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Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 10.

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LA STATUE DE LA VÉRITÉ


Une intéressante polémique est engagée depuis trois mois entre chercheurs et curieux sur un mystère bien singulier de la morale artistique. Voici l’origine de la discussion :

La Diane de Houdon, l’une des statues les plus classiques de l’école française, aurait été refusée au Salon de 1777. — À quel propos ? Houdon était Prix de Rome, membre de l’Académie : en son temps comme du nôtre ces titres-là suffisaient, semble-t-il, à dispenser les sculpteurs de l’examen préalable.

Sans doute. Aussi n’est-ce point à des raisons esthétiques que nous voyons attribuer le refus, mais à des raisons morales. — Voilà qui est encore plus extraordinaire. La Diane de Houdon est nue, mais si décente. L’enseignement des Beaux-Arts l’a toujours proposée comme le modèle typique de la nudité chaste. Cette figure est par excellence la statue de la Pureté. À force d’être vierge, elle est froide. Que peut-on bien lui reprocher, au nom de la pudeur même dont elle est le symbole ?

Presque rien, mais quelque chose. La Diane de Houdon fut écartée du Salon parce que l’académicien qui l’avait faite si pure s’était cru permis en un point… « une certaine liberté de détail » comme dit si bien Lady Dilke[1] en rapportant cette anecdote.

La hardiesse de l’innovation épouvanta. Les mœurs du dix-huitième siècle et le censeur qui parlait pour elles, opposèrent le respect du marbre aux déplorables exemples de sa petite sœur la terre cuite. On refusa le chef-d’œuvre.

Et après le scandale, savez-vous qui l’acheta, cette statue inexpressible ? L’histoire est assez bonne vraiment et sa morale obtient une moralité. — La Diane fut achetée par une femme. Mieux que par une femme, dirait M. Rostand : par une impératrice. Mieux que par une impératrice, eût dit Voltaire : par Catherine Il.

Le marbre original de Houdon est aujourd’hui exposé à Saint-Pétersbourg, au musée de l’Ermitage. Quant à nous, et par la faute d’une irréparable pruderie, il faut nous contenter de posséder au Louvre un mauvais moulage en bronze d’une œuvre perdue pour toujours. Encore le moulage n’est-il pas exact, car avant de passer la Diane au plâtre, une maison pudibonde nivela, par l’introduction d’un peu de cire, le détail le plus féminin. Désormais, la pauvre Olympienne porte un maillot comme un modèle de carte postale illustrée. L’effet est littéralement monstrueux, et j’emploie ce mot dans le sens de tératologique. Le cas relève du scalpel. Mais les visiteurs du Louvre ne semblent pas s’en étonner autrement et j’en connais qui, plus volontiers, blâmeraient une représentation moins étrangère à la nature.

« Pourquoi ce qui n’a jamais choqué les habitants de Pétersbourg choquerait-il les habitants de Paris ? » La question a été posée en ces termes par un des collaborateurs de l’Intermédiaire.

Pourquoi surtout, — je voudrais élargir la discussion — pourquoi l’usage a-t-il prévalu de représenter l’homme tel qu’il est, et la femme telle qu’elle n’est pas ?

L’usage est bien inconséquent. Nous vivons parmi des éducateurs qui regardent la différence des sexes comme un redoutable mystère dont la jeunesse ne doit pas être informée. En fait, les jeunes filles l’ignorent quelquefois ; les collégiens jamais. Logiquement, on pourrait donc mener une classe de rhétorique devant la Diane de l’Ermitage sans que les élèves en fussent plus savants ; — et, par contre, il faudrait enfouir dans les souterrains du Louvre les nudités masculines qui décorent les jardins publics sous l’œil curieux des écolières.

Est-ce que ce ne serait pas le bon sens ?

Vous vous préoccupez surtout de garantir l’ingénuité des jeunes personnes — et vous postez à la porte du Luxembourg, où les mères sont forcées de passer pour mener leurs filles au jeu, un jeune homme nu comme un ver et complet comme un amant.

