Louis XIV et le nouvel empire allemand
Napoléon à Sainte-Hélène disait : « Les Allemands doivent me haïr, c’est tout naturel ; on m’a forcé à me battre vingt ans sur leurs corps. » On pouvait donc concevoir, et Napoléon lui-même l’avoue, que l’Allemagne conservât un vif ressentiment contre lui et par suite contre la France, qui fut trop longtemps l’instrument docile de sa politique d’oppression. Non-seulement Napoléon avait fait éprouver aux Allemands les maux de la guerre ; mais, en réglant les affaires intérieures du pays, en l’asservissant à sa volonté, il avait porté à l’indépendance germanique la plus grave et la plus sensible atteinte. Aussi la guerre terrible que nous venons de subir eût-elle pu sembler au premier abord une revanche préméditée de cette période napoléonienne, si nos désastres de 1815 n’avaient été déjà une réparation suffisante, et il était d’autant plus permis de le croire que, durant la longue paix qui les a suivis, nous n’avons rien fait qui fût de nature à nourrir contre nous des haines aussi violentes. À la vérité, le retour d’un Napoléon à la tête des affaires de la France avait pu donner des inquiétudes de l’autre côté du Rhin ; nul n’ignorait pourtant qu’il existait nécessairement entre Napoléon III et Napoléon Ier une différence profonde, et que le second empire, bien que calqué extérieurement sur le premier, devait s’en distinguer dans la réalité. En effet, si le second empire a pu quelquefois paraître observer à l’égard de l’Allemagne une attitude peu rassurante, il l’a plutôt servie par les inconséquences et les fausses démarches de sa politique. Aussi bien nos ennemis paraissent-ils nous donner eux-mêmes raison sur ce point. À les entendre, ils n’auraient, sauf la déclaration de guerre, qu’ils sont si heureux de pouvoir mettre en avant à toute occasion, aucun grief sérieux à faire valoir contre le gouvernement du 2 décembre.
Mais, chose singulière, si l’on excepte les récriminations dynastiques et presque personnelles du roi Guillaume avant l’entrée en campagne, à peine dirait-on que les Allemands aient eu à se plaindre de Napoléon, et voici que Louis XIV porte aujourd’hui tout le poids du ressentiment germanique ; c’est lui qui a fait tout le mal, c’est presque pour punir Louis XIV, pour renverser l’œuvre de ce roi, mort depuis plus de cent cinquante ans, que l’Allemagne a entrepris cette guerre. Déjà M. de Bismarck, dans une de ses dépêches, avait parlé « des conquêtes injustes » de Louis XIV ; depuis, dans la journée « historique » du 18 janvier, lorsque, dans le château de Versailles, le roi de Prusse fut proclamé empereur d’Allemagne, le prédicateur de la garnison, M. Rogge, beau-frère du ministre de la guerre, a prononcé un discours où, entre autres choses, il a fait ressortir que « c’est dans ces murs, dans ce château de Louis XIV, qu’on avait conçu le plan d’abaisser l’Allemagne. »
Tout est donc expliqué, et nous voilà bien éclairés ; nous avions cru jusqu’ici que, si le plan d’abaisser l’Allemagne avait été médité quelque part, c’était aux Tuileries, qu’en supprimant l’empire d’Allemagne, en substituant au saint-empire romain l’humble confédération germanique dont il s’était déclaré le protecteur, c’est-à-dire le maître, Napoléon, Napoléon seul avait pu froisser, abaisser l’Allemagne. — Eh bien ! non, ce renversement de l’empire d’Allemagne, dont la contre-partie vient de s’accomplir tout près de nous et chez nous, n’est qu’un accident dans la série des méfaits que les Allemands nous reprochent, et qui remontent plus haut : c’est du palais de Versailles qu’est parti le signal de cette longue suite d’attentats contre la grandeur germanique. Louis XIV, qui put bien aspirer à faire parvenir un des siens à la dignité impériale d’Allemagne, mais dont les plus audacieuses entreprises se réduisent à rien, si on les compare à ce qu’a fait Bonaparte, Louis XIV est le véritable organisateur du complot ténébreux dont la France a poursuivi l’exécution avec une criminelle persévérance contre la dignité de l’Allemagne. Ainsi nos adversaires s’en prennent à notre histoire tout entière. En frappant la France moderne de la révolution, ils frappent du même coup la France antérieure à la révolution. N’est-il pas à propos de remonter avec eux dans ce passé déjà lointain, mais que nous ne répudions pas, d’examiner ce que valent ces griefs et d’apprécier l’esprit qui les a dictés ?
