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Louÿs – Voyage en Espagne

La bibliothèque libre.

Fac-similé de autographes du cinquième volume des œuvres complètes de Pierre Louÿs, réimpression de l'édition de 1929-1931









VOYAGE EN ESPAGNE

1895




Dans ce carnet de voyage, H…, le compagnon de route de Pierre Louÿs, intercalait des réflexions qui ont été reproduites ici en italiques et isolées du texte.
(Note des Éditeurs.)




En wagon, dimanche 6 janvier.


J’arrive à la gare à 9 h. 1/2. H… y était déjà, bien que le train ne dût partir qu’à 10 h. 22. Il était debout sur le quai de la gare, dans un grand manteau de couleur beige. Il portait sur le front un melon noir, sur le nez un lorgnon qui, perpétuellement, aspirait à descendre, et à la main un sac de voyage embaumé d’une vague odeur de chameau, et accouplé d’une couverture de laine où s’étiraient côte à côte un parapluie noir et une blanche ombrelle.

Cela me fit penser que j’avais oublié la mienne, d’ombrelle. Et je fis cette réflexion que l’Almanach Hachette ne peut tout prévoir, et qu’il ne suffit pas de l’avoir lu pour savoir « tout ce qu’il faut mettre dans sa malle ». À qui se confier, Seigneur Dieu, si on ne peut plus se confier à l’Almanach Hachette ! (Cette phrase fut énoncée par H…).

Je proteste. Par vous !


Si vous voulez. Mais je ne m’en vante pas.

Une certaine émotion avant le départ. Bon ! J’ai oublié mon Joanne ! Je cours à l’étalage de la marchande de gare et j’en achète un autre. À peine suis-je remonté dans le wagon que je retrouve le premier. Surprise plutôt désagréable.

Départ. Pour commencer l’ère des économies, nous prenons un coupé jusqu’à Bordeaux et nous y restons seuls toute la nuit. Je déballe mon sac de nuit et nous en regardons les curiosités quelque temps.

Puis H… s’étend et ronfle. Moi je peste d’abord contre une insomnie, mais le Morphée spécial aux coupés de P. 0. finit par se manifester à peu près.


Lundi 7.

Réveil un peu avant Coutras, vers 6 heures du matin. Nuit noire. Froid également noir. H… profère quelques frissonnements vocaux. Je me tapis dans ma couverture.

À Bordeaux, je descends, H… aussi et nous intégrons un wagon intitulé Irun, ce qui nous fait deviner qu’il va jusque-là. Comme nous montions, un Anglais descendait, qui nous crie : « You, look out ! pon my luggage ! » Je le regarde stupéfait et je réponds : « Pas du tout ! » en redescendant.

Mais il remonte et s’impose définitivement comme « le raseur ». Il nous demande où nous allons. Sur notre réponse (Saint-Sébastien) il me dit : « I am going too to San-Sébastien. » Ouf ! Et il continue en nous demandant la suite. H… dit : « Madrid, Séville. » Il réitère que lui aussi, Madrid, Séville. C’est complet !

Je cherche alors tous les moyens de le plaquer avec déférence et je finis par trouver celui-ci est de le laisser prendre tranquillement son : billet pour « San-Sébastien » et de demander ensuite avec toupet « une seconde Madrid ». Mais silence jusque-là.

H… reprend avec éloquence une discussion de la veille sur les embranchements divers de la ligne Paris-Bayonne. Et, tout à coup, comme inspiré, il s’écrie :

« Oh ! le Sud ! Oh ! le Sud ! »

Je réponds : « Oui. » L’Anglais dit « What ? »

Il faut noter que cette exclamation était inspirée par le spectacle des Landes couvertes de neige à partir de Morceux.


De Laluque, s’il vous plaît.

C’est vrai.

Donc, c’est ici que commence la neige, et successivement nous voyons l’Adour débordé dans toute la plaine de Dax ; Bayonne toute blanche, Biarritz tout blanc et un adorable village dans une petite crique arrondie : Guéthary, — blanc aussi. Je me rappellerai Guéthary. H… est tellement emballé sur ce trou (que nous avons aperçu en un quart de minute), qu’il songe à y placer la scène d’amour de son prochain roman moderne.

