Louis de Clermont-Tonnerre, commandant de zouaves

La bibliothèque libre.
Louis de Clermont-Tonnerre, commandant de zouaves
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 614-647).
UN TYPE D’OFFICIER FRANÇAIS

LOUIS DE CLERMONT-TONNERRE
COMMANDANT DE ZOUAVES
(1877-1918)

La dernière fois que je le vis, c’était le dimanche 3 mars, le dimanche d’Oculi, et il ne devait pas voir le dimanche de Pâques. Il tira de son portefeuille un de ces chiffons invraisemblables sur lesquels les soldats écrivent, « Le jour, ajouta-t-il, où vous entendrez dire que ça ne va pas chez nous, publiez cela ; dites bien ce que c’est que le moral de nos hommes, comment ils parlent de leurs chefs. Sans me nommer, bien entendu. C’est une lettre d’un de mes zouaves, dont je vous ai conté l’histoire, à une de mes nièces qui l’a soigné à l’Hôpital. »

La lettre, dont je me borne à rectifier un peu l’orthographe, disait ceci :


2 janvier 1918. Lunéville.

Je suis très peiné d’apprendre que M. de Clermont-Tonnerre a failli être asphyxié, car moi aussi j’ai eu un commencement d’asphyxie e 23 avril 1915 à Ypres et j’ai plus souffert qu’à ma dernière blessure de la tête.

Quant à M. de Clermont-Tonnerre, dont je garde un souvenir inoubliable, je l’ai vu dans maintes circonstances braver le danger. Si je m’en souviens ! Au mois d’août 1916, devant Fleury, une attaque allemande ce déclenche : de suite il quitte son abri, malgré le bombardement et le tir de l’infanterie, parcourt toute la ligne des tranchées, revolver au poing, sans souci du danger... Tous ceux qui comme moi ont vu M. de Clermont-Tonnerre au feu admirent cet homme pour sa bravoure et sa loyauté ; aussi dites-lui bien des choses de ma part, car je cause souvent de lui, quand je raconte mes exploits des tranchées.


Et quelques jours plus tard, m’envoyant du front la copie de cette lettre, à laquelle il tenait « plus qu’à une citation, » il m’écrivait, avec ce gracieux enjouement qui était le sien, quand il voulait sourire :


Ci-joint, cher ami, la copie de la lettre du zouave. Si vous la mettez quelque jour sous les yeux des lecteurs, camouflez-moi ; mais laissez entendre qu’il s’agit d’un ouvrier agricole et d’un vieux nom de France ; tant pis si les modérés y voient revivre « l’alliance des partis extrêmes ! »


Voilà rempli, mon commandant, le devoir dont vous m’aviez chargé ; mais le vieux nom de France ne sera pas « camouflé, » le vieux nom plein d’honneur dont vous rajeunissez le lustre. En me confiant ce texte, vous ne songiez qu’à vos zouaves ; c’est eux dont vous vouliez faire admirer le dévouement. Et voici que c’est vous dont il me faudra parler : sans le savoir, ô mon ami ! ce dernier jour où je vous ai vu, vous me désigniez ainsi pour prendre soin de votre mémoire.

Les événements nous pressent. L’heure approche de cette paix dont vous n’avez jamais douté et pour laquelle a coulé votre sang. Il est trop tôt, et le loisir manque, pour faire halte auprès d’un tombeau, pour tracer le portrait que vos amis attendent. Ceci n’est pas le monument que notre piété doit à votre souvenir : c’est la clôture de branchages, c’est l’inscription provisoire qu’attache en hâte un camarade sur une croix, au-dessus d’un tertre, sur le bord d’un champ de bataille...


I

C’est en septembre 1915 que je le rencontrai à l’Etat-major du général Rouquerol, qui commandait alors dans les Flandres le groupement de Nieuport. Il n’était pas pour moi absolument un inconnu. Sa jeune réputation d’orateur, qui avait commencé de croître quelques mois avant la guerre, était venue jusqu’à moi. Mais j’ignorais encore qu’il eût rien publié et, pour tout dire franchement, en dehors de son nom, je ne savais rien de lui.

C’était un jeune homme de trente-huit ans, aux yeux bleus, avec une grosse moustache brune ; il devait être très beau sous son casque de cuirassier. Il n’y avait dans sa tenue ni dans sa manière d’être aucune espèce de recherche, pas même celle de la plus extrême simplicité. Il avait cette absence complète d’affectation qui laisse entrevoir à peine une nuance de distinction exquise. Hormis cette touche subtile et presque imperceptible, il avait réussi à effacer toute trace de supériorité. Sa personne physique même démentait plusieurs des idées qu’on se fait souvent sur les signes extérieurs de la « race, » par exemple sur la pâleur dite aristocratique et sur l’affinement des extrémités. Il donnait l’impression d’un tempérament vigoureux ; il était très bon cavalier, avec des membres solides et cette indépendance d’allures de l’homme qui a beaucoup vécu à la campagne. Il ne fuyait pas la compagnie, mais s’accommodait de la solitude, ayant visiblement un ordre de pensées intimes, un groupe d’intérêts et, si je puis dire, un axe d’existence déjà bien établis et qui ne coïncidaient pas exactement avec les nôtres. Il se prêtait à tous sans avoir besoin de personne ; on devinait en lui une vie morale concentrée sur quelques objets importants, qui le rendaient bien étranger aux petites questions d’amour-propre qui font souvent le sujet des propos d’officiers.

