Louÿs – Archipel, précédé de Dialogue sur la danse/Archipel 8.

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UNE RÉFORME DANGEREUSE


Pour faire plaisir à quelques-uns de ses subordonnés, le ministre de l’Instruction publique avait institué l’année dernière une Commission chargée d’examiner comment et dans quelle mesure l’orthographe pourrait être simplifiée.

Cette Commission vient d’achever ses travaux. Son président rapporteur, M. Paul Meyer, soumet un projet qui a l’ambition de métamorphoser 20.000 mots français et qui les rend pour la plupart méconnaissables.

Dans ses grandes lignes, la proposition ramène de huit siècles en arrière l’orthographe de notre langue et revient aux principes du moyen age le plus archaïque. — C’est l’esprit du projet. — Je ne discuterai pas ses dix-sept articles mot à mot. Le rapport a été publié, et bien que l’importance du bouleversement soit partout dissimulée sous des artifices, elle ne saurait échapper à personne.

Écrire keur pour chœur, faze pour phase, jème pour gemme, èle an ut pour elle en eut et ainsi de suite pour 20.000 mots du dictionnaire, ce n’est pas réformer, c’est créer de toutes pièces une orthographe aussi barbare que celle de la Chanson de Roland, et destinée à être, comme elle, lettre morte pour les soixante millions d’hommes qui ont appris notre langue moderne en France ou à l’étranger. — Or, c’est ici que je voudrais appeler l’attention du lecteur : il n’y a pas de réforme plus facile à réaliser que la réforme de l’orthographe ; c’est la plus agréable à un ministre parce que c’est la seule qui ne risque pas de soulever un incident à la commission du budget ; et néanmoins il n’y en a guère qui puissent avoir de plus désastreuses conséquences pour notre mouvement intellectuel, et pour notre influence extérieure. La raison en est simple.



À qui n’est-il pas arrivé de prendre dans sa bibliothèque un Montaigne ou un Amyot, d’en montrer une page à un ami (ingénieur, architecte, officier… qui sait littérateur peut-être) et de voir aussitôt un mouvement de recul, une main qui se lève, un visage qui s’écarte : « Non. C’est de l’ancienne orthographe. Je n’y comprends rien. » Dès aujourd’hui, le seizième siècle n’est plus connu que des curieux. La langue a peu changé depuis Mathurin Régnier ; mais la masse du public ne sait plus traduire « I’ay ueu » en « J’ai vu ». Une réforme de l’orthographe a creusé ce fossé entre nos pères et nous.

Pourtant, auprès de la réforme artificielle et totale que médite M. Paul Meyer, les lentes transformations naturelles qui ont évolué depuis trois siècles « ne sont que jeux de petits enfants ». Si d’un trait de plume nous changeons, comme on le propose, l’s en z, le g en j, le ph en f, le ch en k, l’x en s, etc. ; — si, sous prétexte de simplicité, nous supprimons la moitié des lettres qui forment les mots les plus anciens et les plus usuels de la langue, nous obtiendrons une langue nouvelle en apparence, une sorte d’idiome factice, moins logique et plus difficile que l’espéranto. Il faudra choisir entre le français nouveau et le français d’aujourd’hui. Le peuple n’aura pas le temps d’apprendre à lire les deux. Les étrangers encore bien moins.

Dès lors, les générations de 1925, les hommes qui auront appris à écrire exclusivement avec la nouvelle orthographe pourront choisir deux solutions : — ou bien ils apprendront tout à la fois l’orthographe de M. Meyer et la nôtre ; — dans ce cas, je ne vois pas comment la réforme projetée simplifierait les études ; — ou bien ils se trouveront aussi dépaysés, aussi complètement impuissants devant un livre de 1904 que nous le sommes nous-mêmes devant une chanson de geste. L’espèce d’effarement que nous éprouvons devant le mot faze écrit par M. Meyer, notre mot phase le leur donnera en sens inverse, c’est l’évidence même.

Et alors l’immense patrimoine de science et d’érudition amassé par les deux derniers siècles et légué par eux à celui-ci, les millions et les millions de livres français qui représentent l’effort national jusqu’à l’heure actuelle et qui ont en puissance l’énergie pensante de la génération future, ces livres qui sont toute la fortune de l’instruction publique et le capital intellectuel de la France, nous les verrons bientôt interdits virtuellement à la jeunesse entière ou réservés à quelques chartistes qui joueront le rôle d’interprètes entre nous et nos petits-neveux.

M. Meyer ne mesure pas lui-même les conséquences de la réforme qu’il soumet et cela est assez naturel : toutes les orthographes lui sont familières ; son métier est de déchiffrer. C’est pour cela qu’il a été créé, comme disent les bonnes gens, et mis au monde. Lire la même phrase écrite de deux façons, c’est un jeu pour lui ; mais c’est une tâche pour le commun des hommes, et comme nul n’accepte de lire en épelant, comme les deux tiers d’une lecture se passent à parcourir les pages inutiles pour arriver tout droit à la page nécessaire, l’obstacle de notre orthographe sera invincible pour ceux qui n’auront appris que la nouvelle et on ne le franchira pas. Je le répète, le trésor de nos bibliothèques publiques, tel qu’il est aujourd’hui amassé, perdra toute valeur pour la nation. Nos livres ne seront plus des instruments de travail.