Passage de la frontière. Je constate que cet événement laisse H… sans émotion. « Pour moi, me dit-il, il n’y a pas de frontières. Ce côté-ci de la rivière est exactement semblable à l’autre. »

Légère rougeur que mon ignorance me cause : je prenais la Bidassoa pour un ruisseau et c’est un bras de mer.

Du blanc, du blanc.

Irun. Douane. L’Anglais continue. Cinquante-neuf francs d’excédent de Irun à Madrid pour ma malle !!! Ainsi donc, c’est la ruine. Je reste atterré et je déjeune mal. H… me dit : « Aussi, pourquoi avez-vous pris tant de livres ? ne pouviez-vous les faire expédier par petite vitesse ? » Je soupire et ne dis mot.

Le train repart (entre parenthèses, le tour à l’Anglais a été joué. Il nous quitte à San-Sébastien. Victoire !)

2e station : Passages. Admirable baie fermée par deux montagnes tout près l’une de l’autre. Je fais observer à H… inattentif combien cette disposition serait précieuse pour un pont de guerre.

San-Sébastien (également sous la neige) ; l’Anglais — un certain J. Watson de Manchester — nous lâche. Montent quatre femmes espagnoles dont deux fort jolies. Trois descendent à une station proche. L’une des deux jolies reste seule avec nous, et au moment où entre nous deux elle se penche à la portière pour saluer ses amies, je lui fais ce que Horace appelait : Pinçoir culum. Son indignation est modérée. Je regrette que des vitres ridiculement grandes ôtent tout secret à notre compartiment par rapport aux voisins.

J’en suis, pour ma part, heureux.

Je continue le récit de ce journal, qui commence à ennuyer Pierre Louÿs.

À Zumarraga nous descendons. La neige avait augmenté de plus en plus. Elle est ici fort épaisse. Aussi, le train s’arrête ; et, comme les secondes, en Espagne, ne sont pas chauffées, nous sommes gelés sur nos banquettes.

Nous descendons au bout de dix minutes. Louÿs est de fort mauvaise humeur, et j’essaye en vain de le faire patienter. Il s’est réfugié sous le hangar de la station, et là, dans la neige fondue, il essaye de se réchauffer en battant la semelle.

Au bout de deux heures et demie seulement, nous repartons. Notre wagon est plein de jeunes Basques en béret qui semblent être des étudiants regagnant la prochaine université après les congés du jour de l’an.

À trois cents mètres de la station, le train s’arrête en pleine neige. Pourquoi ? nous n’en savons rien. Impossible même de descendre : la voie est unique et, des deux côtés, il y a deux montagnes de neige. Pour comble, les étudiants basques ouvrent la portière toute grande et dansent sur le marchepied une sarabande folle. Tout le froid de la neige entre et nous saisit, Louÿs grelotte dans sa couverture.

Le train repart, au bout de deux heures, et nous comprenons qu’il a fallu vaincre un éboulement causé par la fonte des neiges. Ces compagnies espagnoles sont si imprévoyantes qu’elles construisent des tranchées sans murs de soutènement.

Ainsi, déjà cinq heures de retard en arrivant à Alsasua. Le train continue, puis s’arrête ; et, après deux heures d’attente mortelle, il revient sur ses pas. Les étudiants battent des mains, mais le train s’arrête encore et reprend son chemin en avant. Il s’agissait d’une avalanche de neige qui avait barré la route.

Il était près de minuit. Nous avions huit heures de retard, et pas de dîner. Au milieu d’un froid intense, nous nous endormons fort mal.
Mardi 8.


À trois heures du matin, je me réveille sur un cauchemar de vérité : la portière s’est ouverte et un flot de neige entre dans le wagon. C’est fort beau. Mais je suis glacé. Mon Dieu ! quelle belle pleurésie m’attend ! Je referme. La tempête de neige continue et en dix minutes les vitres sont feutrées.

Trois nouveaux voyageurs sont montés dans le wagon, sans doute à Mirande, venant de Bilbao. Ils dorment très couchés l’un sur l’autre, comme des étudiants anglais, et même la neige sur eux ne les a pas réveillés. H… assis dans un coin sommeille la tête haute et les jambes croisées. Je me rendors vaguement.

