y a-t-il homme, pour scélérat soit-il, qui n’eût horreur d’avoir affaire aux nonnains. » À ce dernier trait, voyons-nous un homme pieux renier le libertin, comme nous verrons tout à l’heure un homme de courage dépouiller le poltron ? Cette découverte nous contrarierait : il nous plaît mieux de voir nos gens, héros ou monstres, être tout d’une pièce d’un métal sans alliage ; tel est même, aux yeux de plusieurs, l’attrait sympathique du monstre, que Lorenzino perdrait de son prestige s’il était avéré qu’il eût eu à un degré appréciable de sincérité le respect de la religion, de l’ordre social et des vertus domestiques. Mais Florence, tombée si bas alors dans l’abjection, ne relisait-elle pas toujours dans l’espoir de son relèvement, sur la façade du Palais-Vieux, siège de sa Seigneurie, cette dédicace gravée en 1529 : Jesus-Christus Rex florentini populis. p. decreto electus, à peine affaiblie par Cosme Ier qui la modifia ainsi : Rex regum et Dominus dominantium ? Et puis, Lorenzino ne vivait-il pas au foyer de Marie Soderini, qu’il appelle « sa sainte mère, » entre ceux qu’il dit être « ses doux frère et sœurs ? » Que ne saurait aussi nous expliquer la prédominance des chères impressions irraisonnées de l’enfance sur les expériences et réflexions de l’âge viril ? Sur la colline ravissante de Fiesole, souvenons-nous que l’âme de Lorenzino s’est ouverte à la connaissance des choses entre l’abbaye de Saint-Dominiquo et le monastère des Frères mendians de Saint-Jérôme ; que ses yeux s’y sont emplis de la suavité mystique des fresques de l’Angelico ; que des prêtres en qui brûlait encore un peu du feu de Savonarole, il a reçu les premiers conseils d’être un Soderini contre les Médicis, un vrai prince, légitime et populaire, contre les usurpateurs, bâtards et tyranniques ; et que ce fut un moine franciscain qui traça de lui ce portrait singulièrement affectueux et louangeur : « Celui-ci, depuis sa tendre enfance, s’adonna soigneusement aux humanités grecques et latines… Il était, en outre, très beau de corps, et de bonnes mœurs, et d’esprit très élevé, supérieur à tout autre de ses pairs. Et, dès dix-huit ans, il fut expert et docte dans l’une et l’autre langues, grecque et latine. Et il persévéra dans ses bonnes manières et ses entretiens gracieux jusqu’à la vingtième année de son âge, en telle sorte qu’il était aimé de chacun… »

Ce portrait présuppose beaucoup de déférence, d’amitié et de gratitude de la part de Lorenzino envers les plus dignes représentans de la religion catholique. Il rend admissible l’hypothèse que cette fraction saine de l’Église attendait d’un coup de main de Lorenzino la restauration des bonnes mœurs sous sa règle et sous son contrôle, et que Lorenzino la lui promettait en retour de son absolution et de son constant appui, s’il réussissait à prendre la place d’Alexandre. D’autre part, cet élève de Plutarque et de Machiavel, hanté du nom et de l’image des Brutus, ne pouvait être ni un énergumène, ni un sot. Il voulait tuer Alexandre, mais sans attenter aux principes d’autorité, d’ordre, de moralité, qui devaient être les bases de son pouvoir et dont ce vil duc était l’insupportable représentant. Sa piété, toute mêlée de reconnaissance, intéressée et obligée qu’elle était, n’allait point non plus sans une adhésion de foi : Lorenzino baisait son crucifix et prenait conseil de sa vue avant d’entreprendre quoi que ce fût…