Les armées de Louis XIV rencontrèrent les troupes allemandes sur beaucoup de champs de bataille, le fait est incontestable, et ce qui ne l’est pas moins, c’est que, dans la plupart de ces guerres, l’Allemagne joua le rôle d’auxiliaire des ennemis de Louis XIV, et ce n’était pas elle qui était directement attaquée. Si Louis XIV fut quelquefois agresseur envers l’Allemagne, ce fut à raison de la frontière rhénane, qui a toujours été, quoi que prétendent aujourd’hui nos adversaires, une question distincte de la question allemande. Le roi de France n’intervint dans la question purement allemande que par suite des complications d’une politique fort vaste, dont le point capital, l’objectif essentiel était l’Espagne et non l’Allemagne. C’est ce qu’il est aisé de reconnaître, si l’on jette un coup d’œil sur la carrière de Louis XIV. Sa première entreprise, on le sait, fut dirigée contre l’Espagne. Invoquant une coutume locale de droit civil, le droit de dévolution, usité dans le Brabant, qui accordait l’hérédité aux enfans du premier lit à l’exclusion de ceux du second, et s’appuyant sur une clause du traité des Pyrénées adroitement introduite par Mazarin, il s’empara d’une partie de la Flandre (1667), qu’il garda, et de la Franche-Comté, qu’il rendit à la paix (1668). Dans cette guerre courte et heureuse, l’Allemagne ne joua aucun rôle actif. Elle laissa faire, et son inaction était le résultat de la politique de Louis XIV, qui, par des négociations habiles, avait prévenu les tentatives d’intervention dont le chef et les membres du corps germanique auraient pu s’aviser à cause des liens de famille qui unissaient l’empereur d’Allemagne au roi d’Espagne. Dans de telles conditions, le roi de France, tout en paraissant attaquer, ne faisait que se défendre, et, si les Allemands de nos jours s’indignent du calme que l’Allemagne de 1668 garda pendant la guerre de dévolution, ce n’est pas une raison pour accuser Louis XIV d’avoir comploté l’abaissement de l’Allemagne du fond de son château de Versailles, qui du reste n’existait pas encore. Louis XIV n’avait travaillé qu’à l’affaiblissement de la monarchie d’Espagne et à l’achèvement du royaume de France.
Quatre ans plus tard, Louis XIV attaqua la Hollande. Cet état nouveau, petit par son territoire, grand par les circonstances de son origine, par son commerce, sa marine, ses colonies, s’était senti menacé dans la guerre précédente, et il avait contrarié les projets du roi de France en l’obligeant à faire la paix. Excité par Louvois, Louis XIV écouta une pensée de vengeance plutôt qu’une pensée de sage politique. Obéissant d’ailleurs à un système et à des théories dont il avait la prétention d’être la personnification vivante, il résolut d’asservir ce petit pays de Hollande, récemment affranchi de la tyrannie espagnole et devenu l’asile de la liberté. Une prétention si exorbitante, les dangers qu’elle recelait pour la paix et l’indépendance de l’Europe, enfin les malheurs et l’héroïsme du peuple hollandais, valurent à celui-ci des alliés. Une coalition se forma contre la France. L’empereur et le corps germanique entrèrent dans la ligue ; Montecuculli fut opposé à Turenne, et les provinces rhénanes, tant allemandes que françaises, furent ravagées. Qui ne déplore ces maux de la guerre ? Mais est-ce pour venger les souffrances endurées alors par le Palatinat que l’invasion s’est déchaînée après deux cents années avec tant de violence sur notre territoire ? Ou bien la guerre de Hollande fournit-elle à nos ennemis d’autres griefs ? Ressentent-ils déjà pour ces Provinces-Unies du xviie siècle une tendresse que viendrait bientôt légitimer l’exécution de leurs desseins ? Si nous en croyons cependant la presse anglaise, M. de Bismarck aurait déclaré que la Hollande n’est point un état allemand. Cette parole du chancelier prussien ne serait, il est vrai, qu’à demi rassurante, car les Bataves et les Frisons, représentés par les Hollandais de nos jours, étaient plus Germains que beaucoup d’anciennes peuplades gauloises revendiquées aujourd’hui comme purement allemandes par les promoteurs de l’unité germanique.
La conquête faite par Louis XIV dans la guerre de Hollande se réduisit à quelques villes de Flandre, échangées contre celles dont la guerre précédente avait augmenté le royaume, et à la Franche-Comté, antérieurement conquise et rendue, mais alors définitivement réunie à notre territoire. La paix de Nimègue (1678) ne faisait que ratifier, confirmer et étendre celle d’Aix-la-Chapelle. Cette fois encore, l’Espagne supporta tous les frais de la guerre ; seulement la Franche-Comté avait été jadis unie par un certain lien à l’empire d’Allemagne, indépendamment des rapports dynastiques existant entre les familles régnantes. Est-ce de cette circonstance que l’Allemagne voudrait argumenter pour faire le procès à Louis XIV ? Sans doute la Franche-Comté avait été sous la suzeraineté de l’empire ; mais auparavant elle en avait été distincte, et le traité de Verdun (843), qui l’avait séparée de la France, ne l’avait pas unie à l’Allemagne. Avant ce traité, elle avait toujours été comprise historiquement et géographiquement dans la Gaule. Si donc les Allemands remontent au temps où cette province dépendait de l’empire, nous remontons à un temps plus éloigné où elle n’en dépendait pas, et nous trouvons qu’en réunissant la Franche-Comté Louis XIV n’a fait que se rapprocher des frontières naturelles de la France.
Louis XIV achetait ses succès au prix de la jalousie et de la haine universelles ; malheureusement ils ne faisaient qu’accroître ses prétentions et son orgueil. Fier d’avoir su se maintenir « seul contre tous, » comme le lui répétait Louvois, il se livrait au dedans et au dehors à des actes, à des entreprises qui préparèrent, puis firent éclore une nouvelle coalition. L’Allemagne put alors se croire menacée par les écarts d’une politique ambitieuse. Toutefois l’esprit dominateur de Louis XIV se résumait encore dans une prétention qui n’avait pas trait à l’Allemagne, et qui n’impliquait pas ce dessein spécial de l’abaisser que la chancellerie prussienne veut lui imputer. Cette prétention exorbitante était de replacer sur le trône d’Angleterre, en la personne de Jacques II, la famille des Stuarts, chassée par une révolution. Le roi de France comptait par là ruiner le protestantisme dans ce pays en y maintenant par la force une dynastie catholique, et régler à son gré, selon les théories et les intérêts de sa politique, les affaires d’un peuple indépendant. Il est probable que l’empereur Guillaume, chef lui-même d’une dynastie protestante, est du parti de Guillaume d’Orange contre Jacques II et Louis XIV, et cependant cette intervention audacieuse dans les affaires d’un peuple libre pour soutenir les principes les plus purs de la légitimité doit trouver grâce devant ce souverain et son conseiller, unis dans une même aversion contre les principes, les traditions et les pratiques du libéralisme. Quoi qu’il en soit, malgré le talent et le succès avec lesquels la guerre fut conduite, Louis XIV dut faire la paix à des conditions désavantageuses ; il reconnut comme roi d’Angleterre Guillaume III, qu’il avait voulu renverser, et ne put faire autre chose en faveur de Jacques II que de lui accorder un asile. Il abandonnait une partie de ses conquêtes, en particulier cette province de Lorraine qu’il avait possédée pendant nombre d’années, qui devait revenir à la France sous son successeur, mais que la jalousie de ses ennemis parvint à lui enlever par le traité de Ryswick (1697).