Réveil au matin, mais dans la nuit encore à Venta de Banos. Il n’y a plus de neige. C’est une grande plaine. Seul, le train est encore si complètement blanc qu’on a mille peines à nettoyer les vitres. H… s’y emploie avec patience. Les trois nouveaux venus nous offrent de partager leur déjeuner. Refus d’abord, puis acceptation sans raison. Il s’agit d’un pain frais et d’une bouteille de vin noir qu’H… compare avec regret aux vins de l’Ardèche.

À 9 h. 1/2 du matin : Avila.

Et ici commence, ou plutôt reprend la petite fête.

En descendant du train, j’entends parler français et je demande vivement : « Combien y a-t-il d’arrêt ? Ai-je le temps de déjeuner ? — Quatre jours d’arrêt, Monsieur. Les trains ne passent plus. Nous sommes là depuis hier ».

Têtes.

Et H… me dit : « C’est vrai. Nous sommes devant la sierra de Guadarrama, c’est le point le plus élevé de la ligne. Il est vraisemblable que nous ne passerons pas. »

Heures mortelles.

Vague déjeuner.

Un poêle qui ne chauffe pas.

Nous quittons la gare, et sans même savoir si le train reste encore longtemps, officiellement, nous filons vers la ville à pied, à la grande inquiétude d’H…

Avila m’intéresse fort. C’est là qu’est née sainte Thérèse et je voulais savoir pourquoi.

La ville est à quinze cents mètres de la station : une Aiguesmortes sur une colline basse devant une immense plaine entièrement neigeuse. Des murailles et des tours énormes.

Mais, pris de frousse, à peine avons-nous franchi les murs, vu quelques filles à la fontaine et des chiens sur leurs derrières, — nous courons vers la gare, anxieux du train.

Le train est toujours là.

Et comme nous rentrions, les trois nouveaux venus de la nuit nous disent en espagnol quelque chose comme : « Nous allons à la fonda, venez-vous avec nous ? »

Acceptations ; valises enlevées du train, départ à pied vers la ville iterum.

L’aîné (40 ans) est un capitaine espagnol d’un navire marchand ; il a nom don Miguel Goyeneckea. Le second, don Restituto Azgueta, est âgé d’environ 21 ans ; ressemblance frappante avec Couzinie, et j’explique à H… ce qu’est Couzinie. Le troisième est du même âge, mais sans intérêt.

Goyeneckea parle anglais. Ô joie ! je vais donc enfin pouvoir dire quatre mots.

Nous nous dirigeons, dans une neige épaisse, vers la fonda (auberge). Et cependant que je demande à H… si Sarah Bernhardt a vraiment l’âge que lui prête Coppée dans le vers célèbre : Or, en mil huit cent neuf nous vîmes Sarah gosse, il me rappelle aux convenances en me faisant remarquer l’extraordinaire pittoresque des gens d’Avila, qui sont évidemment les mêmes que du temps de Torquemada. Et il ajoute ces paroles ailées :

« Si j’avais su que ce fût du vrai pittoresque, je n’aurais pas tant hésité à vous accompagner. Je ne suis pas ennemi du vrai pittoresque, je ne suis ennemi que des musées Grévin. »

Et il souligne son dire en me montrant des Espagnoles en châles jaunes et bleus à franges et leurs pères en pantalons de cuir, également frangés.

Épouvantable odeur d’huile en pénétrant dans la fonda ; mais d’huile propre. On dirait qu’on entre dans la chaufferie d’un cuirassé bien tenu.

Quant à nos chambres, elles sont inénarrables. Don Quichotte lui-même n’en a pas eu de semblables. Deux puits aux portes cassées, chevelus de toiles d’araignées, tapissés de poussière, et éclairés de tout en haut par une lucarne profonde dans un mur épais. Tout ce qu’il y a de plus classique en fait d’auberge espagnole. Et une même phrase jaillit de nos lèvres sœurs : « Comment ! ça existe donc ! »

Avec terreur nous y déposons nos sacs de voyage.

Puis une interminable visite à « La Academia de Administracion militar » où l’on nous explique, outils en main, quelle différence il y a entre le Mauser espagnol et le Mauser allemand. Comme nous ne sommes pas des officiers en mission, nous nous réjouissons peu de cet espionnage involontaire et de vastes bâillements dilatent nos maxillaires mal rasés.

Vers 5 heures, le café. Nous assistons à une partie de cartes espagnoles.