Maintenant, la victime est choisie, et bien affilé, bien emmanché, bien en main, le fin couteau que le sacrificateur a rapporté de Naples, son procès perdu. Lorenzino va frapper pour lui, pour les siens, pour sa patrie. Ce triple intérêt, naguère séparé et contradictoire, s’est intimement agrégé, fondu, « cristallisé. » Son importance, devenue une et indivisible, confère à la haine du meurtrier une puissance de dignité et de désintéressement qui la soustraira désormais au tribunal des petits conflits et des petites gens, et lui permettra de se réclamer du seul jugement de l’Histoire. L’imbécile Alexandre va, selon sa coutume, se charger de l’occasion. Il demande à Lorenzino de lui livrer sa sœur, la veuve d’Alamanno Salviati, Laudomine. Lorenzino la lui promet à heure et à lieu fixes. Aussitôt, il avertit d’avoir à se tenir prêt son acolyte, le bravo Scoronconcolo, qu’il a jadis sauvé de la potence. Le meurtre s’accomplira à la faveur du tumulte des fêtes de l’Epiphanie, la nuit du 6 au 7 janvier, dans la propre chambre à coucher de Lorenzino où il a habitué les siens à entendre sans s’en inquiéter d’effroyables tapages. M. Gauthiez nous conte ainsi l’atroce tragédie :


… Il neigeait, et par ce samedi soir la ville en liesse s’ébattait dans les rues blanches…

Le duc licencia ses gens sur la place. Il fit mine de rentrer dans son palais. Il mit seulement le Hongre, son fidèle, de planton sur l’autre côté de la rue, en lui disant de ne point bouger s’il n’était pas appelé. Au bout d’un certain temps, le factionnaire eut froid, et, comme un chien frileux, rentra se coucher au palais.

Le duc entra dans son appartement pour vêtir un costume de conquête, grande robe en satin fourrée de zibeline, et gants parfumés. Il avait hésité un moment s’il prendrait ces gants de maille qui étaient d’usage dans les expéditions nocturnes. Mais il se ravisa : « Prenons ceux à faire l’amour. Laissons ceux de guerre. » Pourtant, il avait son épée.

Les voilà seuls, Lorenzino et lui, au coin de rue qui s’appelle encore le coin de Bernadetto de Médicis, à cause d’un brave parent qui logeait là force gens, et surtout des ribauds et des courtisanes, sans fausse honte. Ils entrent à gauche, dans la chambre du rez-de-chaussée. Il y a grand feu ; le duc est un peu étourdi par ses courses de la journée, par le grand froid, auquel succède brusquement la grosse chaleur du foyer qui flambe : on verra clair dans cette chambre ! Mais les rasades, la fatigue délicieuse, qui prépare aux joies prochaines ( ? ), l’engagent à gagner le lit. Lorenzino tire les grands rideaux, le duc ôte de sa ceinture l’épée, et la dague ; il se laisse enlever sa robe, il se couche. Et Lorenzino lui dit de se reposer pendant qu’il va chercher l’amoureuse. Pour éviter que la flamme du foyer n’incommode le duc, il tire et rejoint avec soin les courtines, il enveloppe bien le lit… Lorenzino prend l’épée et la dague, il tortille autour des gardes ciselées les courroies, du ceinturon, il fait un paquet impossible à défaire. Et il jette les armes sur un lit de repos. Tout est prêt : « Reposez-vous, dit-il au duc, et cependant je m’en vais faire venir qui vous savez. »

Celui qu’il fait venir, c’est Scoronconcolo. Un autre, Freccia, garde la porte. Lorenzino rentre, il ferme la porte à clef, met la clef dans sa poche, et marche vers le lit. Il faut faire vite… Lorenzino lève le rideau d’une main. « Dormez-vous, Monseigneur ? » et en même temps que la parole, arrive au duc une estocade d’épée courte, qui le traverse de part en part. Il présentait les reins, et Lorenzino l’a si bien ajusté que, du coup remontant, le diaphragme même a été percé. Blessure mortelle ; mais la bête est dure, et il faut achever sans que l’on entende.

