Louÿs, Journal intime, 1887 – 1888, 1888

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Slatkine reprints (p. 144-266).
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Dimanche, 1er janvier.

Soleil superbe. Froid de loup. Jour beau comme la gloire, froid comme le tombeau.

Je vais à la messe et je m’y enrhume.

Je quitte Dizy à trois heures.

Je vais à Épernay en passant sur la plaine où l’on patine. J’avais reçu la veille, de Georges pour T…, un bracelet d’argent à trente-six cercles. Je le lui donne. Elle le trouve très joli mais trop grand. On le changera. « Mon ami, reçois de ma main ce cadeau précieux », me dit-elle deux heures après en me tendant une délicieuse boîte d’allumettes en ivoire, avec un pierrot dessus, jouant une sérénade. Enfin Marguerite, en me remerciant de mes bonbons, me donne une horreur de petit calepin très incommode, mais très gentil. Je la remercie avec effusion. Le soir, dîner chez ma tante et soirée intime chez les François. On ne s’est guère amusé. Rentré à minuit et demie.


Jeudi, 5 janvier 88[1].

Que serai-je plus tard ? Comme profession, je suis fixé depuis longtemps, je serai diplomate. Mais ne serai-je que cela ?

p Je ne crois pas. Je ne me dissimule pas que je ne brille pas par l’habileté et la finesse, et je doute que j’acquière jamais ces deux qualités. J’échouerai donc consul général dans un trou quelconque, et je n’irai jamais plus loin.

Et pourtant j’ai comme un pressentiment que je serai quelqu’un.

Cette idée ne m’est pas venue toute seule. Je ne suis pas assez orgueilleux pour cela[2]. C’est Georges qui, dernièrement, lisant un de mes devoirs français sur le romantisme, m’a laissé entrevoir que je pourrais être plus tard un grand écrivain.

Et pourquoi pas, après tout ? Depuis le commencement de l’année, tous mes devoirs français, sans exception, ont eu les meilleures notes données. Dans aucun devoir, aucun élève ne m’a dépassé. Il me semble que pour une année de rhétorique c’est un bon présage.

J’écris avec la plus grande facilité. J’ai quelquefois des mots heureux, des phrases bien tournées (je peux bien dire cela ici puisque ce journal ne doit être lu que par moi), et, en outre, j’aime beaucoup à écrire. J’écris même avec passion, comme m’a dit M. Dietz dans mon dernier bulletin. Quand j’ai un sujet qui m’intéresse et que je sens que je le traite bien, j’ai la fièvre, je ne tiens plus en place, je suis tout haletant, et je me remue comme la sibylle de Cumes sous l’inspiration.

Il m’est venu à l’esprit d’écrire ceci en lisant le livre de Taine sur La Fontaine : « Voilà, me suis-je dit, un grand écrivain et un grand penseur qui avait la passion de La Fontaine et qui s’est fait un nom en écrivant un livre sur son idole. De même pour Renan sur Jésus ; de même pour Mézières sur Shakespeare ; de même pour France sur Racine ; de même pour bien d’autres. Eh bien, moi qui ai pour Hugo l’admiration la plus complète, la plus entière, la plus enthousiaste que son grand nom ait jamais fait naître, moi qui serai plus tard sans doute un grand écrivain[3], pourquoi ne consacrerais-je pas ma vie, pourquoi n’attacherais-je pas mon nom à une œuvre durable sur l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais existé ?

« Cet ouvrage serait le premier en date ; peut-être serait-il longtemps le premier par le mérite[4]. J’y consacrerais ma vie entière, et ce ne serait pas trop. Vingt ans ont suffi à Montesquieu pour étudier la société. Pascal n’en demandait que trente pour étudier la religion. Mais Darwin a consacré sa vie à l’étude de la nature. Et Victor Hugo est grand comme le monde.

« Je ferais d’abord l’histoire de Victor Hugo. Puis, je l’étudierais sous toutes ses faces : comme poète épique, lyrique, satirique, comme dramaturge, comme historien, comme philosophe, comme orateur, comme romancier, comme critique… Quelle énumération prodigieuse ! Je dirais comment, dans la Légende des Siècles, il a dépassé Homère, comment il s’est montré plus grand que Musset dans les Contemplations, plus grand qu’Eschyle dans les Burgraves, plus grand que Racine dans Hernani, plus grand que Juvénal dans les Châtiments, plus grand que qui que ce soit dans les Misérables.

« Mon Dieu ! pourrai-je jamais faire tout cela ? Je me sens épouvanté de ma tâche dès que j’ose la mesurer des yeux. Comme Richepin devant la Mer, comme Hugo devant Napoléon, je recule, impuissant, terrassé par l’immensité de Celui que je veux chanter. Mais qu’importe ! Je tenterai la grande entreprise. Moi infirme, moi ver de terre, j’oserai parler de ce demi-dieu, Renan a bien osé parler de ce Jésus. Je ne sais si je réussirai, mais, si j’échoue, j’aurai du moins l’honneur, la gloire de l’avoir tenté. »

Cependant, comme M. Bémont me l’a dit dans mon dernier bulletin, je cherche encore ma voie.

Je viens de dire que je serais peut-être autre chose que l’homme de ma profession, que je serais probablement un homme de lettres distingué ; peut-être ne serais-je rien de tout cela ; peut-être serais-je compositeur : je suis fou de musique, et il me vient de temps en temps à l’esprit quelques mesures qui, ce me semble, ne feraient pas trop mal, imprimées. Aussi mon plus grand désir est-il d’apprendre l’harmonie.

Peut-être serais-je peintre. J’aime beaucoup à dessiner. Dernièrement j’ai été au Louvre et j’ai fait quelques croquis qui ne m’ont pas paru trop mauvais. Si je prenais des leçons, peut-être m’apercevrais-je que j’ai du talent.

Oh ! je ne dis pas que je serais un Massenet ou un Prud’hon. Ce sont là des cimes qu’on ne peut qu’admirer. Mais j’aspire à être quelqu’un, de quelque manière que ce soit, littérateur, musicien ou artiste.

Tout cela, ce serait bien beau, mon Dieu ! et pourquoi faut-il que dans tous mes projets, dans tous les rêves d’avenir de mon imagination de dix-sept ans, je voie se dresser devant moi, hideuse, menaçante, la terrible phtisie pulmonaire ? Pourquoi faut-il que, au moment où je suis si heureux de me dire « À vingt-cinq ans je serai peut-être célèbre[5] », une voix que je ne veux pas entendre, que je repousse épouvanté, me crie à l’oreille incessamment : « À vingt-cinq ans, tu seras pourri ? »

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, plus que sept ans à vivre, à jouir des soirs d’été, des matinées de printemps, et de la nuit majestueuse étoilée, et de la mer énorme bouleversée. Plus que sept ans à voir mon frère Georges ; plus que sept ans à aimer tous les miens ; plus que sept ans pour connaître l’amour ; plus que sept ans à aimer les beaux vers et la belle nature et les belles filles… et après : le sommeil éternel, infini, terrifiant ! Après : l’adieu à tous, l’adieu à tout ce qu’on aime, l’adieu au bonheur, à la joie, à la vie, et la mort ! La mort éternelle. La mort, moment terrible où toute la vie paraît un instant, où l’on éprouve des regrets si déchirants, où le désespoir est si horrible qu’il suffirait à donner la mort si la maladie ne le devançait pas. Et ce moment arrivera pour moi dans sept ans d’ici, au cœur de la vie, pour me faire disparaître pendant l’éternité. Quelle horreur ! quelle horreur[6] !


6 janvier 88.

Lorsqu’on lit Victor Hugo, il faut toujours se dire : « Ceci est sublime, ceci est unique, ceci est merveilleux. Si je ne comprends pas, c’est que je suis un âne. »

Victor Hugo a été si grand qu’il n’a pu faire que des choses admirables. C’est la perfection dans la beauté. Je dirais volontiers de lui ce que Mahomet disait de Jésus : « C’est de tous les humains celui qui ale plus approché de la divinité. » Et je serais même fortement tenté de dire de Victor Hugo ce que les chrétiens disent du même Jésus : « Cet homme, c’est Dieu. » Je ferais ainsi ma trinité. « Le Père, le Fils et Victor Hugo. »

11 janvier 88.

Taine.

Cet après-midi, pendant la classe de latin de M. des Granges, est venu M. Taine, et j’ai pu me convaincre une fois de plus que rien ne ressemble plus à M. Tartempion qu’un grand homme. Car Taine est un grand homme ; c’est un grand philosophe, un grand critique, un grand historien ; enfin c’est tout à fait quelqu’un. Je le sens d’autant mieux aujourd’hui que j’ai lu la semaine dernière son La Fontaine, et que ce livre m’a tout à fait plu. J’étais absolument emballé, et pour La Fontaine que je comprenais mieux, que je voyais sous un autre jour, et pour celui qui me l’avait fait aimer davantage.

Je me représentais donc Taine comme un homme à la physionomie profonde et intelligente, aux yeux extraordinaires, au front énorme. Sa réputation, le bruit qu’on fait autour de lui, surtout cette année à cause de ses articles sur Napoléon, la célébrité et la valeur de ses ouvrages, son nom toujours cité avec respect, ses opinions approuvées de tous côtés, ses idées admirées par tout le monde, tout cela en avait fait pour moi une sorte d’être un peu surhumain, et, quand je pensais à lui ou à ses idées, sa figure ne me venait pas aux yeux ; je ne sais comment exprimer cela, mais cela me paraît très clair en ce moment. Je le regardais un peu comme Renan, un peu comme Leconte de Lisle, moins cependant. Pour tout dire, je le regardais un peu comme s’il était mort.

Et puis voilà qu’il entre en classe un petit professeur à lunettes, à petits yeux, à tête chauve en carré long, avec la plus drôle de frimousse que je puisse imaginer : tout en rides pour le sourire ; une patte d’oie… invraisemblable qui s’allonge au delà de l’oreille aussitôt qu’il rit un peu, tandis que son front se plisse, tout finement, jusqu’aux cheveux, et que le bas de ses pommettes se froisse de la même manière. Mon Dieu ! On voit bien que c’est quelqu’un. Son regard, ses mouvements de bouche, sa manière de sourire, et jusqu’à la forme improbable de sa malheureuse tête, tout cela dénote « quelqu’un ». On se dit que c’est un professeur, mais un professeur très distingué. Maintenant, voilà tout ; et quant à se dire en le voyant : cet homunculus, c’est Taine, cela non ! C’est M. Benoist, c’est M. Croizet, c’est M. Bréal, tout cela tant qu’on veut. Mais l’auteur du La Fontaine, l’auteur du Voyage aux Pyrénées, l’auteur des Essais de Critique, l’auteur de la Littérature anglaise et de sa préface si remarquable, et de sa péroraison si vraie, jamais !

Je me suis toujours dit que, lorsqu’on voulait se faire une idée juste des grands hommes en les dépouillant de l’auréole dont on les entoure, et les ramener à leur niveau, il fallait se les représenter s’acquittant d’une fonction intime ou domestique un peu ridicule…, prenant un lavement par exemple. Victor Hugo prenant un lavement, Renan prenant un lavement. Que d’illusions cela vous enlève !

Pour en revenir à Taine, M. Rieder ou le Père Cul, pour le nommer du nom qu’on lui donne toujours, est un ancien camarade de Taine. Il a eu le bonheur de faire partie de cette fameuse année où se trouvaient Taine, About, Sarcey, Weiss, etc… C’est donc à titre d’ami du directeur qu’il venait inspecter nos classes.

Il entre, nous expliquions du Virgile, le second chant de l’Enéide. M. des Granges lui tend son livre : « C’est le songe d’Enée, lui dit-il. — Oh ! c’est inutile, répond Taine, je le sais encore par cœur. Tempus erat quo prima quies… — Ah ! Je vous demande pardon, Monsieur », s’excuse des Granges. Et derrière moi, tout haut, Dietz gouaillant : « Veux-tu te taire, poseur ! » On se tord.


Lundi 16 janvier, 4 h. 1/2.

Oh ! Sarah ! Sarah ! Sarah la grâce ! Sarah la jeunesse ! Sarah la beauté ! Sarah la divine !

Je suis fou, je suis hors de moi, je ne sais plus ce que je fais, je ne pense plus à rien, j’ai vu Sarah-Bernhardt hier soir.

Mon Dieu ! quelle femme ! Je ne sais que dire, j’ai les larmes aux yeux, je ne pense qu’à elle. Je voudrais la revoir, lui parler, l’entendre. Je donnerais tout pour retourner ce soir auprès d’elle, et demain, et ensuite, et après, et toujours. J’ai la fièvre, je suis tout triste de penser que c’est fini, que je ne la reverrai plus avant un an d’ici, avant jamais peut-être.

Si c’était raisonnable, je sens que je l’aimerais comme un fou, oh, Sarah ! Sarah ! Mon Dieu, Sarah ! tu es jolie et gracieuse comme à dix-sept ans. Tu es Sarah la grande. Tu es la première femme du monde. Oh ! je comprends maintenant qu’on aime des actrices quand elles ont le génie de celle-là. Je comprends qu’on fasse tout pour elles, qu’on abandonne tout, qu’on se ruine, je comprends qu’on se tue pour une de ces femmes. Mais comment comparer Sarah aux autres actrices ? Sarah est unique, Sarah… Sarah… ô mon Dieu, quand te reverrai-je ? Je pleure, je tremble, je deviens fou. Sarah, je t’aime !

Sarah !… Sarah !…

Oh ! quand elle est arrivée dans cette église, souriante, aussi fraîche, aussi jolie, aussi gracieuse qu’il y a vingt ans, quand elle a pris son air boudeur, mutin, d’enfant gâté, pour dire à son amant : « Avec qui causais-tu ? — Avec personne. — Si ! tu faisais comme ça : Ps ps ps ps ps ps. »

Je vais essayer de rassembler mes souvenirs et de me rappeler les phrases qu’elle a dites. Plus tard, cela me rappellera ses intonations.

« Qui est-ce cette femme que tu peins ? — C’est Marie-Madeleine. Est-ce que tu ne la trouves pas jolie ? — Trop jolie. — Allons bon ! Est-ce que tu vas être jalouse aussi des femmes que je peins ? — Mais certainement ! (boudant et souriant.) Oh ! je vous connais si bien, vous autres hommes. Quand vos tableaux vous plaisent, vous dites : « Oh ! les jolis yeux ! Oh ! la jolie bouche ! On y mordrait ! » Dieu ! qu’elle était charmante en disant cela, debout sur l’estrade, avec son grand chapeau de merveilleuse et sa grande canne !

Et plus tard, toujours à Cavaradossi : « D’abord, un homme lit du Voltaire ! Et cet autre livre atroce que tu m’as prêté, la Nouvelle Héloïse. J’en ai parlé à mon confesseur, et le confesseur m’a dit (d’une grosse voix si drôle) : « Mon enfant, brûlez ce livre, ou ce sera lui qui vous brûlera ! » — Et tu l’as brûlé ? — (fermement :) Non !… Et je l’ai lu… tout entier. Et il ne m’a pas brûlée… Et mon confesseur m’a dit encore de te faire couper tes moustaches… parce que c’était un emblème séditieux… Mais je n’ai jamais osé te le dire. — Pourquoi ? — Parce que tu les couperais et… (les lui caressant)… elles te vont si bien ! »

Au moment de s’en aller, elle regarde machinalement la tête de Marie-Madeleine, et, pendant que son amant lui parle de choses sérieuses, elle l’interrompt tout à coup, appuyée le menton sur sa longue canne et ses yeux ingénus tout grands levés : « Oh !… — Quoi donc ? — Fais-lui des yeux noirs… Cela ne te fait rien ? »

Au deuxième acte, elle est dans la salle du Palais Farnèse, où a lieu la fête, et Paisiello lui remet le manuscrit de la cantate qu’elle va chanter. Elle s’asseoit sur un canapé tout près de lui, en face, et repasse l’air en elle-même en faisant de grands gestes et des yeux blancs, et tout cela avec un sourire ! et une grâce ! Pendant ce temps les personnages parlent, mais personne n’y fait attention.

Alors arrive Scarpia qui laisse deviner à tort que son amant la trompe. « Où est-elle la Tavanti, que je lui casse mon éventail sur la figure ? — Oh ! c’est inutile, ils sont à Tibur. » Et quelque temps après : « Où en sont-ils ?… Ils soupent ? — Oh ! Je crois qu’ils ont fini de souper ! — Ah !… alors ?… — Mais vous voyez bien que je ne peux pas chanter ! — Mais, et la reine ! — Ah ! la reine, la reine !… Dites-lui que je suis malade… Dites-lui… dites-lui que mon amant me trompe, bonsoir, adieu ! »

Au troisième acte, elle arrive dans la villa Cavaradossi où est son amant qu’elle suppose avec la Tavanti. Et toujours avec son ton boudeur, mais cette fois plus sérieux : « Où est-elle ? — Qui ça ? — Ta maîtresse. — Ah ! encore ! — Oui, la Tavanti ! C’est pas à elle, ça (l’éventail)… et ça, c’est peut-être un costume d’homme (elle prend une mante sur une chaise). Tiens, tu peux lui renvoyer ça, et ça, et ça… (elle jette tout par terre… Elle s’assoit.) Et dire que je l’adore, que je l’aime plus que jamais, plus que mon âme, plus que tout, même quand il me trompe et qu’il me présente sa bouche qui sent les baisers d’une autre. (Elle écarte de la main la bouche de Cavaradossi, puis lui mettant les deux mains sur les épaules :) Ah ! Si tu savais comme je t’aime ! Brrrt ! Si tu m’aimais autant ! »

Ici commence le drame, la scène de la torture, où elle est si belle. Ce qu’il y a peut-être de plus beau dans son jeu pendant cette scène, c’est le changement qui se produit en elle quand elle comprend le supplice qu’on inflige à son amant : « Que se passe-t-il dans cette chambre ? » Et quand Scarpia lui apprend en détail cette torture : « Ah ! tais-toi, tais-toi ! ah ! (avec un dégoût terrible) Pouah ! »

« Oh ! Mario… Mario… mon Mario, m’entends-tu ? » gémit-elle, collée contre la porte.

Et ses affolements : « Mais je ne sais rien, qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Lui non plus, il ne dira rien ! Il ne peut pourtant pas mentir. — Insistez ! rugit Scarpia. — Oh ! non, non, je sais ! je sais ! Puisque je vous dis que je sais !… Mais non, je ne sais rien ! Je ne peux pas, moi ! Je ne sais que dire ! Vous ne me laissez pas le temps ! Laissez-moi réfléchir ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! » Et quand elle a avoué à la fin : « C’est fait… c’est fait… J’ai dit… J’ai tout dit… C’est fini ! »

La scène du quatrième acte est la plus belle. Quand elle a demandé à Scarpia le sauf-conduit que celui-ci écrit sur une table à l’écart, elle s’avance, épuisée, vers la table pour prendre un verre d’eau. Elle va céder, elle va se livrer, elle est à bout de forces. Mais, avant que le verre ait touché ses lèvres, ses yeux ont rencontré le grand couteau qui est sur la table, et sont devenus soudain d’une fixité effrayante. Le couteau la fascine, l’attire, invinciblement. Elle qui était affaissée se dresse peu à peu et grandit, grandit… Sa main glisse sur la table, lentement, lentement, et ses yeux sont de plus en plus grands. Elle a saisi le couteau, elle le ramène doucement encore et le cache derrière elle. Scarpia arrive et lui présente le sauf-conduit. Elle, alors, se transfigure ; son visage prend une expression de joie atroce, admirable, et elle lui plonge le couteau dans la poitrine avec un rugissement de bête : « Aaaaach !… »

Oh ! Il me semble que je la verrai toujours dans ce mouvement !