Quand il était en confiance, sa conversation était un charme. Il avait le goût et le don de ces entretiens familiers, de ces dialogues intimes où excellent les hommes de vie intérieure et qui sont le grand moyen d’action, le signe particulier de l’éducateur et de l’apôtre. C’est à ce trait qu’ils se reconnaissent tous et c’est ce qui explique l’influence immense de certains hommes qui jamais n’ont écrit une ligne, jamais prononcé un discours. C’est dans ces moments-là qu’on connaissait Clermont-Tonnerre. Nous causions parfois de choses fort éloignées de la guerre, souvent de l’Amérique où nous avions été tous deux. Il parlait encore d’Albert de Mun, dont il avait été le disciple et l’ami, ou bien, bondissant par-dessus les temps où nous vivions, il développait l’avenir de la France après la guerre, d’une France régénérée, unie, débarrassée des haines de partis, guérie de ses mauvaises habitudes politiques, ayant retrouvé par la victoire le sens des réalités, sa foi en elle-même et son rang dans le monde. Il peignait avec éloquence cette République de ses rêves. Moments heureux de causerie sur la dune de Nieuport, en face de la mer, sur cette triste frange sablonneuse des Flandres, dont il goûtait si bien la pénétrante mélancolie !

Un jour, trois mois peut-être après notre rencontre, quand il jugea l’entente assez mûre entre nous pour se livrer tout à fait, il me donna à lire un petit écrit de cinquante pages, à couverture jaune, de format populaire, orné d’une dédicace où il se promettait des espoirs de longue amitié. Ces cinquante pages, datées de l’année 1911, et hardiment intitulées : Pourquoi nous sommes sociaux, étaient une profession de foi à forme de discours, une de ces lettres écrites aux amis inconnus, un appel et une confidence, un programme et un manifeste. Le jeune homme de trente-trois ans y avait résumé toute son expérience et ses raisons de vivre : il y racontait discrètement ses luttes, ses déboires, l’histoire de sa vocation, ses souvenirs de voyages et de vie militaire ; il s’y était mis tout entier. Il y avait condensé ses idées de jeunesse et ses desseins d’âge mûr. C’était une de ces déclarations que l’on fait une fois pour toutes au seuil d’une existence, après un long temps de recueillement, au moment d’engager l’action. J’ignore à quelle occasion ce discours fut composé ; il avait paru d’abord au Correspondant. L’auteur y attachait du prix, puisque c’est le seul de ses ouvrages qu’il eût pris la peine de recueillir et auquel il se fût préoccupé d’assurer quelque publicité.

On y lisait cette page fameuse de l’Ancien Régime.


Au Xe siècle, écrit Taine, peu importe l’extraction du noble : souvent, c’est un comte carlovingien, un bénéficier du roi, le hardi propriétaire d’une des dernières terres franques. Ici, c’est un évêque guerrier, un vaillant abbé ; ailleurs, un païen converti, un bandit devenu sédentaire, un aventurier qui a prospéré.

Au XXe siècle, poursuivait l’orateur, il en est de même : enrôlons tous les privilégiés de fait, ceux qui ont en partage les dons de la naissance, de la fortune, du savoir, de l’intelligence ; tous les riches, ce mot étant pris dans son plus large sens : nobles possesseurs de terres familiales, maîtres de forges héréditaires, ouvriers devenus patrons, économistes, savants, écrivains, orateurs, poètes ou artistes, tous ceux auxquels une supériorité quelconque donne une parcelle d’ascendant sur leurs frères... qu’importe leur extraction ? Le noble aujourd’hui, c’est l’éducateur ; c’est celui qui met en valeur le capital concret ou abstrait qu’il a reçu, qui s’en sert pour améliorer l’état matériel ou moral de ses frères, qui leur tend une main généreuse pour gravir d’échelon en échelon ; le noble, c’est le social. Pour faire cet office, il n’a pas besoin d’ancêtres : il est lui-même un ancêtre, il ne lui faut que du cœur. Trois sentiments intimes l’y stimulent : l’amour, s’il est bon ; le devoir, s’il sait le comprendre ; la raison, s’il veut bien réfléchir.


Ces vues audacieuses, frappantes, cette large manière d’envisager l’histoire ; cette foi ardente dans l’avenir, cette flamme, cette absence d’égoïsme, cette voix de chef et d’apôtre, cette jeune autorité étaient quelque chose d’émouvant. Ce n’était plus ici le camarade secret, volontiers silencieux, que j’avais connu jusqu’alors : c’était le ton d’un maître, l’assurance d’une passion de servir. On sentait une pensée méditée et mûrie, s’élançant de la solitude à la conquête des âmes. Cela sonnait comme une fanfare, un cri de ralliement, et c’était pathétique aussi, ce grand appel jeté par un nom du passé à toutes les forces du monde moderne. Comme il y avait eu des hommes de son sang à toutes les pages de notre histoire, après celui de Marignan et celui de Pavie, après ceux de la Rochelle et ceux de Fontenoy, après ceux enfin des guerres de l’Empire, celui-ci voulait inscrire son nom au service du pays, sur le champ des batailles sociales. On se trouvait en présence d’un de ces beaux types patriciens comme les aime le génie de François de Curel, et comme il en a mis à la scène dans le Repas du Lion ; mais c’était le héros intact, avant la catastrophe et le désenchantement ; c’était enfin le héros vivant, auquel la majesté authentique du nom prêtait l’intérêt positif qui manque à la plus belle création littéraire.