Si Louis XIV accepta cette conclusion peu favorable d’une guerre heureuse dans son ensemble, ce fut évidemment pour être dégagé de tout autre soin dans l’occasion qui s’offrait alors de revenir à ses premières préoccupations, à la politique capitale de son règne, à la question espagnole. « On peut dire, a écrit justement M. Mignet, que la succession d’Espagne fut le pivot sur lequel tourna presque tout le règne de Louis XIV. » Prévue par Mazarin, dont la grande pensée fut d’en assurer les avantages à la France par d’habiles traités, la succession d’Espagne occupa les premières années de Louis XIV, et les circonstances, après l’en avoir détourné un moment, le ramenèrent à cette question dans les dernières années de sa vie. Elles lui firent entreprendre la plus juste de ses guerres, mais aussi la plus calamiteuse, quoique le succès ait en somme couronné ses efforts. Nous ne ferons pas ici l’historique de cette guerre, ni même des négociations si intéressantes qui l’ont précédée, et des efforts tentés pour l’éviter ; nous ne pouvons néanmoins nous empêcher, en les rappelant, de signaler les analogies que les causes occasionnelles de cette grande lutte présentent avec celles de la guerre actuelle.
Par sa mère, Anne d’Autriche, par Marie-Thérèse, sa femme, Louis XIV avait un droit naturel d’hérédité à la couronne d’Espagne, droit qu’il aurait pu faire valoir pour lui-même ou transmettre à ses héritiers, n’eût été la double renonciation à la couronne d’Espagne successivement imposée à Anne d’Autriche et à Marie-Thérèse lors de leurs mariages respectifs avec Louis XIII et Louis XIV. Le compétiteur du roi de France, l’empereur Léopold, outre sa parenté naturelle avec les souverains de l’Espagne en raison du lien commun de consanguinité qui les unissait comme descendans de Charles-Quint, pouvait aspirer au trône comme époux de Marguerite-Thérèse, fille de Philippe IV, et sœur de Marie-Thérèse, la femme de Louis XIV ; toutefois il ne réclamait son droit qu’en faveur du second de ses fils, l’archiduc Charles, né d’un second mariage, et qui, étant d’une princesse espagnole, Éléonore de Neubourg, ne pouvait se prévaloir que des droits de son père, acquis par une sorte de substitution. Enfin un troisième compétiteur se présentait, le prince électoral de Bavière, véritable héritier des droits de l’empereur Léopold, car il était issu du mariage de Marie-Antoinette, fille de Léopold et de Marguerite-Thérèse avec le prince électeur de Bavière. Par sa descendance directe des rois d’Espagne, il primait le candidat autrichien ; il primait en outre le candidat français, frappé de déchéance par la renonciation imposée aux reines Anne d’Autriche et Marie-Thérèse. Enfin le peu d’importance de sa dynastie faisait de lui le candidat le plus agréable à l’Allemagne et à l’Europe. Si, au lieu de donner la préférence à l’un des compétiteurs, on cherchait à les satisfaire tous, l’intervention du prince de Bavière pouvait réduire notablement les parts à échoir aux deux maisons rivales de France et d’Autriche dans la succession d’Espagne, et, par cette sorte de neutralisation, tranquilliser l’Europe. Louis XIV lui-même prit l’initiative de plusieurs projets de partage qui vinrent se briser contre la force des choses ou celle des volontés, — la mort du prince de Bavière, les répugnances du roi mourant, Charles II, l’opposition du peuple espagnol, qui réclamait l’intégrité de la monarchie. Après bien des négociations et des essais infructueux, Louis XIV accepta pour son petit-fils la couronne d’Espagne en vertu d’un testament de Charles II ; mais, en maintenant à ce prince ses droits éventuels à la couronne de France, en reconnaissant au fils de Jacques II, qui mourut précisément alors, les droits qu’il avait voulu faire prévaloir par les armes en faveur du père, en commettant encore quelques autres imprudences, Louis XIV s’aliéna l’Europe, et fit éclater une coalition toute prête, pour laquelle l’acceptation pure et simple du testament de Charles II n’eût pu être un prétexte suffisant. Il donna ainsi le signal d’une guerre de douze années, qui se termina par l’établissement définitif de son petit-fils sur le trône d’Espagne, après avoir causé les plus grands malheurs, abaissé le roi de France par les humiliations les plus cruelles, ruiné les finances, appauvri et affaibli le royaume.