Mais tout à coup :

« El trèn ! el trèn !! »

C’est le train qui s’en va, ou du moins qui va partir !

Course folle dans la neige, jusqu’à la fonda. Nous reprenons nos sacs. Une voiture, un omnibus, une diligence à mules plutôt, nous emmène avec une furie effrénée à travers tout Avila. Je suis sur le siège, et complètement gelé, craignant mille fois de verser tant les tournants sont courts et les bêtes affolées. Encore tout ce qu’il y a de plus classique en fait de diligence espagnole. H… a mille peines à faire tenir sur son nez l’instable et bouleversé lorgnon.

Nous arrivons, et naturellement, le train est toujours là. Nous nous engouffrons dans un compartiment d’un wagon de seconde où tous les compartiments communiquent comme dans les troisièmes françaises. À sept heures du soir, le train repart.

Et la voilà bien la gaieté espagnole.

À deux compartiments de distance, il y a justement une gitane. Pendant que le train marche elle se met à danser en chantant et en s’accompagnant avec les doigts ; tout le wagon hurle en chœur.

Deux très jeunes filles lui répondent d’abord, puis, jalouses de son succès, elles lui posent des colles, des devinettes que je ne comprends pas, mais qui doivent être d’une belle obscénité, si j’en juge d’après la fréquence des mots : « Carajo ! » et « el cono ». Ce dernier vient souvent à la rime.

Puis tout s’envenime. Discussions violentes. Cependant, le train s’est arrêté devant une nouvelle avalanche, mais personne n’y fait attention. J’en profite pour quitter mon compartiment et m’intégrer dans le compartiment intéressant, celui des femmes.

Dès que je suis entré, elles deviennent furieuses l’une contre l’autre, et à mon sujet, sans que je puisse comprendre pourquoi. La gitane en veut surtout à l’une des petites qui paraît fort spirituelle, et comme elle la menace de ses ongles dans les yeux, la petite répond avec une peur feinte qui est à mourir de rire : « Cuidado ! » qu’elle prononce drôlement : « Couizâo ! ». Alors la gitane au comble de la rage se précipite sur elle et cherche à griffer le visage. On a mille peines à les séparer.

(Une autre réponse de la petite, avec la voix la plus tranquille : « Guardia ! qu’on me fournisse deux chulos ! » comme si elle était devant un taureau.)

H…, debout dans le fond, profère : « C’est vraiment très bien ! ».

La gitane, qui n’est pas calmée, se rejette sur l’autre petite, et autant que je puis deviner, elle se moque d’elle en l’appelant :

« Muchacha ! » (petit bout de femme). Mais l’autre se lève gravement, et montrant ses seins sous le châle :

« Yo soy mujer ! » et elle répète : « Soy mujer ! » Merveilleux.

Le train ne marche toujours pas. Le parquet est un lac de neige fondue ; des deux côtés de la voie, on ne distingue que de la neige, mais à droite un admirable précipice qui peut avoir cinq cents mètres de hauteur et se termine dans un bassin immense, également blanc jusqu’à l’horizon. Lune sur tout cela.

H… me dit : « Nous sommes à treize cents mètres d’altitude. »

Rien ne peut donner une idée de la splendeur de ce moment. C’est très probablement ce que j’ai jamais vu de plus beau, ce train bloqué dans cet Himalaya. Plus beau même que la traversée du Djurdjura en juillet.

Tout à coup, la gitane recommence ! Injures de plus en plus grossières. La petite (une tête d’enfant dans un foulard blanc aux cornes en arrière et noué sous le menton) devient sérieusement en colère, elle aussi ; et au bout de deux minutes les deux femmes se précipitent de nouveau l’une sur l’autre, en pleurant de rage.

On les sépare encore. Et à ce moment, d’un compartiment voisin, surgit un grand escogriffe avec un uniforme ridicule de garde civil (gendarme). Il enjambe de ses longues bottes la barrière de bois qui sert de dossier, il s’avance tranquillement vers la petite et, avec cette infaillibilité de la police qui frappe toujours le plus faible, il lui donne sur la joue gauche le soufflet le plus brutal que j’aie jamais entendu.

Puis il la fait passer dans un autre compartiment, toute en larmes et tremblante, et il revient lui-même gravement dans le sien, avec la satisfaction d’avoir rétabli l’ordre troublé.