« Meurs, rugit-elle, meurs, misérable, meurs, assassin ! Meurs tué par moi, meurs de la main d’une femme ! Meurs !… meurs !… meurs !… »

Elle s’est courbée sur lui, surhumaine ! et lui crie cela à l’oreille d’une voix horrible.

« Et maintenant je te tiens quitte ! » Scarpia est retombé. Cependant il a pu se relever et fait mine de marcher vers la porte. Sarah s’accule sur un des battants, en levant le grand couteau, pour le frapper une seconde fois, s’il avance.

Sarah s’est élevée, dans cette scène, au delà du génie humain. C’était plus qu’une femme, elle était sublime et belle comme les déesses de l’antiquité.

Mais ce n’est pas tout, et après cette boucherie féroce Sarah va faire preuve de la grâce la plus extraordinaire. La Tosca est superstitieuse. Elle s’en va lentement vers la table où brillent deux flambeaux. Elle les prend dans ses mains et, merveilleuse, traverse ainsi la scène, au milieu des applaudissements de la salle en délire.

Et cette femme, ce miracle de souplesse et de grâce, est une vieille femme de quarante-quatre ans !

Elle se baisse, dépose les flambeaux de chaque côté du cadavre et lui pose un crucifix sur la poitrine. Puis elle sort, sans dire un mot, et le rideau tombe.

L’effet de cette dernière scène est inouï. Il faut dire aussi qu’elle est jouée par Sarah.

Le dernier tableau du cinquième acte se passe dans la cellule des condamnés. Scène charmante entre les deux amants. On emmène Mario, soi-disant pour faire semblant seulement de le tuer. Sarah, restée seule, écoute : « Ah ! je les entends marcher, ils sont là-haut… Cela va partir… Eh bien ! Qu’est-ce qu’ils font donc ?… Mais allons donc ! Mon Dieu ! sont-ils longs !… Oh ! cette attente ! On a beau se dire que ce n’est qu’un jeu, c’est égal… Mais qu’est-ce qu’ils font donc !… Ah ! c’est fini. »

Le décor change : Mario est étendu sur la plate-forme du Château Saint-Ange. La Tosca le croit vivant et se figure qu’il fait le mort seulement. « Ne bouge pas ! Un soldat qui passe… Là… Lève-toi… Non ! non !… encore des soldats… Là… Oh ! mon Dieu, encore une patrouille… Mais cela ne finira donc pas ?… Ah ! lève-toi. Viens !… Mais viens donc ! (Elle tape dans ses mains.) Mais dépêche-toi donc, je te dis qu’il n’y a pas de danger… Mais qu’est-ce qu’il a ?… (Elle s’approche.) Ah ! mon Dieu, évanoui ! (Elle le retourne et voit les trous des balles)… Oooooh !… mort !… Ils me l’ont tué… Ils me l’ont tué… tué… tué… »

Et elle se roule sur le cadavre en sanglotant.

Les soldats reviennent. La Tosca s’affole. Que lui importe, à présent ? Elle se dénonce elle-même comme ayant assassiné Scarpia.

« Ah ! vous fusillez ! Ah ! vous assassinez ! Moi, j’égorge ! » hurle-t-elle, les deux bras projetés en avant.

C’est le mot qu’elle a le mieux dit.

Enfin, elle se précipite dans le Tibre, du haut de la plate-forme.

Je ne dirai rien des autres acteurs. Sauf Berton (et encore !) ils sont pitoyables. Du reste, on ne les écoute pas. Même quand ce sont eux qui parlent, c’est Sarah qui joue, et on regarde Sarah.

Je ne dirai rien de la pièce, elle est stupide. Du reste on ne l’écoute pas non plus. Et je serais bien embarrassé de répéter un mot des scènes où Sarah ne joue pas.

Il n’y a que Sarah, Sarah encore et toujours.

Je suis revenu, à onze heures et demie, à pied, de la Porte-Saint-Martin ici. Georges me parlait d’autre chose, je n’écoutais pas. Je répondais oui, non, et en moi-même je me disais : « Mon Dieu, quand aura-t-il fini, que je puisse penser à Sarah ? » Et, dès qu’il se taisait, je revoyais la gracieuse figure et le sourire idéal de la Tosca, et je me retraçais ses moindres gestes.

Je suis enfin rentré. J’ai remercié Georges et je me suis couché. Je me suis endormi au bout de peu de temps, et j’ai rêvé, non de la pièce, mais de Sarah. Elle était en scène et la salle était noyée dans cette atmosphère vaporeuse des rêves. Elle me regardait, de son sourire, et me disait d’une voix que j’étais seul à entendre : « Viens… après l’entr’acte… tu n’oublieras pas ? » Et dès que le rideau fut baissé, je la vis, comme une ombre charmante, s’avancer vers moi, glisser plutôt, invisible aux autres. Elle se courba, me tendit sa joue à baiser, ce que je fis, et je me réveillai.

Il était quatre heures du matin. J’avais la fièvre. De poignants désirs me ramenaient vers elle, et toujours, dans mon assoupissement, sa gracieuse image flottait dans mes yeux. Je pensais à autre chose, mais je ne pouvais pas, j’avais sa voix dans l’oreille, son sourire devant mes yeux, ses moindres mots dans la tête. Toujours Sarah, Sarah, Sarah, sa grâce, sa jeunesse et sa beauté.

Ce matin j’ai été à l’école. M. Bémont nous a parlé de la révocation de l’édit de Nantes, mais je n’écoutais pas, je me répétais les mots de Sarah, enfin toujours elle.

Et ce soir, comme je suis triste, comme j’ai le cœur serré, et les yeux pleins de larmes, comme un grand enfant que je suis !

Si ça continue longtemps, j’en deviendrai fou.

Il n’y a plus qu’une femme pour moi maintenant, c’est elle. Les autres… Ah !

Sarah, il n’y a que toi, tu es divine, tu es unique, tu es grande, tu es sublime, tu es extraordinaire.


Mardi, 17 janvier 88.

Je viens d’écrire à Sarah. J’avais cela sur le cœur, je voulais lui dire ce que je pensais d’elle. Elle jettera ma lettre au feu sans la lire, c’est bien possible. Mais j’ai confiance pourtant : elle qui aime tant la gloire, l’enthousiasme d’un collégien devra lui faire plaisir.

J’ai commencé par lui conseiller d’arracher Mounet-Sully aux Français, pour jouer avec lui. Le fait est qu’elle joue Ophélie et lui Hamlet, elle Doña Sol et lui Hernani, elle Chimène et lui le Cid, elle la plus grande actrice du monde et lui le plus grand acteur : ils sont faits l’un pour l’autre.

Ensuite je lui ai déroulé mon chapelet d’éloges, je lui ai dit les endroits de la Tosca où je l’admirais le plus, je l’ai suppliée de ne plus s’en aller vers ces rastaquouères marchands de cochons qui ne sont pas dignes de l’entendre, et j’ai signé :

P.-F. L…
élève de rhétorique, collégien à Paris.

Et en post-scriptum :

« Depuis que je vous ai vue je ne dors plus. »

Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que j’écris à une actrice. L’année dernière, vers le mois de mai, j’étais allé voir Psyché, et j’avais trouvé Cerny très gentille dans le rôle de l’Amour. Je ne me faisais pas faute de le dire à l’école, et mes camarades se moquaient de moi.

Sarcey ayant débiné Cerny dans un article, j’écrivis en classe une lettre furibonde à cet imbécile, et je la mis à la poste.

« Écris aussi à Cerny, me dirent mes camarades. — Tiens, c’est une idée ! »

Et le soir, Glatron, Pelliquet, Dietz et plusieurs autres se réunirent chez moi, et avec leur collaboration j’écrivis à Cerny la lettre la plus extravagante qui soit sortie du cerveau d’un fou comme moi. Je ne sais plus ce qu’il y avait dedans. Je me rappelle seulement que je parlais de ses petits pieds roses et… d’un tas d’autres choses. (J’ai été plus convenable avec Sarah.)

Enfin, je signe mes initiales, et je pars avec Glatron. Nous voilà devant l’administration de l’Odéon. Je vais déposer la lettre, j’ai la main sur le bouton de la porte. Tout à coup, Glatron, me tirant par le bras :

« Oh !… Cerny… et sa mère !… »

Elles causaient sous les galeries, à deux pas de nous.

Tableau !


Vendredi, 3 février.

Le dimanche, 22 janvier 1888, Georges m’a donné l’autographe de Victor Hugo que je copie ci-dessous :

« H. H. 8 février 1840.
« Cher monsieur Haddigham,

« Vous avez écrit là des pages charmantes. Il est bon d’avoir des ennemis, mais il est bien bon aussi d’avoir des amis. Les amis prouvent la même chose que les ennemis, c’est qu’on va au but. Je sens en vous lisant que vous me comprenez. Être compris par une noble intelligence, c’est une douceur. Je veux le bien, j’aime le beau, je cherche le vrai ; voilà toute mon âme et toute ma vie.

« Revenez me voir, vous me ferez bien plaisir. J’espère que vous étiez à Lucrèce Borgia. Votre esquisse de Guernesey et de ma nature est pleine de grâce, d’esprit et de cœur. Merci et bravo.

« Victor Hugo. »

Quel homme ! Quel homme ! Je veux le bien, j’aime le beau, je cherche le vrai. C’est là toute mon âme et toute ma vie.


Même jour.

J’ai eu un rêve cette nuit, et me voilà tout triste. Car ce rêve était bien joli.

Je n’aime pas les beaux rêves. L’illusion ne dure qu’un instant, mais le regret dure si longtemps !

Je m’étais demandé hier quel était mon idéal pour la beauté féminine. Est-ce un Raphaël ? Non. Est-ce un Ingres ? Non. Est-ce un Bouguereau, un Landelle, un Coomans ? Horreur !…

C’est un Willette.

Et voici que j’en ai rêvé.

J’étais couché, je ne sais pourquoi ; et dans ma chambre se promenait, en me parlant, une adorable fille aux cheveux jolis sur le front, à la frimousse pâlotte, à la lèvre toujours souriante. Un corps d’une grâce ! Et je lui parlais, et je lui disais « vous ». Ce que nous disions, je ne le sais plus guère, mais peu à peu nous nous sommes dit « tu ». Et, au moment où elle se penchait sur mon lit pour me dire adieu, une envie folle me vint de l’embrasser, mais je n’osais. Et ce fut elle qui m’embrassa la première, si doucement ! Je la saisis, l’embrassai toute souriante, plusieurs fois… et elle me le rendit, ce qui m’éveilla.

Et, depuis le matin, dans mes yeux sa silhouette aimante, et dans le cœur, le désir de ses lèvres rouges, si douces.

Et, depuis le matin, je la vois, penchée vers moi, la tête en avant et ses cheveux dans les yeux, m’embrassant… Oh ! quelle joie !


Ô toi que je n’ai jamais vue[7],
Qui jamais ne m’es apparue
Et qui m’es pourtant bien connue,
   Ô toi !
Fillette à la lèvre ingénue,
Ma maîtresse tant attendue,
Qu’en mes rêves je presse nue
   Sur moi.


Ô mon amour ! ô ma chérie !
Toi qui dois être si jolie,
Ô toi que j’aime à la folie,
   Enfant !
Bien que ton joli corps n’existe
Que dans l’imagination triste
D’un pauvre fou au cœur d’artiste
   Naissant.

Pourquoi ne viens-tu pas vers moi ?
Moi qui ne puis vivre sans toi,
Tu me laisses tout seul… Pourquoi ?
   Cruelle !
Hélas ! je ne puis voir ses yeux,
Je ne puis sentir ses cheveux,
Je ne serai jamais heureux
   Sans elle !

Si tu savais ! Pendant la nuit,
Lorsque, tout seul dans mon grand lit,
Dans le silence et loin du bruit,
   Je rêve,
Dans mes désirs inapaisés
Je sens sur moi tous tes baisers
Sur ma joue ardente posés
   Sans trêve.

Si tu savais cela, bien vite,
Quittant la maison qui t’abrite,
Tu viendrais vers moi qui t’invite,
   Hélas !

Oh ! tu viendrais, dis, ma petite,
Sans plus que je te sollicite,
Par ma passion déjà séduite,
   Tout bas.

Tu viendrais toute radieuse,
Ployant ta taille gracieuse,
Ô toi, si vive et si joyeuse,
   M’aimant,
Tu m’apparaîtrais merveilleuse,
Dans ta beauté voluptueuse
Entr’ouvrant ta lèvre amoureuse
   Gaiement…

Mais peut-être ta destinée
Comme la mienne est attristée ;
Et, sous une grille enfermée,
   Tu dois
Dans ton couvent emprisonnée
Quand tu rêves, au lit couchée,
Te sentir toute enamourée
   Parfois.

Être jeune, et vivre en prisons !
Oh ! quand les désirs polissons
Font naître en toi de longs frissons
   De fièvres…
Corbleu ! Quelles démangeaisons
De planter là devoirs, leçons,
Pour poser sur les beaux garçons
   Tes lèvres.


Ah ! brise donc ton chapelet !
Viens avec moi dans la forêt…
Laisse-moi couper ton lacet.
   Éclate
De rire si cela te plaît ;
Laisse-moi froisser ton corset
Et chiffonner dans son filet
   Ta natte.

Ah ! jouissons de notre jeunesse !
Dénoue au vent ta folle tresse
Embrassons-nous, ô ma maîtresse,
   Veux-tu ?
Laisse-moi te toucher sans cesse,
Oh ! permets que je te caresse
Et que sur mon sein je te presse
   À nu.

Oh ! pardon ! Que viens-je de dire ?
Oh ! mon Dieu ! J’étais en délire,
Quoi ! tu t’en vas, tu te retires,
   Oh ! non !
Tu resteras, dis !… Ton sourire,
Je le verrai toujours luire.
Oh ! tu ne vas pas me maudire ?…
   Pardon !

Soyons chastes et reste pure.
Que sur ton sein blanc ta guipure
Monte très haut sans échancrure ;
   Permets

Que je baise sur ta figure,
Tes yeux noirs que le ciel azure,
Que je sente ta chevelure
   De jais.

Mais restons-en là, ma chérie,
Que toujours ta peau si jolie,
Que ta gorge rose et polie
   D’enfant,
Sous ta chemise ensevelie,
Cache aux yeux sa forme arrondie
Dans ton chaste corset blottie
   Gaiement.

Nous allons tant nous adorer !
Je ne ferai que t’admirer
Et, te regardant, murmurer :
   « Je t’aime. »
Sans jamais, jamais nous quitter,
Nous allons tant nous embrasser
Que tu finiras par m’aimer
   Toi-même.

Et je verrai tes deux grands yeux,
Je passerai mes doigts nerveux
Dans la forêt de tes cheveux
   Sans trêve.
Et restant ainsi tous les deux,
Toujours contents, toujours joyeux…
— Mais tout cela n’est, malheureux !
   Qu’un rêve !


Ah ! pourquoi pensé-je, insensé !
Dans mon esprit trop passionné
À ce que jamais je n’aurai
   Sans doute.
Puisqu’il me faut, emprisonné
Dans un collège détesté,
Suivre, sans bonheur ni gaieté,
   Ma route.

Puisque moi, dont toute l’envie
Est une enfant jeune et jolie
Avec qui je verrais la vie
   En beau,
On m’enterre, on me momifie
Dans cette école où je m’ennuie…
Ah ! Je te hais, pédagogie !
   Tombeau !

Ô mon Dieu ! C’est là la jeunesse,
L’âge où déborde l’allégresse,
Où tout plaisir est une ivresse ;
   Et moi,
Ma chair est vierge de caresse ;
À seize ans, pas une maîtresse
Ne m’a juré dans sa tendresse
   Sa foi !

Mon amour dompté me déchire…
La femme, épandant son sourire,
Vers le fruit défendu m’attire…
   Le jour

Vient où finira mon martyre,
Et malgré ce qu’on pourra dire,
Je connaîtrai, dans mon délire,
   L’amour !

P.-F. Louys[8]

6 février 1888.

Si l’on me demandait, ou plutôt si je me proposais de faire dans l’œuvre de Victor Hugo un choix des œuvres qui sont, sans aucune espèce de doute, au-dessus de toutes les productions humaines, je prendrais :

La Légende des Siècles (avec Dieu et la Fin de Satan qui la complètent).
Les Misérables.
Un choix de poésies, à raison d’une par ouvrage. Voici :
  Odes : Ode à la Colonne.
  Ballades : le Sylphe.
  Orientales : Lui.
  Feuilles d’automne : Ce que l’on entend sur la montagne.
  Chants du Crépuscule : Napoléon II.

  Voix intérieures : À l’arc de triomphe.
  Rayons et Ombres : Tristesse d’Olympio.
  Châtiments : l’Expiation.
  Contemplations. Autrefois. Melancholia.
 10° Contemplations. Aujourd’hui : A. Villequier.
 11° Le Pape : la Peine de mort.
 12° Les Quatre Vents de l’Esprit : la Révolution.
 13° L’Art d’être grand-père : l’Âme à la poursuite du vrai (22 août 88).

  Hernani : Monologue de Charles-Quint.
  Marion : Supplication à Louis XIII.
  Ruy Blas : Monologue aux ministres et scène qui suit.
  Les Burgraves : L’arrivée de Barberousse (tirades de Job et de Magnus).

On pourrait réunir cela à la Légende des Siècles, sans que cela soit aucunement disparate, et l’on ferait ainsi le recueil que je rêve.


Mardi, 7 février, 1 h. 1/2.[9]

Je suis fou des Grecs depuis huit jours.

Je ne sais comment, lundi dernier, il me vint tout à coup une envie folle de posséder les traductions de Leconte de Lisle. Je me les suis commandées aussitôt et le lendemain j’avais Homère, Eschyle et Sophocle. J’ai commencé par Prométhée, qui m’a tout à fait emballé. Et c’est une traduction ! Oh ! Si je pouvais lire cela dans le texte !

Pour Homère, ç’a été une révélation. Jusqu’à présent j’avais horreur de l’Iliade. Je ne comprenais même pas comment des gens intelligents pouvaient goûter de pareilles niaiseries, et je bondissais quand on me comparait cela aux vers admirables de Virgile.

Et cela parce que je ne suis pas assez fort pour goûter le texte et que ma traduction de Bitaubé est insensée.

Celle de Leconte de Lisle est idéale. Quelle pureté ! quelle limpidité ! Comme ces mots sonnent clairement ! On se croirait sous le ciel de la Grèce. L’épisode de Nausikaa m’a ravi.

Jusqu’à présent, j’ai lu Prométhée, Agamemnon les Choéphores, le chant de Circé, le chant de Nausikaa et de nombreux fragments.

J’ai lu hier avec Georges des fragments d’Iphigénie et de Faust. Oh ! ce Gœthe !


Du Lieber Gott ! was so ein Mann
Nicht alles, alles denken kann !
Beschämt nur steh’ich vor ihm da,
Und sag zu allen Sachen ja.
Bin doch ein arm, unwissend Kind
Begreife nicht waser an mir find.

Décidément, je m’emballe trop. C’est Hugo, c’est Eschyle, c’est Homère, c’est Gœthe, c’est Heine, c’est Byron…

Que sera-ce donc quand je connaîtrai Shakespeare et Dante ?

Mais c’est bien bon tout de même, ces enthousiasmes-là !


Jeudi 9, 11 heures du soir.

Je m’assomme !

1° Devoir sur Hughe de Lionne, très ennuyeux et qui ne va pas.

2° Deux heures de dentiste, aurification !

3° Je suis mal à mon aise.

4° Je tombe de sommeil.

Oh ! quand viendra le jour béni où je pourrai dire :

Im wunderschönen Monat Mai
Als alle Vögel sangen,
Da hab’ich ihr gestanden
Mein Sehnen und Verlangen !

J’ai bien des Sehnen et des Verlangen, mais à qui puis-je les gestehen et où est le wunderschônen Monat.

Encore une fois,

JE M’ASSOMME !
P.-F. Louys.