Il faudrait pouvoir raconter son enfance, sa jeunesse toutes rurales, en pleine campagne picarde, au château de Bertangles, et ce qu’il dut de ses idées et de son tour d’esprit à cette éducation encore toute féodale dans une ancienne province française ; puis le séjour à l’armée, les voyages, une exquise formation religieuse, les commencements de la vocation sous le maître émouvant que fut Albert de Mun. Ce sera l’œuvre d’un biographe. Il faudra expliquer, dans cette génération qui fut celle des Péguy, des Ernest Psichari, des Marc Sangnier, génération toute mystique au milieu d’une France officiellement athée, quelle fut ou quelle aurait été la place d’un Clermont-Tonnerre. Il faudra recueillir ses discours admirables. On dira peut-être, en les lisant, qu’Albert de Mun n’était pas mort tout entier, ou plutôt qu’il est mort en Louis de Clermont-Tonnerre une seconde fois.

De toutes ces paroles éteintes, de ces graves leçons éloquentes d’histoire et de morale, sur le travail, les syndicats, les associations agricoles, sur les grandes idées de tradition et de discipline, sur l’éminente dignité de la profession et du métier, j’aimerais pouvoir extraire ici quelques passages. Il serait instructif de voir quel sourd travail, en dehors de la vaine politique du Parlement, était en train de se faire dans la conscience française ; on trouverait plus d’un point commun entre les idées de ce jeune féodal et celles qui inspirent les campagnes de Lysis ou de Probus. L’ancien officier, sorti de l’armée où il n’avait pu servir, travaillait ainsi à refaire une France plus grande.


« D’autres peuples, s’écriait-il dans un autre discours, d’autres peuples ont versé leur sang pour étendre leurs domaines ou pour accroître leurs richesses ; la France n’a donné celui de ses enfants que pour faire triompher les causes qu’elle croyait justes... Sans doute, le droit a pu parfois céder à la force en Europe : mais s’il s’y est accompli des forfaits comme le partage de la Pologne... c’est que les pillards avaient choisi pour consommer leur crime... l’heure où la France immobilisée et affaiblie, ne pouvait plus tirer l’épée... »


Ainsi, deux ans avant la guerre, parlait le comte de Clermont-Tonnerre devant un auditoire d’internationalistes, dans cette ville d’Albert que devaient illustrer tant de communiqués...

Cependant, la guerre se prolongeait, sans que nos offensives réussissent à la tirer de sa forme stagnante. Clermont-Tonnerre supportait avec impatience la demi-inaction à laquelle il était condamné. Aussi, quand le commandement décida que tout officier d’état-major serait tenu d’exercer un stage dans le rang, il saisit l’occasion avec joie ; de plus en plus il se retournait vers les humbles qui avaient été le grand amour de sa vie ; il demanda une compagnie dans un des régiments de la division, le 4e Régiment de marche de Zouaves, lieutenant-colonel Richaud. La demande resta plus de six mois sans réponse. Mais voici que l’immobilité du front occidental commençait à trembler et retentissait de coups sourds. On entrait dans une phase nouvelle de la guerre. Ce n’étaient plus les émotions rapides et les coups de théâtre du début de la campagne ; c’était un drame sombre, une forme d’angoisse concentrée. On était en 1916. L’année de Verdun commençait.

Au printemps, les zouaves partirent pour Verdun. Au mois de juin le capitaine de Clermont-Tonnerre, ayant renouvelé ses démarches, réussit à les suivre et obtint de rejoindre à la cote 304 la 13e compagnies


II

Dans un des petits livres les plus précieux de la guerre, le Carnet intime d’Amédée Guiard, — livre d’une sainteté incomparable, merveilleux manuel d’oraison et de perfectionnement mystique, — je trouve cette phrase remarquable. Guiard vient de raconter un menu fait où son amour-propre a été piqué au vif. « La moralité que j’en tire, écrit-il, c’est d’abord qu’à la guerre les occasions de se distinguer ne se multiplient pas, ne s’offrent pas ; il faut courir après, les saisir. » Je rapproche ces lignes d’un passage du Journal d’Amérique où Clermont-Tonnerre note une conversation de dîner. Ce sont ses propres paroles qu’il rapporte. « Ce n’est pas, écrit-il, faire un grand éloge d’un homme que de dire « Il aurait pu être une canaille, et il a été honnête. » L’homme qui fait son devoir ne mérite aucun éloge, il est une canaille s’il y faillit : il 7 n’est digne d’éloges que s’il fait plus que son devoir. »

On se figure en effet que la guerre confère par elle-même une vertu, qu’il suffit de rester à son poste pour être un héros. Non, on n’est pas héros sans l’avoir fait exprès. Affaire de chance ! entend-on dire. Les chances ne. s’offrent pas toutes seules, sans qu’on les cherche. Il y a dans l’acte héroïque une part de choix, de liberté, quelque chose qui vient de l’homme. On se place dans les conditions où l’héroïsme devient possible. Partout ailleurs, on peut faire son devoir en conscience et obéir à la consigne ; on n’est héros qu’à condition d’en faire plus qu’il ne faut.

Notez d’ailleurs que ce choix n’est nullement impulsif. On parle d’héroïsme inconscient ; psychologie bien pauvre ! Un Clermont-Tonnerre sait ce qu’il fait. îl pèse, il raisonne son acte, il délibère avec lui-même. Écoutons-le s’en expliquer avec son père :

« 1° Cela me procurera de grandes jouissances, vous ne vous doutez pas de ce que c’est que de commander à deux cents de ces gars-là.

« 2° C’est nécessaire au point de vue de mon influence future.