La gitane est triomphante, mais elle a encore les larmes aux yeux, et elle dit en crispant les mains une phrase dont je ne comprends pas les mots, mais que le geste rend évidente :

« Je suis contente, mais j’aurai tant voulu, j’aurais tant voulu lui arracher les yeux ! »

Cependant, le train est toujours en panne, et je grelotte péniblement. Les vitres sont cassées à plusieurs carreaux ; un courant d’air glacial me pénètre ; mes pieds sont absolument gelés, mouillés, immobiles. Je pleurerais, moi aussi, de vraie douleur et d’impatience. Un vent terrible souffle au dehors ; il neige maintenant beaucoup. Pourquoi n’avance-t-on pas ? Voilà trois heures que le train est là. Il va être minuit. Avancera-t-on jamais ? Je vais avoir sûrement une fluxion de poitrine. En outre, je meurs de faim ; depuis trente-six heures je n’ai pris qu’un repas, et quel repas !

L’impatience, surtout, est insupportable. L’impossibilité de savoir quand le train marchera. Il n’y a pas de raison pour qu’on avance : s’il continue à neiger nous allons être bloqués là. La station la plus proche, Sainte-Marie-des-Neiges, est un hameau de quatre maisons. Nous sommes perdus en pleine montagne, loin de toute ville, absolument isolés, et dans cette tempête de neige, par ce froid pénétrant… J’avais assez peur ; plus, du moins, que dans aucune autre circonstance de ma vie. Mais H… restait impassible, et disait : « Nous passerons. »

Nous passâmes, en effet, et la nuit s’acheva sans incidents vers 6 heures du matin, en gare de Madrid.

Nous avions, depuis Paris, cinquante-six heures de chemin de fer, presque sans sommeil et sans nourriture ; dont quarante et une en secondes non chauffées, et vingt-trois heures de retard.


Mercredi 9.


Les trois Espagnols, qui se manifestèrent charmants, veulent nous conduire à l’Hôtel des Beni-soulards. Du moins, c’est le nom que nous entendons,


ineffable souvenir d’Afrique.


Après contrôle, il s’appelle Nuevo Peninsular.

Un pauvre garçon phtisique nous fait du feu en toussant.

Enfin, nous couchons dans un lit !

Réveil vers une heure de l’après-midi. Lever. Que faire ?

Nous sortons dans Madrid, qui est bête.

Stupéfaction de voir toutes les femmes en châle à franges, et tous les hommes en cape espagnole à doublure de peluche éclatante.

H… me dit : « Si nous allions au musée ? » Je réponds : « Non ! nous le verrons beaucoup mieux au retour. » H… observe : « On ne sait pas ce qui peut arriver. On n’est jamais sûr de revoir ce qu’on laisse passer. Allons-y, ne fût-ce qu’une heure. »

Et nous y fûmes.

Comble de l’admiration. C’est aussi beau que le Louvre. La National Gallery, auprès, est une pauvre petite Collection Chauchard.

Longs arrêts surtout devant Velasquez, et principalement ses Buveurs. Moi qui le prenais pour un portraitiste seulement.

Et les Tintoret ! ô souvenirs de Venise !

Et les Titien et les Van Dyck et les innombrables Rubens.

Du reste, nous avons vu cela comme en chemin de fer.

À cinq heures, il fallait être rentré à l’hôtel pour dîner.

À 6 h. 20, départ pour Séville, enfin !

Goyeneckea et Azgueta partent avec nous.

Nuit sans intérêt. Un Italien obséquieux est dans notre compartiment.


Jeudi 10.


Réveil à cinq heures du matin. Le train file dans une plaine. C’est déjà l’Andalousie. Arrêt à Cordoue. Le jour naît peu après, à temps pour nous faire voir (à Posadas) où commencent les orangers. Délire de se savoir enfin près du soleil.

Paysage de plus en plus algérien : terres rouges, arbres toujours verts ;

Séville !

Les Espagnols nous quittent, nous descendons à l’hôtel de Paris. Chambre à deux lits, No 54…

Première course dans Séville : Plaza San Fernando, calle Zaragoza, calle San-Pablo. Retour.

L’air est chaud, le vent est chaud, les maisons sont chaudes au toucher. Volupté.

Des femmes passent, à la fois sèches et grasses, les bras maigres et les joues pleines. La plupart horribles, quelques-unes admirables. Pas de milieu, c’est plus commode.

