Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Suite à Poëtique 7

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Slatkine reprints (p. XXXVIII-XLIV).

MAURICE DE GUÉRIN


MAURICE DE GUÉRIN


Tamaris, 7 août 1910.

Merci de m’avoir fait connaître Maurice de Guérin. Je vois par le chœur des journaux que mon ignorance était mondainement impardonnable en cette semaine de centenaire. — Mais je n’aime pas çà du tout, j’aime mieux vous le dire tout de suite. On ne devrait pas avoir le droit de copier Chateaubriand si impudemment et si mal. Guérin n’a rien su voir, dans les Martyrs que la surface somptueuse, le manteau du style ; il ne sent pas que là-dessous il y a une armature, la construction de la phrase et que plus le choix des mots est éclatant plus l’erreur de place est dangereuse.

Tenez : j’ouvre à la meilleure page :

« Le roulement de mes pas… le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même. »

Et voilà ! tous les tonnerres de la langue française, les trombones et les tubas, le roulement, le retentissement, le centaure, tout çà ! pour aboutir à « qui s’guide lui-même », un triolet au bout d’un fifre.

Et pour comble, la phrase est absurde, car s’il se guide, ce vieux centaure, il n’est pas errant ; ou s’il est errant, il ne se guide pas.

Prenez même la plus belle ligne du morceau :

« Je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. »

Voilà enfin une phrase construite, parce que c’est du Chateaubriand tout pur et que c’est volé comme dans un bois. — Mais c’est mal volé. Une force aveugle bondit. Une vie aveugle reste immobile ; elle a la terreur du mouvement. Guérin a compris « aveugle » au figuré, mais il l’a écrit au propre, par la faute du mot précédent.

C’est un simple amateur de grand style, et qui ne sait pas se servir de son instrument. Quand on prend l’épée de Charlemagne il ne faut pas la tenir comme un pistolet.

Faux pour faux, j’aime mieux les trois premières pages d’« Alala ou l’Enfant du Désert » (1803). Lisez çà. Il y a là une description iroquoïdesque de la plaine de Vanves et de ses indigènes… Pas mal du tout.

J’ai lu avec soin l’article du Temps dont tu m’envoies un extrait et je ne suis pas de l’avis du journal.

« Du rôle de l’adjectif dans telle page de Montaigne » ; — nouveau sujet ; excellent sujet, de licence.

« Des beautés de la période dans tel sermon de Bourdaloue » ; — ancien sujet ; exécrable sujet.

Sur le premier point, la Sorbonne a des choses fort intéressantes à me dire.

Mais sur le second point elle ne sait rien, ni toi, ni moi, ni personne.

Tu sais combien je me préoccupe de la pureté du style à tous les points de vue : vocabulaire étymologie, syntaxe, rythme, orchestration des consonnes et des voyelles. Eh bien, je ne saurais pas énoncer une loi générale. Je n’en connais pas qui n’ait les plus magnifiques adversaires dans le passé de notre français.

Même la plus évidente, l’anticacophonique : « Ne répétez pas une consonne forte plusieurs fois de suite, à moins que vous ne cherchiez un effet de violence. »


Corps femenin tant es tendre
Polly, souëf, si precieulx…


« Tant es tendre » trois T et un D ! et c’est admirable ! C’est contre toute règle sensée, et c’est immortel !

Là, c’est le défaut qui est la beauté. Ces trois T sont tellement durs qu’on ne peut pas les dire à la suite. Instinctivement le lecteur ralentit, détaille :


Qui tantt’… es… tendre.


et en même temps qu’il insiste sur tant qui est le mot capital du vers, il prononce tendre avec une inflexion qui lui donne sa plus haute valeur.

Donc il n’y a pas de loi.

Et là où il n’y a pas de loi, comment y aurait-il des juges ?

C’est pourquoi j’admets qu’un normalien fasse l’analyse scientifique d’une œuvre d’art, qu’il étudie l’adjectif chez Montaigne, le sternomastoïdien chez Michel Ange ou l’ombre portée chez le Titien. Il y a des monographies intéressantes à faire sur tout cela.

Mais quant à m’expliquer comment et pourquoi Chateaubriand écrit comme un dieu et Maurice de Guérin comme un pied, c’est impossible. Tous les deux prennent la même matière et tous les deux violent la langue. Quand ils font des fautes de français, le premier est sublime le second est lamentable, Pourquoi ? Non seulement je n’en sais rien, mais je défends bien à la Sorbonne de feindre jamais qu’elle le sache.