« 3° A l’heure qu’il est tous les civils aux armées, médecins, intendants, interprètes, tous les politiciens de gauche ou de droite (c’est la même chose) sont décorés, cités à l’ordre de l’armée, etc.. Sur ce point-là, ils me surpassent. Donc une seule supériorité me reste : celle du gentilhomme qui expose bravement sa vie comme l’ont fait tous les siens depuis huit siècles... Cette supériorité, je veux la garder.

« Tout ça, c’est très simple, c’est tout droit et il y a des milliers et des milliers de soldats et d’officiers qui pensent comme moi à l’heure présente. Et c’est pourquoi les Boches, malgré la supériorité de leur régime, de leur organisation, ne nous auront jamais. »

Le 4e zouaves auquel Clermont-Tonnerre va désormais appartenir jusqu’à la mort, n’était pas encore à cette date un régiment illustre : il était déjà un des beaux régiments de France. Parti d’Alger le 10 août 1914, il avait fait toute la campagne depuis Charleroi ; à la Marne, devant Monceau-lès-Provins, il a une page glorieuse dans la division Pétain ; il livre sous Maud’huy la première bataille de l’Aisne, sur ce Chemin des Dames où nous le retrouverons ; sur l’Yser, en décembre, puis au printemps de 1915, lors de l’affaire des gaz, il s’était par deux fois illustré à Steenstraete. Il venait de passer quinze mois dans les tranchées de Nieuport. Secteur pittoresque dont il s’était vite débrouillé pour en faire un secteur confortable. C’est là que Clermont-Tonnerre l’avait connu et s’y était fait des amis. Il leur avait promis d’aller les rejoindre sur la tête. Il tenait parole, et venait les retrouver à Verdun.

Le moment était bien choisi pour faire son entrée. La bataille entrait déjà dans son quatrième mois. On était le 6 juin. Depuis plus de cent jours continuait cette furie, ce tournoi gigantesque entre les deux armées, ce combat en champ clos ayant pour témoin l’univers. Sur ces collines de la Meuse, sur cette plate-forme de quarante kilomètres entre le bois d’Avocourt et le ravin de Vaux, se jouait le destin. Verdun incarnait la patrie.

Le mois de juin a été peut-être le plus atroce de cette bataille atroce. C’est le mois de la prise de Vaux (7 juin), de la grande ruée sur Froideterre et Souville (23 juin). L’ennemi se sentant pressé en Galicie (4 juin) et sur la Somme (1er juillet) veut en finir coûte que coûte. Depuis la fin de mai, les assauts se précipitent. L’Empereur a décidé d’entrer dans la place le 15 juin. Il lance ses troupes de tous les côtés à la fois, il attaque par les deux rives. Ce qui se passe sur la rive droite est plus connu : la lutte n’est pas moins terrible sur la rive gauche. On sait que de ce côté la défense avancée était constituée par deux massifs à peu près égaux en importance, le Mort-Homme à l’Est, à l’Ouest cette colline sans nom qui porte sur la carte la cote 304.

Les zouaves étaient en ligne sur la colline sans nom. Ce qu’était alors l’existence sur le champ de bataille de Verdun, il n’y a pas de mots pour le décrire. Les bombardements de Verdun ! Ils conservent une gloire affreuse dans l’armée : ils servent de mesure à la capacité de souffrir. C’est de Verdun que date le mot de pilonnage. Les Allemands, appuyés sur un matériel immense, concentré à loisir à l’abri de leur place de Metz, amené à pied d’œuvre sur leurs quatorze chemins de fer, ont amoncelé là en effet une artillerie inouïe : plus de deux mille canons, dont plus de la moitié de pièces lourdes. Avec leur méthode boche, ils ont imaginé de suppléer à toute tactique, à l’élan, aux anciennes qualités militaires, par un déluge d’explosifs. La terre elle-même change de forme ; les collines, sous les coups de rabot des obus, perdent leur relief, leurs contours. Le paysage prend cet aspect jamais vu, monstrueux, cet aspect de néant, cette apparence vide et croulante de fourmilière et de sciure, où des échardes, des fétus, des débris de choses mêlés comme de la paille dans de mauvais pain, rappellent qu’il y a eu des bois, des fusils, des brancards, on ne sait quoi de concassé là. Là dedans, on ne vit plus : des dix, des douze heures durant, on est dans ce désert, sous le bombardement, dans cette lune d’entonnoirs, où se creusent d’autres entonnoirs. On ne dort plus, on ne mange plus, on range les morts sur le parapet, on ne ramasse plus les blessés. C’est là que se trouvaient les zouaves depuis le 20 mai. On juge de l’effet que produit un homme qui arrive librement, de plein gré, rejoindre les camarades dans un pareil enfer, qui leur montre qu’on peut y être autrement que par force et dans ces conditions vient leur dire : « Présent ! »