La plupart des hommes portent le sombrero à immenses bords plats. Tous la capa doublée de rouge et de violet, ou de bleu vif.

Après le déjeuner, nouvelle course. Je voulais voir la Plaza de Toros, pour la comparer au décor de Carmen.

Déception. Après tout, le 4e acte de Carmen ne se passe-t-il pas à Grenade ? H… consulté reste indécis, et d’ailleurs indifférent.

Journée de repos.

Nombreuses promenades dans la Calle de las Sierpes. Je rappelle à H… que c’est là que don José a laissé fuir Carmen en la menant, en prison.

Dîner rapide. Sommeil à 9 h. 1/2.
Vendredi 11.


Réveil tard.

Nouvelles promenades. Je suis fort ennuyé de ne pas savoir l’espagnol.

Goyeneckea nous rencontre et nous mène voir l’extérieur de la manufacture de tabacs, tout autre que nous ne nous la représentions ; puis l’admirable paseo de Cristina et la résidence des Montpensier : San Telmo, le seul palais qui m’ait vraiment emballé dans mes « nombreux » voyages.

Comme j’avais gelé la nuit précédente dans ma chambre, j’en demande une autre et on me conduit à l’autre coin de la place dans une maison qui appartient au même hôtel. Enfin, celle-ci est bien. Vaste vue, vaste soleil, moustiques. Parfait.

« No 9, plaja Sel Pacifice. Chambre no 115, au midi. » Pardon ! au sud-est !

Remarque : la cuisine espagnole est bonne et nous n’avons pas encore aperçu, depuis cinq jours, une seule punaise. Oh ! les légendes !

Je déballe de ma malle cent trois volumes, douze cahiers reliés et quatre atlas. Et j’écris à Georges.

Puis je vais acheter de la tinta azul, de la tinta violada, ce cuaderno et dos lapizes (je ne suis pas sûr de ce pluriel).

Et j’écris ces trente pages.


Samedi 12.

Repos.

J’inventorie notre chambre dont voici le plan.

La fenêtre a des rideaux blancs légers ; les lits, des moustiquaires rouges ; le tapis est usé ; mais l’armoire bibliothèque est commode pour mes cent trois volumes, mes douze cahiers et mes quatre atlas.

De ma fenêtre, je vois une grande place où les maisons sont toutes roses ou mauves ou vertes, selon le hasard du badigeon. Au fond, par-dessus ses toits, la tour de la Giralda.

Louÿs inspiré improvise les vers suivants :


« Champ qui de bourg brûlé s’était redressé ville,
Le lieu qui le vit naître avait pour nom Séville.
Il avait pour devise : Est animal qui Vir
Et jetait tous les soirs dans le Guadalquivir
Cent femmes qu’il… »

Ces vers sont déplorables, H…, et je me vengerai sur vous à la prochaine occasion, si vous en perpétrez jamais d’aussi piteux.

Ce qu’à Bouddha ne plaise !

C’est le nom de Bouddha qui vous y fait penser ?

Peut-être.


4 h. — Il pleut. Vent qui m’exaspère en refermant toutes les cinq minutes des volets mal attachés.

H…, d’abord hésitant, s’assied tout à coup, étale une feuille de papier blanc et écrit en lettres triomphales.


L’homme de la mer


Il est 4 h. 22, au moment où ces premiers vers jaillissent de sa plume.


Ô Roi Odysseus !
Ceuss de Lodi, ceuss
De Marengo et d’Austerlitz, écumes
Seront moins braves que nous ne fûmes !
Les nefs noires sont des sillages de plumes
Et la moindre des sirènes
À plus de cheveux que six reines
Et peu s’en faut
Qu’ils ne soient faux.

« Calomnie ! Calomnie !
Je nie ! Je nie ! Je nie ! »


Pour moi, près d’une triste fenêtre pluvieuse, je prends le tome Ier de Cazanova et je lis avec moult intérêt les chapitres IV et V.

De 8 à IO heures, violentes averses au dehors.

Longue discussion avec H… parce que je lui soumets mon intention de faire précéder mon volume de vers par une préface commençant ainsi :

« La poésie est le plus pur, le plus rare, le plus difficile, le plus charmant de tous les jeux ; mais c’est un jeu.