Tout au contraire vous êtes certains que vos fils sont informés et vous ne permettez même pas que dans le Salon de sculpture (c’est-à dire dans un lieu clos où vous êtes parfaitement libres de ne pas conduire vos enfants) les artistes exposent des Vénus vraisemblables, — lesquelles d’ailleurs n’apprendraient rien, ni à vos fils, parce qu’ils savent, ni à vos filles, et pour cause.

C’est le comble de l’illogisme et de l’extravagance.


À une coutume si singulière, on a cherché des antécédents qui l’expliquassent.

Car il s’agit d’une tradition, cela est bien entendu. Si l’art venait de naître, nous adopterions sur ce point un principe conforme à l’idéologie de la vie contemporaine, et nettement opposé au précédent.

Cette tradition, certains ont cru pouvoir en fixer l’origine chez les Grecs, de qui notre art descend et s’inspire. Rares, il est vrai, sont les Aphrodites sexuées : cela tient d’abord à ce que les Grecs représentaient volontiers la déesse dans une attitude naturellement chaste, qui dissimulait la difficulté par un certain recul et une inclinaison ; mais il s’en faut que la règle ait été générale, comme le croyait Quatremère de Quincy, et qu’une Aphrodite au corps droit soit toujours incomplètement femme. Jamais les Athéniens n’ont légiféré sur cette question. Les Lacédémoniens eux-mêmes se permettaient d’être exacts : on conserve au musée de Sparte, dans la salle de gauche, près de la porte, une figure de grandeur naturelle qui en est un bel exemple[2]. Ailleurs, une statue de premier ordre et de la meilleure époque grecque, dont nous possédons une excellente réplique alexandrine — la femme nue vulgairement appelée la Vénus de l’Esquilin — suffirait de nos jours à disculper Houdon. Sa vérité anatomique est exacte.

Et combien de statues analogues ont été brisées au marteau par le vandalisme chrétien ! Si les Vénus pudiques étaient décapitées, que ne faisait-on pas des autres ! Celles de ces dernières qui nous sont parvenues sont presque toutes archaïques parce que la terre de l’oubli les recouvrait déjà et les protégeait à l’époque où les Polyeuctes massacraient les déesses jusque sur les autels. Les vases et les statuettes de terre que nous retrouverons dans les tombes inviolées nous laissent un meilleur témoignage, plus fidèle et plus complet, de ce que permit l’art grec depuis son origine jusqu’à son déclin.

Non, la loi dont nous parlons ne s’est pas imposée en Grèce. Elle n’appartient pas davantage aux deux autres grands pays qui pourraient partager avec elle l’honneur d’avoir créé une esthétique humaine, et qui se rapprochent à travers les âges par la perfection de leur goût : je veux dire l’Égypte et le Japon. À Memphis comme à Kioto, nul n’a jamais eu la pensée de mutiler une femme nue avec l’audace de nos contemporains.

De même, les primitifs de toutes les écoles européennes ignoraient cette altération, que leur public n’eût pas comprise. On sculptait des Èves naturelles aux portails des cathédrales. Sainte Marie l’Égyptienne était peinte sans détours sur les plus vieux vitraux des églises de Paris et sur les miniatures pieuses des livres d’heures, en regard d’une prière ou d’un évangile. Les cuivres du moyen âge, les bois anciens, les ivoires, puis, au xvie siècle, les faïences décorées, les estampes de toutes sortes et de tous pays, certaines statuettes et peintures témoignent de la même liberté[3]. La Renaissance allemande, loin de réagir, pose cette tolérance en principe. Dürer l’applique dans son enseignement[4]. Son ami, Peter Vischer, sculpte une Vénus qui est toujours exposée en Allemagne et qui devance de deux siècles « l’innovation » de Houdon. Nous exposons nous-mêmes au Louvre une Pandore, une Maternité qui appartiennent à la même école, et qui, pour être sexuées, ne sont nullement licencieuses.