C’est ce geste d’amour que fait Clermont-Tonnerre. Son bataillon montait en ligne. Un autre que lui ne se fût pas soucié de prendre au pied levé, dans de pareilles circonstances, le commandement d’une troupe inconnue. Pour tout chef, les trois quarts de son autorité consistent à connaître son monde et à être connu de lui. Clermont-Tonnerre juge l’instant on ne peut mieux choisi pour prendre le contact. Le lieutenant-colonel Richaud le reçoit à bras ouverts. Justement la « treizième » monte cette nuit en première ligne. Voilà, l’occasion de faire connaissance. La « treizième » relève dans le plus sale coin, dans ce fameux coin de Pommérieux, où la colline s’abaisse en forme de dos de selle, et qui est le point délicat par où les Boches espèrent tourner la position. Du reste, plus de « tranchée : » une vague suite de trous d’obus ; point d’abris, pas de sacs à terre, et pour toute société les morts des relèves précédentes restés sur le terrain. Les hommes sont exténués. Tout le monde tombe de sommeil. Chacun ne songe qu’à se jeter dans son trou et à n’en plus bouger. Cependant le capitaine parcourt la ligne dans le clair-obscur nocturne, indifférent aux mitrailleuses. Il secoue ses hommes endormis, il organise le travail, il exhorte, encourage ; il prêche d’exemple. A l’aube, la tranchée est achevée comme par enchantement, étroite, profonde de deux mètres. L’attaque se déclenche à cinq heures, se répète quatre fois de suite, à cinq heures trente, à neuf heures, à midi, avec accompagnement de lance-flammes et un bombardement féroce. Tout échoua. La « treizième » avait deux blessés. Son capitaine pouvait dès lors lui demander ce qu’il voulait : il était le bon Dieu...

Je n’ai pas l’intention de faire par le menu le récit de tous ces combats. L’histoire du 4e zouaves, à dater de Verdun, c’est un peu l’histoire de la guerre. Mangin ne fait plus rien sans lui. Il s’en sert à Fleury en août, en octobre à Douaumont, en décembre à Louvemont, puis le 16 avril encore à la deuxième bataille de l’Aisne ; il le retrouvera sous sa main à Longpont à l’aube du 18 juillet, aux lisières de cette forêt de Villers-Cotterets d’où jaillit le premier bond triomphal de nos armées.

Les zouaves achèvent de gagner leur réputation d’ « as. » Entre les régiments de cette magnifique division, que commande un des lieutenants de Gallieni à Madagascar, un Breton aigu à figure de corsaire, le général Guyot de Salins, c’est d’ailleurs une émulation, un merveilleux concours. Zouaves, tirailleurs, régiment mixte, régiment colonial du Maroc, quand vit-on un pareil assemblage ? Les zouaves naturellement sont les préférés de Clermont-Tonnerre, depuis leur colonel, Richaud, le « Richaud du zouave, » Marseillais avisé, héroïque et cordial, jusqu’au dernier de ses bonshommes qui l’adorent. Quels hommes ! En principe, les zouaves sont des troupes d’Algérie, avec un recrutement de colons et d’indigènes ; mais il y a dans le nombre beaucoup de gars de notre Midi, Languedoc et Provence, et puis, le temps aidant, l’ensemble s’est beaucoup panaché (en décembre 1916, le régiment s’est déjà renouvelé six fois) : il y a un peu de tout, des Basques, de la Touraine, de la Bretagne, au total des échantillons de toutes nos provinces, et ce sont maintenant de bonnes têtes rondes de chez nous qu’on voit sous la chéchia de drap rouge arborant le Croissant du prophète. En somme, une compagnie de zouaves dans l’été de 1916, c’est un abrégé de la France, un extrait de toutes ses essences et un cépage de tous ses crus. Quelle joie pour un Clermont-Tonnerre de respirer ces bonnes odeurs de la terre française ! Voilà le bon côté de la troupe. Cette société de soldats, c’est peut-être la société idéale.

Ici, plus trace de ces méfiances dont il a tant souffert. « Que de ressources et d’affection parmi les hommes ! écrit le capitaine Cochin, encore un traditionaliste et un ami des humbles. On se fait l’effet d’un grand seigneur du moyen âge. » On se figure que le peuple abhorre l’aristocrate. Quelle erreur ! « Des Clermont-Tonnerre, disait devant moi une métayère de Villers-Bocage, il ne faut pas, pour en trouver, beaucoup feuilleter l’histoire de France : il y en a à toutes les pages. » Pour cette bonne femme, son « noble, » c’était un peu de son patriotisme. Les hommes de la « treizième » partagent ce sentiment ; ils admirent leur chef, d’abord parce que c’est lui, mais ils sont flattés en outre de l’éclat de son nom, qui se confond pour eux avec ce qu’ils savent confusément du passé de la France. Ils se rendent compte en lui qu’ils sont les fils d’une vieille histoire. Ils trouvent naturel de se mettre en quatre pour lui et de lui procurer toutes les aises dont ils lui savent gré de se passer pour eux. Il est leur luxe. Peut-être que, rentrés chez eux, cela ne les eût pas empêchés de voter contre lui ; dans le rang, le lien séculaire se renoue sans effort et le cadre éternel reparaît sous les ruines des modernes plâtras.