Je trouve cela indigne, simplement.


Voilà de l’exagération. Nullement : je vous assure que pour moi, la poésie est une chose infiniment sérieuse. À propos ! J’ai trouvé une rime à Mischia. Je sais laquelle. Pas du tout ! C’est chechia. Quand nous en aurons quatre, nous ferons un sonnet. Vous voyez bien !


« Louÿs étudie des itinéraires pour un voyage à Cadiz. »


Je dis à H… : « Si nous envoyions un télégramme à Lachemie pour faire venir Meryem ? Voilà une idée ! » Il me répond : « C’est impraticable. » À 10 h. 55 du soir.

Et à 11 heures nous nous couchons.


Dimanche 13.


Levés à 9 heures.

Soleil. — Pluie. — Soleil. — Pluie. — Soleil.

Projet d’un article sur J. Lemaître, commençant une série sur Normale : Les Législateurs du Parnasse (professionnels et amateurs).


Les chansons espagnoles de Granier sévissent cruellement depuis notre départ et particulièrement ce matin.


Promenade : Sierpes, calle Amor de Dios. Alaméda de hercules. Les Sévillanes sont décidément fort laides. H…! ne vous fiez pas à une première impression ! Voilà quatre jours que nous sommes arrivés et nous n’avons vu que des horreurs.


H… nous avons trois mois et demi devant nous ; s’il y a une jolie fille à Séville, nous la verrons certainement avant la fin du premier mois ; nous aurons tout le second mois pour la décider, le troisième pour la posséder, et quinze jours pour la mettre à la porte. Tout est bien.

Ce distique, pour ne pas en perdre l’habitude :

Craignons la syphilis et redoutons l’herpès
Chez les femmes de la calle de las Sierpès.


« Ah ! Rimbaud l’a bien dit :


Il pleut doucement sur Séville. »

H…, je crois que vous avez fait un calembour !

C’est la contagion.

Le fait est que le temps est affreux.

Si vous m’aviez écouté, si nous avions passé l’hiver en Norvège ! Il pleuvrait tout autant ! Oui, mais nous n’en serions pas surpris. »

Roland ! Roland ! Quand le journal tourne à la météorologie, cela signifie : manque de femmes.

Après le dîner, un voisin de table d’hôte qui se dit marquis de Ravenal nous conduit calle de las Sierpes, voir danser les Sévillanes. L’une d’elles, la señorita Lola est enfin jolie. Nous la faisons venir dans notre loge après lui avoir jeté des bouquets de quatre sous. Elle dit qu’elle a seize ans et qu’elle est vierge, comme deux de ses amies. Un mot de Louÿs qui n’était pourtant pas drôle : « Es una epidemia en Sévilla, » la fait rire pendant plusieurs minutes aux éclats.


La señorita Lola est à marquer d’une étoile au crayon bleu. Elle a le nez andalou si drôlement busqué en point d’interrogation retourné ; des yeux fendus avec une pureté de compas ; les bras et la taille maigres et le corsage plein. C’est une pur sang. Je vais apprendre l’espagnol.

Auj. d’h. Bilitis 108.109.


Lundi 14.


Louÿs s’entend avec un professeur d’espagnol qui lui donnera demain sa première leçon. Je refuse de pénétrer cette langue ridicule.


Après le déjeuner, visite à la Cartuja ; immense fabrique de céramique où sont occupées quinze cents femmes, dont quelques-unes tout à fait remarquables. Nous nous étions étrangement mépris sur les Sévillanes.

Il fait au retour un vent terrible et j’en souffre beaucoup. Se rappeler le marquis de Pickman, patron de la Cartuja, sorte de Capriri obèse et goutteux, assis devant sa table dans un fauteuil roulant.


Louÿs achète des castagnettes.


Le soir, trois heures insupportables chez le Vice-consul de France, cuirassier brutal et gigantesque qui nous rase.

De 11 h. 1/2 à 2 heures du matin, aux danses. Lola amène Paqua, une petite amie de quinze ans. (C’est encore trop grand), qui chante merveilleusement de mélancoliques chansons tziganes sans mesure.


Mardi 15.


Je suis tout malade. Le vent d’hier sans doute. La pluie continue. « Ô Norvège ! »

Première leçon d’espagnol. Le professeur est bon, mais d’une loquacité insupportable et éreintante. Je sors brisé de la leçon.