Le duc, sous la pointe du fer, s’est rejeté vers la ruelle, en se roulant sur les matelas ; il veut sortir par les rideaux, mais il s’y empêtre. Il a la force de dire : « Ah ! Laurent, donne-moi la vie pour l’amour de Dieu. — Je ne veux qu’une seule chose de vous, » répond l’autre en sautant sur lui et le rejetant sur le lit. Mais il faut du silence ; la main gauche de Lorenzino s’est plaquée sur la bouche d’Alexandre ; il lui enfonce le pouce et l’index dans la bouche en lui disant : « N’ayez crainte, seigneur ! » Le duc saisit entre ses dents le pouce de Lorenzino, dans une morsure féroce. Du moins, Alexandre est muet ainsi. Mais Lorenzino, qui l’empoigne, ne peut agir, et Scoronconcolo craint de les mal distinguer, de blesser son maître, enlacés comme ils sont. Le sbire larde les matelas, entre leurs jambes, sans pouvoir arriver au duc. Alexandre se dégage encore une fois. Il parle : « Ah ! Laurent, je n’attendais point cela de toi ! — Au contraire, il y a trop longtemps que vous l’attendez ! » Le duc a pris une escabelle pour se faire un bouclier. Mais comme il se levait, Scoronconcolo l’a saisi de revers et lui a fendu la figure d’un coup de coutelas. Il retombe. Lorenzino pense, bien à propos, qu’il tient en poche son bon petit couteau napolitain. Cette fois, il ouvre la gorge au duc, c’est fait.

Alors, pour être sûr qu’il ne « ressuscitera » pas… il lui arrache le gosier. Plongeant sa main valide dans la blessure qu’il vient d’ouvrir avec son petit couteau, il empoigne les cartilages et les tire au dehors. Le cadavre en reste hideux, au point qu’on ne pourra le montrer à personne.

Le duc est tombé sur le plancher. On le ramasse, on l’enveloppe, après l’avoir encore percé et repercé de l’épée, dans une courtine de lit, il a l’air de dormir. Lorenzino, peu fait aux exercices violens, est fatigué de cette lutte ; et il a chaud, dans cette chambre où le feu brûle haut. Il ouvre la fenêtre, il reste au bon froid de la nuit, pendant que Florence en liesse passe et repasse devant cette chambre où son duc est gisant…


Pourtant, Lorenzino veut tuer encore, d’autres. C’est Scoronconcolo qui l’en dissuade : il en a assez. Avant de sortir, Lorenzino n’a pas oublié l’inscription « pour le revers de la médaille » d’Alexandre, qu’il avait promise à Benvenuto Cellini. Sur la poitrine du duc, il épingle une pancarte où ces mots sont tracés :

VINCIT AMOR PATRIÆ, LAUDUMQUE IMMENSA CUPIDO.
L’amour de la patrie et un immense désir de gloire ont vaincu.


III

Tandis que Lorenzino chevauchait ventre à terre sur la route de Venise, répandant le bruit de son haut fait avec le sang de sa noble blessure, et qu’il supputait le concours enthousiaste des « grands bannis, » son cousin Cosme, averti du meurtre par sa mère, — laquelle « avait ouï un seul grand cri, mais ne chercha pas à rien savoir, » — Cosme se rendait au Trebbio, y chasser à l’oiseau, sûr qu’on le rappellerait bientôt ; et de fait, on l’acclamait en son absence Seigneur de Florence. « Mon mauvais sort, expliqua plus tard Lorenzino, voulut que le premier que je rencontrai ne me crût point. » A Venise, les Strozzi subvinrent à ses besoins, mais se déclarèrent désemparés par la surprise du coup. Et, au vrai, personne n’était prêt, quoique tous eussent dû l’être. Sempiternelle histoire : le crime plaisait aux bannis, mais non le criminel. Beaucoup écoutèrent favorablement les offres de retour que leur fit murmurer Cosme, qui proclama bientôt une amnistie dont Lorenzino fut seul excepté. Se voyant le seul homme au milieu de fantoches, Lorenzino essaya toutefois de les manœuvrer ; il n’y réussit point. Alors, il recula le terme rémunérateur de ses efforts trahis et de ses risques méprisés ; il se rendit à Constantinople auprès de Soliman, pour le décider à unir ses armes à celles de François Ier et à les tourner contre l’Empereur. Sur le bateau qui l’emportait, il chanta des vers tendrement animés de son amour pour les siens, à la sûreté desquels il n’avait pas cessé de pourvoir. Sa tête était mise à prix par Cosme. De crainte d’être saisi et torturé, il avait toujours sur lui une pilule de poison. Il échoua auprès du Turc. De retour en Italie, sur la fin d’août, il apprit la confirmation de Cosme à la Seigneurie, l’écrasement des conjurés qui avaient livré bataille trop tard, et la captivité de Philippe Strozzi dans cette citadelle de Florence qu’il avait édifiée de ses deniers. Lorenzino, déçu, mais non découragé, franchit les Alpes, rencontra à Lyon, le 6 octobre, François Ier, qui lui donna 400 écus et qui l’entraîna à sa suite ; enfin, il vint à Paris et y revit Benvenuto Cellini, qui faisait monnaies et médailles à la cour de France. L’artiste détestait Lorenzino. Les affidés de Cosme obligèrent celui-ci à chercher dans la grande ville un abri humble et secret, où il est vraisemblable qu’il occupa ses loisirs à composer son Apologie, écrit admirable et irréfutable de tous points, si l’on en admet les prémisses, à force de clarté, de droite logique, de sobre éloquence !…