Lorsque, des événemens terribles par lesquels la Providence nous fait passer en ce moment, on reporte sa pensée sur les douze premières années du xviiie siècle, on ne peut se défendre des réflexions les plus pénibles, et l’on se demande si la parole adressée par Louis XIV au duc d’Anjou partant pour prendre possession du trône d’Espagne, cette parole célèbre : « mon fils, il n’y a plus de Pyrénées, » ne renferme pas une amère dérision. En effet, nos relations politiques avec l’Espagne nous ont toujours porté malheur. C’est l’Espagne qui nous a valu les années les plus calamiteuses du grand règne. C’est en Espagne qu’est venue se briser la plus grande fortune militaire de la France ; la capitulation de Baylen est déjà grosse de la retraite de Russie, de la bataille de Leipzig, du désastre de Waterloo. L’expédition d’Espagne de 1823, dont s’enorgueillissait la restauration, en prépara la ruine et précipita la catastrophe de 1830. Enfin c’est d’Espagne qu’est parti le coup de tonnerre, signal de l’orage qui est venu fondre sur la France en 1870. En 1870 comme en 1700, l’Espagne a été l’instrument qui a soulevé l’Allemagne contre la France, et la différence la plus grave peut-être entre deux situations qui présentent tant d’analogies, c’est que les peuples, toujours victimes des calculs et des ambitions dynastiques, ont apporté dans cette lutte, l’un pour l’attaque et l’autre pour la défense, plus de concours et d’esprit national qu’on ne savait en mettre au début du XVIIIe siècle. Les nations se déchirent aujourd’hui comme alors, et peut-être avec plus de furie ; mais alors les peuples n’étaient pas consultés, tout dépendait de la volonté de princes que leur intérêt privé guidait essentiellement, et qui avaient plus ou moins le sentiment des intérêts des nations. Aujourd’hui les peuples sont consultés ou paraissent l’être ; ils apportent à l’exécution des plans qu’on leur propose une adhésion plus formelle et mieux constatée : ils semblent agir par eux-mêmes, et cependant ils ne réussissent qu’à être des instrumens ou des victimes.
L’Allemagne n’avait rien à débattre dans la guerre de la succession d’Espagne. Le seul compétiteur dont elle dût désirer le triomphe était le prince électoral de Bavière ; si ce prince eût vécu, le véritable intérêt de l’Allemagne eût été de soutenir ses droits, et si le corps germanique eût eu assez de perspicacité pour comprendre ce grave intérêt et assez d’énergie pour le défendre, une sorte d’unité allemande pouvait sortir de cet effort bien dirigé. Sans cesse partagés entre le roi de France, prince voisin, étranger, dont il leur fallait subir, quelquefois même rechercher la compromettante alliance, et l’empereur d’Allemagne, chef naturel du corps germanique, constamment tenté d’employer les forces de l’empire à l’avancement de ses affaires personnelles et dynastiques, les princes allemands avaient besoin qu’un intérêt commun, bien défini, distinct de celui des deux rivaux, les mît dans la nécessité d’unir leurs efforts pour se concerter et agir ensemble. La candidature du prince électoral de Bavière pouvait leur être un point de ralliement de cette nature ; en l’appuyant, les membres du corps germanique n’auraient fait que servir la cause de l’un d’entre eux devenue celle de tous, et auraient été appelés à recueillir seuls le fruit de cette action commune. Ainsi ils auraient pu jeter entre eux les bases d’une union durable, formée spontanément, pure de toute pression extérieure, de toute influence non exclusivement germanique. La mort du candidat vraiment allemand ne permit pas que cette épreuve se fît ; le roi de France et l’empereur, chef de la maison d’Autriche, restant seuls en présence, l’intérêt de l’Allemagne n’était plus en jeu, ou il consistait uniquement dans l’affaiblissement des deux compétiteurs l’un par l’autre. En effet, quel que fût le vainqueur, la puissance que la victoire devait mettre entre ses mains était également menaçante, et, si l’Allemagne eût dû choisir, peut-être ses préférences se fussent-elles portées vers le roi de France, car les intérêts de l’empire et ceux de l’empereur étaient fort distincts et d’ordinaire même opposés. L’accroissement de la puissance impériale était toujours un danger pour l’indépendance germanique.
Aussi la plupart des princes allemands se décidèrent-ils pour la neutralité ; trois seulement s’allièrent à l’empereur, et parmi eux l’électeur de Brandebourg, Frédéric III, qui, en échange du secours prêté à la maison, d’Autriche, obtint de l’empereur le titre de roi de Prusse. Il se fit couronner à Kœnigsberg le 18 janvier 1701. C’est sans doute en mémoire de ce fait que son successeur Guillaume a choisi le 18 janvier dernier pour se faire proclamer empereur à Versailles ; il est bon de noter cette coïncidence qui établit un nouveau rapport entre la guerre actuelle et la guerre de succession d’Espagne, et peut jeter quelques clartés sur la manière dont le nouvel empereur interprète l’histoire. Ainsi c’est bien à la faveur d’une guerre contre la France, mais dans l’alliance de l’Autriche et en dehors des intérêts allemands, qu’est né ce royaume de Prusse, plus slave que germanique, plus souvent en lutte avec les rois de Pologne, de Danemark et de Suède qu’avec les rois de France, et qui a pris depuis le rôle de champion de l’Allemagne. L’empereur Léopold ne se douta point qu’il contribuait à l’élévation du plus terrible ennemi de sa maison, d’un ennemi bien plus dangereux que la France, et qui devait un jour supplanter ses héritiers dans l’influence et dans le titre de chefs du corps germanique ; mais le meilleur serviteur de l’empereur, qui était en même temps l’un de nos plus redoutables adversaires, le prince Eugène, voyait plus juste et plus loin, et il disait que « les ministres qui avaient conseillé à son maître l’érection du royaume de Prusse méritaient d’être pendus. »
Quel est donc le caractère dominant de la politique de Louis XIV ? Est-ce cet abaissement systématique de l’Allemagne dont le prédicateur de la garnison prussienne de Versailles entretenait ses auditeurs le 18 janvier ? Évidemment non. Le dessein capital de Louis XIV a été de recueillir la succession espagnole. Ce plan l’a mis aux prises avec l’empereur en tant que chef de la maison d’Autriche, mais non en tant que chef du corps germanique, dont les intérêts n’étaient rien moins qu’identiques et solidaires. Cependant Louis XIV, égaré par l’orgueil et dévoyé de sa vraie politique, voulut s’élever au-dessus de toutes les puissances de l’Europe. Que l’Allemagne ait souffert dans sa dignité et dans ses intérêts de cette prétention, nul ne saurait le nier ; seulement elle en a souffert comme les autres puissances, et même moins que certaines d’entre elles. C’est surtout la Hollande et l’Angleterre qui ont porté le poids de l’ambition du grand roi. L’Allemagne est peut-être le pays qui a le moins de griefs à faire valoir à cet égard, et cela ressort clairement de l’examen des entreprises directes de Louis XIV contre l’Allemagne.