Samedi 11[10], 10 h. 1/2 du soir.

Je viens de jouer du Zampa. C’est ravissant !

Ce que c’est que les contrastes ! C’est de la musique Berquin-Ségur, du petit opéra-comique, rien du tout. Eh bien ! quand on joue cela après Lohengrin, cela paraît exquis. La barcarolle du dernier acte est de toute beauté.

Georges est sorti : bal de l’Hôtel de Ville. Avant-hier : bal de l’Élysée. Il a trouvé le président très bien, et surtout Mme Carnot. Il a vu là-bas Maspero, très grossi, puis Chipiez, et d’autres.

Oh ! les jours gras qui vont commencer, et les bals de l’Opéra, et le moment où tout le monde s’amuse, est heureux, quand moi j’étudie l’Aululaire et le théorème des trois perpendiculaires !


 Ô rage ! ô désespoir, ô jeunesse ennemie !


Je me figure dans mon cerveau de fou deux… heureux ; lui, un étudiant, et elle, sous son masque, blanchisseuse ou modiste. Ils arrivent au restaurant, montent l’escalier bien connu, serrés l’un contre l’autre, bien près, bien près, et entrent dans un cabinet particulier où le souper est préparé. On ferme le verrou et il la regarde, en riant d’un rire canaille ; elle rit aussi, mais toute rougie et les yeux brillants. Elle hésite un instant, puis ouvre son corsage… Il fait si chaud, dans ce restaurant ! Elle l’ôte tout à fait, avec sa guimpe : elle sera moins gênée, les entournures sont trop ajustées… Et puis cette jupe est d’un lourd, et ces souliers d’un étroit ! Enfin elle garde son corset, son pantalon et ses bas noirs, et se met à table. Elle est encore très convenable, n’est-ce pas ?… Elle ne montre rien, en somme, que ses bras et le haut de sa poitrine… comme au bal… Si le pantalon est transparent…, si la fente du milieu n’est pas absolument bien cachée par la chemise, ce n’est pas sa faute. Elle ne l’a pas fait exprès. Elle tient à être décente pendant le souper… et elle a horreur de faire des bêtises tant que les lumières sont allumées[11]. Oh ! quand tout est soufflé… on peut faire tant de choses sans que personne y voie rien !…

Enfin, ils se sont mis à table, et les rires n’arrêtent pas. Elle n’en peut plus… Elle se renverse, éclatant de rire… Il est si drôle, aussi ! Elle ne se tient plus… Et puis, elle a déjà bu six flûtes ! Et quelle est la sainte Thérèse qui résisterait à six flûtes, en cabinet particulier ? Elle allonge les pieds sur les cuisses de l’autre, sous la table… On est bien mieux étendue…

Oh !… mais le corset commence à serrer… Les chauds-froids, on n’a pas d’idée de ce que c’est bourrant… et puis y a là une baleine qui entre… peut pus respirer… Ah ! et pis tant pis !… On peut se desserrer… Ouf ! le busc ! le corset est par terre !… Quel soulagement !… Et puis les boutons du pantalon… Ça serre le ventre aussi… Oh ! on peut déboutonner ça… C’est sous la table, on n’y verra rien…

Pendant ce temps, à la faveur d’une huitième flûte qui a des reflets très rassurants, il a débouclé les jarretières, et les bas de soie noire enlevés ont découvert une jambe ronde et rosée, et des pieds… si spirituels[12]… là, tout au bout de l’autre côté de la table. Elle rit tellement qu’elle ne se défend pas. Il fait même si chaud qu’elle enlève sa chemise… Après dix flûtes, c’est bien permis. Le pantalon lui-même a glissé… mais c’est sous la table… Personne n’y voit rien.

Tout en faisant des plaisanteries, il s’est déshabillé lui-même, il a soufflé les bougies pour étouffer tous les scrupules, et ils sont là, sur le tapis, entrelacés… râlants… Oh ! ! oh ! la bonne nuit que la nuit du mardi gras !


Dimanche, 12, 5 h. 1/2.
tableau

Hugo — Gœthe — Shakespeare — Dante.

Musset — Heine — Bern — Pétrarque.
  Wagner — Michel-Ange.
 Massenet — Prud’hon.

C’est un livre à faire pour plus tard : « Les poètes sublimes et les poètes charmants ».

Il y en a un de chaque espèce dans chaque littérature. C’est curieux.

Je viens de lire du Faust. Beaucoup de Faust. Et je comprends maintenant l’enthousiasme des Allemands. Ô Berlioz, ô Gounod ! Avoir mis un pareil poème en musique, quel sacrilège !

Hugo y a perdu à cette lecture. Je ne dirai pas que je l’admire moins, mais je le mets plus près aujourd’hui du reste des hommes. J’ai vu que d’autres que lui pouvaient faire des choses sublimes. Oh ! si je connaissais Shakespeare et Dante ! Ce Gœthe est admirable, unique, hugolesque !


Mercredi des Cendres, 15 février.

Voilà les vacances passées.

Georges voulait que j’aille à Dizy. J’ai refusé. J’ai eu tort. Quand verrai-je T…, maintenant ? Pas avant Pâques. Pas avant quarante jours. Et j’ai si peu de temps à la voir jeune fille !

Décidément, j’ai eu tort. Moi, je ne peux pas rester si longtemps éloigné des femmes. Les garçons me portent sur les nerfs, et je finis par avoir des humeurs noires quand je reste des mois entiers sans parler à une femme jeune. C’est atroce tout de même, à dix-sept ans. S’il y a un âge où cela vous fait plaisir, c’est bien celui-là. Plus tard, la conversation ne suffit plus. On veut… autre chose. Maintenant, je n’ai pas besoin de cela. Je demande simplement à les voir, à leur parler, à les entendre et à les aimer. Et je n’ai rien de tout cela.

Franchement, à dix-sept ans, on a besoin d’autre chose que de Sophocle et de Térence ; on a besoin…

Ah ! quand je pense qu’en ce moment même où j’écris ces lignes, tout triste et le cœur serré, peut-être une charmante jeune fille de seize ans écrit-elle la même chose sur son journal de couvent et se plaint-elle de n’être entourée que de vieilles sœurs de charité, elle qui a soif de jeunes garçons.

C’est pour cela que j’aurais dû aller à Épernay. Quand j’ai vu T… deux heures, cela me remonte pour tout un mois… Et aujourd’hui, je suis tout à fait démonté… Tout à fait…

J’ai été à l’Abbé Constantin, hier, au Gymnase, loge de foyer n° 65.

C’est très joli. Lafontaine jouait l’Abbé dans la perfection. Il n’est pas possible d’être plus vrai. Noblet est impayable dans un rôle de jeune gommeux. Marais est bien, mais voilà tout. Quant aux femmes, Magnier, Desclauzas, Darlaud et Grivot, elles sont bien ordinaires. Aucune n’est mauvaise, ce sont toutes de bonnes actrices, mais rien de personnel. Elles ne sont pas comparables à Lafontaine et à Noblet.

Les grands succès de l’hiver sont : Sarah dans la Tosca, l’Affaire Clemenceau (Dumas), la Souris (Pailleron), l’Abbé Constantin (Crémieux et Decourcelle) et Mam’zelle Crénom (aux Bouffes). Mais chacune de ces pièces a bien des détracteurs. Décoré (Meilhac). Les Surprises du Divorce (Bisson).


Jeudi, 1er mars 88, 10 heures soir.

1° J’ai lu ce matin la Coupe et les Lèvres. Remarqué avec enthousiasme la première scène, 1e récit : « Fatigué de la route et du bruit de la guerre », et la scène du tombeau. (Et puis la dédicace et l’invocation, bien entendu.) Le reste… Prttt !

2° J’ai fait aujourd’hui le plus gros pensum que j’aie fait de ma vie. Mille lignes ! Je copie Andromaque !

Mince que non !

Je suis entrain de lire l’Iliade d’un bout à l’autre dans Leconte de Lisle. J’en suis au VIIe chant.

Ce soir, rencontré une pauvre femme, laide et grosse, assise sur un banc avec un enfant sur ses genoux. Pleurait à chaudes larmes. Froid au-dessous de zéro, et pas de gîte pour sa pauvre gossine. Donné vingt sous. Suis content. Une qui ne claquera pas cette nuit. Mais qu’est-ce qu’elle deviendra plus tard ? Pauvre petiote !


programmes
de mes cinq derniers concerts

Dimanche, 8 janvier 1888.
Concert Colonne


Symphonie romaine (2e audition) Mendelssohn.
  *Allegro Vivace.
 **Andante con moto.
 **Menuet.
   Saltarello.
Le Rouet d’Omphale (3e aud.) Saint-Saëns.
Cinquième Concerto (3e aud.) Bach.
Piano — Diémer.
Flûte — Cantié.
Violon — Rémy.
Manfred de Schumann.
Manfred. Mounet-Sully.
Génie
Arimane.
l’Abbé
Silvain.
Fée des Alpes
Astarté
Mlle Weber.
Génie des Airs. Durand-Ulbach.**
 » des Eaux. Delorme.
Génie de la Terre.
 » du Feu.
Esprits : Hellich.
Petit.
Terraud.
Belon.

Mounet a été superbe, sublime même à de certains moments, mais, à d’autres, ridicule. Je l’entends dire encore : « Hélas, j’ai tant souffert… je souffre tant encore… » Et : « Cesse de battre, cœur brisé. » Weber n’avait pas six mots à dire en tout, mais elle les a très bien dits.

Dès le lendemain j’ai acheté Manfred.


Dimanche, 23 janvier 1888.
Concert Colonne
Symphonie Reformation.......Mendelssohn
 
**** I — Introduction et Allegro.
II — Scherzo-Menuet.
III — Andante.
IV — Finale (choral de Luther).
Harold en Italie.......Berlioz.
    *I — Montagnes.
      II —
   *III — Sérénade d’un montagnard.
 **IV — Marche des pèlerins.
Alto : M.
Scènes alsaciennes (3e aud.)...Massenet.
       **I — Dimanche matin.
       *II — Au cabaret.
 ****III — Sous les tilleuls.
      *IV — Dimanche soir.
Concerto en si bémol........Schumann.
Ouverture du Tannhäuser (4e audition).

Les trois morceaux du commencement, du milieu et de la fin sont parmi les plus beaux qu’on ait faits.

Le concerto de Schumann est certes parmi les plus ennuyeux.

Je n’oublierai jamais l’impression que m’a faite l’introduction de la symphonie de Mendelssohn.


Vendredi, 17 février à 9 heures du soir.

Salle Pleyel
(billet de Charles)
Mlles Seveno, Du Minil
Orchestre dirigé par Colonne.


1 — Concerto en mi bémol Beethoven.
 Seveno et l’orchestre.
2 — Voix des flots
 Renée du Minil.
3 a Polkella R. Pugno.
    b Rêve d’enfant A. Nibelle.

    c Inquiétude Pfeiffer.
    d Sevillana Massenet.
     Seveno seule.
4 — La Fiancée du Timbalier (bissé) V. Hugo.
    1re audition avec orchestre F. Thomé.
     Renée du Minil.
5 a Petite marche villageoise Delaborde.
    b Impromptu — valse Diémer.
    c Isolement Lavignac.
    d Passecaille (avec orchestre) (bissée) F. Thomé.
 Seveno seule.
6 a Chanson de Printemps (1re aud.) Saineville.
    b L’Amour et la Savante (1re aud.) Dreyfus.
     Renée du Minil
7 — Concertstück Weber.

Les numéros 1, 4 et 7 sont superbes. L’accompagnement de Thomé est ravissant. Seveno joue admirablement, mais tel est l’ennui que cause le piano, telle est l’étonnante jeunesse de la poésie d’Hugo, malgré ses soixante-deux ans, tel est aussi le charme de la musique de Thomé, que l’ovation a été non pour Seveno, mais pour sa sœur, qui n’était qu’un hors-d’œuvre, et qui dit encore comme une bonne élève du Conservatoire.

Dimanche, 19 février 1888.
Concert Colonne


Ouverture de Béatrice E. Bernard.
Reformation Symphony (2e aud.) Mendelssohn
Concerto pour violon M. Bruch.
Johan Smit (joue très bien).
Les Troyens (2e acte en partie).Berlioz.
Didon — Mme Du Wast-Duprez.
Anna — Mme Armand.
Ascagne — Mme Renoux.
Enée — M. Jérôme.
Narhal — M. Ferran.
 etc.
**I — Prélude.
*II — 1er air de ballet.
**III — 2e air de ballet.
*IV — Quintette.
***V — Septuor.
Marche des pèlerins d’Harold
      (2e aud.), ravissant
Berlioz.
Scène du Vénusberg Wagner.
  (Peut-être jolie, mais très mal jouée.)

Dimanche, 4 mars 1888.

Concert Lamoureux

I — Ouverture de Coriolan Beethoven.
 Très belle — Thème ravissant.

II — Wallenstein (2e aud.) V. D’indy.
 1re partie — Le Camp.
 2e        Max et Thécla.
 3e        La Mort.

(Contient de très belles choses. Le thème de Max est charmant. La troisième partie est très belle. Mais d’Indy veut faire de l’épate, il fait des fugues à quatre bassons, des consonances abracadabrantes, et puis ce n’est pas fondu. Il est trop savant.)


III — Menuet pour instruments à cordes Haendel.
IV — Sélection de Lohengrin Wagner.
 ***I — Prélude (1re aud.).
 II — Marche religieuse (.1re aud.).
 ***III — Introduction (1re aud.).
 ***IV — Grande scène du 3e acte (1re aud.).
 *V — Adieux de Lohengrin (1re aud.).
 — Elsa : Mme Brunet-Lafleur.
 — Lohengrin : M. Van Dyck
V — Ouverture d’Euryanthe Weber.



Dimanche, 11 mars, 6 h. 1/2.

Leconte de Lisle.

Je rage.

Aujourd’hui, je suis monté dans l’omnibus du Panthéon. Je ne savais que faire. J’ai lu le journal : la France. Je me suis plongé dans les détails du voyage de Frédéric III, empereur d’Allemagne, depuis vendredi à 8 h. 28 m. du matin. J’ai lu une chronique stupide de Clovis Hugues, etc., etc., et quand j’ai levé les yeux pour descendre, place Saint-Sulpice, j’ai aperçu dans l’omnibus, à la première place de droite, en avant… devinez qui ? Leconte de Lisle. Et moi qui ne l’ai pas vu ! Quand j’aurais pu si bien le regarder et me réciter ses vers, lui sous mes yeux ! Je suis descendu très lentement, et je l’ai regardé d’en bas, fixement, avec cette « french impudence » qu’on nous reproche à Londres ; mais, ma foi, tant pis ! On n’a pas si souvent l’occasion de voir un des plus grands poètes aient existé.

Leconte de Lisle a une tête bien caractéristique : de grands cheveux blancs arrondis à la vénitienne retombent tout autour de sa figure, très bas, serrés en haut par un énorme chapeau haut de forme évasé, aux bords énormes. Sa figure est plutôt grosse, un second menton énorme se détache sur son col ouvert. Sa peau est d’un brun sale et granulée. Il porte un monocle de buffle noir sur son œil droit. C’est la seconde fois que je le vois : la première ce fut l’été dernier, sous l’Odéon. Ce qui frappe surtout chez lui, ce sont ses sourcils froncés toujours, et ses yeux sévères, profonds et pensifs. Quel homme, que celui qui fit Kaïn !

Avant cela, j’ai été au Louvre, où j’ai vu la nouvelle salle des Portraits, arrangée d’une manière stupide dans une salle toute en hauteur et très mal éclairée. J’ai pu admirer ailleurs, heureusement, la superbe Victoire, les Prud’hons, tous charmants, et les Davids, tous ennuyeux.

Vers trois heures et demie, été aux aquarelles de Volney. Rien de curieux. Au bout de dix minutes j’étais dehors et je me dirigeais vers les Aquarellistes de la rue de Sèze, où il y a des choses charmantes. Entre autres : deux superbes aquarelles de Besnard, dont une « nuit » qui souffle dans sa main pour en faire jaillir toutes les étoiles qui illuminent une à une le ciel ; quelques choses charmantes de Madeleine Lemaire ; quelques choses bêtasses de Dubufe fils ; quelques choses spirituelles de Boutet de Monvel (le Renard et la Cigogne) ; quelques choses bien troussées de X… ; et beaucoup de choses banales d’Adrien Marie.

J’ai une composition en histoire à préparer pour demain, mais j’ai des clous qui me donnent mal à la tête et je ne fais pas grand’chose.

Je ne fais rien depuis quelque temps, du reste ; je suis entiché de poésie, je ne fais plus que des vers. J’ai même essayé hier un peu de musique : j’ai commencé une marche funèbre.

Où tout cela me conduira-t-il ? Je n’en sais rien.

Deviendrai-je célèbre plus tard ? Je n’ose y penser.

Mais j’ai confiance. Fiat voluntas mea !

Rêves

Il y a cinq mois, quand nous faisions l’histoire de Mazarin, j’ai rêvé que j’étais page et secrétaire du cardinal. Pourquoi ?

Il y a cinq jours, j’ai rêvé que je voyais Diane de Poitiers, au lit, couchée et endormie. Elle était si merveilleusement rose et fraîche et vraiment belle, — l’impression a été si forte, — que je m’en suis réveillé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Mardi, 13 mars 88, 5 h. 1/2.

Je sors de chez Landouzy, qui m’a ouvert d’un coup de bistouri mon quatorzième clou, le plus gros que j’aie jamais eu : presque un abcès. On a beau dire, ça ne fait pas de mal et on n’a aucun mérite à être courageux. Celui-là était énorme (7c/5c derrière le cou), il était très sensible ; eh bien, j’aime mieux me faire ouvrir dix machines comme ça que de me faire plomber une dent.

Landouzy a vraiment une tête extraordinaire. Quelle largeur de front ! Ce sera un grand homme plus tard.

Autre rêve, cette nuit : j’étais en wagon, seul avec Maria Legault. Pourquoi Legault plutôt que Brandès ou T…, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir. J’étais donc seul avec elle, et… ah non ! je m’arrête. Cette feuille immaculée rougirait dans sa candeur. « Ça n’est pas pour les jeunes filles. »

Hier, M. Dietz nous lisait une lettre de Voltaire à Mme du Deffand en réponse à cette question : Pope est-il supérieur à Virgile ? Voltaire lui tenait à-peu près ce bête de langage : « Savez-vous le latin, Madame ? Non. Car, si vous le saviez, vous n’auriez comparé personne à Virgile. » — « Eh bien oui, nous disait M. Dietz, il y a toujours eu des gens qui posaient pour n’aimer que les anciens. Et pourtant !… Ce ne serait peut-être pas mon rôle de vous dire cela ici, mais dans la littérature latine il y a bien en tout six à sept cents beaux vers, deux cents de Lucrèce et cinq cents de Virgile. On peut y trouver aussi de temps en temps quelques belles choses en prose. Mais qu’est-ce que sept cents vers auprès des trésors de la littérature anglaise ? Et quant à la littérature grecque, j’imagine que c’est une mauvaise plaisanterie (sic). Il n’y a pas un élève de philosophie à Paris qui sache assez de grec pour le comprendre et l’aimer. Alors, à quoi bon ?

« Et remarquez bien que déjà, au temps de Louis XIV, à l’époque où notre littérature était loin d’avoir acquis son complet développement, où, en dehors des contemporains, pas un auteur français n’était goûté, où on ne connaissait pas la littérature anglaise, où la littérature allemande n’était pas née, il y avait déjà des gens, et des gens de goût et de talent, pour préférer les modernes aux anciens. Et aujourd’hui que notre littérature est devenue une des deux ou trois plus riches qui aient jamais existé, quand nous connaissons Shakespeare, et Byron, et Gœthe, et Heine, et Dante, il y a encore dans tous les lycées de France des professeurs de grec et de latin qui vous prennent la moitié de votre temps pour expliquer sept cents vers ! Car, après Virgile et Lucrèce, qu’y a-t-il ?