Un art entre tous gardait le privilège de la sincérité dans le détail des figures nues : la gravure. On peut affirmer que depuis l’invention de l’estampe jusqu’au xixe siècle la majorité des graveurs fut hostile à toute suppression. Le chef-d’œuvre de l’invention décorative sous le règne de Fontainebleau, le Livre de la Conqueste de la Toison d’Or, par René Boyvin et Léonard Thiry, pourrait illustrer le sujet à toutes ses pages, s’il en était besoin. Encore, en 1609 et en 1617, lorsqu’il s’agit d’élever à la poésie française un monument définitif, en publiant les œuvres complètes de Ronsard, le graveur du frontispice, Léonard Gautier, burine sous le buste du poète une grande Naïade debout, dont l’exacte nudité ne sera couverte que, plus tard, par une retouche dont il faut retenir la date : 1623. C’est la date du Procès des Satyriques. — Pendant deux siècles, les graveurs vont protester contre une rigueur nouvelle qui trouble évidemment leurs traditions particulières. Certains vendront sous le manteau leurs estampes nues, plutôt que de les altérer. D’autres tireront pour eux et pour leurs amis un état découvert de chaque planche, un état « avant la draperie », selon la coutume du xviiie siècle. Mais la rigueur ne se relâcha point, et elle n’a pas encore disparu après deux cent quatre-vingts ans. « 1623 » est une date de démarcation très nette entre la liberté du nu féminin et sa contrainte.


Il est donc bien établi que jusqu’au règne de Louis XIII il a été licite en France de peindre l’homme et la femme avec une égale exactitude ; et que depuis cette époque la représentation de l’un des deux sexes est interdite, tandis que celle du second demeure autorisée. — De raison à cet arbitraire, on n’en donne pas, il n’en existe aucune. C’est ainsi, voilà tout.

D’ailleurs, on se garde bien de créer au Louvre un musée secret pour les Baigneuses de la Galerie d’Apollon, pour les terres cuites grecques de la première salle, ou pour les ivoires de la collection Sauvageot. Tout est libre, hors l’art moderne. Ce qu’on permet à Peter Vischer, on l’interdirait à Rodin. Le dernier musée important que l’on ait ouvert à Paris, celui de M. Guimet, a décoré ses grandes surfaces murales avec des copies de peintures égyptiennes, où les femmes ne portent point le maillot couleur de chair que nos peintres sont toujours contraints de leur donner ; il expose dans ses vitrines certaines déesses gréco-orientales qui réalisent à l’extrême la vérité physique de la femme ; le public ne proteste pas. — Dès lors, au nom de quels arguments défendrait-il à un imitateur les libertés de ses modèles officiels ? Pourquoi ces deux poids et ces deux mesures ? Pourquoi exposer ce que l’on condamne, condamner ce que l’on expose, offrir enfin le même objet d’art en exemple si l’artiste est mort, en exécration s’il est vivant ?

Une pareille antinomie ne s’explique ni ne se défend. On finira bien par le reconnaître. Les idées du public français, qui déjà commencent à évoluer sur plusieurs questions artistiques, achèveront de se laisser convaincre. Publier la nudité de l’homme, et expurger celle de la femme, c’est simplement obéir à deux traditions aveugles, irraisonnées, contradictoires, et dont nous ne savons même plus déterminer le dessein. Nos sculpteurs adopteront un principe moral uniforme, et comme l’esprit parisien ne permettra jamais qu’on affuble d’un caleçon le Génie de la Bastille ou l’Apollon de l’Opéra, il est superflu d’énoncer plus aigrement laquelle des deux théories finira par prévaloir.

  1. Lady Dilke. French architecte an d sculptors of the XVIIIth Century. 1 vol. gr. in-8o. London, 1900, p.131.
  2. Athenische Mittherlungen, t. X (1885), p. 6.
  3. Les exemples sont si nombreux qu’on ne saurait les énumérer.
  4. Les Quatre Livres d’Albert Dürer, Arnheim, 1613, ff. 50, 58, 63, 65 Ve, 115, etc., etc.