Louis-Xavier de Ricard (Verlaine)

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LOUIS-XAVIER DE RICARD


Louis-Xavier de Ricard, poète et publiciste français, né près de Paris, en 1843, est en même temps qu’un des plus hauts caractères que je connaisse, la personnalité composite par excellence dans l’unité des vues et le dévouement persévérant à une même opinion. Poète d’un très grand talent, polémiste puissant, romancier et écrivain politique certes de premier ordre, il a et aura, dans l’histoire littéraire de cette période-ci, une page à part, une belle et bonne page à tous les titres qu’un auteur de sa volée puisse ambitionner. Mais, à mes yeux comme, j’en suis sûr, aux yeux des compétents, son plus frappant, son plus éclatant aspect serait celui, qu’il est temps de dégager bien fort d’un injuste oubli ou, sinon de l’oubli, tout au moins du silence cet autre exil de cette autre patrie, la Littérature, de fondateur du Parnasse contemporain de 1867. J’ai, dans un livre paru il y a quelques années[1], revendiqué autant que cela cadrait avec mon plan, cette gloire, oui cette gloire ! pour le cher ami qui va nous occuper, sans ajouter, vu le cruel manque d’espace, bien grand détail à ce que j’écrivais alors ; j’insisterai aujourd’hui plus particulièrement, comme c’est d’ailleurs mon devoir de biographe, sur la part prise par Ricard au très important mouvement poétique d’il y a vingt-quatre ans. Il sied que les jeunes gens d’à présent sachent bien ce qu’ont fait leurs devanciers pas énormément plus vieux qu’eux, pour en parler raisonnablement, enfin ! Car il y a eu des injustices et même une ou deux bêtises dites dernièrement par des moutards trop pressés d’avoir le mot « ganaches » à la bouche.

Donc en 1866 je connus Ricard, comme on l’appelle familièrement ; il avait déjà fait de la prison politique, publié un gros volume de vers, et dirigeait une compacte publication très avancée, la Revue du Progrès, où collaboraient nombre de débutants, aujourd’hui parvenus dans différentes carrières. Peu après, Ricard fondait l’Art, où écrivirent Charles Joliet, Edmond Lepelletier, Victor Poupin, le regretté Adolphe Racot, moi, d’autres encore. Catulle Mendès y envoya des vers de sa seconde et de sa troisième manière l’indoue et l’élégiaque, et y porta plus tard des lettres chinoises aussi jolies que bien tendres. Il s’était lié avec Ricard — voisins de palier qu’ils étaient, — et de ces relations littéraires sortit l’idée du Parnasse, dont Ricard fournit plusieurs collaborateurs, parmi lesquels Anatole France, Edmond Lepelletier et moi, et Mondes, la majorité des collaborateurs, les maîtres d’alors en tête, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Baudelaire, — alors très malade et que nous devions bientôt enterrer à une trentaine, si une trentaine ! dont l’éditeur Lemerre et moi qui marchions les premiers derrière le char, Arsène Houssaye et son fils, Banville, Asselineau, Louis Veuillot.

Les Parnassiens se réunissaient tantôt chez Mendès, étroitement mais joliment logé, rue de Douai, où l’on se rencontrait avec Léon Dierx, José Maria de Hérédia, Ernest d’Hervilly, le pauvre cher Albert de Glatigny ; le grand Villiers, Stéphane Mallarmé, très intermittent parce qu’en province alors, Armand Gouzien, l’ancêtre Auguste de Chatillon, et de jeunes artistes peintres ou musiciens ayant depuis fait leur chemin, tantôt dans le salon de la très gracieuse générale marquise de Ricard, mère de notre poète. Le général, souffrant de longue date, faisait de rares apparitions parmi cette adolescence littéraire où se mêlaient heureusement l’élément féminin pour des conversations plus variées, des chants et des morceaux au piano et, dans les grandes occasions, des danses, voire des charades et des actes d’Hugo et de Vigny. Celle qui est aujourd’hui Mme Alphonse Daudet, Mlle Allart, voulait bien réciter parfois des vers, ainsi que ses parents, poètes eux-mêmes. Quelques hommes politiques, d’ailleurs fort aimables et point trop bruyants (peut-être à cause qu’ils étaient en minorité) formaient comme une basse à ce concert de propos pour la plupart ailés. Ricard, la vivacité mais l’affabilité même, allait d’un groupe à l’autre, discutant tour à tour chaudement esthétique et révolution, sonnet estrambote et fédéralisme, le tout avec une conviction ardente qu’on ne pouvait qu’aimer à la folie, même si on ne le partageait pas.