Après le traité de Nimègue, parvenu au plus haut degré de sa puissance, au moment où le château de Versailles allait devenir la résidence du pouvoir absolu, Louis XIV institua des chambres de réunion, qui en 1679 prononcèrent la réunion à la couronne de certaines villes restées indépendantes en vertu des traités, mais qui en fait étaient des dépendances des provinces rattachées à la France par ces mêmes traités. Cette mesure, dirigée contre tous les voisins de Louis XIV, n’atteignit pas exclusivement l’Allemagne ; elle frappa le duc de Savoie par la prise de Casal, le roi catholique par celle de quelques villes de la frontière septentrionale, l’empire d’Allemagne par l’annexion de Strasbourg. L’occupation de cette ville, qui constitue à peu près tout ce que M. de Bismarck appelle les « conquêtes » de Louis XIV, est certainement le prétexte le plus spécieux de nos adversaires contre nous, et cependant la réunion de Strasbourg, de quelque manière qu’elle s’accomplît, était un fait inévitable ; l’Alsace ayant été incorporée à la France en 1648 par le traité de Westphalie et par les soins de Mazarin, Strasbourg, métropole de cette province, devait tôt ou tard en partager le sort. Cette noble cité d’ailleurs, déjà française de cœur, et qui avait maintes fois donné des témoignages non équivoques de ses sentimens à notre égard, se voyant près d’appartenir à un roi puissant et altier, regretta moins son incorporation définitive qu’elle ne craignit pour ses franchises municipales, en quelque sorte garanties par la suzeraineté purement nominale de l’empire. Louis XIV, en traitant avec elle, promit de respecter les privilèges de la ville, et, malgré son orgueil et ses habitudes despotiques, il tint parole. Aussi ne peut-on lui reprocher qu’une irrégularité de forme, et il est étrange que les Allemands du xixe siècle veuillent se faire les vengeurs des Strasbourgeois du xviie, surtout depuis que Strasbourg a donné par son héroïque résistance des preuves si éclatantes de son attachement à la France. Au fond, si l’Allemagne de nos jours s’attaque à Louis XIV, c’est parce que la réunion de l’Alsace à la France date du règne de ce roi, quoiqu’elle lui soit en réalité antérieure, et ne soit pas due à ses efforts personnels ; c’est surtout parce qu’il l’a confirmée par la prise de Strasbourg. Pour être conséquens, pourquoi nos ennemis ne s’en prennent-ils point aussi à la révolution, qui, en supprimant les droits des princes possessionnés, rompit les liens féodaux par lesquels l’Alsace se rattachait encore à l’empire germanique, remplit les Alsaciens du souffle puissant qui consomma l’unité nationale, et inspira, sans distinction de classe, de province ou d’origine, un même sentiment à tous les Français ? Jusqu’en 1789 en effet, plusieurs princes de l’empire avaient conservé dans la Lorraine et l’Alsace des possessions et des droits que l’ancienne monarchie avait toujours respectés. Ces droits, fondés sur les relations féodales, furent supprimés par l’assemblée constituante, lorsqu’elle abolit la féodalité dans toute la France. Les princes ayant réclamé, l’assemblée leur offrit une indemnité, qu’ils refusèrent en demandant l’appui de l’empereur. Cette plainte fut un des motifs dont l’Autriche et la Prusse, alliées contre nous, s’emparèrent pour attaquer et envahir la France en 1792. Quel fut le résultat de cette politique ? La paix que l’assemblée constituante avait espéré établir solidement sur la liberté, la communauté d’intérêts, l’alliance des peuples, fut détruite par les princes, préoccupés seulement de leurs prétendus droits. Quant à la Lorraine et à l’Alsace, elles devinrent plus que jamais françaises : l’union territoriale accomplie par nos rois se doubla de l’union des cœurs, due à notre révolution. La violence peut seule détruire cette double union, garantie par tant de traités, scellée par le patriotisme ; mais la force doit au moins revêtir l’apparence du droit, et l’Allemagne, sentant bien que sur ce terrain ses prétentions s’en vont en fumée, en est réduite à déclamer contre les « conquêtes injustes » de Louis XIV pour autoriser des conquêtes plus injustes encore, car les premières ne s’étaient exercées que sur des territoires dont la condition politique était incertaine, et elles ont été confirmées depuis par des traités nombreux, une possession deux fois séculaire, et le consentement manifeste des populations, tandis que celles d’aujourd’hui procèdent par l’outrage au patriotisme et la mutilation des peuples.