Louÿs démolit systématiquement les persiennes de notre chambre au grand scandale des gamins de la place.

Il baptise ses castagnettes Paqua et Lola, et grave ces noms dans le bois avec une lime à ongles. Il a omis volontairement de noter qu’il s’est livré hier sur la jeune Paqua à des attouchements tout à fait condamnables, étant donné la tendre jeunesse de la patiente. Je dévoile ces honteuses façons, et je les flétris. « Esto malo ! esto malo ! » disait l’enfant. « Ô pudeur ! »


H…, vous exagérez. Vous vous êtes déjà mépris une fois sur la beauté des Sévillanes. Soyez plus circonspect en jugeant leur caractère.

En attendant, la señorita Paqua est à marquer d’une étoile au crayon bleu.

H…, qui a pour Lola une prédilection non dissimulée, vient d’improviser le quatrain suivant :


Dépuceler Paqua,
Caca !
Mais corrompre Lola,
Holà !


Louÿs, je vous prie une fois pour toutes, de ne pas m’attribuer vos inepties.


Notons, pour les hispanisants, que Paqua veut dire Francisca et Lola : Dolorès. Ce dernier prénom est lui-même une abréviation de « Maria de los Dolorès ».


Convenez, Louÿs, qu’elles sont beaucoup mieux que Zohra et Aïcha.

Que Aïcha, oui, mais Zohra…

Louÿs tousse beaucoup. Soirée fiévreuse. Il se couche à 8 heures. Je sors peu après et vais au café dansant.


Mercredi 16.


Je reçois de Paris une dépêche adressée à M. Pierra Sins. Il faut que l’hôtel ait quelque imagination pour avoir deviné mon nom là-dessous.

Malgré un sommeil de douze heures je suis très bronchiteux et fatigué.

H… se remet à l’Homme de la mer. Je reste paludéen.

Visite du médecin, Dr S. Marimon. Louÿs n’a qu’un simple rhume… fièvre catarrhale. Je reste auprès de lui ; nombreuses visites de Ravenel.

J’écris cinq lettres, mais je ne puis sortir, et si je n’avais pas la ferme résolution d’être content, je me souhaiterais ardemment rue Grétry.

Aujourd’hui c’est mercredi. Je serais rue Greuze ; Régnier, Valéry, Sée, Seignobos seraient chez moi.

Ω τότοι, ώ τότοι.

Hérold, ces regrets sont peu aimables !
Jeudi 17.

Nouvelle visite de Marimon accompagné de Ravenel. Auscultation variée avec des petits appareils ridicules. Le diagnostic du rhume se confirme.

2e leçon d’espagnol.

H…, songez que nous avons en ce moment 16° à l’ombre dans notre chambre sans feu, et qu’il en fait 30 sur la terrasse au soleil. Songez qu’à Paris il gèle à 12° et qu’il neige à Alger. Je vous dis que nous sommes au Sénégal.

Promenade en voiture. Je touche un bienheureux chèque de 218 pesetas, et nous nous rasons à une nouvelle visite au vice-consul.

Quand le soleil se montre, le ciel est splendide. En somme, ce sont des pluies d’été. H…, avouez qu’on étouffe !


Non. Je trouve même qu’il fait froid.

Mais nous avons 15 degrés !


D’accord, mais 15 degrés humides. Cela vaut 10 degrés secs, et à 10 degrés secs, on fait du feu. Essayez de faire du feu ; il n’y a pas de cheminée.


Que voilà un raisonnement tiré par les cheveux ! H…, auriez-vous été élevé à Stanislas ?

Je ne réponds pas aux injures. Ô Norvège… Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Nor…

Oui, vous l’avez déjà dit. Parlons de choses très, très amusantes pour nous dérider. Souvenez-vous des vers de Coppée dans le Figaro de samedi ; il était question du terme :

Et sa mère avait mis, pour qu’il fût acquitté,
Les six couverts d’argent au Mont-de-Piété.


Convenez que c’est du meilleur Allais.


Il n’était peut-être pas nécessaire de venir à Séville pour éplucher le Figaro…

Certainement si. C’est beaucoup plus drôle de loin.

Alors, Séville fait repoussoir.

Séville fait repoussoir quand on reste à la chambre. Allez donc voir Lola !