Rien du reste, dans la « manière » de Clermont-Tonnerre, ne ressemble à celle du junker et à sa façon de traiter le « matériel humain » ; rien de plus éloigné aussi de la manière populaire et du bourgeois qui s’encanaille. La morgue révolte l’âme française, la vulgarité lui répugne. Le peuple n’admet pas qu’on s’abaisse pour lui parler. Rien ne plaisait tant aux zouaves que cette distinction de leur capitaine, que cette grâce virile qui prenait, pour les approcher, quelque chose de fraternel. Il les connaissait tous, et pas seulement leurs noms, mais leurs familles, leurs enfants, leurs petites affaires. Il les faisait parler de leur pays. Sa grande connaissance des provinces lui permettait de mettre chacun sur son terrain ; avec tous il trouvait le mot juste. Sa mémoire infaillible, aidée d’une bonté attentive, enregistrait tous ces détails. Chaque homme comprenait qu’il avait en lui un ami. Que n’eût-il pas obtenu d’eux ? Je n’en veux citer qu’un trait, l’histoire de ce zouave dont on a lu la lettre. « On ne sait pas, me disait Clermont-Tonnerre en me la racontant, comme ces gens-là sont bien élevés, comme ils sont tous de bonne maison. J’avais remarqué dans mes recrues un petit zouave qui ne riait pas, qui songeait, — en un mot, qui me faisait du cafard. Je l’appelle, je le confesse : un petit gars du Nord, les parents de l’autre côté, pas de nouvelles depuis deux ans Je le remonte et pour qu’il se sente moins seul, je le prends dans ma liaison... Il ne me quittait plus. A Fleury, vous savez ce que l’on prenait comme marmitage. Les Boches préparaient une attaque, je dépêche mon gosse au chef de bataillon. Je le vois revenir au bout d’une demi-heure, pâle comme un linge, la tête bandée : « Qu’est-ce que tu as, mon pauvre Louvet ? » Ce qu’il avait ? Un éclat dans la tête, le crâne ouvert, un trou à mettre le poing dedans. « Alors qu’est-ce que tu fais ici ? Veux-tu bien t’en aller tout de suite ! » Savez-vous ce qu’il me répond ? J’y aurais été de ma larme : notez qu’il ne tenait pas debout ; il était aussi mort que vif : « Oh ! mon capitaine, fait-il, vous pensez bien que jamais je ne serais parti sans vous dire au revoir ! » Eh bien ! blessé comme il était, n’ayant plus qu’à se laisser emmener, ayant déjà à sa capote sa fiche rose d’évacuation, il traversait deux fois, aller et retour, le tir de barrage, — et quel barrage ! — simplement par reconnaissance pour un peu de bonté que je lui avais témoignée, et pour remplir envers son chef un devoir de gentillesse... »

Mais le soin du moral, s’il est la grande « jouissance » et la tâche préférée du capitaine de Clermont-Tonnerre, n’est encore qu’une partie de sa tâche. A côté de ce devoir, il y a l’ « instruction. »

Clermont-Tonnerre a tout à apprendre du métier. Il n’est pas question de faire ici un cours de tactique, mais on sait assez que la guerre est en perpétuelle évolution. Si les principes sont invariables, les procédés se modifient. Autrefois, la tactique changeait tous les dix ans. Dans cette guerre, elle aura changé tous les six mois. Déjà la tactique de l’Yser se distingue de celle de la Marne ; les batailles d’Artois et de Champagne marquent les débuts de l’emploi massif de l’artillerie ; cette science nouvelle se perfectionne à Verdun, se nuance d’une manière incroyable, parvient, grâce aux ressources de l’observation terrestre et aérienne, de l’avion, de l’aérostat, des diverses sortes de repérage, à une virtuosité inconnue. L’époque du grenadier, qui commence à Neuville-Saint-Waast, a eu son beau temps à Verdun et à la seconde bataille de l’Aisne ; l’espèce s’évanouit en 1918. L’époque de l’avion de bataille, de l’aviation de charge est à peu près contemporaine du dernier âge de la guerre, l’âge du tank. Il y a eu une heure de l’arme blanche, une vogue sanglante du combat au couteau. Et je n’ai rien dit du fantastique progrès de l’arme automatique, du plus redoutable assassin entre tous les engins de meurtre, l’arme squelette, la mitrailleuse.

Cette continuelle évolution des moyens de combat oblige le commandement à un travail correspondant d’adaptation. Il faut, sans se lasser, refondre les règlements, apporter des retouches, se méfier des formules, écarter le « tout fait, » modeler indéfiniment les conseils et les directives sur la réalité changeante. Cette guerre, qui paraît immobile au spectateur, est en perpétuelle transformation, toute en prodigieux mouvement et en travail d’idées.

De tout cet ensemble de faits résultent des conditions de bataille toutes nouvelles. C’est peu de chose dans la guerre qu’une compagnie d’infanterie : c’est la goutte d’eau qui subit la pression de la masse, la molécule où se répercute l’action de tout le reste. Il n’y a pas plus de rapport entre une compagnie d’infanterie dans l’automne 1916 et ce qu’elle était en 1914, qu’entre une carabine de chasse et un tank-mitrailleur. La compagnie était devenue quelque chose de plus armé et de plus redoutable que n’était un bataillon du début de la guerre. Elle avait une puissance de feu et une variété d’outillage qui auraient comblé d’étonnement un capitaine de la vieille école. Elle fait une forme de combat aussi différente de la guerre de tranchées à la mode de 1915, que de la ligne de tirailleurs ou de la charge à la baïonnette.

Le fantassin n’est plus qu’un nom. Une compagnie d’infanterie, c’est un arsenal ambulant, ce sont des équipes de spécialistes : pionniers, grenadiers, mitrailleurs, bombardiers, fusiliers-mitrailleurs, nettoyeurs de tranchées, armés du browning et de la grenade axphyxiante, et toute la complexité des organes de liaison : coureurs, colombophiles, signaleurs, téléphonistes. Chacune de ces spécialités exige des écoles, un apprentissage ; après quoi, il reste, par des exercices nombreux, à accorder tous ces organes, à les faire fonctionner ensemble, à obtenir la cohésion. Tel est devenu aujourd’hui le métier de fantassin ; tel est le rôle d’instructeur de l’officier d’infanterie. Comme on s’explique le désastre russe ! Comment ces peuplades incultes, ces cosaques, ces moujiks, eussent-ils été capables d’un travail de ce genre ? En vérité, une guerre comme celle-ci suppose des efforts qui passent infiniment ceux même d’une vie humaine. Ge sont toutes nos traditions, c’est le travail et l’héritage de quarante générations de morts, c’est tout notre passé, toute notre conscience, ce sont quinze siècles d’histoire, quinze siècles de culture, de christianisme, d’éducation et de vertu... Voilà ce qui donne son sens à cette tragédie : toute la France contre toute l’Allemagne. Et c’est ce qui fait, dans l’immense drame, la beauté de Verdun ; jamais le génie français n’avait été soumis à pareille épreuve. Après l’avoir subie plus de six mois sans faiblir, il allait tout à coup en sortir par le triomphe.