Les conquêtes que Louis XIV opéra judiciairement par ses chambres de réunion excitèrent un murmure universel ; la forme était plus odieuse que la chose en elle-même. A tout prendre, les parties lésées ne subirent pas de torts graves, et du reste un arrangement diplomatique vint régler le différend. Par malheur, l’active ambition du roi de France se manifesta bientôt par des entreprises sur le Rhin qui précipitèrent les événemens, et, encourageant Guillaume d’Orange dans son projet d’usurper le trône d’Angleterre, préparèrent la guerre de 1688. L’ouverture de la succession palatine, les compétitions pour l’électorat de Cologne lui donnant le droit ou au moins le prétexte d’intervenir dans cette partie de l’empire, Louis XIV fit par une prompte et brillante expédition la conquête du pays en litige, et gagna la frontière du Rhin. La situation n’était pas sans analogie avec celle qui mit les armes à la main de Henri IV en 1610, lorsqu’il allait entreprendre cette guerre que le couteau de Ravaillac vint ajourner à propos pour la maison d’Autriche. Ainsi Louis XIV ne faisait guère que suivre la voie tracée par ses prédécesseurs, par Mazarin, le ministre de sa minorité, par Richelieu, ministre de son père Louis XIII, par Henri IV, son grand-père, et par Henri II, qui, intervenant le premier dans les affaires de l’Allemagne à la sollicitation des princes allemands eux-mêmes, avait réuni à la France les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Ces trois évêchés, portion de la Lorraine, étaient tombés sous la suzeraineté de l’empire allemand, dont ils ne faisaient pas primitivement partie ; en les acquérant, Henri II se rapprochait de la frontière rhénane ; Mazarin, en réunissant l’Alsace, atteignit cette frontière sur un point ; Louis XIV seul l’atteignit complètement en 1688. Que d’autres jettent à sa mémoire, comme un reproche, cette conquête qu’il n’a point pu garder, que même ils y voient, s’ils le veulent, une tentative pour abaisser l’Allemagne, nous n’y voyons, nous, qu’une tentative malheureuse pour donner à la France cette frontière du Rhin qui dans les temps anciens était la limite commune de la Gaule celtique et de la Germanie teutonique, et dont les événemens ultérieurs ont fait un objet de contestations interminables à cause du caractère mixte communiqué à certains territoires par le mouvement des invasions et les fluctuations de la politique.
Ainsi prise de possession de Strasbourg, qu’il conserva, envahissement des trois électorats ecclésiastiques et du Palatinat, qu’il rendit, voilà où se réduisent les « conquêtes injustes » de Louis XIV. Cependant on lui prêta vers cette époque des desseins dont l’exécution aurait eu pour effet de lui soumettre l’Allemagne, et qui trahiraient le plan criminel dont on l’accusait naguère à Versailles. Alors que le roi de France opérait les réunions et s’emparait de Strasbourg, l’empereur d’Allemagne se voyait menacé dans Vienne, la capitale de ses états héréditaires, par une nombreuse armée turque, et le roi de France par son attitude semblait être le complice du sultan. À peine prit-il soin d’arrêter quelques opérations militaires pour ne pas enlever à l’empereur tous ses appuis. Sans le secours désintéressé de Jean Sobieski et de ses Polonais, Vienne eût peut-être succombé, et quelles n’eussent pas été les conséquences d’une semblable catastrophe ! Pour récompenser les Polonais de ce secours providentiel, les Allemands se sont depuis joints aux Russes pour se partager la Pologne ; aujourd’hui ils se sont unis entre eux pour dépouiller les héritiers de Louis XIV, tant il est vrai qu’on ne gagne pas plus à servir les hommes qu’à les opprimer ou les épouvanter !
Il sembla dans cette circonstance que Louis XIV avait compté devenir le protecteur avoué et autorisé de l’Allemagne, obtenir la légitimation des réunions accomplies ou projetées, et même supplanter la maison d’Autriche dans la dignité impériale en faisant nommer son fils roi des Romains, ce qui était une élévation anticipée à l’empire. Un pareil dessein peut d’autant plus avoir traversé la pensée du grand roi, qu’il était en quelque sorte dicté par des précédens, et que le vertige de la puissance était alors arrivé au suprême degré chez Louis XIV. En effet, tous les traits de cette politique se retrouvent chez les rois qui l’ont précédé. Sans remonter jusqu’à Henri II, Richelieu et Mazarin, le premier par l’intervention dans la guerre de trente ans, le second par la création de la ligue du Rhin, avaient cherché à donner aux rois de France le protectorat de l’Allemagne ; la connivence avec les Turcs dans leur guerre contre l’Autriche, l’aspiration à la dignité impériale, se retrouvent chez François Ier, et même, durant l’enfance de Louis XIV, Mazarin avait tenté de le faire arriver à l’empire. Louis XIV a donc pu être entraîné à suivre les mêmes erremens, à rêver la direction de l’Allemagne, et par suite la domination universelle dans un temps où il voulait tout faire plier sous sa loi, où il se préparait à donner à l’Angleterre le roi qu’il lui choisissait, où dans son propre royaume il ne supportait aucune incorrection dans l’obéissance générale, où il ne tolérait pas plus la libre expression de la pensée janséniste que le libre exercice du culte réformé, de sorte que la justification de plus en plus complète du mot « l’état, c’est moi » semblait presque emporter ce corollaire sous-entendu : « l’équilibre européen, c’est la soumission à ma volonté. »
Assurément Louis XIV encourt la sévérité des jugemens de l’histoire ; mais nous dénions à un peuple quelconque le droit de formuler en son propre nom un jugement qui doit être rendu au nom des principes, au nom de tous les peuples également blessés par le système erroné et l’orgueil absolutiste de Louis XIV. Ce système, les événemens et la conscience humaine en ont fait justice. Pourquoi l’Allemagne, si c’est bien elle qui parle par l’organe de la Prusse, prend-elle envers Louis XIV le rôle de redresseur de torts, et vient-elle insulter dans le palais de Versailles au fondateur de cette résidence royale ? C’est parce que le règne de Louis XIV marque la phase la plus brillante de l’ancienne royauté française.