Dès lors, les tentatives contre la vie de Lorenzino se multiplient. La première, qui manqua à Lyon (6 juin 1541), était de la main du « capitaine » Cecchino de Bibbona ; ce bravo s’y reprendra huit ans plus tard. Par un retour fatal, cet esprit de démence et de fausse lucidité qui avait aveuglé le duc Alexandre sur le compte de Lorenzino, aveugla celui-ci sur le compte de Cecchino, comme pour vérifier la divine parole que qui se sert de l’épée périra par l’épée. Il aida à mettre le sicaire en liberté par ce billet très noble, et encore plus inconsidéré : « Si vous n’avez point de mauvais desseins contre moi, ainsi que vous l’affirmez, j’aurais grand’peine à vous voir injustement pâtir. Et, même si vous en aviez, je sais que j’aurais assez de commodité pour vous faire d’abord à vous ce que vous auriez dessein de me faire à moi. Du reste, selon ma fortune, vous me trouverez aussi grand ami que grand ennemi (16 juin 1541). » En 1542, la présence de Lorenzino à Venise et près de Pesaro est signalée. Il est à Paris en 1543-1544, d’où il tient les deux fils de Philippe Strozzi, devenus ses beaux-frères, au courant de leurs affaires et de la guerre dans les Flandres et en Champagne. Tout se gâta pour lui au 18 septembre 1544, par la conclusion à Crépy-en-Valois d’un traité de paix entre François Ier et Charles-Quint. Abandonné par la France, il ne lui restait qu’à regagner l’asile ordinaire des proscrits, des conspirateurs, des grandes âmes errantes et déçues, — Venise, où Cosme lui tendait un filet. Il y complota, par nécessité d’habitude et d’état. Il y revit Benvenuto Cellini, son « mauvais œil ; » l’artiste allait à Florence travailler pour Cosme, comme il avait fait pour Alexandre, comme il eût fait pour le diable sous condition unique d’en être payé à sa fantaisie. Lorenzino fréquentait de préférence les gens de lettres. L’ignoble Arétin l’espionnait. Le chef de ses assassins était naturellement l’ambassadeur de Cosme auprès du Doge.

Mais il se dérobait à leur poursuite, ne sortant jamais qu’en barque et en des lieux solitaires, la nuit. Il avait des maîtresses, une esclave orientale qui lui donna une fille, Lorenzina, et une patricienne, la Barozza, belle comme Hélène et vertueuse pour tout autre comme Lucrèce. Lorenzino adorait la Barozza. Il habitait avec « sa mère, Marie Soderini, » au Canareggio, du côté du Ghetto, proche l’abattoir, la maison du bouffon Gonnella, laquelle avait issue par un jardin vers Murano, la cité des gentilshommes verriers. Il quitta cette maison pour dépister, par un court voyage à Padoue, les hommes de Cosme qui le crurent repassé en France ou dans le Levant, alors qu’il était déjà rentré à Venise, déguisé, sous les noms de Marc ou de Darius. La belle Barozza lui tenait tant au cœur qu’il se réinstalla ouvertement à deux pas de son palais, dans une vaste demeure impossible à garder et onéreuse au-delà de ses moyens. Pierre Strozzi, qui payait pour lui, se fâcha de cette imprudence folle, réduisit sa pension et sa garde, tandis que Lorenzino augmentait sa dépense et se livrait à la merci d’un serviteur malcontent. Le 9 février 1548, Cecchino de Bibbona et Bebo le manquent. Le 26, second dimanche du carême, Lorenzino, précédé d’un homme armé et suivi d’Alexandre Soderini, « allant l’un devant l’autre comme des grues », s’en fut par terre entendre la messe à Saint-Paul. Nouvelle affaire, la dernière. Nous transcrivons partie du rapport, de Cecchino à Cosme :


