Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 5.

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LESBOS D’AUJOURD’HUI


La terre de Daphnis et de la petite Chloé, la vieille île éolienne devant laquelle l’amiral Caillard va mettre en batterie ses monstrueux canons, Lesbos, est aussi mal connue qu’elle est célèbre.

Des paquebots européens la contournent sans y faire relâche. Les touristes visitent Chio, Smyrne et les grands souvenirs de la Troade. Très peu de voyageurs récents peuvent compter, parmi leurs excursions, un séjour à Mytilène. L’un d’eux est un Français, M. de Launay, chargé de mission par le gouvernement. Avant lui, deux Allemands, Conze[1] et Poldemey, ont reconnu les ruines antiques échappées aux ravages des Turcs et aux boulets des Vénitiens. Enfin, un habitant de l’île, M. Georgeakis, a recueilli les traditions, les chansons populaires de son pays dans un intéressant travail auquel l’un de nos plus savants folk-loristes, M. Pineau, collabora[2]. Mais ces études n’ont pas dépassé le cercle restreint des hellénistes et nos curiosités d’aujourd’hui leur donnent inopinément un intérêt général qu’elles ne prétendaient pas éveiller.

L’heure est venue de leur demander une causerie familière sur la vie intime de ces paisibles gens auxquels nos cuirassés vont rendre visite avec le cérémonial de la guerre.


Lesbos, île séparée de l’Asie par la mer éclatante de l’Archipel bleu, est encore habitée par une peuplade grecque, de mœurs à demi orientales, comme au temps où les Lydiens lui envoyaient leurs étoffes de soie et passaient dans ses ports en faisant voile vers Athènes. La vie, de nos jours, y est peut-être plus modeste, plus secrète et plus retirée, mais elle a gardé ce caractère de paix tranquille, de bonheur naïf et doux, que Longus lui donnait il y a deux mille ans et que les voyageurs contemporains ont retrouvé intact dans l’âme de son peuple.

Une montagne de marbre blanc, un Olympe devenu Saint-Elie, que l’hiver couvre parfois d’une neige éblouissante ; quelques collines rocheuses ; des golfes d’azur sombre, unis comme des lacs ; un paysage d’un vert très frais, analogue, dit M. de Launay, à celui des montagnes de France : des chênes, des peupliers longs, des noyers çà et là, des haies de mûriers sauvages, des forêts dont le sol est couvert par un tapis d’anémones rouges ; puis, en descendant vers la mer, des fleurs de toutes nuances, des épis, des pâturages et d’innombrables oliviers : tel est le pays de Sapho. Sur les plages, on trouve le murex, le coquillage de la pourpre.

Le costume des femmes est d’un éclat tout asiatique ; il se compose d’une culotte bouffante, serrée à la cheville, d’une chemisette blanche à raies roses et d’un boléro très ouvert qui laisse la poitrine libre dans la mince étoffe. Les cheveux sont ornés d’un mouchoir de couleur qui fait parfois le tour du visage ; on y pique des aigrettes, des fleurs, des mousselines transparentes ou des rubans multicolores, selon les villages. Les jeunes filles sont très fières de leurs cheveux noirs, qu’elles portent en nattes tombantes. Plus les nattes sont longues, plus les filles se disent belles, et une vieille superstition veut que la veille du premier mai elles frappent leurs dos nus avec des orties pour faire pousser leur chevelure.

Chaque année, ce jour-là aussi, elles s’en vont, par groupes d’amies, le soir, en chantant, dans la campagne nocturne. Elles cueillent autant de fleurs qu’elles en peuvent rapporter, et celle qui la première entend le coucou est dite avoir reçu le plus heureux présage. Elles rentrent dans leurs maisons quand le village est endormi, et là elles tressent des couronnes, des guirlandes, des gerbes fleuries, qu’elles suspendent aux fenêtres et aux portes fermées. Le lendemain, quand le soleil se lève, tout le printemps de la terre est venu, entre leurs doigts, envahir les cités de ses corolles et de ses parfums.

C’est la première aube de mai ; le village s’éveille avec elle, et chacun s’habille en hâte. Toutes les femmes ont des anémones dans les cheveux en signe de joie. Tous les hommes sont en habit de fête, portant le gilet noir boutonné en losange, la ceinture écarlate et le bonnet cassé neuf. Une vieille dame, dans chaque quartier, parcourt les rues, portant une coupe de miel où elle trempe son doigt, et elle touche de ce doigt les vierges au front pour les faire paraître douces comme le miel aux yeux de leurs fiancés.

À douze ans, les filles se marient, si toutefois elles ont un trousseau complet ; autrement, les partis ne se présenteraient pas. Ce trousseau, il faut qu’elle le fassent elles-mêmes ; la plus habile est la mieux ornée. Toutes les pièces du linge et des vêtements sont tissées au métier par la candidate : chemises, chemisettes, pantalons bouffants, draps, serviettes, nappes et torchons, étoffe à trame lâche ou serrée, unie ou rayée de couleurs pâles, sortent peu à peu de tous ces petits doigts si pressés de s’unir à ceux d’un mari. Après cela, il faut couper, ourler, broder, que sais-je ? Les mois et les mois passent dans ce long travail d’enfant, qui porte sa récompense au terme de sa tâche.

Les accordailles se font toujours entre le jeune homme et la jeune fille, les parents n’étant consultés que par la suite. S’ils ne refusent pas leur consentement, les deux familles se réunissent et le prêtre a mission de rédiger le contrat, afin que la félicité matérielle des époux reçoive par là une sorte de bénédiction religieuse, comme leur bonheur intime et leur union chrétienne.