— Et Horace ? dit Manguin.

— Horace ! Mais, comme poète léger, nous seuls nous en avons quatre ou cinq qui le valent et comme poète lyrique… tous ! »

BRAVO !

Dimanche, 18 mars 88.

Je suis en joie. Je vois hier dans le Temps la nouvelle suivante : M. Massenet va composer un opéra sur un livret de M. Sardou, tiré de l’Odyssée[13].

Dieu, que cela devra être joli : le chant des Sirènes, Nausicaa, Circé surtout, la fête des prétendants, l’orage, les Phéaciens, le Cyclope, il y a de quoi faire quinze opéras avec cela ! Et tout cela est si bien dans la note de Massenet !

Je suis de plus en plus heureux. J’ai traduit jeudi une version d’Ausone en vers[14]. Je l’ai remise vendredi. Tous mes camarades, même ceux qui ne m’aiment pas, m’ont fait les plus chaudes félicitations et, ce qui me touche infiniment plus, j’ai vu à la figure de M. Dietz, quand il les a lus tout bas, qu’il les trouvait bien, lui aussi. C’est demain qu’on les rend ! Oh !

Oh ! serais-je un poète ! serais-je un poète ! Oh ! oui, j’en serai un, je le veux, je le veux. Je veux être un très grand poète. Oh ! si je pouvais !

Et ce n’est pas de la vanité que j’éprouve aujourd’hui, ce n’est pas de l’orgueil, ce n’est pas de la fatuité, c’est du bonheur, c’est de l’exubérance !


Jeudi, 22 mars 88, 7 heures du soir.

Je sors de l’Odéon. On jouait Polyeucte. C’est une révélation. Je ne me doutais guère que ce fût si beau ! Je viens pourtant de l’étudier en classe ; il me semble même que je l’avais lu en grande partie, mais je ne sais quoi, la scène, les acteurs, et peut-être aussi la conférence de Sarcey…

Car Sarcey a fait une conférence. C’était aujourd’hui une de ces matinées du jeudi que Porel a eu l’excellente idée de faire précéder d’une conférence faite par chacun des critiques en renom, et c’était le tour de Sarcey. Son nom sur l’affiche m’avait tenté : je ne le connaissais pas. Et puis, ce Polyeucte, que… — il faut bien que-je l’avoue, — je n’avais jamais pu lire jusqu’au bout, et encore bien moins étudier, il fallait pourtant que je le connusse pour mon bachot… C’est pourquoi je suis venu.

Tout étant loué à l’avance, je prends une place à cent sous à l’orchestre (n° 52), chez un mastroquet.

Sarcey commence.

Et d’abord, en allant à l’Odéon, je m’étais dit ceci : « Sarcey va commencer par dire que Polyeucte est une pièce bien faite, et que Corneille savait son métier presque aussi bien que Scribe. »

C’est textuellement son début. Je riais !

Le reste a été moins bête. Cela a même été très bien ; c’était du meilleur Sarcey. Il s’est proposé de nous montrer que les personnages de Polyeucte n’étaient pas du tout de vieilles momies du XVIIe siècle, empoussiérées, jaunies, ridées ; que c’étaient des gens 1888, pour la bonne raison qu’ils étaient vrais, et que les gens 1888 sont identiquement, pour le fond, les gens 1640.

Il nous a dit : « Voilà le sujet tout bêtement : Pauline, comme cela arrive quelquefois, aime quelqu’un. Ce quelqu’un, Sévère, est beau, noble, il a toutes les qualités, mais, comme cela arrive encore souvent, il n’a pas le sou.

« Il est venu chez Félix, il a fait sa demande. Félix lui a dit ce qu’on dit en pareil cas : « Vous êtes le meilleur des partis, un charmant jeune homme, brave, spirituel, affectueux, etc… Touchez là, vous n’aurez pas ma fille. »

Sarcey a continué longtemps sur ce ton-là, au milieu de l’hilarité générale.

Il ne cessait de nous répéter que Polyeucte était beaucoup moins invraisemblable qu’on ne le dit, que les auteurs dramatiques se figuraient qu’il n’y avait pas d’honnêtes femmes. « Mais il y en a ! Mais j’en ai connu cinquante qui feraient ce que fait Pauline. Il y a même des scènes entières de Polyeucte que j’ai vues sous mes yeux. En 52, un professeur de mes amis voulait absolument descendre dans la rue, disant que c’était son devoir, et, devant moi, sa femme l’a supplié, conjuré de ne pas y aller, elle sanglotait, elle l’embrassait, elle le tortillait, elle le serrait dans ses bras, et patati et patata… et il n’y est pas allé ! »

« Mais c’est la vraisemblance même que Polyeucte ! »

Et maintenant que je l’ai vu, je suis de son avis.

« Et le coup de foudre, continuait Sarcey, qui amène la conversion de Pauline, est un trait de génie, de génie ! Quand Polyeucte présente Sévère à Pauline comme époux, Pauline, qui se sait aimée, idolâtrée de Polyeucte, conçoit tout à coup pour son mari une admiration immense ! Il lui apparaît en un instant plus grand que tous les hommes. Et il s’agit bien alors des galanteries de Sévère !

« L’acte de Polyeucte lui-même est admirablement trouvé. Vous saurez plus tard, jeunes gens, le plaisir qu’on a à pousser ses douleurs à l’extrême, à se retourner le poignard dans la plaie. Eh bien, c’est ce que fait Polyeucte, avec cette différence que c’est un martyr et que c’est encore bien plus naturel de sa part.

« Pour les sentiments de Pauline dans cette scène, qui est le pivot de la tragédie, il y a une scène semblable dans l’Aventurière d’Augier. L’Aventurière se laisse entraîner contre un jeune homme à une injure grossière s’adressant à sa mère. Le jeune homme lève les deux poings, et la femme se jette à ses pieds épouvantée, et étonnée comme est Pauline de l’acte de Polyeucte. Quelque temps après, elle raconte cette scène à son frère et son frère lui dit : « Il t’a battue ? Tu l’aimes ! » Eh bien, oui, les femmes aiment ces manifestations de la force. (Hilarité et applaudissements.) Je ne dis pas que le meilleur moyen de se faire aimer d’une femme soit de la battre. Non, mais elles aiment souvent qu’un homme montre sa force.

« Et du coup, cela convertit Pauline. La religion d’un homme aussi supérieur ne peut être que la seule bonne. Je vois, je sais, etc. Remarquez qu’elle ne voit rien du tout, qu’elle ne sait rien, mais elle aime maintenant Polyeucte de toute son âme, de toutes ses forces.

« C’est là le drame d’Augier qui se nomme Gabrielle. C’est aussi à des profondeurs incalculables, dans le quinzième dessous du Gymnase, le Maître de Forges de Georges Ohnet (sic). (Hilarité générale.)

« Et maintenant, ajoute Sarcey (et c’est de beaucoup ce qu’il a dit de mieux), comme il faut toujours emporter du théâtre une impression morale, rappelez-vous ceci, mes enfants : vous allez sortir du collège et connaître l’amour. Oh ! des amours faciles, vous en trouverez tant que vous voudrez, mais il arrivera un moment où vous sentirez le besoin de vous faire aimer par une femme honnête. Et il y en a, je vous le répète, plus parmi les Françaises que partout ailleurs. Il y a bien des coquines, mais il y en a d’autres aussi. Il arrivera donc un moment où vous aurez soif d’un amour pur et passionné. Eh bien ! sachez que pour cela il faut avoir une foi. Oh ! je ne parle pas de la foi religieuse : il faut avoir foi en quelque chose, poursuivre un but, chercher un idéal, avoir quelque chose en vue et de la volonté pour le mener à bien. Sachez, que c’est là ce qui enthousiasme les femmes, et rappelez-vous, plus tard, quand vous aurez reconnu combien cela est juste, que c’est le vieux Sarcey qui vous l’a dit un jour à l’Odéon. »

Je trouve donc Polyeucte admirable, incomparablement plus beau que le Cid, que je mettais si au-dessus, ce matin encore ; et cela grâce à Sarcey, parce que ce que je prenais avant pour un rêve, de l’impossible, du surhumain, je vois maintenant que c’est vraisemblable, que c’est vécu, que cela aurait pu se passer, que cela s’est passé peut-être.

Les deux dernières scènes entre Polyeucte et Pauline sont peut-être ce qu’il y a de plus beau (IV, 3 ; V, 3). J’entends comme seconde celle où Félix assiste. Rien n’est plus émouvant ni plus élevé.

Les deux scènes entre Pauline et Sévère sont bien belles aussi. Quels beaux vers, quels grands sentiments, quelles belles situations !

Je met aujourd’hui Polyeucte au rang, et peut-être au-dessus des plus belles choses du théâtre, soit dit sans sacrilège pour Victor Hugo.

La pièce était bien jouée en somme et beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’attendre d’une si jeune troupe et d’une pièce montée pour une fois.

Antonia Laurent a fait des progrès énormes depuis l’année dernière. Je l’avais vue dans Psyché, où elle n’était que médiocre, mais, dans le rôle de Pauline, elle est tout à fait belle. Elle a eu des moments superbes, et un cri très bien poussé. Et puis elle joue tout le temps, même et surtout quand elle ne parle pas. C’est tout à fait une actrice. Ensuite, elle est très jolie, ce qui ne gâte rien, surtout au cinquième acte, quand elle apparaît, égarée, avec ses beaux cheveux tout fins, brun foncé sur sa peau rose.

Albert Lambert, qui jouait Sévère, a eu un vers superbe :


 Et rendez-moi la mort que vous m’avez ôtée.


Le meilleur vers d’Antonia a été :


 Je te suivrai partout et mourrai si tu meurs.


Rebel a été moins bon dans Polyeucte. Il criait trop. Il a cependant très bien dit les stances, d’une voix calme et douce, très bien. Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé, à part Mlle Cogé, qui est jolie ; c’est de beaucoup ce qu’elle a de mieux.

On a joué après cela les Folies amoureuses. C’est très gentil. Le premier acte est un chef-d’œuvre ; mais le reste est bien forcé. Cela paraissait d’autant plus forcé que l’actrice qui jouait Agathe est une débutante qui n’a aucune expérience, et aucune habitude des planches (Sanlaville).

Deux bons acteurs : Soquet (Albert) et Gauthier (Crispin). Ce dernier-là est tout jeune, mais deviendra quelqu’un.

Enfin, une gentille soubrette, suffisamment gaie et pimpante, Sarah Bertrand, qui, elle aussi, a fait des progrès énormes depuis l’année dernière où elle jouait Zéphire dans Psyché.

En somme, bonne journée.

C’était la première fois que je voyais une tragédie au théâtre.


Samedi 24 mars 88 — 7 h. s.

Je viens de voir Sarah.

Elle fait répéter en ce moment tous les jours à l’Odéon sa nouvelle pièce : l’Aveu ou Ceci tuera cela. Glatron et Duttenhofer m’ayant dit l’avoir vue, j’y suis allée ce soir. J’ai attendu longtemps : peu à peu la foule ayant vu sur les harnais des chevaux le fameux monogramme[15] s’était rassemblée. Enfin Sarah arrive, toute fraîche dans un grand manteau de velours brun frappé, et avec un voile noir sur le dessus de la figure. Un gamin se fourre dans ses jambes et lui demande un sou. Elle prend sa voix câline : « Mon chchéri !… Allons, laisse-moi passer. » Et elle se faufile dans le fond de son coupé en disant à Marquet resté sur le trottoir : « À ce soir. N’oubliez pas ! »

Quels veinards que tous ces gens-là !

Ah !

Lundi, 26 mars 88.

J’écris de mon lit[16].

Je suis vanné, éreinté, fichu. J’ai mal à la tête, j’ai la fièvre, je suis mal à mon aise : tout cela à cause d’une sacrée composition de récitation que j’ai fait la bêtise de trop travailler.

Et cette nuit, quels rêves stupides ! Je dansais la Korrigane avec Mauri à l’Opéra ! Franchement, il faut avoir une fichue indisposition pour avoir des idées pareilles.

Mais aujourd’hui, comme je n’ai rien à faire, j’ai réfléchi à la pièce à laquelle je songe depuis quinze jours et j’ai fait un plan. Ce sera une fantaisie… imitée un peu de Musset, un peu de Gœthe, un peu de tout le monde, il faut bien que je l’avoue, puisque Georges prétend qu’on ne peut faire rien d’original avant vingt-cinq ans ; mais je ferai tout mon possible pour n’imiter personne.

Je n’ai pas de papier : j’écris mon plan ici.

Dieu que j’ai mal à la tête !

Sur l’Inconstant de Watteau.

1re partie : Forêt avec route, etc.

1re scène — Gretchen toute seule dans un fourré sur la mousse, étendue, monologue. Se désole de n’aimer personne. Caractère très doux, assez mélancolique et très tendre. Fait le portrait du jeune homme qu’elle voudrait. Pas tout à fait P. Fort, mais ressemblant un peu. Par la route, arrive P.

2e scène. — (Inconstant de Watteau, même costume. Tout ceci se passe n’importe quand et n’importe où, mais plutôt sous Louis XV.)

Se présente n’importe comment. Demande son chemin, par exemple. Conversation s’engage. De plus en plus tendre de la part de G. S’en vont sur la route.

3e scène. — Arrive Turlurette. Monologue où se développe son caractère. Trouve quelque chose laissé par G. sur la mousse (mouchoir, parure, bouquet, n’importe).

4e scène. — P. revient chercher l’objet. P. et T. causent, et enfin la conversation devient intéressante.

5e scène. — Au moment le plus intéressant revient G. Fond en larmes. Quelques mots seulement, ou même rien du tout, ce sera encore mieux. P. et T. ne l’ont pas vue.

2e partie : Chez P.

1re scène. — Monologue de P. Heureux. Habite avec T. très content. On entend chanter T. dans la coulisse. Peut-être même elle entre un instant, cheveux dans le dos, en train de se coiffer, puis s’en va.

2e scène. — Entre G. — P. très ennuyé. Peu à peu repincé et file avec G. après longue scène habilement (!) graduée.

3e scène. — Monologue de T. furieux. Imprécations, casse tout, déchire tout. Un morceau à étudier et à écrire avec beaucoup de soin.

3e partie : Paysage. Je ne sais pas encore quoi. La nuit. Lune.

1re scène. — Monologue de G. Rêve à la lune. Triste à cause de l’enfant qu’elle va avoir. Se doute que P. ne l’aime plus.

2e scène. — Arrive P. fatigué de la sentimentalité de G. Encore aimable pourtant et fait semblant de l’aimer, mais visiblement lassé. À la fin d’une assez longue scène, on entend dans le lointain la chanson de T. — P. s’en va sous un prétexte, mais en réalité pour ne plus revenir.

3e scène. — Lamentations de G.

Mes deux noms de femme sont Gretchen et Turlurette. J’aime bien Gretchen. Je trouve que les deux noms conviennent bien aux caractères ; mais j’ai peur que Turlurette ne soit bien vieillie.

Je n’ai pas fixé le nom du bonhomme de Watteau.


Mardi matin, 27 mars, 11 h.

Dieu, que j’ai pleuré !

Jamais Georges ne m’a fait autant de peine !

Hier soir, il a reçu de cet animal de Marty une lettre disant que je m’étais battu le matin avec Gossein, et Georges… oh ! je ne peux pas y croire encore, Georges s’est figuré que je n’avais pas été malade du tout et que tout cela n’était que pour ne pas retourner à l’école et éviter une punition.

Avoir cru cela ! S’être figuré un instant que moi, qui sais combien Georges s’inquiète pour un rien à mon sujet, je feindrais une maladie pour éviter quoi ? 500 vers ou un avertissement ! Mais qu’est-ce que cela me fiche ! à côté de… Oh ! jamais je n’aurais cru cela de lui, jamais, jamais !

Mais j’aimerais cent fois mieux le voler !

Et moi qui m’inquiétais bêtement hier soir. En me voyant le corps tout brûlant, mal à la tête, mal au cœur, très mal à mon aise, et surtout en apercevant sur mon ventre quatre petites vésicules remplies de liquide, avec cette fièvre de cheval qui ne m’a quitté depuis dimanche soir à neuf heures jusqu’à hier à huit heures du soir, je m’étais figuré que j’avais une fièvre typhoïde. Et je ne riais pas.

Et pour ne pas inquiéter Georges, je ne lui en avais rien dit ; au contraire, j’avais feint d’aller mieux, et voilà ce qu’il me donne à la place ! Voilà l’opinion qu’il a de moi.

Oh ! m’avoir cru capable d’une chose pareille !

Il y avait bien des années que je n’avais autant pleuré.

Mercredi 28 mars — 4 h. 1/4, de mon lit.

Décidément, j’avais quelque chose, je le sentais bien : hier soir, en me déshabillant, j’ai vu ma poitrine couverte de petites vésicules comme celles que j’avais à l’aine dès la veille. Lucie, qui dînait avec nous revenant de Dizy, m’a dit que c’était la varicelle. Landouzy est venu, appelé par Georges, il y a un quart d’heure : Lucie avait raison.

Je dois rester au lit aujourd’hui et demain, me lever vendredi et partir pour Dizy dimanche ou lundi.

Quelle scie d’avoir ça juste pendant les vacances !

Enfin ! J’avais peur que ce ne fût la petite vérole vraie, et c’est une chic idée qu’elle a eue d’être volante.


29 mars.

Il faut apprendre le latin pour lire Lucrèce et Virgile. Il faut apprendre l’allemand pour lire Gœthe et Heine. Il faut apprendre l’italien pour lire Dante et Pétrarque[17].

Mais il faut apprendre le grec, le français et l’anglais pour lire tout, et c’est en cela que ces trois langues sont si supérieures aux autres[18].

Dizy, 3 avril 1888.

En deux mots, voici les nouvelles :

Je vais beaucoup mieux, mes boutons sont presque cicatrisés. Je suis arrivé ici aujourd’hui à 3 h. 57.

Je suis sur le point d’être chassé de l’école.

Ceci est lugubre. Je cherche à m’étourdir, mais je n’y réussis pas. Si cela arrive !… oh ! si cela arrive !!

Mes lectures.

Il y a huit jours : les Souvenirs de Renan (Préface, Prière, Petite Noémi (2e fois), Saint-Renan, Saint-Nicolas-du-Chardonnet).

Le 29 mars : les Effrontés (d’Augier).

Le 28 mars : Carmosine (de Musset).

Le 30 : le Petit Hôtel (de Meilhac et Halévy).

(Commencé le même jour à traduire en vers le chœur des Sylphes de Faust.)

Le 31 : Ajax (de Sophocle).

Le 1er avril : Marie Tudor (d’Hugo).

Le 3 : Un Vieux (Loti).

Commencé Fumée (de Tourgueneff).


11 avril, 6 heures du soir.

Moi, je vais bien. Je reste à l’école ; je ne raconte pas l’histoire ; c’est fini, c’est fini. Qu’on n’en parle plus.

Passons à autre chose.

Mes lectures. Je viens de lire en même temps les deux auteurs les plus opposés, les plus dissemblables qui existent, comme qui dirait Eschyle et Florian, sans comparaison ; Marivaux et Montesquieu ; Pascal et Gyp ; Hugo et La Calprenède ; l’eau et le feu, le vin et le lait, le ciel et la terre, moi et un être dans son bon sens, enfin tout ce que vous pouvez imaginer dans notre littérature qui ait le moins de rapport, les deux extrêmes, les deux pôles. Eh bien, j’ai lu cela en même temps ; j’ai passé d’une heure à l’autre des bergerades les plus florianesques au réalisme le plus cru, des berquinades les plus éthérées aux déshabillés les plus grossiers, de la tranquillité la plus endormante à la fièvre la plus effrénée, du p’tit roman bien gentil à l’étude de mœurs la plus fouillée, des rêves les plus invraisemblables aux vérités les plus vécues, de la Petite Fadette au Bonheur des Dames, de George Sand à Zola.