Je ne raconterai pas après Henry Bordeaux la bataille du 24 octobre, cette sublime journée de Douaumont qui fit, dans cet anxieux automne de 1916, passer le frisson de la victoire [1]. Je me bornerai à quelques mots sur le rôle de Clermont-Tonnerre. Dans la vie du soldat, après le lent travail que je viens de décrire, la bataille est la récompense. Cette journée passa l’espérance : elle paya d’un seul coup le labeur de l’été.

J’ai vu Clermont-Tonnerre le lendemain de l’action. J’ai ses notes sous les yeux, et surtout je l’entends lui-même, par ce glorieux après-midi d’été de la Saint-Martin, dans la pourpre et le silence des bois de Nixéville.

L’impression de victoire avait commencé tout de suite. A quoi cela se sent-il ? À quels symptômes se perçoivent ces mystérieux changements de signe ? Comme les autres fois, la division avant l’attaque s’était rassemblée à Verdun. C’est de la citadelle qu’elle s’était mise en marche en juin pour 304, en août pour Fleury ; c’est dans ce même secteur qu’elle retournait encore. Personne n’était dans le secret. Pourtant, quand les zouaves se formèrent, lorsque leurs bataillons khaki, vers le soir, au soleil couchant, défilèrent dans les ruines de la ville héroïque, tous les territoriaux, les gardes-magasins, les artilleurs de la forteresse et du faubourg, formant la haie sur leur passage, instinctivement, sans ordre, rectifiaient la position et se mettaient au garde-à-vous, comme pour honorer tant de jeunesse, tant de fierté et tant de gloire qui allaient mourir. C’était, me disait Clermont-Tonnerre, comme si le Saint Sacrement passait.

Un matin pluvieux enveloppa l’attaque. Le départ de l’assaut se déroba sous ce voile. Le Nord du champ de bataille se perdait dans la brume. L’heure H était onze heures quarante. L’aumônier de la division avait passé le matin dans les parallèles de départ. Beaucoup de zouaves avaient communié, leur capitaine en tête.

Je voudrais retrouver ici les paroles de Clermont-Tonnerre, leur puissance d’émotion, leur grandeur religieuse. Cinq minutes avant l’heure, il sort ; un Souvenez-vous, sa médaille de la Vierge dehors, sur la capote, « en acte de foi, » la canne dans la main gauche, dans la droite le revolver. Il attend. Nos obus font une voûte qui chante sur sa tête. Le matin il a vu ses hommes, dit un mot à chacun : « Je compte sur vous, comptez sur moi. » Il est tranquille, ils suivront tous.

« Nous montions une côte en pente douce jusqu’à la crête. A gauche une petite butte qui borne l’horizon ; mais à ma droite j’aperçois tout le troisième bataillon déployé, puis les autres, régiments, divisions, un alignement infini, une seule vague humaine, lente, tranquille, comme à l’exercice. Alors, je me retourne : quel spectacle ! Toute la treizième, comme un seul homme, ces cent soixante-cinq paires d’yeux braqués sur moi, — quelle fierté ! Jamais je n’ai vécu une minute pareille... En bas, comme fond de tableau, le ravin d’où nous sortions s’élargissant très vite, conduisant les regards jusque dans des là-bas brumeux à perte de vue, vers Bar, la Champagne, la France : voilà ce que nous avions derrière nous, au pied de cette crête légère qui nous séparait de l’ennemi et que nous allions franchir. De l’autre côté, qu’allais-je trouver ? Je ne le savais pas encore ; mais à cet instant-là, j’ai eu cette vision très nette : nous montions, avec toute la France derrière nous, dans une lente et irrésistible ascension et, sur l’autre versant, l’Allemagne tapie, vaincue et commençant à rouler sur la pente, dans une incurable décadence... »

Magnifique image d’orateur ! La voyez-vous cette crête qui sépare deux mondes, comme placés chacun dans un plateau de la balance : d’un côté la France qui monte, non dans l’éclat heureux des charges d’autrefois, mais lentement, du pas tranquille des laboureurs, du pas fécond de l’homme qui travaille en marchant ; et dans l’autre plateau la fortune de l’Allemagne qui s’abaisse ?... Sans doute l’Allemagne n’est pas encore battue. Ce rude coup l’humilie, mais il n’est pas mortel : moins une blessure qu’un soufflet. Mais quoi ! Qu’est-ce que la victoire ? C’est la conscience de l’ascendant qu’on a conquis sur l’adversaire. Quelle conscience a été méritée par plus de labeur, plus justifiée par le succès, plus avouée par l’ennemi découragé ?