La victoire de la Prusse ne serait pas complète, si, après avoir vaincu dans la moins honorable de ses formes de gouvernement la France nouvelle, la France de la révolution, au moyen d’une vaste surprise combinée avec une habileté inouïe, elle ne triomphait en même temps, dans son palais même, par une fête solennelle, de la France ancienne, de la France monarchique, dont la France nouvelle est issue, et qu’elle ne peut ni ne veut renier, quoiqu’elle s’en distingue profondément. La guerre que la Prusse a méditée et dirigée avec tant de succès contre nous est une vengeance pour le passé en même temps qu’une humiliation pour le présent.
Nous ignorons si, en ajoutant au titre royal, acquis au début du xviiie siècle dans une guerre contre la France de Louis XIV, le titre impérial, arraché pour ainsi dire à la France de la révolution, le souverain de la Prusse s’imagine nous avoir privés d’un bien précieux ; il est certain du moins qu’il se flatte d’avoir acquis un grand avantage. Il pourrait bien être dans l’erreur. Le césarisme a eu sa raison d’être dans le passé, et il a subsisté longtemps malgré bien des causes de ruine. Aujourd’hui il heurte de front les aspirations modernes, et les tentatives qu’on a faites depuis le commencement du siècle pour le restaurer ne semblaient vraiment pas de nature à encourager de nouveaux essais. Que présage donc la solennité de Versailles ? Pourquoi ce pathos des journaux allemands, qui ont constaté l’émotion de la statue de Louis XIV elle-même, « émerveillée » par le hourrah des assistans ? Qui a triomphé le 18 janvier ? Est-ce bien l’Allemagne ? De qui a-t-on triomphé ? Est-ce précisément de la France ? Tous ces princes qui entouraient le nouvel empereur pour lui servir de piédestal rappellent sans doute, mais rappellent avec gaucherie et de loin le cortège éclatant des seigneurs qui s’empressaient dans ces mêmes galeries autour du plus adoré des monarques. Si la cérémonie du 18 janvier a un sens, — et certainement elle en a un, — on peut dire que le château de Versailles a été témoin au xixe siècle de l’anéantissement politique des princes allemands devant le roi Guillaume, et par suite des états allemands devant la Prusse, comme il avait été témoin au xviie de celui de la noblesse française en présence de la royauté absolue.
C’est qu’en effet jusqu’à présent le résultat le plus certain, le plus grave de cette guerre pour l’Allemagne, pour l’Europe, pour la civilisation, c’est la naissance d’un césarisme nouveau, et non pas, comme on voudrait le faire croire, la simple renaissance de l’ancien empire allemand. La dignité impériale d’Allemagne n’était à l’origine spécialement attachée à aucun peuple, ni même fixée dans aucune famille. Elle passait de la maison de Saxe à la maison de Souabe, puis à une autre. Lorsque, par une sorte d’usurpation qui obtint l’acquiescement général, elle devint héréditaire dans la maison d’Autriche, l’indépendance conquise par les différens princes allemands dans des luttes antérieures, le relâchement du lien féodal amené par des causes diverses, les difficultés créées à la maison d’Autriche par les souverains étrangers, surtout et presque exclusivement par le roi de France, empêchèrent cette maison d’abuser de sa puissance pour opprimer l’Allemagne, et la dignité impériale finit par devenir un vain titre ; elle n’existait en réalité déjà plus quand elle fut officiellement supprimée en 1806.
Le césarisme prussien proclamé le 18 janvier se présente dans de tout autres conditions. Préparé par la guerre faite en commun avec l’Autriche contre le Danemark, fondé en fait dans la guerre civile de 1866, éclos et venu à maturité dans la guerre de France, qui lui assure la consécration de la gloire militaire la plus complète, il repose non pas seulement sur les Hohenzollern, mais sur le peuple prussien, comme le césarisme d’Auguste reposait sur le peuple romain, comme le césarisme de Charlemagne reposait sur le peuple frank. Seulement, au temps d’Auguste, le vrai peuple romain, celui qui pendant sept cents ans de lutte et d’efforts avait fondé un immense empire, n’existait pour ainsi dire plus ; moissonné sur tant de champs de bataille, réparti dans de nombreuses colonies, il n’était plus guère représenté dons Rome que par une multitude servile de sentimens comme d’origine ; mais, grâce à la forte organisation de l’empire, au despotisme militaire dont les circonstances avaient nécessité l’établissement, ces représentans indignes de l’ancien peuple romain purent encore régir le monde pendant cinq cents ans sous la conduite de leurs césars. Les Franks de Charlemagne, eux aussi, étaient épuisés par une longue suite de guerres, disséminés sur de vastes territoires qu’il leur fallait garder ; leur croissance ayant été bien plus prompte que celle du peuple romain, leur décadence fut aussi bien plus rapide, et ils ne purent maintenir au-delà de la première génération la domination que Charlemagne avait fondée. Les Prussiens de l’empereur-roi Guillaume sont-ils menacés de l’affaiblissement qui caractérise les Romains de la décadence et les Franks de Louis le Débonnaire ? Non sans doute. Les dissolvans intérieurs qui ont amené la décomposition du peuple romain et du peuple frank n’existent pas pour eux ; mais il y a au dehors, dans la civilisation européenne, des élémens de résistance contre lesquels il pourront venir se briser. L’excès même de leur puissance doit provoquer une réaction inévitable. Leur situation est au moins parfaitement définie : ils sont, sous la conduite d’un chef ambitieux, le peuple dominateur de l’Allemagne, subjuguant l’Allemagne afin de peser sur le monde de tout le poids de la race germanique. La cérémonie du 18 janvier devait se terminer par un chant de guerre prussien ; le roi, par un signe, empêcha l’exécution de cette dernière partie du programme. C’était de sa part un acte de prudence et de modération. Bien naïfs ceux qui s’y laissent prendre du reste, il eût été bien plus habile encore de ne point se mettre dans le cas d’avoir à donner cette preuve de prudence et de modération, car elle met en pleine lumière, si d’ailleurs on avait pu s’y tromper, le vrai caractère de la cérémonie, qui est l’exaltation de la Prusse par-dessus l’Allemagne, par-dessus la France, par-dessus l’Europe.