Expédions George Sand : il y a une chose que je ne peux pas ne pas reconnaître : c’est qu’elle fait des dialogues charmants. Oh ! on a beau dire que c’est invraisemblable, que ce ne sont pas des paysans, qu’autrefois on faisait parler les paysans comme les belles dames et que maintenant on habille les belles dames en paysans et on leur fait dire des mots plus ou moins bien observés et recueillis, — c’est ravissant. — … mais il n’y a que cela. — Et pour le reste, il y a deux choses qui me crispent : d’abord il n’y a pas l’ombre d’une description, pas un mot pittoresque[19]. George Sand vous dit comme Shakespeare : Ici une maison, ici une rivière, ici une plaine, et puis c’est tout. Mais comme elle ne vous dit pas comment est faite cette maison, comment sont les bords de cette rivière, etc., on n’a rien devant les yeux, tout est vague, il n’y a pas de cadre, il n’y a pas de décor. Tout ça est flou. Et Pouvillon sait si bien, d’un mot, d’une épithète, vous plaquer un paysage derrière les héros qui parlent ! Et puis, ce qui me crispe encore, c’est ce langage de fausse paysannerie, ce style lourd, gauche, en sabots et en bonnet de coton, sans pittoresque, sans élégance, sans légèreté. Qu’on fasse parler ainsi les paysans, je ne demande pas mieux, et encore on pourrait (et on a pu) trouver mieux ce qu’il y a d’original et de poétique dans le patois. — Mais que tout le récit soit écrit ainsi ! Ça non ! Ce n’est pas naïf comme elle voudrait, c’est bête. Ce n’est pas poétique, c’est gauche. Ce n’est pas curieux, c’est rasant.

Passons à Zola, n’est-ce pas ? En voilà un que j’ai méconnu ! et dont j’ai dit tant de mal sans le connaître, uniquement pour avoir parcouru trois ou quatre feuilleton de la Terre quand j’étais au Tréport. Quand je pense que je croyais son succès dû uniquement à son immoralité ! Mais c’est un homme de génie ! c’est le plus grand romancier de notre époque !

J’ai lu le Bonheur des Dames dans un exemplaire qui appartient à Paul Feillet et qu’il avait prêté à Paul pendant sa maladie.

Je trouve ce roman parfait sous tous les rapports. Le style surtout est extraordinaire. Il y a toutes les deux lignes une trouvaille d’expression. Malgré cela, c’est très fatigant à lire, ou plutôt peut-être à cause de cela. Et puis le roman marche, marche, on ne s’arrête pas, ça chauffe sans cesse, ça brûle le papier, les événements se pressent, les descriptions s’entassent, les épithètes s’amoncellent, se multiplient, on lit, on lit… et pas un moment de répit, pas un tableau plus tranquille, plus frais, qui reposent les yeux et la tête, — on ne respire pas.

Je ne sais pas si Zola a fait de même pour ses autres romans, mais ici cela me paraît absolument en situation : ce magasin toujours sous, pression, qui fonctionne, qui bout comme une machine à vapeur, et grossit, grossit, ronge les maisons, avale peu à peu tout le quartier, centralise tous les commerces, aspire tout Paris, tue tous ses concurrents, et de boutique devient colosse, — pour ce magasin, pour la description de ce développement gigantesque, ne faut-il pas aussi un style rapide, nerveux, enfiévré, qui se ressente de ce mouvement de machine, de cette atmosphère de chaudière, un style qui flambe enfin, comme cette usine monstre ?

Et comme tout cela est décrit ! Comme on sent que c’est vu, observé, noté sur place, pris sur le vif ; comme on le sent vivre, ce magasin, tout ce peuple d’hommes et de femmes, cet entrepôt de marchandises, cette ville de bâtiments, tout cela centralisé, condensé, dans ce Mouret qui lui imprime sa direction, qui règle ses développements et pousse de toute son âme, de tout son génie, l’accroissement prodigieux de sa maison. — Comme on sent que ce n’est pas du roman, que c’est de la vie, que cela crie la vérité ; il semble qu’on le voit, ce magasin, qu’on les connaît, ces hommes, qu’on les palpe, ces étoffes. — Mme Aurélie, je la connais, je l’ai vue, je lui ai parlé, cela est certain ! — Hutin, je l’ai vu cent fois. Et ces types d’acheteuses ! La dame qui fait déballer tout un rayon de dentelles pour avoir le plaisir de les voir, et qui se retire au bout d’un quart d’heure sans rien prendre ! La dame pas bête, qui n’achète que les articles que la maison vend évidemment à perte ! La dame qui entre pour acheter un lacet et qui finit par prendre deux cravates, six paires de bas, un corset, deux jupons, une robe pour sa fille, un manteau, une lampe, une malle et une table de nuit ! Tout cela est vivant, vivant, vivant.

Et quel intérêt Zola a su mettre dans ces détails purement techniques et commerciaux, sur les trucs de Mouret pour la réclame !

Et ces types de petits commerçants ruinés ; cet intérieur du « Vieil Elbeuf », comme cela vous prend au cœur et comme cela vous touche autrement que les dissertations amoureuses de la Petite Fadette !

Et puis je me demande après l’avoir lu : « Est-ce bien du Zola ? Comment ! ce satyre, ce faune, cet être lubrique et obscène qui cause l’effroi des mamans et la terreur des séminaires ? Mais rien n’est plus moral que le Bonheur des Dames.

Comment ! voilà une fille, Denise, sans un sou, à qui Mouret offre une fortune ; qui a devant les yeux l’exemple de toutes ses camarades ; dont la meilleure amie la presse de céder, est renversée de voir qu’elle hésite et la conjure de se livrer ; et en dehors de ces tentations, de ces exemples, de ces conseils, cette fille qui adore Mouret, — et voilà une raison qui se passerait bien de toutes les autres, — eh bien ! son amant la tient, en secret, dans son cabinet, toute sa chair la pousse, tous ses désirs la pressent, et elle résiste, non pas une fois, mais dix fois, mais vingt fois… Mais c’est le prix Montyon qu’on devrait donner à l’auteur de ce roman-là !

Qu’on compare un peu les autres héroïnes ! La Esmeralda ? elle cède du premier coup. Francine de Theuriet ? elle se livre. Fantine ? elle se donne à tout le monde, et toutes les autres de même ! Il n’y en a pas une qui résiste ! — Ô dérision ! Il fallait que ce fût Zola qui vînt sauver la moralité !

Au fond, l’intrigue du Bonheur, c’est l’intrigue du Paradis des Enfants. Jusqu’au titre qui les rapproche. Francine, c’est Denise, et l’autre monsieur dont j’oublie le nom, c’est Mouret. Mêmes caractères, mêmes situations. Mais il y a deux différences : chez Theuriet, l’intrigue fait tout le roman ; on n’en sort pas ; tombera, tombera pas ; cédera, cédera pas ; et puis ça recommence. Tandis que chez Zola, au-dessus de l’intrigue, avant Denise et Mouret, il y a le véritable sujet qui est l’accroissement du Bonheur des Dames. C’est ce colosse qui est le véritable héros ! c’est à lui qu’on s’intéresse, c’est à lui qu’on pense tout le temps, c’est autour de lui que tout tourne, c’est le magasin qui vit, le magasin qui croît, le magasin qui mange le quartier, qui avale les clientes, c’est toujours le magasin.

Et puis il y a encore une autre différence entre les deux romans, c’est que Francine a cédé, tandis que Denise résiste jusqu’au bout ; et ça fait une fière différence, pour parler comme George Sand.

C’est une épopée que ce Bonheur des Dames, et à coup sûr c’est un chef-d’œuvre.

Je suis tout triste, moi, quand je termine un roman comme celui-là, je veux dire un vrai roman, qui vous donne l’illusion de la réalité, un roman vécu, comme on dit, — ou plutôt comme on ne dit plus.

C’est que malgré tous les préjugés, malgré le respect humain, on s’intéresse à ces personnages. À force de remarquer qu’ils sont vraisemblables, qu’ils pourraient exister, on finit par croire qu’ils existent réellement. Ils parlent et on les entend ; ils se meuvent et on les voit ; ce sont des amis, on les connaît, on les aime, on s’est habitué à leurs défauts, on a appris à goûter leurs qualités, — et puis tout à coup, sur un événement quelconque, un mariage le plus souvent, on les perd de vue, brusquement[20]. C’est fini, on ne les reverra plus, ils sont disparus, envolés ; cela fait comme des amis, de bons amis qui seraient morts, — et on est triste. Il semble qu’on s’éveille d’un rêve, le matin. Les premiers instants, on dort encore un peu, on croit ressaisir encore les images qui s’échappent, puis on est tout à fait éveillé et on regarde en arrière ; mais tout cela n’existe pas ! C’est du songe, c’est de la fantaisie, ces gens, j’ai vécu avec eux, eh bien ! ils sont morts, évanouis, frrrtt !

Oh ! ne haussez pas les épaules, Monsieur Louis, qui lirez cela plus tard, vous voudriez bien, n’est-ce pas, être à l’âge heureux où l’on croit aux romans et où l’on pleure en lisant les Misérables ou Notre-Dame de Paris.


Samedi, 14 avril 88.

Voilà le printemps ! voilà le printemps ! Dieu, que je suis content !

Un soleil, une gaieté, une lumière, et des femmes partout !

C’est la première belle journée. Le printemps est paresseux cette année.

Sorti toute la journée, parce que l’école, pour toute punition, m’a octroyé huit jours de prolongation de vacances, sans pensum, sans rien. C’qui sont naïfs ! On n’a pas idée d’ça en province.

Été au Louvre, vu les Romains de Couture qu’on vient d’y transporter, le Soir d’Orage de Millet, qu’on vient de donner, la Vénus de Milo qui est une Victoire, paraît-il et — naturellement — les Prud’hons et les Watteaux.

De là, avenue de l’Opéra, passage Choiseul, place Gaillon pour Bonheur des Dames, Boulevards, Champs-Élysées, place François Ier, visité un appartement de cocotte, plein de canapés et de toilettes, que nous allons peut-être habiter, — pas avec elle. Puis, vu Panthéon, sous l’Odéon et Luxembourg.

J’ai pris chez Schœnewerk un billet pour demain, Damnation Colonne.


Dimanche, 15 avril 88.
Georges m’a dit hier :

« Il y a maintenant six hommes qui ont du talent, parmi les hommes de lettres : Renan, Loti, Zola et Maupassant, pour les prosateurs ; Leconte de Lisle et Sully Prudhomme pour les poètes. Les autres rentrent dans la foule des 150 ou 200 personnes qui savent écrire[21]. »


Mardi, 17 avril 88.

Il y a de cela un mois, allant déjeuner chez Védel, je rencontrai Georges qui partait pour son ministère. Dans la conversation : « J’ai été hier aux Aquarellistes, me dit-il. Il y a de bien jolies choses de Besnard, entre autres une Nuit qui est une merveille de couleur et de poésie. Il faut que tu ailles voir cela. »

C’est ce que j’ai fait, et le 11 mars, comme je l’ai raconté ici-même, je suis allé rue de Sèze aux Aquarellistes.

Pendant toute la semaine, Georges, sans me le dire, retournait constamment à cette exposition.

Enfin, le 18 mars, jour que j’avais passé chez ma tante Marie, Georges me dit en rentrant : « Je sors de chez Besnard.

— !!!

— Oui, je me suis fait présenter par Maciet qui le connaît beaucoup… Il est très bien, Besnard, encore jeune, la figure intelligente. Il s’exprime bien. Il a de bien jolies choses dans son atelier, des commandes pour l’État, et un portrait de Mad de Bonnières[22] qui est tout à fait cocasse, mais bien remarquable… Nous avons beaucoup causé, et même bien trop longtemps. Nous sommes restés là trois heures ! Je ne savais plus que dire à la fin, et cela devait ennuyer Besnard ! Mais je ne pouvais pas m’en aller, j’étais amené par Maciet et Maciet parlait tout le temps. Besnard a été très aimable. Du reste, il ne pouvait guère faire autrement, je venais lui faire une commande.

— !!!

— Oui. Sa Nuit me trottait dans la tête depuis quinze jours. Je suis venu pour la lui acheter. Mais elle était déjà vendue. Alors, je lui ai demandé s’il consentirait à m’en faire une pareille. Il a bien voulu. Mais il y a une chose qui m’ennuie, c’est qu’elle ne sera pas absolument pareille. Il a dit que cela l’ennuierait, mais qu’il a maintenant un modèle merveilleux, et qu’il peut faire beaucoup mieux. Moi, j’aurais beaucoup mieux aimé qu’il se contentât de copier sa première aquarelle, mais Maciet m’a dit : « N’insiste pas, ça l’ennuiera et il te « fera une horreur. » C’est justement ce dont j’ai peur depuis que je sais qu’elle ne sera pas pareille. Si je suis obligé de la mettre dans une armoire, cela sera bien ennuyeux, et puis enfin ça serait de l’argent jeté par les fenêtres ! »

Puis, pendant quinze jours, plus de nouvelles.

Le dimanche 8 mars, Georges m’écrivait à Dizy : « J’ai été hier à l’inauguration de l’exposition des Pastellistes qui a remplacé celle des Aquarellistes… Je n’ai vu qu’une petite partie de l’exposition, celle d’Helleu, qui est jolie, celle de Besnard, qui a deux pastels ravissants et d’autres très bons. Besnard s’exposait, lui aussi, très entouré, très félicité, et mis comme toujours à la diable, avec un habit et une cravate qui ont certainement appartenu à un garde champêtre du temps de Louis XVIII. M. Ferry, qui a été voir son atelier avec Theuriet il y a quelques jours et y a beaucoup loué, paraît-il, une nouvelle Nuit à l’aquarelle, lui a fait hier soir encore tous ses compliments, et Besnard saluait, saluait, tout radieux. »

Enfin, avant-hier dimanche, 15 avril, comme je jouais sur mon violon quelques airs de la Damnation que je venais d’entendre à Colonne, j’entends ma porte s’ouvrir, c’était Georges qui était entré sans que je l’entendisse :

« Viens un instant dans le salon.

« — ? ? »

Je le suis :

« — Tiens, regarde. »

L’aquarelle était posée debout sur son bureau.

Oh ! quelle sensation j’ai eue en la voyant. Je souriais malgré moi, comme dans les moments où l’on est heureux, et je la regardais sans pouvoir dire autre chose que : « C’est ravissant ! C’est ravissant ! »

Dans un grand nuage gris bleuté, troué par des aperçus de ciel bleu, une Nuit, dont on ne voit que le buste, approche de sa bouche sa main droite et souffle une haleine insensible qui fait éclore une à une des étoiles, des étoiles, et le ciel s’illumine. Comme l’idée est poétique ! et comme le tableau l’a rendue ! Le profil est d’une douceur infinie, c’est du Prud’hon, du Prud’hon en mieux, si c’est possible. L’œil est unique, et le souffle est si léger que les lèvres sont à peine tendues, sans que les joues soient gonflées ! De sa main gauche, avec un mouvement plein d’harmonie et de grâce, elle ramène chastement, la frileuse, les plis grisâtres de sa robe. Dans le pli de sa main droite une étoile éclôt, une autre a passé entre ses doigts, trois plus grosses s’envolent dans l’air calme, comme des bulles légères, et quelques-unes sont déjà fixées. La Nuit s’avance, elle a fort à faire pour allumer ainsi toutes les étoiles et les plaquer au firmament, elle s’avance donc, mais si doucement ! On sent le mouvement au fuyant de ses cheveux, et c’est tout !

Ceci est poétique, comme une Nuit de Musset, comme un Soir de Schumann, comme un Ange de Prud’hon. Je deviendrai fou de cette Nuit. Pour Georges, c’est déjà fait !


Jeudi 19 avril, 6 heures soir.

Je sors de l’exposition des Pastellistes, de plus en plus fou de Besnard.

Il a exposé là une dizaine de tableaux dont deux admirables, trois ou quatre très beaux et deux incompréhensibles.

Les deux chefs-d’œuvre sont :

« Fleur d’Eau ». Une femme toute jeune, seize, dix-sept ans, sort, émerge un peu d’un fleuve au courant rapide. Les bras sont collés le long du corps, l’eau frôle et baise sa poitrine d’enfant dont un tétin rose touche la surface ; l’autre est sous l’eau ; elle ne bouge pas, mais elle a incliné légèrement le cou et sa tête regarde la rivière.

Verschämt senkt sie das Köpfchen
Wieder hinab zu den Wellen
.


Ses cheveux noirs, frisés, couleur sale, bouffent n’importe comment sur son front brillant, et autour d’elle un rayon de soleil incendie l’eau courante et la plaque de jaune enflammé.

« Le Matin ». Mi-japonisme, mi XVIIIe siècle ; une jeune femme, la même que Fleur d’Eau (à M. Bihourd), la même que notre Nuit, est vue de trois quarts, avec les mêmes cheveux noirs sales, plantés à la japonaise, et la même poitrine pauvre et blanche, aperçue, entre les plis d’une étoffe quelconque.

Avec cela, toujours de Besnard, une femme nue, étonnante, vue accroupie, tout près d’un poêle ou d’un feu ardent qu’on ne voit pas. L’atmosphère et les reflets sur la peau sont étonnants.

Puis, — encore et encore de B., un monsieur et une dame entrant au bal. La dame arrange son corsage décolleté.

Id. — Le portrait de Mlle Droz, pas mal, le portrait d’une dame qui ressemble à Mme Bourdon[23], très bien, le portrait d’un monsieur Del Rios bizarre, et deux portraits de femme, un violet et un jaune hideux.

Avec Besnard, des choses superbes de Lhermitte, des choses bien de Duez, et c’est tout.

Quand on sort de là, on emporte l’impression que le pastel est le meilleur outil des peintres, — des peintres… comme Besnard.

Rentré par la place de la Concorde, noire de monde, pour rentrée des Chambres et avènement de Boulanger, élu dimanche par 100.000 voix de majorité dans le Nord.

Acheté lexique allemand bachot et programme de la licence.


Vendredi 20 avril, 4 h. 1/2.

Enfin !!

Depuis soixante ans que sont parues les premières œuvres de Victor Hugo, il s’est trouvé un homme[24] qui a su le juger avec impartialité, sans étroitesse d’esprit, sans parti pris exclusif, sans pédanterie classique comme Nisard et Cie, sans aveuglement d’idolâtrie… comme quelqu’un que je connais.

Il s’est trouvé un homme, un homme s’est rencontré, devrais-je dire, car c’est pompeux et renversant, qui a su dire, avec une justesse de vues extraordinaire, avec une propriété de mots unique sur ce sujet : « Voilà ses qualités, voilà ses défauts ! Maintenant c’est affaire à vous de juger si les unes compensent les autres, ou si les uns sont dépassés, noyés par les autres. Mais voici son caractère. »

C’est Amiel.

Ce soir donc, sortant d’un examen de français où je n’avais pas été interrogé, j’entre dans le salon, illuminé par un soleil superbe, gai, clair, printanier, des taches de lumière plaquant le parquet, et des nuées de poussières pailletées flottant près de la fenêtre.

J’ouvre machinalement la bibliothèque de Georges, et je vois, près des lettres de Doudan, deux volumes gris in-octavo que je ne connais pas. Je me penche et je lis :

H.-F. Amiel. — Fragments d’un Journal intime.

« Tiens ! Amiel ? Je ne savais pas que Georges avait ça. On dit que c’est très fort. Voyons ! »

J’ouvre, je lis et c’est en effet très transcendant, trop transcendant même, je ne comprends pas tout ; mais quelques mots éveillent ma curiosité, et, voyant qu’il parle beaucoup de ses lectures, je feuillette les deux volumes vers 1859-63 pour voir ce qu’il dit de la Légende et des Misérables.