Catulle Mendès a raconté très agréablement dans sa Légende du Parnasse Contemporain ces belles et bonnes soirées dont, avec sa conservation charmeuse, son élégance et les vers admirables qu’il disait d’une façon exquise, il était, de compagnie avec François Coppée, tout esprit et toute grâce aussi, l’un des plus aimables ornements.

La Guerre abolit ces réunions, tant de la rue de Douai que du boulevard des Batignolles, mais le Parnasse avait eu lieu, et une grande part du mérite revient à Ricard, fondateur et collaborateur. De superbes vers de lui sont à relire dans ces illustres livraisons, en même temps que Ciel, Rue et Foyer, un beau livre sévère, noble et charmant, paru presque simultanément, et dont l’auteur nous fait espérer une réédition qui coïncidera avec la publication d’un nouveau recueil : Dernières Ténèbres (poésies françaises et languedociennes).

Car Louis-Xavier de Ricard, que j’ai connu assez réfractaire à la littérature du Midi, est aujourd’hui un fervent félibre, et voici la cause de ce changement : forcé de se réfugier en Suisse après la Commune et la guerre allemande, où il avait fait vaillamment son devoir de patriote et tenu avec fermeté son rôle de républicain, il préféra, lorsqu’il put rentrer en France, ne pas revenir à Paris, et se fixa définitivement à Montpellier. Je dis définitivement, bien qu’il ait fait depuis un voyage de quatre ans en Amérique, où il fonda et dirigea l’Union Française à Buenos-Ayres, au Paraguay, le Rio Paraguay, et à Rio-de-Janeiro, le Sud Américain. Il a même rapporté de ce séjour des notes précieuses, dont il compte faire des livres, et compter faire pour cet infatigable et ce persévérant, c’est faire. Nous aurons donc sous peu Mon Rancho (souvenir du Paraguay) ; le Véritable Empire Brésilien, une comme prophétie. Dans l’autre Monde (aventures d’une femme dans l’Amérique du Sud). C’est dans ce Midi héréditaire (son père le général était de Cette) que le prit l’amour de cette brillante presque — langue d’oc, et quand je dis presque, je n’entends exprimer aucune nuance de dédain ni même comme dit l’Anglais, de discrimination. À mon sens, les patois sont les meilleurs conservatoires des langues dont ils retiennent les traditions et l’allure initiale, — et, en outre, la renaissance du Provençal, dès avant Mistral, Roumanille et Mathieu, avait fait littéraires, avec Navarro d’Oloron, d’Espourrin, Jasmin, ces divers dialectes qui sont, m’écrivait naguère Ricard, magnifiques pour l’expression et la couleur ; à défaut de vers originaux dans cet idiome, nous ne donnerons, toujours faute de place, que la très belle traduction par notre ami d’une bien curieuse petite pièce du poète espagnol, Joaquin Maria Bartrina.


REABILITACIOUN


Estava soulet dins l’oumbra infernala,
Tavié prou, Satan, quand dintret Caïn.
— Jureroun à Diéus una odia eternala
E qu’à soun gouver ié boutarien fin.

« La Revoulucioun, à Dieu rebecaira
E pèr Diéu maudicha es iéu ! dis Satan.
— Soui, iéu, lou traval : ce d’en aut m’acaira !
Tournât lou broutai terrible d’Adam,

S’amireroun pioi : pies d’ira inflambada
Lampejoun sous iols un esgard auriéu :
La raça d’Abel tremola espantada :
Sus son trone, amount, s’estrementis Dieu.



La maledicioun divina arregassa…
Mes lous mata pas. Fil d’Abel, atras !
Lou Prougrès carriéu, tout triounflant, passa…
Cain tira, e tusbutes, Satanas. »


« Il était seul dans l’ombre infernale — depuis longtemps, Satan, quand entra Caïn. — Ils jurèrent à Dieu une haine éternelle, et qu’à son règne ils y mettraient fin.

La Révolution révoltée contre Dieu, — et par Dieu maudite, c’est moi dit Satan. « Je suis, moi, le travail, celui d’en haut me déteste, répliqua le rejeton terrible d’Adam. »

Puis ils se contemplèrent — pleins d’une colère flambante — leurs yeux lancent comme un éclair un regard farouche. La race d’Abel tremble apeurée. Sur son trône, là-haut, Dieu tressaille.

La malédiction divine menace. — Elle ne les mate pas. Fils d’Abel arrière ! le Progrès sur son char triomphal passe. Caïn tire et toi, Satan, tu pousses ! »

Dont voici l’original :


REHABILITACION


Solo estaba Satan en el infierno
Siglos hacia, cuando entro Caïn ;
Ambos a Dios juraron odio eterno
Y dar juraron a su imperio fin.