À la veille du mariage, toutes les amies de la fiancée se donnent rendez-vous dans sa chambre, et font elles-mêmes la toilette de noces. Le trousseau est déployé, exposé sur les murailles. La jeune fille est lavée par ses petites voisines, qui lui teignent les ongles en rouge.

C’est pour elle, en effet, que la fête se donne. C’est elle qui épouse et elle qui possède ; le mari ne vient qu’au second plan. Une très ancienne coutume qui remonte au delà des Grecs jusqu’aux premiers temps de la civilisation égéenne, veut qu’à Lesbos la femme soit chef de la famille, la fille seule héritière au détriment des fils. Elle hérite même du vivant de ses parents, car, en dehors de la dot qu’elle reçoit, et du trousseau qu’elle s’est tissé, la fille aînée prend possession de la maison paternelle le jour de son mariage, et le père va porter son foyer autre part.

Après la cérémonie à l’église, les assistants se réunissent chez les nouveaux mariés. Une jeune fille se tient à la porte, et chaque fois qu’un invité se présente, elle lui met dans la bouche une cuillerée de confitures, en symbole des douces pensées qu’il lui faut apporter en passant le seuil nuptial.


N’est-ce pas que les petits détails de ces coutumes populaires éveillent l’idée d’une république heureuse, où tout serait inconnu de ce qui assombrit les peuples d’Europe ? Et réellement Lesbos est une île fortunée. Personne n’y est très riche, ni très pauvre non plus. La terre, partagée entre les familles, offre un morcellement à peu près régulier. Nul homme qui n’ait là son bout de champ, ses oliviers précieux et son pain sur la planche. Un climat d’une égalité paradisiaque y rend les cultures faciles et les repos délicieux. Sous leurs toits couverts de roseaux, les maisons peintes de couleurs diverses présentent des pièces vastes où s’étendent des tapis en poil de chèvre tissés par les femmes. Le long des murs blanchis à la chaux, quelques divans sont allongés, et l’on y fait asseoir les hôtes en leur donnant du café turc, des sucreries roses et des fruits confits.

Mytilène, la capitale de l’île, est construite dans une position qui rappelle exactement celle d’Alexandrie moderne. Elle s’étageait autrefois en amphithéâtre sur une presqu’île à demi-détachée, qui n’était reliée à la terre que par des ponts de pierre blanche. De chaque côté de ces ponts, deux ports symétriques se creusaient, ainsi que le Vieux-Port et l’Eunoste à gauche et à droite de l’Heptastade. Puis leur fond bas s’est ensablé. Un isthme lentement émergé s’est élargi entre les anses et la ville nouvelle y est descendue. Il ne reste rien de la cité antique.

C’est aujourd’hui une petite ville propre et tortueuse, coupée d’une quantité de ruelles et d’impasses, bariolée, grouillante et cosmopolite comme les moindres ports de la Méditerranée. Ses maisons bleu clair, rose pâle et jaune léger couvrent des teintes les plus tendres les premières pentes de la citadelle, et une forêt d’oliviers la coiffe de sa chevelure sombre. Les paysans de l’intérieur apportent là et vendent aux marchands étrangers l’huile de leurs olives et le vin de leurs vignes, ce vin de Lesbos jadis si fameux et toujours recherché des Grecs. D’autres y vendent de la soie, des figues, des peaux tannées, du miel, des moutons descendants des troupeaux qui entourèrent Daphnis, des brebis, filles de celle qui allaita Chloé. Ces modestes échanges suffisent à la vie pastorale du pays, et, n’imaginant pas d’autre superflu que les richesses des bois et des plaines, les Mytiléniens n’amassent pour trésors que le miel de leurs abeilles : ils en ont fait le symbole du bonheur.


Soyons doux pour ce peuple innocent et simple que les Turcs laissent en paix depuis soixante-dix ans. Si nous débarquons dans ses ports merveilleux, s’il nous faut quelque temps nous substituer à ses maîtres, et surtout si notre établissement dans l’île doit se prolonger au delà de nos ambitions, montrons-nous discrets et faciles à l’égard de ces villageois qui ne sont pas responsables des fautes du sultan. Ils ignorent la question des quais et les écoles de Syrie. La créance Lorando n’est pas à leur compte. Allons chez eux comme des amis. Notre cause est déjà gagnée auprès d’eux puisque leurs aversions et nos hostilités s’adressent pour l’instant au même personnage.

Enfin, soyons respectueux pour le sol où reposent leurs glorieux ancêtres. C’est là, c’est dans l’île de Lesbos que les premiers lyriques ont chanté leurs premiers vers dans une langue européenne. C’est de là qu’ont jailli les sources de l’ode et les larmes de l’élégie. Tous ceux qui ont trouvé dans les strophes d’un poète le rythme de leurs enthousiasmes ou la consolation de leurs désespoirs doivent regarder cette île comme le lieu privilégié de leur pèlerinage intime : elle est sacrée pour toujours. Le sang ne peut plus être répandu sur les rives où la légende veut que les vagues aient un soir jeté, avec leur écume divine, la tête et la lyre d’Orphée.


5 novembre 1901.
  1. A. Conze, Reise auf der Insel Lesbos, Hannover 1865, in-4o.
  2. G. Georgeakis et Léon Pineau Le Folk Lore de Lesbos, Paris 1894, in-12.