C’est ainsi que j’ai lu ce passage, qui, je le répète, est d’une impartialité tout à fait unique. Son œuvre, dit-il, ce n’est pas un temple grec, c’est un temple hindou.

Voilà le mot !

21. avril 88, 9 h 1/2.

Oh ! je voudrais écrire, écrire… Les pensées me brûlent la plume, les mots se pressent dans ma tête en feu et les sujets s’accumulent dans ma pauvre imagination de dix-sept ans[25].

J’ai besoin d’être quelqu’un. J’ai besoin de percer, le plus vite possible, et d’écrire, le plus possible, le mieux possible surtout.

Trois choses m’arrêtent encore maintenant : l’horreur de la banalité dans laquelle je tombe si souvent, j’en suis sûr, sans le savoir ; puis des scrupules qui me font délaisser les vers pour les études du bachot ; enfin, la paresse, je l’avoue. Et pourtant, non ! ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas la paresse. Je resterais bien quatre heures sur une poésie (et je l’ai déjà fait bien des fois) si je n’avais la conscience de perdre mon temps.

Oh ! si je puis un jour !

Si, quand j’aurai vingt ans, une inspiration me prenait, sublime comme celle de Barbier, mais plus durable, plût à Dieu ! Si, sortant du niveau des petits poètes, des Catulle Mendès, des Armand Silvestre, des François Coppée, j’arrivais… oh ! je n’y pense pas… à la gloire de Leconte de Lisle, au génie de Jean Richepin[26]. Ou si même…

Oh ! non… non… Pas si haut. Dieu ! que je suis orgueilleux, et fat, et vain surtout.

Tout ce que je voudrais (et c’est le monde que cela), ce serait de faire un jour… plus tard… une cinquantaine de jolies poésies… point transcendantes, point philosophiques, sans prétention aux rimes riches, aux rythmes savants. (La France a assez des Banville. Un Musset serait le bienvenu.) Je ferais « rimer idée avec fâchée ». Qu’importe ! Sottises que cela. C’est l’harmonie du vers qui fait tout, avec l’émotion de la pensée. Je voudrais donc avoir fait, quand je mourrai, cinquante jolies choses, groupées sans ordre dans un petit volume de poche in-32, et que ce recueil, tout moi, tout mon être, ce recueil fût feuilleté, et lu, et relu le matin d’un jour d’avril, par quelque jeune fille aimante et douce attardée au lit, et qui en retourne les feuillets dans l’odeur chaste de ses draps blancs. Je voudrais que cette jeune fille, émue par mes vers, mes idées, oh… que cette jeune fille dise : Non, que cela est beau ! mais, que cela est joli ! et que, vaguement émue, troublée peut-être, rêvant on ne sait quoi, laissant errer dans l’incertain la « langueur tranquille de ses yeux », la tête encore bourdonnante des vers aimants qu’elle a lus, elle songeât peut-être un peu à celui qui les a faits[27].

Être admiré n’est rien ; l’affaire est d’être aimé.

Oh ! Hugo ! pardonne-moi ! Ces choses-là ne t’atteignent pas, et je réunis en mon culte pour toi toute l’admiration dont ma tête éclate, tout l’amour dont mon cœur déborde.


Vendredi 27 avril 88, 10 h. 1/2.
De mon lit.

Rougeole.

J’ai la rougeole. Ou plutôt je l’eus, car aujourd’hui ce n’est plus que la flemme.

Voici le programme officiel et complet.


Vendredi 20. — Malaise. Maux de tête. Nuit très mauvaise. Je ne dors pas. Je rêve tout le temps de Boulanger.

Samedi 21. — Mieux.

Dimanche 22. — Je vais aux Pastellistes à pied ayant rendez-vous avec Georges ; mais je suis si fatigué que je ne puis revenir à pied et Georges me conduit chez Landouzy, qui ne voit rien, car rien ne s’est encore déclaré, que la fièvre.

Lundi 23. Je ne vais pas à l’école. Mauvaise après-midi. Fièvre, maux de tête, mal de gorge, toux. Je suis très fatigué. Nuit détestable. Je ne dors pas du tout, et je me réveille éreinté.

Mardi 24. — La fièvre continue. Depuis quatre jours j’ai cent pulsations. L’après-midi, je ne peux pas même lire, et je suis si fatigué que cela en devient douloureux. Le soir, à dix heures et demie, vient M. Landouzy, en habit noir, cravate blanche. Il sort d’un dîner chez les Buloz. Il m’examine et me dit que j’ai la rougeole. Cela me rassure beaucoup, car je craignais la scarlatine. Il ne me donne aucun médicament. Régime : lait, lait de poule, grog, tout cela à la température de la chambre.

Mercredi 25. — Je m’endors à trois heures du matin et me réveille à dix heures et demie. Bonne nuit, en somme. Dans la journée, revisite de Landouzy. Régime : potages, œufs, côtelettes, fruits cuits. — Poor me !

Jeudi 26. — Bonne journée. Bonne nuit.

Vendredi matin. — Mes boutons s’en vont.

Je viens de lire Torquemada, le Mari de la Débutante, le Chevalier Trumeau, Pendant le Bal, le Narcotique. J’en parlerai plus tard.


Samedi, 28 avril.

Le ciel est gris, donc tout est triste. Les feuilles sont déjà poussées par endroits, mais elles ne brillent pas. Déjà les squelettes des buissons s’emplissent de verdure, il pourrait y avoir de l’ombre et l’on pourrait voir ce délicieux tableau : le sable des allées plaqué d’ombre et taché de soleil çà et là.

Soleil, soleil, viens ! Dépêche-toi. C’est toi qui es la vie du printemps, c’est toi qui fais chatoyer tous les verts du jardin, c’est toi qui donnes du relief à tout ce qu’on regarde, toi qui exaltes toutes les couleurs des choses, qui rends le ciel plus bleu, la pelouse plus verte, les femmes plus roses. Soleil ! c’est toi qui donnes la vie. Dès que tu parais, tout se met en mouvement, et tout le monde est heureux de voir ce beau soleil sur ces belles plantes.

Nous sommes au printemps, on s’habille plus légèrement quand on te voit briller là-haut, tout le monde sort, tout le monde est gai, tout le monde déborde de joie. Les femmes sont plus jolies, les feuilles sont plus fraîches, ô viens, viens vite, nous rendre la gaieté. Tu ne voudrais pas me donner un sale printemps pour mes dix-sept ans ?


Dimanche, 29 avril, 5 h.

Je viens de lire deux Lotis, pour la première fois. Je ne le connaissais pas avant.

Le 3 avril, j’ai lu le Vieux. Vendredi, samedi et ce matin j’ai savouré le Mariage de Loti.

Quelle différence entre ces deux romans ! Qui croirait qu’ils sortent de la même plume ? J’essaye de formuler une idée générale sur les deux, une appréciation qui s’applique à l’un et à l’autre, et je ne peux pas.

Prenons-les séparément. Le Vieux, c’est un pastiche des Misérables. Cela, ça ne fait pas de doute un instant[28]. Prendre la vie d’un homme malheureux par les petits côtés, accumuler, sans phrase, mille petits détails navrants qui se resserrent peu à peu, se pressent, se hâtent, se précipitent et se terminent enfin par la chose la plus triste qui pût arriver, c’était là un des procédés familiers à Victor Hugo, inventé par lui, du reste, et qu’il chérissait tout particulièrement.

Rien que dans les Misérables, j’en vois plusieurs de ces chapitres si courts, si simples et si navrants ! C’est d’abord Fantine sacrifiant sa nourriture, son gîte, ses belles dents, ses cheveux superbes, et se disant à la fin : « Vendons le reste ! » C’est ensuite M. Mabœuf, un des plus tristes, peut-être (pas sa mort à la barricade, mais la vente de sa bibliothèque). C’est encore les chapitres sur Marius étudiant, de plus en plus pauvre, en arrivant à ne plus manger que tous les deux jours. C’est enfin, et c’est ici que Loti a regardé, c’est la mort lente de Jean Valjean, mois par mois, jour par jour.

L’imitation est flagrante. Est-ce un reproche, cela ?

Pas du tout. Hugo a inventé un procédé admirable. Eh bien ! chacun peut s’en servir, il est dans la circulation ; c’est comme une strophe ou un rythme. C’est à tout le monde. Hugo a écrit Mil huit cent onze, l’Ode à Lamartine, Sara la baigneuse, sur les rythmes de Ronsard. Qui a songé à le lui reprocher ?

Et qui songerait à blâmer Loti, quand il est parvenu, par miracle, à égaler les chapitres d’Hugo ; qui sait, même ? à les dépasser !

Ce Vieux est une des plus belles choses qui existent dans la langue française.

Le Mariage de Loti, c’est tout autre chose.

C’est bien joli.

J’ai fini ce matin, et je me dis : « Mais ce n’est pas difficile de faire un livre comme ça. Il n’y a pas de style, il n’y a pas de caractères, il n’y a pas d’intrigue… »

Comment ça se fait-il, alors, que ça soit ravissant ?

Il n’y a pas de style, et c’est merveilleusement écrit.

Il n’y a pas de caractères, et les personnages sont vivants.

Il n’y a pas d’intrigue, et rarement un livre m’a plus intéressé.

Bizarre.

Car enfin c’est ravissant, c’est ravissant.

J’ai la nostalgie de Tahiti depuis que j’ai lu Loti. Se peut-il qu’il y ait un tel pays sur la terre : une Cythère avec un printemps éternel ? Des femmes charmantes qui ne demandent qu’à vous aimer, des forêts superbes, sans animaux malfaisants, bêtes ou hommes, l’hospitalité comme sous Ménélas, et le bonheur comme sous Adam.

Mais c’est le Paradis.

La France est heureuse, vraiment. Elle a Paris, Cannes, l’Algérie et Tahiti. Qui me citera un pays au monde comparable à un de ces quatre-là ?

Oh ! Quand pourrai-je ?…


Vendredi, 4 mai 88.

Que je suis vaniteux ! Ce matin, j’ouvre Littérature et Philosophie mêlées pour la première fois. Je lis ce que V. H. écrivait en 1819, c’est-à-dire à dix-sept ans, et je me disais que j’ai maintenant l’âge qu’il avait alors et que je serais parfaitement incapable d’en faire autant.

Pas possible !

Eh bien ! c’est égal, je ne sais pourquoi, quand j’ai réfléchi après à la sottise que je venais de penser, cela m’a fait plaisir, je ne sais pourquoi.

Lu hier un article hugolâtre d’Albert Wolff sur les dessins de V. H… « Ce n’est pas seulement un grand poète qui s’amuse à dessiner, dit-il, c’est un artiste, c’est un grand peintre qui se révèle. » Et il propose de mettre ces dessins au Louvre à côté de ceux de Raphaël et des autres.

Je ne puis dire à quel point j’étais heureux en lisant cela.

J’ai coupé l’article.

Lu « Paris » d’Hugo, ce matin, parcouru pour la première fois l’Histoire d’un crime avant-hier 2 mai, et lu le même jour le Paradoxe sur le comédien, de Diderot.

Traduit Magali le 1er mai.

Je suis en convalescence de rougeole et je ne sors pas.


Samedi, 5 mai 88.

Pourquoi suis-je si ambitieux ?

Sur quoi se fondent toutes ces espérances vagues et démesurées ?

Voilà : j’ai fait, depuis le mois de janvier, environ 2.000 vers. Sur ce nombre, j’en ai conservé 700, et sur ces 700, franchement il y en a une cinquantaine qui peuvent passer et douze ou quinze qui sont très jolis, épars dans un fatras pédant et sans originalité.

Et après ?

Après ? Rien.

Simple statistique : il y a en France, en récapitulant tous les lycées ou boîtes importantes, environ 500 classes d’humanités. Avec une moyenne de 50 élèves par classe, cela fait 25.000 potaches ayant quinze ans et au-dessus. Il n’y a pas un de ces 25.000 qui n’ait fait quelques vers dans sa vie, et il y en a environ 1/10, soit 3.000 au plus, qui font des vers régulièrement, comme moi, par fournées. Sur ces 3.000 (par an) il peut y en avoir 100 qui ont fait de jolies choses. Je suis un de ces 100, je le sens : c’est quelque chose. Mais, par siècle, cela fait 10.000 collégiens qui ont fait de jolies choses. Or, combien y a-t-il eu de grands poètes dans ce siècle ? Cinq : Richepin[29], Leconte de Lisle, Sully Prudhomme Barbier et Lamartine. Et de très grands ? Deux : Musset et Hugo. Et nous sommes le siècle le plus riche en poètes ! J’ai donc une chance sur 1.000 pour être quelqu’un. Il me semble que je l’oublie trop souvent.


Même jour, 9 h. soir.

Oh ! les femmes ! les femmes…

Et j’ai dix-sept ans ! et pas un baiser d’amour, pas un mot ! pas un sourire, et je brûle, je brûle !

Oh ! le soir, quand je suis couché, que Georges m’a dit bonsoir et m’a embrassé, que tout est noir dans la chambre et que je suis seul dans mon grand lit, je me figure presser sur moi la jeune fille de mes rêves, étroitement, amoureusement… Et sans mauvaises pensées… Ah ! je ne vois que son visage, ses cheveux, son cou. Le reste n’existe que vaguement, je n’y songe pas, je ne veux pas y songer. Et nous sommes étendus l’un près de l’autre, et nous nous parlons ; je fais moi-même, bien entendu, les demandes et les réponses, je joue à l’amour, comme les enfants jouent à la marchande. Et je suis si content… si content… rien que d’y penser. Je la vois dans mes bras, sa joue sur ma joue, ses cheveux dans mes yeux, nos haleines confondues… dans la chaleur moite des draps blancs, et tout un parfum d’amour montant de son corps, enivrant, affolant. Oh ! l’entendre parler, tout contre, toute la nuit… un paradis, enfin !

Et je me réveille, seul, plus seul qu’avant, angoissé, le cœur serré, la langue sèche, et triste… triste… Ah ! romantiques, on se moque de vous, mais c’est pourtant bien vrai que je souffre dans ces moments-là, de désir, d’attente, d’incertitude, d’envie.

Oh ! ma première nuit ! Ma première maîtresse ! Mon premier baiser !

Avec qui ? Avec qui ?

Oh ! pas avec une garce ! Jamais ! Oh ! l’horreur ! Toutes ces choses pieuses, sacrées, avec une prostituée, avec une fille à soldats, payée, vendue ! Et mes premiers étonnements d’enfant, mes premières caresses, mes premiers mots d’amour, prodigués, perdus, souillés, sur une de ces créatures ! Oh ! ce souvenir, ce souvenir plus tard de cette première nuit, qu’on ne doit jamais oublier, qui doit vous être éternellement présente à l’esprit, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux plus petits mots, jusqu’aux baisers les plus furtifs, ce souvenir le plus saint de tous, le voir mêlé à un pareil être, oh ! ça, jamais !

Dussé-je attendre jusqu’à vingt ans, crever de désir et d’amour rentré, je fais ici le serment que ma première nuit, je ne l’achèterai pas, et que, si je ne puis la passer avec une vierge, chance trop improbable, je ne la passerai pas avec une putain !

C’est le premier serment que je me fais à moi-même, mais il est solennel. J’en jure sur les têtes sacrées de ma mère et de mon frère Paul !… et sur Dieu, s’il existe !


Dimanche, 6 mai 88, 10 h. 45.

Hier matin, Georges est parti à huit heures et demie pour son ministère, il a déjeuné à trois heures de l’après-midi et il est rentré pour dîner à… dix heures dix ! Et la colonne des minutes monte toujours, les expéditions s’entassent, et il est dépassé, submergé, affolé.

Son directeur est encore plus occupé. Hier matin, M. Claverie s’est levé à six heures, et il était encore là quand Georges est parti ! Et ce matin il a rendez-vous avec le ministre à huit heures et demie. Il se décharge un peu de sa besogne sur Georges. Hier, Georges a eu une entrevue d’une heure avec son ministre, le p’tit Goblet, et une d’une heure et demie avec M. Peytral, ministre des Finances. Pourtant, il a pu partir ce matin pour Dizy.

Je reste seul, et je ne pourrai pas sortir avant jeudi, et nous sommes en mai, et les arbres sont verts et le ciel est clair, et les femmes sont jolies et tout le monde est gai… Ah ! satanée rougeole !

Premier dimanche de mai ! Voici comment un garçon de dix sept ans va t’employer :

Devoir français : Conversation entre La Bruyère et deux de ses amis. Le premier soutient le système des clefs. La Bruyère en nie l’existence, et le deuxième ami joue un rôle que l’élève doit deviner[30].

Comme intérêt… c’est mince !

*

J’ai lu ce matin, dans mon lit, le journal de Moussia que j’avais laissé depuis longtemps, et cela m’a tout attristé.

Ainsi voilà une fille, une étrangère, qui écrivait mieux en français, à douze ans, que moi, garçon, à dix-sept, et Français.

Un naturel, une vérité ! et cette faculté extraordinaire qu’elle avait de fouiller ses pensées, de démêler les idées qu’elle avait de celles qu’elle voulait avoir, et d’exprimer si clairement, si simplement, les moindres détails, les nuances les plus délicates de ses sentiments.

Comme je suis loin de tout cela ! Quelle lourdeur, quelle gaucherie, quelle vulgarité !

Il faut avouer aussi qu’elle travaillait son journal, qu’elle pesait ses mots et construisait ses phrases, tandis que moi, je ne fais rien de tout cela. J’écris absolument ce qui me vient à l’esprit, sans chercher, souvent sans me relire, et sans jamais me corriger.

Me corriger ! J’ai horreur de cela. Pour mes devoirs de style, pour mes vers, je cherche davantage, mais reprendre les phrases écrites, changer les mots, intervertir les idées, quel travail de manœuvre ! Je ne me corrige que quand c’est absolument indispensable, mais, dès que je me suis décidé à écrire un vers et que ce vers n’est pas ridicule, eh bien, je le laisse, mon Dieu, voilà tout !


5 h. du soir.

Je voudrais être en littérature ce que Massenet est devenu en musique[31]. C’est là mon idéal : beaucoup de poésie, beaucoup de douceur, beaucoup de grâce, beaucoup de sentiment.

Dans ce genre, en littérature personne ne fait pendant à Massenet : Sully Prudhomme est trop monotone, Alfred de Musset est trop dépravé et trop maladif, Théophile Gautier est trop froid, Flaubert n’est pas assez sentimental, et Loti n’a qu’une corde. Ce serait encore Renan qui s’en rapprocherait le plus, mais il est trop prêtre malgré son scepticisme et sa tolérance.

Je voudrais donc la phrase harmonieuse de Flaubert, la pensée délicieuse de Sully Prudhomme, la puissance d’émotion de Musset, le pittoresque de Théophile Gautier avec la poésie charmante de Loti et l’exquise douceur de Renan.

Décidément, de tous ces gens-là, c’est encore Renan que j’envie le plus, avec sa nonchalance, son laisser aller, sa phrase qui coule comme une musique, et je ne sais quel sourire de tolérance affable planant sur tout ce qu’il fait.

Mais, si j’avais son talent, je ne l’emploierais pas comme lui.


Ôter aux nations le bandeau de l’erreur,

c’est trop ennuyeux. Et puis, ça sert-il vraiment ? En sont-elles plus heureuses, les nations, quand on leur a prouvé qu’elles ne voyaient pas clair ? Est-ce bien la peine de se donner tant de mal ?

Non. Je me figure qu’il n’y a de vraiment utile en ce monde que le superflu. Puisque le but de la vie pour l’homme c’est d’être heureux, eh bien ! tâchons de rendre heureux nos semblables en nous rendant heureux nous-mêmes. Qu’est-ce que cela me fait que Clotaire III soit le fils de Chilpéric II ou de Mérovée V ? À quoi ça pourra-t-il me servir dans la vie ? Au contraire, quel plaisir quand je lis l’Invocation à la Lune de Salammbô ! Tout le jour je suis heureux. Eh bien ! n’est-ce pas utile d’être heureux toute une journée ? Y a-t-il donc dans la vie tant de journées où l’on est heureux ?