— Soy la revolucion, por Dios maldila,
Desterrada por Dios, dijo Satan.
— Soy el trabajo que a ese Dios irrita,
Dijo el terrible Vastago de Adan.

Miraronse : en la luz de la mirada
Brillo rayo de colera en los dos.
Y la raza de Abel tremble asustada
Y hasta en su trono estremeciose Dios.

La maldicion divina con su peso
No los hundio j Raza de Abel atras !

Plaza al triun faute carro del progreso,

Quo arrastra Gain y empuja Satanas !


Mais le poète et récrivain français ne périssaient pas pour cela dans l’auteur de Ciel, Rue et Foyer, mais fraternisait avec le félibre. De nombreux poèmes, dont le magnifique sonnet que voici :


LA GARRIGUE[2]


Puisse ma libre vie être comme une lande
Où sous l’ampleur du ciel ardent d’un soleil roux,
Les fourrés de kermès et les buissons de houx
Croissent dans des senteurs de thym et de lavande

Que, garrigue escarpée et sauvage, elle ascende
Dans l’air large et sonore où ronflent des courroux
De Mistral, tourmenteurs fougueux des arbres fous ;
Et dans l’isolement e’allonge toute grande,



Heureuse de la paix grave des oliviers,
Des parfums de la figue et des micocouliers
Jaillissant de ses rocs rôtis aux étés fauves,

Et rêvant, avivée au flux du souffle amer
Sous ses horizons fins, baignés de vapeurs mauves,
Regarde s’aplanir dans le lointain la mer !


et qui formeront, avec autant de vers en langue d’oc, ces Dernières Ténèbres que nous attendons tous, le Fédéralisme, forte et lumineuse étude anti-jacobine, une série de romans dont un, Thélaire Pradon, vient de paraître en nouvelle édition chez Sandoz, attestent la vitalité de la maturité dans ce grand, large et beau talent. L’Église catholique est fort maltraitée dans ce dernier ouvrage, et je m’élève de toutes mes forces contre la haine véritablement furieuse qu’y déploie l’auteur à propos de doctrines qui me sont plus encore que chères, vitales ! (je parle de doctrines et non point d’hommes.) Mais tant de talent y éclate, tant de sincérité, de généreuse, en quelque sorte, témérité, que force est de lire avec avidité ces pages fortes, nobles et pour moi cruelles. Une série d’autres romans corrélatifs à celui-ci est en voie de préparation ; Claire de Ribes, Jean Maurriès, même, sont achevés.

Enfin, deux pièces de théâtre, Maguelonne détruite, en prose, — Hugues Capet, « œuvre dramatique en vers », et dont je connais beaucoup de rudes et fiers fragments, complètent cette œuvre déjà considérable, mais que l’âge, juste mûr, de l’auteur promet à nos fraternelles et orgueilleuses espérances de voir s’accroître dans les très grandioses proportions qui seules peuvent constituer le champ nécessaire, sévère et de plein air ! à ce vaste esprit si vigoureux.

Je me souviens aussi d’avoir entendu Ricard réciter de sa voix chaude et communicative, bien qu’à cette époque du moins, exclusivement parisienne, d’intonation sans rien du Midi, plusieurs scènes d’un drame en prose, la Fruitière, en cette belle prose dont les seuls poètes ont le secret, d’un drame poignant, sombre et profondément tendre. J’ai tout lieu de craindre que l’auteur si sévère, trop sévère, beaucoup trop sévère pour lui-même, n’ait jeté au panier cette chose tant frappante que je m’en souviens après plus de vingt ans.

Ricard promet, car il est un critique aussi acéré et subtil qu’un poète, un prosateur et un journaliste politique des meilleurs, — une étude sur le mouvement poétique et littéraire actuel dans ce qu’il a de plus actuel ; ce sera un curieux et bien édifiant spectacle que de voir juger nos déjà moins verts et encore jeunes Décadents (je n’emploie pas le mot Symbolistes ignorant ce qu’il signifie, sauf du truism, malgré toutes consciencieuses enquêtes et obligeantes informations) par ce grand Parnassien qui est loin d’ailleurs, je le sais, de leur être hostile, mais qui ne peut manquer de décider en toute autorité compétente.

Attendons.


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  1. Les Mémoires d’un Veuf, voir les pages sur le Parnasse contemporain
  2. Terrain rocailleux, couvert de broussailles.