… Je vis Laurent sortir de l’église et prendre son chemin par la grand’rue, puis sortit Alexandre Soderini. Je m’en allais derrière eux tous, et quand nous fûmes au lieu marqué, je sautai devant Alexandre, le poignard à la main, disant : « Courage, Alexandre, allez-vous-en au diable, nous ne sommes pas ici pour vous. » Lui alors me saisit par la taille et me prit le bras, et il me tenait ferme en criant sans relâche. Je vis que j’avais mal fait de vouloir épargner sa vie…


Suit un duel à mort entre ces deux hommes. Enfin, Alexandre Soderini a la main tranchée net et reçoit une terrible blessure à la tête ; sur quoi, il demande la vie pour l’amour de Dieu. Cecchino continue :


Et moi qui étais en peine de ce que faisait Bebo, je le laissai entre les bras d’un gentilhomme vénitien, qui le retint, pour qu’il ne se jetât point dans le canal.

En me retournant, je trouvai que Laurent était sur ses genoux et se redressait, et alors, furieux, je lui assénai un grand coup de tranchant sur la tête, et la lui ayant divisée en deux, je retendis à mes pieds, et il ne se releva plus…


Si fait : Lorenzino mort, il se relève, ou plutôt, on le relève, et il se reprend à agir et à discourir. Ce n’est pas là miracle, on le pense. Mais romantiques, romanesques et romanciers, poètes et prosateurs, un homme d’Etat même, fils de la Révolution française et pères du Risorgimento, — Alfieri et Leopardi, Musset, G. Sand, Dumas père et M. Emile Ollivier, — ont galvanisé ce cadavre et lui ont fait exprimer leurs raisons personnelles d’exalter ou de flétrir la « vertu » du tyrannicide. Ainsi Lorenzino avait fait des Brutus, en se constituant, à l’imitation de l’Ancien, le vengeur de la pudicité des Lucrèces florentines, et, à l’imitation du Jeune, l’exécuteur des hautes œuvres de la liberté toscane ; ainsi aimons-nous à faire nous-mêmes des héros défunts, en leur prêtant nos passions, nos appétits, nos idées ; notre manie de les commémorer n’en est qu’une de les travestir à notre mode, afin de transmettre l’autorité de leur exemple à nos volontés et à nos actions. Cette remarque, pour fondée qu’elle soit, ne nous rend pas raison toutefois de l’attrait tout particulier que certains de ces personnages exercent sur des imaginations françaises. Lorenzino ne nous suggestionne pas à la façon d’Hamlet, par exemple. A celui-ci, nous prêtons plutôt de nos sentimens ; nous empruntons plutôt des siens à celui-là. C’est qu’Hamlet est une création poétique et saxonne, — deux fois vague, — et que Lorenzino fut une créature réelle et latine, — deux fois précise. — Mais il est d’autres motifs encore de notre prédilection pour ce dernier. Voici le moment de les dégager ; autrement dit, selon la formule de Taine, citée par M. Gauthiez, de tirer du récit de l’existence de Lorenzino les vérités qu’il nous a rendues manifestes. Non pas toutes, mais les plus générales, et, de préférence, celles qui, en nous débrouillant la complexité du caractère de Lorenzino, nous rendront plus compréhensibles sa survivance en nous, ses agissemens posthumes et les sympathies qu’une certaine élite française lui devait nécessairement témoigner.