Je disais donc que si j’avais le talent de Renan, je ne me fatiguerais pas à éclairer mes contemporains, persuadé que je serais que c’est le meilleur moyen de ne servir à rien. Je ferais des récits, des nouvelles, sur l’histoire ancienne du Midi et de l’Orient, que je rajeunirais le plus possible. Enfin, ce que Thierry a fait dans ses Temps mérovingiens, ce que Flaubert a fait dans Salammbô, mais sans pédanterie, sans prétentions historiques[32].

J’ai dit que je ferais des nouvelles. C’est que je sens bien que jamais je n’aurai assez de persévérance ou de souffle pour aller jusqu’au bout d’un roman[33].

J’ai bien des sujets déjà qui me trottent dans la tête.

Je ferai une Marie-Madeleine. C’est un sujet qui m’a toujours tenté ; mais en laissant de côté la légende stupide de Marseille et de la Sainte-Baume. Dès que le Christ est monté au ciel, Marie-Madeleine n’a plus raison d’être. Je traiterais cela autrement que le père Lacordaire, avec une pointe de scepticisme, beaucoup plus de poésie, et surtout beaucoup moins de respect des textes. C’est une légende, traitons-la en légende et arrangeons-la à notre bon plaisir. Je mettrais Massenet en prose, pour tout dire en un mot.

Peut-être pourtant remonterai-je plus haut et parlerai-je de Marie-Madeleine dès sa quinzième année. Un premier contraste entre sa vie de famille et la vie de plaisir qu’elle mène plus tard, un second contraste entre sa vie écœurante et son amour pour le Christ me paraissent intéressants. Il y aurait même là matière à un grand roman, comme Salammbô. C’est à voir.

Ruth et Booz, la Reine de Saba, sont encore bien tentants.

Dans les légendes de la Thébaïde, il doit y avoir aussi bien des choses à développer. Ce serait encore à examiner.

Enfin, je ne sais pas ! Je cherche ma voie, je me sonde, je m’examine, je me tâte, au moment de commencer ma vie, plein de désirs, plein d’ambition… plein d’espérances, peut-être…

…Et bien heureux sûrement.

Être en mai ; avoir dix-sept ans ; et devant soi quelque chose de vague qui pourrait bien grandir bientôt.

Oh ! quelle joie !


Même jour, 6 heures.

Je viens de lire la fin du journal de Moussia. C’est horriblement triste, ces trois jeunes gens, tous trois pleins d’avenir : Moussia, Bastien-Lepage et mon frère Paul, mourant ainsi, ensemble, à quelques jours d’intervalle, de la même maladie, à l’entrée de la vie.

Je suis navré. Le cœur me serre.

Ah ! À quoi bon tous mes projets, à quoi bon toutes mes ambitions, puisque moi aussi je mourrai phtisique ?

À quoi bon la vie alors ? À quoi bon le monde ? Pourquoi tout cela ? Pourquoi peiner, souffrir ? Pour qui ? Y a-t-il un Dieu ? Pourquoi ne se montre-t-il pas ? Pourquoi vivre ? Quel est le but de toutes ces tribulations ?

Dieu ! que je suis triste !

Personne pour me consoler. Georges ne me prendrait pas au sérieux. Je voudrais être marié, avoir une femme qui me comprit, pour lui dire tout, tout !

Oh ! ne pouvoir se confier à personne !

Je suis lugubre, je vois tout en noir.

C’est bête, la vie.

Ah !


Même jour, 9 h. 1/2 soir.

J’achève à l’instant la dernière ligne de René. Trois lignes d’Amiel m’avaient donné une envie folle de le lire et de le lire tout de suite. Je n’avais pas le livre. J’ai écrit à Gide de me l’envoyer. Je le reçois à cinq heures et le voilà fini !

Eh bien… heu… heu…

D’abord, c’est trop vieilli, C’est insupportable ; pour goûter le fond, je suis obligé de traduire toutes les phrases. Chaque mot est devenu grotesque aujourd’hui. Il faut dire que je l’ai lu avec toute la piété possible et toutes les préventions, tous les partis pris en faveur du roman. Eh bien, ça ne fait rien. Ça ne me plaît pas.

Le caractère de René est intéressant pourtant, quoique à peine esquissé et bien flou. Il a bien des analogies avec le mien. Ceci, par exemple :

« Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée (hum ! hum !), je m’élevais (hum ! hum !) sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents, je croyais l’entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l’univers[34]. »

C’est bien vieilli, vallée, montagne, flamme, quel attrait ! Mais au fond c’est très vrai.

Et plus loin :

« Ah ! si j’avais pu faire partager à une autre les transports que j’éprouvais. Ô Dieu ! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main une Ève tirée de moi-même. Beauté céleste, je me serais prosterné devant toi, puis, la prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Éternel de te donner le reste de ma vie. »

Qu’est-ce que j’écrivais hier soir même ? : « Je voudrais être marié avec une femme qui me comprît pour lui dire tout, tout… »

Cette première partie a donc de bons passages. Je dis cela parce qu’ils répondent à mes idées. Mais la suite ? Qu’est-ce que cela veut dire, cet amour de la sœur ? Pourquoi faire ? À quoi ça rime-t-il ? Ce n’est pas la conséquence de sa rêverie ! Il n’aurait pas rêvé, il aurait été sous-chef adjoint dans un ministère, qu’elle l’aurait aimé tout autant. Sa vie aurait été ratée quand même. Eh bien, alors ? Où est la moralité ?

C’est vraiment pas de sa faute, à ce pauvre garçon, s’il a une sœur qui est folle de lui. Pourquoi est-il puni alors ?

Ah ! c’est une punition du ciel ?

Oh ! la ! la !

En voilà une punition ! et compliquée, et bizarre !

Punition de sa rêverie, n’est-ce pas ?

Non, ça ne peut pas être comme ça, ça serait trop bête. Pour que la punition fût sensée, il faudrait qu’elle découlât naturellement de la rêverie, qu’elle en fût la conséquence.

La semonce du Père Souël est très bien. Avec les paragraphes que je cite, c’est ce qu’il y a de mieux.

Mais j’aime cent fois mieux Atala ! La seconde moitié d’Atala est un chef-d’œuvre. Je me rappellerai toujours l’impression qu’elle m’a causée. J’en relisais encore à l’instant, il y a vraiment des passages hors ligne.

Je ne comprends pas Amiel, vraiment !

Il trouve Atala vieilli ! Bonté divine !!… et René donc !

Pour changer… j’aime mieux Cosette.


Mercredi, 9 mai 88, 8 h. soir.

Dernier jour de chambre : Enfin !

Je sors demain ! Plus de rougeole, et les boulevards et les arbres verts que je n’ai pas encore vus de cette année, et le soleil, et le ciel gai, et les jolies femmes…

Oh ! chic !

Demain, promenade ; vendredi, exposition Hugo ; samedi, Salon ; dimanche, autre chose.

J’ai lu hier pour la première fois des lettres de Diderot, le matin dans mon lit : les lettres à Sophie. Que c’est joli, que c’est tendre, que c’est fin, que c’est jeune, malgré ses quarante-six ans !

On lit quinze lettres de Voltaire, on est ébloui, emporté par la verve, l’esprit qui ne tarit pas, mais on sort de là l’esprit vide comme avant. Il n’y a rien, rien, rien. Et dix lignes d’une lettre de Diderot, voilà de quoi penser trois heures. L’esprit de Voltaire est superficiel, esprit de mots, les car, les mais, les quand. L’esprit de Diderot repose toujours sur quelque chose : c’est là le seul esprit. L’autre n’existe pas.

Que d’idées chez ce Diderot ! Quel homme ! et quelle modestie ! Si on n’allait pas dîner, j’en parlerais bien.

Commencé ce soir Pêcheur d’Islande prêté par Élisabeth. Début extraordinaire. Je lis cela religieusement, pesant les mots, disséquant les tournures, l’étudiant à mon point de vue, pour mon style. Ferai-je jamais aussi bien ?

Ah ! s’il ne s’agissait que de vouloir !

Percer, c’est tout. Le reste va tout seul. Percerai-je jamais ?

Oh ! croupir avec les Feuillet, les Cherbuliez, les Theuriet même, quoiqu’il soit bien joli parfois, et les Georges Ohnet !

Plutôt vendre des balais de goguenots !

Loti ! Renan ! Flaubert. Flaubert ! Loti ! Renan ! Renan ! Renan[35] !


Jeudi, 10 mai 88, 6 h. soir.

Après dix-huit jours de prison, je suis sorti, et sans enthousiasme. Il est vrai que je n’ai vu que le quartier embêtant — du Trocadéro à Montparnasse. — J’espère être plus emballé par les Champs-Élysées et la Concorde.

J’ai été voir d’abord la reconstitution de la rue Saint-Antoine et de la Bastille en 1789, inaugurée hier. Mais pour cause de fête légale, Ascension, monde fou. Georges m’accompagnait. L’exposition est très curieuse : enseignes, pignons sur rue, vitres verdâtres, perruques de crin, chevelures poudrées, fillettes accortes, tout y est. Un peu mûres, les fillettes, on aurait pu les choisir mieux !

« Icy on donne à boire et à manger. »

Sur un pignon : « Larive, panetier de la Royne ».

Sur un premier étage d’une petite maison resserrée, écrasée, en retrait, toute en hauteur :

« Mariette, bouquetière. »

Une vacherie (pas au figuré) avec de vraies vaches qu’on trait en publie. Il y avait des Parisiennes qui n’avaient certainement jamais assisté à cette opération et qui avaient l’air très étonnées de voir que ça sortait par là. « Eh !… Viens donc voir, Antoinette, comme c’est rigolo. »

Des gardes françaises bleu blanc rouge, très frais, très jeunes, servent de gardes.

Jusqu’à des camelots, — oh ! même en 89, — vous criant le Père Duchesne imprimé sur des presses de l’époque.

La musique des gardes françaises vous joue des airs de Grétry avec orchestre de l’époque, tout grêle, tout mince ; et Nicolet, le fameux Nicolet, parade ! et vous raconte avec un grand sérieux ses aventures, et comment « il n’a jamais connu son auteur, celui qui l’a porté dans son sein, dans ses entrailles paternelles ».

Plus loin, un charlatan tout jeune, quoique de l’époque, et qui pose pour les yeux bleus, offre de rendre la jeunesse et la beauté à ceux qui l’ont perdue, — pour vingt sols ! Il y a foule pour l’entendre, — jusqu’à M, Légée, le slavophile. Mais, dès qu’il faut acheter, tout le monde file. Pour vingt sols, pourtant !

En face, sur un triangle méphistophélistique, un singe abracadabrant montre ces paroles en lettres de feu :

ICY
ON PRÉDIT
L’AVENIR.

Plus loin, une boutique basse, sombre, exiguë, recèle les mille poisons d’un apothicaire, dont la seringue se gondole au-dessus de l’huis, et tout à côté, un expert et docte perruquier frise et lustre des perruques blondes, rousses, fauves, blanches, crème, rougeâtres… Et dire que maintenant les femmes n’aiment plus que les ténors italiens ! Mlles de Mailly avaient meilleur goût.

Une ruelle vous mène à un square de l’époque, régulier et compassé, et tout au fond un pavillon loge la Brasserie des Bons-Enfants. Si le pavillon est Louis XVI, les p’tites femmes sont crânement 88. Ça détonne.

… et tout au fond, « immense et sombre », la Bastille !

« Effroyable prison !…

  … C’est ici que les pas sont tremblants
Et que les cheveux noirs deviennent cheveux blancs.

« Ça, la Bastille ?

— Oui.

— Allons donc ! une réduction, un raccourci de Bastille, un joujou, un sujet de cheminée !

— Pas du tout. La Bastille dans ses véritables proportions.

— Peuh ! Ce n’est pas grand comme la moitié de l’Arc de Triomphe. C’était pas raide à prendre !

— Athènes, dit Victor Hugo, a bâti le Parthénon. Mais Paris a démoli la Bastille. »

Pour dix sous — dix sols, pardon ! — on entre. Pont-levis, fossé plein d’eau, gardes françaises, tout le bataclan.

On descend : cachot forme obus, très haut ; pilier au milieu avec deux types de mélodrames rivés à la chaîne : une femme (?), cheveux coupés, habits d’homme, poitrine plate, yeux hagards. Brrr ! Et un vieillard navrant, avec des cheveux démesurément longs et d’un blanc invraisemblable.

Ça devait être atroce tout de même ! Pour une lettre de cachet, passer là sa vie, plus de printemps, plus de soleil, plus de filles, plus de gaieté ! Plus personne, seul, éternellement seul. Brrr ! Brrr !

On monte, trois cents marches, sur un escalier de bois d’une solidité problématique, et on arrive en haut pour voir un tas de cheminées d’usines qui fument, et dans le lointain le Paris banal.

Coût, dix sols.

Tiens ! j’oubliais !

En entrant, le plus curieux, une scène de théâtre.

Une espèce de rastaquouère, en tube, en jaquette, arrive au bras d’une femme. Se sont-ils disputés ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que tout à coup je vois le chapeau du monsieur rouler par terre, probablement jeté par la dame, qui reçoit aussitôt une gifle sur la joue gauche. Pleurs, « blushing », la main sur la joue, etc. Le monsieur la prend par le biceps et sort avec elle.

La foule a regardé… et c’est tout. Uniques, ces Parisiens !

Après l’ascension, nous sortons lentement. Un dernier regard à la petite maison fleurie de chèvrefeuille.


MARIETTE, BOUQUETIÈRE.

Et nous voici dans la rue.

La tour Eiffel grandit, grandit. Elle est déjà colossale et elle n’est pas encore au tiers. Ce sera prodigieux. Nous apercevons de l’autre côté, devant l’École supérieure de Guerre, la fameuse Galerie des Machines aux formes si extraordinaires.

Et l’Exposition monte, s’étend, les poutrelles de fer s’enchevêtrent, les rails se croisent, les boulons se pressent, les tronçons s’ajustent. Elle croît à vue d’œil. Mais que tout cela est prosaïque et laid ! Enfin ! il n’y a que le squelette.

Remonté jusqu’au Trocadéro pour admirer les bustes exquis de Donatello, della Robbia et Fiesole.

Puis, sapin : « Cocher, 105, rue Notre-Dame-des Champs ! »

Et me revoilà dans ma chambre, écrivant sur la table de Paul, dans le fauteuil de Paul, devant la bibliothèque de Paul, dans cette chambre meublée pour lui, pleine de lui, bien qu’il ne l’ait pas habitée.

Et me voilà tout triste.

Ah ! qu’est-ce que c’est ça, le printemps, les filles, les roses, auprès de ceux que nous aimons !

Oh ! mon Dieu ! un éternel hiver ! une éternelle virginité, et Paul ! Paul ! Paul !…


Vendredi, 11 mai 88.

Dites, si vous voulez, que Victor Hugo n’est pas le plus grand homme qui ait existé, dites même que ce n’est pas le plus grand poète du monde, allez jusqu’à proférer que ce n’est pas le plus grand poète français, osez vomir que ce n’est pas le plus grand poète français du XIXe siècle… Si vous dites tout ça, je vous étranglerai… Mais, avec des phrases, ça peut se soutenir…

… Mais ne dites jamais que ce n’est pas l’être le plus étonnant, le plus renversant, le plus unique, le plus surnaturel, le plus énorme, le plus extraordinaire, le plus gigantesque que la terre ait porté !

Cecy est pource que j’issys de la plus mirifique et estomirante veüe de pourtraictures que j’aye oncques veü de mes yeulx.

« Hugo dessinateur ?… Allons donc ! Il dessinait, pour s’amuser, des petites machines. C’était pas fort, c’que j’ai vu, au moins. »

— Oui. Hugo dessinateur. Et très grand dessinateur. D’aucuns disent : aussi grand dessinateur que grand poète (cf. Wolff).

— Mais il n’avait jamais appris à dessiner. Il ne savait pas dessiner. Il ignorait le premier mot de l’anatomie. Tous les procédés lui étaient inconnus. Et puis, il avait autre chose à faire ! Ce n’est pas quand on passe son temps dans les nuages qu’on peut regarder ce qui se passe sur la terre…

— Aussi il n’a pas peint ce qui se passe sur la terre. Il a peint les nuages justement.

— Mais enfin, s’il ne savait pas ! Ça ne se devine pas, ces choses-là.

— « Les gens de qualité savent tout sans avoir rien appris. »

Le fait est qu’il savait tout. Grand peintre, grand lyrique, grand dramaturge, grand romancier, grand philosophe, grand satirique (le seul français, peut-être), grand poète épique (assurément le seul), et orateur, et critique, et homme politique, et sculpteur sur bois, et encadreur, et érudit transcendantal… Tout enfin. L’homme-prodige.

N° 53. — Le Burg à la Croix.

Voilà du sublime. Qu’est-ce que ça représente ? Hugo seul le sait !

Pourquoi cette croix ? Demandez-lui où est ce burg. Demandez-lui quelle architecture. L’architecture d’Hugo, avec quoi est-ce dessiné, ou peint, ou raclé ? Mystère. Quels sont ses procédés ? Des procédés inventés par lui. De qui s’inspire-t-il ? De lui.

Ainsi, voilà un homme qui invente. Jamais personne n’avait rien fait de semblable avant lui. Il ne perfectionne pas, il invente ! Et il invente tout, non seulement le procédé, mais l’art lui-même, puisqu’il n’a rien appris, et que, tous ces chefs-d’œuvre, il les fait hors de toute communication avec les hommes, loin de tout musée, seul avec l’Océan.

Et ne sachant rien, inventant tout, il arrive au sublime !!

Cela est aussi mystérieux que tous les mystères du christianisme. Aussi inexplicable, à coup sûr, que l’Ascension, la Résurrection, tout ce qu’on voudra.

Enfin, l’esprit humain n’invente pas. J’en reviens toujours là ; on imite. Lui n’imite pas. Il fonde un art nouveau, sans rien savoir de ceux qui existent.

Or, tous les arts à leurs débuts sont naïfs, gauches, bêtas. Le sien est sublime d’envolée !

Parlez-moi de Lazare, après ça !

Aussi bien, Hugo, c’est Dieu. Je l’ai dit depuis longtemps.

Dernière incarnation de Vishnou.

Amiel l’a dit, mais en riant, et, moi je prends son mot au sérieux : « La France, c’est le Monde ; Paris, c’est la France ! Hugo, c’est Paris. Peuples, inclinez-vous ! »

Oui, peuples ! inclinez-vous devant le plus grand des enfants des hommes. Qu’il soit votre Dieu ! Par tous ses côtés, il le mérite plus que votre Jésus !

    Ô ciel ! être ce qui commence,
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense.

Et :

Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme… les hommes.

Ci-contre est une allégorie qui ne tient pas sur ses pattes dès qu’on la discute, mais qui a l’air de vouloir dire quelque chose quand on ne fait qu’y jeter un coup d’œil.

(Entendons-nous : ce qui est discutable, c’est la forme de l’allégorie, mais ce qu’elle entend démontrer, l’ordre des astres, etc… est absolument indiscutable.)

Maintenant, après ce religieux épanchement d’adoration et d’enthousiasme, revenons à l’exposition des dessins du Dieu.

C’est Paul Meurice qui a les beaux dessins du Dieu Victor Hugo, Le Burg à la Croix, d’abord, puis trois phares, dont un (les Casquets) porte la main de la divinité empreinte dans la fumée de sa torche et le déchaînement de sa tempête. Ne riez pas, je suis très sérieux. Ne dites pas non, je vous étrangle !