On réimprimera, dit-on ? Mais c’est une rêverie. On ne réimprimera pas la millième partie de ce qui est nécessaire à un travailleur. Quel que soit le champ de l’activité individuelle, quelle que soit notre profession, elle suppose toute une catégorie d’ouvrages fondamentaux, de « Dalloz », impossibles à remettre sous presse et qu’il est indispensable de connaître sous peine de rester plus médiocre. Si l’on ne peut plus les lire, ces ouvrages de fonds, il faudra bien se contenter des compilations hâtives que l’on fabriquera commercialement pour la circonstance et qui auront à peu près la valeur de manuels à l’usage des classes. La science française n’y résistera pas.

L’influence française non plus. Notre gloire à l’étranger est faite de notre passé. Montesquieu y tient plus de place que tous les auteurs vivants réunis. Si nous adoptons une orthographe radicalement différente de la sienne au point d’être méconnaissable, laquelle enseignera-t-on dans les lycées allemands. Je crois bien qu’il faut répondre : aucune. Les hommes qui dirigent l’enseignement à l’étranger voient dans l’étude du français un double avantage : une littérature ancienne utile à connaître, une langue moderne utile à parler. Le jour où ils seront forcés de faire choix entre l’une et l’autre, ils trouveront facilement ailleurs en Europe cette double qualité que nous aurons perdue à leurs yeux. Nulle part, est-il besoin de le dire, on n’enseignera les deux orthographes, celle de Voltaire et celle de M. Meyer. Ce jour-là, ce sera la fin de notre expansion intellectuelle.

Et pourquoi risque-t-on une si grosse partie ? Dans quel but ? Quel est le dessein des initiateurs ?

La réponse est écrite en tête du rapport : « Direction de l’Enseignement primaire. »

Si la Commission ne craint pas de jeter ce trouble irréparable dans les développements de la pensée française, c’est pour qu’en rentrant chez lui, après avoir conduit son école au certificat d’études, l’instituteur puisse s’écrier : « Tous mes élèves ont fait leur dictée sans faute ! » Il n’y a pas d’autre motif sérieux. C’est afin d’améliorer l’orthographe des écoliers qu’on se propose de rendre inintelligible pour eux tout ce qui a été imprimé jusqu’à notre époque. — Mais supprimez donc la dictée de ces bambins ! Qui protesterait ? Nous ? certainement non. Eux ? — Les instituteurs restent seuls à conserver aujourd’hui la superstition de la dictée correcte. Cette question de l’orthographe les hante, et avec eux, les universitaires. Puisque d’un accord général on reconnaît qu’elle fait perdre aux petits écoliers un temps qui pourrait être mieux employé à d’autres études, supprimez la dictée des examens primaires. La réforme aura contre elle quelques maniaques, mais la France entière l’approuvera.


On invoque une deuxième raison : avec une orthographe simplifiée, notre langue serait plus facilement apprise par les étrangers. Je viens de dire comment les étrangers ne l’apprendraient plus du tout, si facile qu’elle fût. Terminons : il faut répondre à cet argument, non par une théorie, mais par un exemple. — L’orthographe la plus simple et la plus logique du monde est celle de l’italien. La plus compliquée, la plus irrégulière, la plus contraire à toutes les lois de ce qu’on pourrait appeler la phonétique internationale de l’Europe, n’est-ce pas celle de l’anglais ?

Or, l’anglais, sans changer une lettre à son orthographe classique, est parlé aujourd’hui par 180.000.000 d’hommes, dont 150.000.000 gagnés depuis un siècle. L’italien n’est parlé nulle part en dehors de la Méditerranée, et là même il perd du terrain ; il en perd en Égypte, il en perd dans le Levant, il en perd en Provence. Jadis compris par tous les lettrés de France, l’italien nous est devenu inutile. Et à quoi lui sert la simplicité de son orthographe si personne ne prend plus la peine de l’apprendre ?

La réforme soutenue par M. Meyer a été accueillie par un tolle chez les écrivains. Je ne puis reproduire ici les noms de tous les littérateurs qui ont voulu signer le manifeste de protestation et je m’honore d’avoir été le premier à signaler dans la presse ce véritable péril français.

Notre science est faite de tout un passé qui s’élève jusqu’à nous et qui nous soutient par la masse énorme de ses travaux. C’est le sol sur lequel vivra la France future. Deux siècles communiquent ensemble par le Livre. Aucune raison ne peut justifier la rupture de cette communication vitale. C’est là qu’est le danger, et c’est là le terrain sur lequel il faut se placer pour résister à la dangereuse réforme que je ne sais quelle coterie d’instituteurs et de paléographes nous propose.


1904.