IV

De la biographie de Lorenzino, il ressort, ce nous semble, qu’il naquit marqué fortement à l’empreinte de sa race et de son milieu, et que sa formation spirituelle fut exclusivement renaissante, ou, comme nous dirions aujourd’hui, classique. Sur le premier point, il n’est pas fait application à Lorenzino d’autres lois que de celles qu’il a lui-même invoquées au début de son Aridosia : « Ce que je dis est vrai, et je vous assure que la plupart des mœurs et coutumes de la jeunesse, ou bonnes ou mauvaises, procèdent de leurs père et mère, ou de ceux qui en ont la charge au lieu de père ou de mère. » Et sur le second point, il n’est guère de pages dans le livre de M. Gauthiez qui ne mette en évidence cette saturation du cerveau de Lorenzino par le génie et par les ouvrages des anciens. Mais desquels parmi les anciens ? M. Gauthiez ne distingue pas entre eux. Or, ce fut de ceux-là seulement, précurseurs de la morale du christianisme ou contemporains de ses premiers âges, des siècles de Socrate, d’Auguste et des Antonins, Platon et Plutarque, Virgile et Tacite, Moïses athéniens et romains, qui, en se révélant les premiers au monde moderne comme d’incomparables et parfaits écrivains, lui donnèrent le goût tyrannique de leur perfection formelle, et à la faveur de ce goût, celui de leurs théories maîtresses, que nous nous évertuons toujours à faire passer dans notre pratique. « Aussi bien, » observe un auteur à qui nous emprunterons davantage tout à l’heure, « les mots, quand on les entend, conduisent-ils nécessairement aux idées, » — et celles-ci aux actes, ajouterons-nous pour le complément de sa pensée. Et les théories maîtresses de ces créateurs et professeurs nés de la science de l’homme, on les connaît : elles prétendent à régir l’intérieur de l’individu en harmonie avec l’ordre universel, une sagesse souveraine fixant celui-ci, un dieu intérieur guidant celui-là, en sorte que les vertus personnelles et la vertu suprême ont part, responsabilité et indépendance presque égales dans le gouvernement des sociétés. C’est l’humanisme : à des formes parfaites il veut des âmes parfaites ; il veut la beauté et le bonheur. On admet qu’il a réalisé la beauté ; on espère toujours qu’il donnera le bonheur. Lorenzino vécut tout imbu de cette foi double, en la croyant une.

Et tout de suite ici, nous frappent les termes d’une contradiction extraordinaire de M. Gauthiez à ce sujet. Il ne peut trouver d’expressions assez énergiques pour dénoncer le « poison, » le « venin, » de cette éducation de Lorenzino par l’antique ; et, d’autre part, il se déclare être personnellement « l’homme de la Révolution française avec toutes ses conséquences, » ce qui revient à dire qu’il approuve toutes les conséquences d’un événement dont il réprouve toutes les causes. La Renaissance italienne et la Révolution française sont les tiges d’une même souche, dont la sève fut l’humanisme ; et, si Lorenzino nous intéresse tant, comme un des nôtres, si tous ses apologistes l’ont adopté pour illustrer et vivifier de son exemple leur idéal politique, conforme à celui des hommes de 89, c’est qu’en ce Médicis esthète et tyrannicide, l’humanisme gréco-latin (surtout latin) a développé les deux effets qu’il était susceptible de produire : nouveau régime des formes, nouveau régime des idées et des faits. La constitution physique de Lorenzino était merveilleusement propre à faire valoir cette culture intégrale.

L’identité originelle de ces deux mouvemens, Renaissance, Révolution, paraîtra une proposition assez téméraire peut-être pour justifier un court parallèle qui l’autorisera mieux en la précisant, et qui nous ramènera fatalement à Lorenzino, sa preuve tangible. Si Michelet, qui a défini la Renaissance : la découverte de l’homme et celle du monde, avait eu l’idée ou l’occasion de ce parallèle, il n’eût pas manqué de définir la Révolution : la mise en valeur de ces deux découvertes. Mais d’adopter ce langage outré, « n’est-ce pas, en vérité, ne rien dire, ou du moins rien que d’apocalyptique ? » Ainsi s’exprime l’historien de la Littérature française classique[1], au premier chapitre de son ouvrage. Ce chapitre est consacré à la Renaissance en Italie ; il en suit le processus ; il en analyse les caractères, et nous lui emprunterons ses formules exactes.

