Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Suite à Poëtique 8

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Slatkine reprints (p. XLVI-ms).

BAUDELAIRE


BAUDELAIRE


1er février 1915.

Tu m’as fait acheter les Fleurs du Mal. Je ne les avais pas ouvertes depuis plus de vingt ans.

Littérairement, j’admire C. B. plus qu’autrefois. Son vers de prose, son vers initial, est beau. Le vers amené par la rime est souvent au-dessous de tout ; nous chercherons tout à l’heure pourquoi. Mais les images sont fortes, neuves, pleines de sens.

Avec cela, je conserve toute mon antipathie pour l’auteur, et par conséquent pour son livre, puisqu’il se vautre dedans.

D’abord, l’odeur de Cuvette crasseuse et d’immonde hôtel garni, qui flotte sur ces vers, est insoutenable. Pot-Bouille me dégoûte moins. Pot-Bouille a quelque chose de rissolé qui fait figure de tableau. Mais Baudelaire sent la punaise pourrie.

Je n’aime ni sa religiosité, qui n’est pas une foi ; ni son enfer, qui n’est pas du satanisme ; ni son hypocrisie qu’il a l’insolence de nous attribuer ; ni son cynisme qui est absolument exempt de grandeur.

Et ce qui me frappe le plus, quand je le considère, ce sont les tares et les ratés de son imagination.

Depuis que je me connais, j’ai toujours vécu dans la lune. Rien ne me semble plus facile que d’échapper au monde sensible, pour un temps sine horà : depuis l’heure où je le désire jusqu’à l’instant de mon sommeil.

Aussi ne puis-je comprendre un poëte qui maudit « un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ». Depuis quand la divinité a-t-elle besoin d’avoir une sœur ? Le rêve est l’action suprême.

Qu’est-ce que l’action matérielle pourrait lui apporter qu’il ne possède pas ? Les poëtes, ce sont le Cyclope de Théocrite, le Wolfram de Wagner, le Satyre de Hugo, le Faune de Mallarmé : ceux qui créent un rêve plus réel que la chose, plus vivant que la vie, plus ardent que l’amour, plus divin que les Dieux. — Ce vers de Baudelaire est indigne d’un poëte.

Et pourquoi demanderais-je au Seigneur « la force et le courage de contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ». J’ai cela et mieux que cela, puisque j’ai la faculté d’inventer l’objet que je contemple. Si Baudelaire se dégoûte pourquoi regarde-t-il Baudelaire ?

Parce qu’il ne peut guère voir autre chose que lui-même. Parce que pas un grand écrivain n’a eu l’imagination plus pesante. Parce qu’il ne réussit jamais à s’abstraire.


Mais mon cœur que jamais ne visite l’extase
Mais mEst un théâtre où l’on attend
Toujours, toujours en vain.


Au maximum de son effort cérébral il voit… tantôt une sorte de vision trouée à travers laquelle la réalité ne cesse jamais d’être présente (ses désirs « ont la forme des rues »)… tantôt une réalité que rien ne peut dissiper ni voiler, et une sorte d’idée brumeuse qui s’en élève mais y reste attachée. Il lui faut une charogne pour songer à « l’essence divine de ses amours ». Il lui faut « une affreuse juive » pour qu’il rêve « à la triste beauté »…, etc. — C’est misérable.

Là, il est tout près du Petit Manuel d’Imagination à l’Usage des Jeunes Personnes que Musset a intitulé « la Nuit de Mai ». Je ne puis dire combien cette cuisine poëtique, ainsi mise à nu, me répugne. Quand je vois les doigts de la cuisinière sur le bord d’un plat, je n’ai plus faim. — Faut-il tant d’aveux et de vomissements pour transporter le lecteur dans le monde de l’imaginaire ?

(Transcription du manuscrit autographe présent dans le fac-similé)


Leconte de Lisle sur Baudelaire


« Baudelaire n’était pas un poëte. Baudelaire ne pensait qu’en prose. »

Et comme je m’étonnais L. de L. continue :

« Chacune des Fleurs du Mal est un petit poëme en prose que Baudelaire a traduit en vers. »

= C’est évidemment vrai. C’est tout le secret de Baudelaire.

Exemples à chaque page. D’abord le « Toi qui comme un coup de couteau… », la force du début et la stupidité de ce qui suit. Etc.




Dire que, par contre, certains prosateurs ne pensent qu’en vers et ont toutes les peines du monde à écrire en prose leurs poëmes.