Cette domination militaire et universelle se lie à l’oppression du parti libéral dans l’Allemagne, et partout où il tient tête au pouvoir absolu. C’est encore là un trait caractéristique du césarisme ; qu’il soit d’origine démocratique comme celui de César et de Bonaparte, ou d’origine aristocratique comme celui de Charlemagne, des césars allemands et des Hohenzollern, le césarisme est essentiellement l’ennemi, l’oppresseur de toute institution libre. Il n’accepte point de contrôle, si ce n’est peut-être en apparence, dans la forme, pour donner le change ; il entend que tous les pouvoirs émanent ou relèvent de lui. Le complet épanouissement du césarisme est inséparable de l’effacement de tous les pouvoirs publics. Si donc l’abaissement, l’écrasement de la France était le préliminaire indispensable de la création de l’empire prusso-allemand, ce n’est pas seulement à cause de sa force militaire, en d’autres temps si redoutée ; c’est aussi parce qu’elle est depuis 1789, malgré bien des erreurs et des défaillances, le foyer du libéralisme. Aussi la chute du régime impérial, qui pouvait paraître favorable aux projets du roi de Prusse, puisqu’elle lui laissait le champ libre pour l’érection de son césarisme (car on ne comprend pas plus la coexistence de plusieurs césars que celle de plusieurs soleils), mais qui devait être pour nous l’aurore d’un gouvernement libre, national, exercé par le pays, en son nom et sous son contrôle, a dû surexciter l’animosité du roi Guillaume contre la France ; cette révolution ne pouvait faire naître en lui qu’un de ces deux sentimens : le mépris, s’il y voyait seulement l’esprit de faction et l’émeute en permanence, ou la crainte, s’il y apercevait la possibilité d’un établissement solide et durable. De toutes manières, le triomphe complet du militarisme prussien est un coup terrible porté au progrès des institutions libérales en Europe et surtout en Allemagne, comme à l’indépendance des états allemands et étrangers. Qu’est-ce autre chose en effet que le despotisme et la guerre toujours en action ou toujours menaçante ? La guerre surtout est en quelque sorte l’élément vital du césarisme ; fondé par elle, nourri par elle, il est entraîné par une force irrésistible, d’une guerre à une autre, d’une conquête à une autre. Ce qui l’élève est en même temps ce qui le perd ; les victimes qu’il a faites finissent par se réunir contre lui et par l’écraser. Napoléon, cet infatigable conquérant, a trouvé la ruine au bout de tant de guerres qu’il ne cherchait pas, disait-il, mais auxquelles il prétendait être contraint. L’empereur Guillaume, qui prétend, lui aussi, subir cette sorte de contrainte, a-t-il médité sur cette fatalité qui s’attache au césarisme ? Sans doute il opposera à ces entraînemens une fin de non-recevoir ; il protestera hautement de ses intentions pacifiques. Par malheur, les faits parlent plus haut que toutes les protestations. Le nouvel empereur écrivait naguère à la chambre des députés de Berlin, en réponse à une adresse de félicitations envoyée par cette assemblée, que, après avoir accepté l’offre de la dignité impériale à lui faite par les princes et les villes libres de l’Allemagne, il priait Dieu qu’il lui fût accordé, à lui et à ses successeurs, de faire de ce nouvel empire un empire florissant, fort, un empire de paix. Un empire de paix ! voilà un rapprochement malheureux entre Guillaume de Hohenzollern et Louis-Napoléon Bonaparte. C’est un empire de paix qui nous fut promis à Bordeaux en 1852, et la France sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur cette paix impériale. Et c’est du sein des horreurs du carnage, au lendemain du bombardement de Paris, que l’empire prusso-allemand, fondé en moins de dix ans par trois guerres consécutives d’une atrocité et d’une injustice croissantes, vient s’annoncer comme un empire de paix ! En vérité, l’ironie est trop forte ; l’Europe n’a pas besoin d’attendre les événemens pour la juger ; elle n’a qu’une chose à faire : se tenir sur ses gardes et préparer sa défense. La défense ! tel est aussi le mot qui doit préoccuper désormais la France en présence des formidables moyens d’attaque qu’une incurie criminelle a laissé déployer contre nous à l’improviste, et par lesquels nous étions pour ainsi dire vaincus avant même d’avoir combattu.