Il nous rend d’abord évident que la Renaissance a procédé comme la nature, qui crée ses matrices avant d’y lancer le germe d’un être nouveau. On sait, bien qu’au temps de Dante, de Pétrarque et de Boccace, qui inaugurèrent l’ère nouvelle, il y avait des hommes et qui parlaient : mais ces hommes vivaient en troupeaux, ne se croyaient pas les propriétaires de leurs personnes, et n’avaient pas une langue, commune à tous leurs groupes, qui, leur permît de voir clair en eux, entre eux et au-dessus d’eux, et de prendre conscience de leur parité d’origines, d’intérêts et de besoins.

Le latin, — langue d’analyse, langue réaliste et oratoire, — dès qu’ils furent versés dans son étude, leur créa cet instrument de connaissance, que Dante, Pétrarque et Boccace douèrent d’universalité dans l’espace et dans la durée, à la faveur de leur génie. Les mots, dès qu’ils sont clairs, précis, bien accentués, euphoniques, ont deux sortes de pouvoir, qu’ils exercent l’une après l’autre : ils conduisent aux idées et de là aux actes ; ensuite, ils ont fait tant et de si grandes choses que, vidés de leur contenu, ils font illusion encore et instaurent l’empire du pur verbalisme. Il en alla ainsi de l’influence des lettres et des arts de la Renaissance : dès que ces formes eurent atteint à la perfection, les idées y germèrent. De la langue des temps d’Auguste, on en vint à adopter leur politique et leur morale. « Il n’était pas humainement possible, remarque notre auteur[2], que, par-delà le poète Prudence, on retournât à Catulle et à Martial, ni, par-delà saint Augustin ou saint Jérôme, à Cicéron, sans retourner au paganisme. Il ne l’était pas davantage qu’on retournât au paganisme sans retomber à cette adoration des énergies de la nature qui en avait été toute la religion. » Lutte contre la papauté et contre l’Allemagne, remparts du dogme et du despotisme ; sensualisme, que Lorenzo Valla, son grand philosophe, résume en cet axiome : Omnis voluptas bona est ; épicuréisme, réalisme, et mépris délibéré du passé, des douze cents années d’histoire par-dessus lesquelles la nouvelle Italie opère sa jonction avec la Rome antique, — tous ces caractères essentiels de la Renaissance, ne sont-ce pas aussi quelques-uns des caractères essentiels de la Révolution ?

Nos lettres et nos arts touchaient au XVIIIe siècle à leur extrême floraison ; une longue pratique des sciences exactes nous avait rendu familière l’application à toutes choses connues et connaissables de cet instrument de précision qu’est notre langue, lorsque nous tournâmes celle-ci à produire la philosophie, les doctrines et les formules subversives de l’ancien régime. Comme Dante attaquait le Saint-Siège en pensant respecter l’Eglise, ainsi, chez nous, on ne veut point renverser la monarchie, mais on réduit le Roi à n’être et à s’avouer n’être que le premier commis de la Nation. Les Académies locales correspondent entre elles et proclament l’internationalité de leur esprit et de leurs doctrines. L’épicuréisme est partout ; en attendant qu’on nous ramène aux jours de Brutus, les Florian croient nous ramener à ceux d’Horace. Condillac donne au sensualisme ses formules savantes, et Jean-Jacques, ses formules populaires ; et bientôt, pour parler comme Nicole, « ce n’est pas (il faudrait dire ici : ce n’est plus) la raison qui se sert des passions, mais ce sont les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin. » On est réaliste, autrement dit, on est idéaliste et positif en même temps, persuadé que le bonheur a son vrai séjour ici-bas : la croyance est générale en la perfectibilité, non pas indéfinie, mais jusqu’à l’infini y compris, de l’homme et de l’univers visible. Et ces théories, ces analyses qui pèsent, comptent et mesurent le tout du monde et de son au-delà, s’insinuent au moyen des aphrodisiaques : c’est le sortilège d’un Voltaire, d’un Rousseau, d’un Montesquieu même, que leur licence et leur sensualité méthodiques, que leurs polissonneries sur ces graves problèmes.