John Brown pendu est tout aussi surhumain. Une potence fantastique, vue de face et d’en bas, écartant démesurément ses deux bras, se perd dans la brume par son pied, et a l’air de se prolonger éternellement dans les profondeurs. Au bout pend John Brown, veste d’ouvrier, mains liées derrière le dos, éclairé par plaques de rayons de lune, sur sa tête embroussaillée et retombante, sur sa poitrine, sur son genou, sur son pied. Le reste est noir, noir, et la potence se perd dans la nuit.

Des châteaux, des burgs, des tours, des rochers de la brume, du vent, de la nuit…

Et des châteaux, des burgs, des tours…

Des toits en escaliers, des flèches de tours en fer de lance, des vermoulures de pierre inouïes, des murs blancs, des murs noirs, et la brume, et la nuit.

Et puis des marines : une traînée de café au lait, et voilà le dessus d’une vague.

extraordinaire !

(Non par le moyen, je m’en moque. Mais l’effet produit.)

Je mets en fait que jamais dessinateur n’a fait une mer comme lui.

Parlez-moi donc de la vague de Courbet auprès de cette vague qu’il a intitulée : « ma destinée ».

Hugo a deux manières dont il ne sort pas.

La première, on ne voit rien, parce que c’est trop confus.

La seconde, on ne voit rien, parce que c’est trop microscopique.

On a mis des loupes sur les banquettes. Sans blague !

De cette dernière manière, plusieurs chefs-d’œuvre : Sous Bois, Au matin, l’Étang, l’Inondation sous les arbres, la Plaine, etc.

Pas d’hommes, sauf John Brown, et une main au bout d’un bras, désespérément tendue vers la brume (titre : le Rêve).

Une des meilleures marines est la houle qui passe sous un bateau à vapeur (n° 148). L’eau est merveilleuse.

À Georges Hugo : une guillotine. On voit seulement le trou rouge de la lunette, et sur les pavés ce mot écrit par les filets de sang : Justitia ! La tête s’envole, seule, hideuse.

Hugo sculptait aussi sur bois, en japonisme et d’une manière étonnante.

… Mais il est onze heures dix, je me couche.

Ah ! cependant, les manuscrits ! La fine écriture de le Roi s’amuse ; la mâle écriture et le papier bleu de la Légende des Siècles.

Et la table sur laquelle a été écrit ce livre énorme, table raboteuse, bancale, incommode, que j’ai mesurée avec ma canne, que j’ai touchée, caressée comme une maîtresse, et dont j’ai volé le numéro doré, comme on vole un bouquet fané ou une boucle de cheveux.

Oh ! les reliques ! Ça ne se discute pas.

« La France, c’est le monde. Paris c’est la France. Hugo, c’est Paris. Peuples, prosternez-vous ! »

Oh ! quelle joie que cet homme-là soit Français !

Victor Hugo kiff kiff Bon Dieu.


Lundi, 14 mai 88, 5 h. 1/2.

Hier matin, j’ai achevé Pêcheur d’Islande.

Quel esprit charmant que Pierre Loti, et quelle puissance d’émotion il y a dans cette âme de femme ! Quelle science d’observation, sous cette grâce ingénue de style :


De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein.
Vous avez de l’Aurore et le front et la main,
Mais vous avez le cœur d’une fière lionne.

(Ronsard.)

Où trouvera-t-on, je le demande (ailleurs que dans les Misérables) chez Daudet, chez Mérimée, chez Zola, chez qui l’on voudra, trente pages comme les trente dernières de Pêcheur d’Islande, ou même comme le récit de la dernière journée de Loti chez Rarahu ? Comme c’est vrai, comme c’est vivant, comme le cœur vous fond en lisant cela ! Il semble que c’est à vous que cela arrive, ou que cela peut vous arriver demain. Ce n’est pas observé comme chez Zola, c’est deviné en quelque sorte, et noyé dans un épanchement de larmes vraies, de douleurs senties.

Est-ce plus fort vraiment que le Bonheur des Dames ?

Je crois que oui. Peut-être est-ce parce que je viens de le lire.

C’est plus ému, c’est plus senti. Zola assiste à son intrigue en spectateur indifférent. Loti pleure avec vous. Il croit à ce qu’il raconte et l’on y croit après lui. Et puis, cette poésie toujours, cette grâce partout. Cette délicatesse dans les sentiments, cette exquise douceur dans les mots.

« Aue, Loti ! » s’écrie Rarahu en se jetant dans ses bras après dix mois d’absence.

Pêcheur d’Islande est beaucoup plus fort que le Mariage. Le style s’est formé, s’est raffermi, a pris du corps ; il n’est plus gracieux sans raison, comme inconsciemment, il a maintenant des images neuves, des métaphores imprévues, des mots pittoresques, d’admirables descriptions.

Il y a huit ans, jamais Loti n’aurait décrit la mer d’Islande comme il l’a fait cinq ans plus tard. Jamais il n’aurait trouvé ces mots ternes, grisâtres, mourants, sans couleur, sans force, pour peindre le ciel de ces régions polaires. Jamais il n’aurait trouvé cette idée superbe du soleil couchant entrant tout rouge par le sabord du « Bien-Hoa », éclairer les derniers instants de Sylvestre, sa dernière minute de vie.

Quelle belle scène que cette scène d’hôpital ! et celle qui précède, imitée des Misérables (mort de Gavroche), la blessure de Sylvestre dans les rizières ! Et celle qui suit, l’enterrement dans les fleurs !

Loti n’exagère pas les tableaux lugubres. Les mots navrants de Victor Hugo, il ne les connaît pas, il ne veut pas les connaître. L’émotion naît des faits, non des mots ; des idées, non des phrases.

Avec Renan, Loti est le plus délicieux prosateur de notre littérature, plus que Renan même, dans un sens[36].

Puissé-je les dépasser tous deux ! Ce n’est pas mon espérance, c’est mon idéal.

Distinguo.


Même jour, 6 heures.

L’enthousiasme du jour, c’est Gavarni.

À qui l’suivant ?

Je fus donc avant-hier aux caricatures avec cette idée préconçue que Daumier était exagéré et Gavarni si vieilli, si 1830, que c’en était illisible. J’y allais donc pour le reste.

J’en suis revenu avec cette idée post-conçue que 1° Gavarni était un de nos plus charmants aquarellistes, et, bien qu’homme d’esprit (chose commune en France), un homme très profond ; — que 2° Daumier était arrivé quelquefois à des effets extraordinaires par ses jeux de physionomie ; — que 3° Gill avait fait des chefs-d’œuvre ; — que 4° le reste n’existait pas.

Enfin je me disais que si cette exposition m’appartenait, je pendrais les Gills à la place d’honneur de mon salon, je mettrais les Daumiers dans un carton pour les montrer à des amis tous les dix-huit mois ; mais que j’aurais mes Gavarnis dans mon boudoir, si boudoir j’avais, ou ce qui en tient lieu pour les hommes, et mon Musset et mon Heine sous mes Prud’hons et mes Watteaux, pour les regarder à chaque instant et me dire : « C’est exquis, c’est jeune, c’est gracieux, c’est spirituel, c’est profond. »

Un Gavarni : à Bullier, un homme fait aller un pantin par la ficelle, et, gouaillant, à une danseuse :

« Mademoiselle, v’là c’que c’est qu’un homme.

— Connu ! » répond la fille, le poing sur la hanche, et le dos tourné.

Un autre : à un bal de Carnaval, un Pierrot sans le sou, tout souriant, suppliant :

« Voyons ! Quand tu me donnerais un peu de sentiment pour ce soir ? »

L’autre, froide, cynique :

« Ça l’use ! »

Sortie du bal masqué :

« Et si Cornélie n’amène pas de voiture ? demande Pierrette.

— Eh ben ! nous reviendrons à pied.

— Ah ! ça non ! Je serai canaille tant qu’on voudra, mais mauvais genre, jamais ! »

Sur l’escalier de l’Opéra, une fillette, dix-sept ans à peu près, en pantalon de velours large, arrête de la voix un monsieur qui se promène avec sa femme au bras, et, les jambes fendues, la main gauche à la hanche, la main droite en l’air et la tête dressée :

« Oh ! hé, les p’tits amours ! Y a des épiciers qu’amèn’ ici des femmes honnêtes ! J’vas l’dire au municipal. »

Bébé attend avec un monsieur dans le salon, que sa mère soit prête. Il fait la conversation :

« Qui donc qu’c’est, Monsieur, qu’a inventé la poudre, qu’papa dit qu’c’est pas vous ? »

Sermon au bal de l’Opéra :

« Vois-tu, ma chérie, une pierrette ne doit jamais avoir qu’un pierrot.

— À la fois ! »

Les propos de Thomas Vireloque (un des plus profonds) :

« L’histoire ancienne, c’est tous mangeux et mangés. Blagueux et blagues, v’là le moderne. »

Toujours en Carnaval :

« Oh ! ne dites pas à Hippolyte que j’ai soupé avec Alfred, mon p’tit Édouard, j’souperai avec vous ! »

En visite :

« N’est-ce pas, Monsieur, qu’il ne faut pas d’h à omelette ? Là ! Tu vois bien, maman. »

Un concierge à une lorette :

« Quand j’étais jeune, j’aimais les pommes vertes, et j’n’haïssais pas les femmes mûres.

— Après ?

— Ben, maintenant que j’mange mes pommes mûres, j’aime bien les femmes vertes…

— Vieux passionné ! Allez donc manger vos pommes cuites ! »


Même jour, 7 h. 20.

Gide vient de venir.

Je cause souvent avec Gide, bien qu’il soit pour presque tout d’un avis contraire au mien ; mais c’est le seul de la classe qui ait des goûts littéraires, le seul qui s’enthousiasme comme moi, le seul à qui on puisse parler d’autre chose que des p’tites femmes, avec qui on puisse causer sérieusement sans qu’on vous réponde : « Tu m’fais mal ! »

Gide vient donc de venir. Nous avons causé de René. Je lui ai lu de mon journal quelques passages, sur mes lectures principalement. Il a trouvé que c’était bien écrit, et puis ça se voyait sur sa figure. Il rayonnait.

Je lui ai lu aussi une partie de ce que j’écrivais il y a eu hier huit jours, sur mes aspirations. Mes idées l’ont enchanté, et renversé ! « Comment, toi tu penses ça ! Pas possible ! La grâce ! La poésie ! Eh ben, et Hugo, et Eschyle ? »

Encore un qui ne me connaît pas.

Qui est-ce qui me connaît, du reste ?

Il voulait quelque chose de plus ému. Je lui ai lu mon Soir à la Campagne. Ça l’a ravi.

Dieu, que je suis content !

Il me suppliait de le lui copier pour demain. Je le ferai attendre. Il ne l’aura que mercredi. Je ne veux pas avoir l’air de courir après les compliments.

Mes camarades aiment assez ce que je fais, du reste. Naville m’a conjuré de lui dédier mes Roses. Je lui ai dit oui, mais je ne l’ai pas fait. Gide, encore, mais Naville, non. Il les trouvait épatants. La Rochefoucauld prétend qu’on aime toujours ceux qui vous admirent. Heu ! Ce n’est pas toujours vrai.

Brocchi les admirait beaucoup aussi.

Aujourd’hui, Dutten m’a rendu mon devoir français sur La Bruyère en me disant : « Épatant, mon cher ! »

Enfin, Givierge, il y a trois mois, écoutant mes Rêveries, me disait, rouge de plaisir : « Tu seras un poète, Louis ! »

Non ! Je serai un Renan.

La Prose, la Prose[37] !!


Mardi, 15 mai, 9 h. 1/2 soir.

Élisabeth dîne ici, seule avec Georges et moi. Je n’ai rien dit ce soir. J’ai fait des vers en rentrant de classe et ça m’a éreinté ; Tahiti, une variante d’un chapitre de Loti.

Ils causent tous les deux, je les laisse. Ils doivent avoir quelque chose à se dire en mon absence. Je viens ici, à mon journal.

On a causé voyages, Évian, où Élisabeth va peut-être aller ; Brunnen[38], sur le lac de Lucerne, où elle voudrait acheter un chalet ; Lugano, pays préféré de mon oncle ; Talloyre, où Besnard a peint sa première Nuit, où Theuriet a écrit en même temps Amour d’Automne ; Luchon, où Élisabeth a lu les Misérables et les Mystères de Paris.

On a causé littérature. Talloyre a fait parler de Theuriet, et d’Amour d’Automne, dont les trente dernières pages sont ravissantes, dit-on ; Maupassant, dont on a loué Une Vie, Miss Harriet et Bel Ami, et sur Georges a dit : « Quand on a lu les Nouvelles de Maupassant, on peut tout lire. »

Ça ne me tente pas. Pourquoi ?

Etc., etc.

… Et moi je rêve d’un pays où l’on serait toujours au 15 mai, ou l’on aurait toujours dix-sept ans, d’où les hommes seraient bien loin, bien loin ; où les femmes seraient belles comme un soir d’été, pures comme un regard d’étoile, chastes comme une Madeleine et nues comme la main, et où l’on s’en irait rêver deux à deux, s’aimer deux à deux, s’étendre enfin tout de son long, s’étendre enfin sur sa gorge, le bras autour de son cou bien-aimé, pour faire des vers en regardant les petites bêtes voler[39].


Mercredi, 16 mai 88.

Je viens de feuilleter ce premier cahier de mon journal, et ce sont les dernières lignes que j’y écris.

Voilà plus de dix mois que je l’ai commencé. J’ai vécu pendant ce temps, j’ai pensé ; eh bien, ce journal est-il réellement le résumé de ma vie, y ai-je mis toutes mes pensées, en ai-je fait mon confident, enfin ?

Non.

Non. Au moins pas pendant les six premiers mois.

Depuis, il me semble que cela a changé, que j’écris mieux d’abord, et puis que j’écris ce que je pense ; et qui lirait ces pages depuis le mois de mai verrait clairement que toutes mes pensées se résument en deux mots, en deux aspirations, en deux espérances, en deux ambitions, en deux désirs :


Les femmes
et
Le génie !

Pas la gloire ! Ce n’est pas cela ! Le génie ! Arrière la gloire en gros sous. Si la foule ne m’adule pas, que dix hommes de goût me comprennent, ou, à leur défaut, que moi-même je sois content de moi !

C’est ce que je demande.

Oh ! mon premier baiser !

Oh ! mon premier succès !

Je ne les ai pas.

Et j’en suis bienheureux, car, si je les avais connus, je n’aurais plus à les goûter.

Continuons notre examen : ce que j’ai pensé et dit, ai-je eu raison de le penser et de le dire ? En somme, quels sont mes défauts et de quoi dois-je me corriger ?

D’abord, je suis faux. L’éducation brutale que papa m’a donnée m’a habitué à être craintif et dissimulé. Je ne fais rien de mal, et pourtant je n’avoue pas ce que je fais. Je me dis continuellement : « Si Georges me demande ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’inventerai ? »

C’est odieux, tout simplement. À partir d’aujourd’hui je prends la résolution d’agir autrement.

Ensuite, je deviens paresseux. Mes espérances, si douteuses (!), me font oublier ce que j’ai à faire. Je ne pense plus qu’au printemps, aux femmes, aux vers. Si cela continue, je serai refusé au bachot.

Donc, il faut que je devienne sincère et laborieux.

C’est bien.

Et maintenant je dis adieu à ce premier cahier qui renferme mes secrets les plus chers, à qui je me suis confié tant de fois, quand j’avais besoin de m’épancher, et que j’ai tant de plaisir à feuilleter déjà, pour penser un peu en arrière et revivre ma vie passée.

  1. Il faut noter cette date qui ouvre ma vie actuelle. Déc. 97.
  2. Hin ! hin ! 13 mars.
  3. Je ne doutais de rien ! (1918).
  4. Tout simplement !
  5. Quatre ans plus tard, j’étais connu des poètes et je commençais Aphrodite.
  6. Le ton de ces huit pages (depuis jeudi 5 janvier 88) m’agace. La belle confiance que j’ai eue dès le premier jour me plaît, mais son expression m’est insupportable. — Le 5 janvier 1888, je veux être poète, musicien ou peintre. — Le 3 février, j’écris encore des vers idiots. Le 15 mars, les Roses d’Ausone, qui sont mieux.
  7. Relu le 8 juin 89. Et dire que c’est en lisant ces mirlitonnades que Givierge enthousiasmé, m’a dit, les yeux brillants : « Tu seras un poète, Louis ! » Si on ne se base que ci-dessus pour ces prédictions-là ! — Et pourtant c’est mal de rire de moi-même ; j’étais si sincère, et si heureux en écrivant cela !
  8. Oh ! oui, signe, va ! Fév. 90.
    C’est tout de même extraordinaire que je sois devenu un écrivain après avoir commencé ainsi. Déc. 97.
  9. Autre date à retenir. Déc. 97.
  10. 11 février.
  11. Je ne savais pas très bien comment les choses se passent.
  12. Les « pieds spirituels », ce n’est pas trop mal. Mais le reste est un peu bête.
  13. Zut ! Il paraît qu’il y renonce. 22 août 88.
  14. Les Roses d’Ausone. 15 mars 88.
  15. Il s’agit du monogramme de Sarah Bernhardt.
  16. Je crois que ceci est mon premier plan d’ouvrage. Un peu simplet. Mais il y a des analogies avec mon futur roman moderne. Déc. 97.
  17. Et Léopardi (89).
  18. Eh bien, et l’espagnol ! 97.
  19. Ah ! comme j’ai aimé « Valentine » il y a six mois, dans mon lit de malade à Alger ! Déc. 97.
  20. Se souvenir de cette impression de lecteur et songer à reprendre les personnages de certains romans. 97.
  21. Je serai au rang des six. Si j’étais sûr de ne pas pouvoir sortir des 200, je ne commencerais pas. Autant se faire négociant. Mais être dans les cinq premiers… Oh ! c’est la joie, le délire, l’exubérance ! 10 mai.
  22. Pauvre femme qui se meurt cet hiver. Déc. 97.
  23. C’est Mme Maciet.
  24. Et l’article de Faguet ! 90.
  25. Singulier, le développement rapide de cette vocation tardive. 97.
  26. !!! 90.
  27. C’est égal, mon idéal a fait de jolis progrès depuis. J’étais propre dans ce temps-là ! avril 90. — Je suis pourtant revenu de ces idées-là. Déc. 97.
  28. C’est possible, pourtant. 97.
  29. Monstre ! Richepin et pas Vigny ! Et Baudelaire ? Voilà ce que c’est que de parler quand on n’a rien lu. (Fév. 90.)
  30. Et je me le rappelle, ce devoir ; c’est le meilleur de tous ceux que j’aie faits en classe.
    Il est impossible de préjuger d’un devoir sur la matière. (Fév. 90.)
  31. C’est bien à peu près ce que je suis devenu, — hélas ! (97).
  32. Ainsi, six mois à peine après ma première idée de vocation littéraire, j’avais déjà fixé la voie que j’ai suivie. C’est très curieux. (Déc. 97.)
  33. Comme on se connaît mal !
  34. Quelle admirable, quelle inimitable page ! et je ne la comprenais pas ! (Déc. 97.)
  35. Au fond, je n’ai pas beaucoup changé. (Déc. 97.)
  36. J’ai exactement la même opinion aujourd’hui, au moins en ce qui concerne la seconde moitié du siècle. Renan et Loti sont surtout « impénétrables ». On ne sait comment il se fait qu’ils écrivent admirablement.
    Déc. 97.
  37. Je suis très étonné de retrouver à chaque page que je n’ai pas changé. La période 90-92 a été un simple hors d’œuvre dans ma vie. J’ai si mauvaise mémoire que je ne m’en doutais pas. (Déc. 97.)
  38. Comment ! c’est de Brunnen qu’elle parlait ! Et Lugano ! — Où est-ce, tout cela aujourd’hui ! (17 nov. 89.)
  39. Pas trop mal. (97)