Enfin, on passe aux réalisations. Et la Révolution s’achèvera comme s’est achevée la Renaissance, dans l’ivresse des mots, dans l’indifférence à leur contenu. Mais, au lieu que cette période inévitable s’accomplisse entre oisifs rassemblés en cénacles platoniciens, pour qui les choses n’ont de valeur, pour qui les phrases n’ont d’autorité que par une certaine manière délicieuse de les présenter ; au lieu que cette période soit, comme en Italie avant le sac de Rome, le règne d’un maniérisme inoffensif, elle se déroulera, en France, dans Paris où les âmes sont prodigieusement actives, où l’on passionne tout. L’autorité que confère aux mots une certaine manière lapidaire de les dire poussera aux massacres, non plus un seul Lorenzino, instruit et qui s’entend, mais des milliers de sectaires, qui n’ont ni l’intelligence ni le sang-froid qu’il faut pour comprendre ce qu’on leur dit, et qui se croiront tous néanmoins des Brutus. La Déclaration dès-Droits leur a découvert l’homme ; et ils le mettront ainsi en valeur…

L’Apologie de Lorenzino par lui-même est un modèle de cette éloquence meurtrière ; mais bien mieux : elle n’est pénétrée que de cette idéologie. Le mot de La Fayette, que « l’insurrection est le plus saint des devoirs », le cri de Tallien à Robespierre : « Il y a encore des Brutus ! » sont, en moins bons termes, tirés du même humanisme que cette défense habile, d’une composition impeccable, d’un style ferme, clair et pur, sans véhémence, et qu’on dirait impersonnel, n’était le « haïssable moi » qui y est d’un usage obligé. Lorenzino y présuppose hors de conteste ce principe que « la liberté est un bien et la tyrannie un mal » ; il se fait accorder ainsi qu’on doit tuer les tyrans ; d’où il conclut sans peine que les tyrans, de quelque manière qu’on les tue, sont justement tués. Or ce principe n’a point de vérité en soi ; il ne tire sa force que d’un consentement unanime ; il oppose des termes qui ne sont pas du tout comparables ; car le contraire de la tyrannie, c’est exactement l’anarchie, et Lorenzino n’a point voulu dire que liberté fût synonyme d’anarchie, puisqu’il voulait régner après Alexandre. D’ailleurs, Lorenzino présuppose hors de conteste ce principe encore que « vivre en liberté est la vraie vie du citoyen ; » or, vivre en citoyen, c’est, au contraire, vivre en solidarité, c’est être le membre d’un corps, dépendant de lui, et non un tout autonome, isolé et complet. Mais les erreurs initiales de définitions et les pétitions de principes, n’est-ce pas toute la dialectique et toute la morale des tyrans comme de leurs assassins ? Lorenzino ne pouvait s’en défaire, lui qui avait besoin de couvrir de prétextes humanitaires ses revendications égoïstes, et de passer pour le libérateur de Florence opprimée, quand il ne vengeait que l’affront d’un procès perdu et de cent humiliations méritées par ses vices.

Un dernier rapprochement, de moindre importance, suggestif tout de même, pour finir. Cette Apologie, qui n’est donc un chef-d’œuvre que de littérature, s’il fallait lui découvrir des équivalens en français, n’en trouverait qu’un, et Mirabeau en est l’auteur. Inséré à la fin du tome Ier des Lettres originales de Mirabeau, écrites du donjon de Vincennes, sous le titre de Mémoire, il est adressé à son père, mais dédié en fait à ses contemporains et à la postérité. L’orgueil d’être homme, d’avoir du génie et de se sentir né pour le gouvernement, s’y enveloppe de désintéressement, d’amour pour la liberté, pour la famille et pour la Patrie, avec une indifférence pour la contradiction des principes invoqués, et avec une logique dans le développement de leurs conséquences avantageuses, où Lorenzino, un puriste, n’eût trouvé à reprendre qu’un excès de verbosité et de solécismes.


DAUPHIN MEUNIER.

  1. Cf. Histoire de la Littérature française classique, par M. Ferdinand Brunetière, de l’Académie française, vol. I, ch. Ier, la Renaissance en Italie (Delagrave, 1904), et Origines de la France contemporaine, par Taine, t. 1, livre III, l’Esprit et la Doctrine.
  2. Histoire de la littérature française classique, ch. Ier, t. Ier, op. cit.