Le reste de la journée ne fut qu’une fête, une chasse. Les zouaves firent seize cents prisonniers et perdirent quarante hommes. C’est à ce jour-là que se rapportent les fameuses histoires du Ravin de la Dame, l’épisode du sergent Jullien prenant à lui seul deux cents Boches. C’est ce jour-là que se place la scène du major allemand saluant Clermont-Tonnerre par ces paroles, consacrées dans l’ordre de l’armée, hommage incomparable du vaincu au vainqueur : « Vos zouaves, Monsieur, sont les plus beaux soldats que j’aie vus de ma vie. On peut être fier de les commander. »

On sait comment finit cette journée. Comme il arrive souvent dans ces capricieux climats, le ciel, brumeux le matin, s’éclaircit vers deux heures. Un rayon dessina soudain tout le champ de bataille et se posa au centre sur la pyramide de Douaumont, à l’heure même où l’on y voyait refleurir nos couleurs. Cette lueur, dans ces jours souffrants d’un automne de la Meuse, venait dorer notre victoire. La journée se terminait par une apothéose. Et sur ce terrain héroïque, sur ces collines écorchées, couronnées par ces grands remous de nuages où se mêlaient les teintes de l’orange et du safran, le capitaine de Clermont-Tonnerre, évoquait en artiste les paysages de Greco et pensait à Tolède...


III

La bataille du 15 décembre ajouta une page illustre à l’histoire des zouaves. Ce fut leur adieu à Verdun. /Clermont-Tonnerre, alors adjoint au commandant de la brigade, n’y eut pas de rôle personnel. Peu après, il était nommé au commandement d’un bataillon.

C’était au commencement de cette année 1917, si trouble, si fertile en surprises, et qui vit peut-être la crise la plus aiguë de ces quatre ans. Au début, c’est encore l’impression joyeuse de nos victoires de Verdun et des offres de paix du 12 décembre : nous avons l’initiative ; c’est la préparation fiévreuse de la grande offensive. Puis le coup de théâtre de mars, le repli Hindenburg et la révolution russe inquiètent l’opinion, soufflent déjà le doute, on ne sait quelle alarme devant une situation devenue soudain énigmatique, tandis qu’un troisième événement, la déclaration de guerre de Wilson, n’est encore qu’une promesse à longue échéance de la lointaine Amérique.

On ne traite pas incidemment dans une parenthèse des événements si pathétiques et dont l’histoire n’est pas faite. Il semble que dès ce moment la confiance n’y était plus. Les esprits étaient partagés. Les clairvoyants conseillaient de voir venir et de temporiser. Les énergiques étaient partisans de l’action. Tout semblait incertain. La troupe seule, enflammée par ses récentes victoires, sûre « d’avoir eu le boche » et de le battre encore comme par le passé, sûre de sa supériorité sur le soldat ennemi, conservait un moral splendide.

C’est à la fin d’avril, dans le village de Revillon, un des plus misérables de la vallée de l’Aisne, que je retrouvai Clermont-Tonnerre. C’était une divine soirée du début de ce tardif printemps ; dans les jardins, les arbres en fleurs étaient des arbres de corail. On dîna sur une table installée sous un toit à porcs. Au fond de la scène, sur l’immense falaise du Chemin des Dames, avec ses fjords que le couchant remplissait d’ombres bleues, la bataille d’avril se poursuivait avec furie.

Il venait de passer dix jours à Hurtebise, sous un marmitage fou, dans ce pilonnage insensé des batailles pour les crêtes lorsqu’elles n’arrivent pas à déboucher en plaine. L’ennemi que le premier élan n’avait pas réussi à culbuter, revenait à la charge et nous disputait cette ligne incomparable d’observatoires. La percée ne s’était pas faite. C’est Verdun qui recommençait sur le Chemin des Dames. Les zouaves, dans ces dix jours, s’étaient couverts de gloire. C’était la première fois qu’ils rencontraient la Garde. On décernait la croix au drapeau du régiment. Le bataillon de Clermont-Tonnerre recevait les félicitations du général Fayolle et une mention nominative à l’ordre de l’armée. On donnait officiellement le nom du commandant au boyau qui conduisait au monument de 1814.

Je trouvai mon ami très las, mélancolique, physiquement surmené par l’extrême effort du combat, calme, un peu excédé par cette pluie d’honneurs et par cette agitation des bureaux qui, dans leur zèle de récompenses, voulaient tout de suite des noms, des « états, » une foule de paperasses dont le pauvre commandant se fût fort bien passé. Ce n’était plus la joie, l’immense plénitude des bois de Nixéville ! Ce n’était pas la faute des zouaves. Le commandant ne murmurait pas, il ne se plaignait pas. Nulle ombre d’irritation n’effleurait son âme si noble. Il prenait seulement, plus fière que jamais et un peu dédaigneuse, conscience de la supériorité de l’homme qui fait sur l’homme qui fait faire. L’impuissance de ces lointains bureaux, l’illusion foncière du pouvoir frappaient de plus en plus son âme de mystique. Agir, souffrir, voilà les seules réalités. Un grand chef l’avait fait appeler, à peine descendu des lignes, afin de lui montrer sur la carte nos positions exactes. « Un soldat, réduit, pour savoir, à palper un plan en relief !... Ah ! vraiment, j’ai pris le bon parti. » II me rappelait à cet instant le héros de Guerre et Paix, cet admirable prince André, renonçant à la cour et tenant à Pierre Besoukhow, à la veille de Borodino, des paroles désabusées...

Mon ami n’accusait personne. Il n’y avait chez lui ni colère, ni rancune, à peine une nuance de pitié au sujet de la présomption et du néant des hommes. Leurs desseins, leurs projets, leurs plans, quelle fragilité ! Jamais mon ami ne m’avait paru plus haut qu’en ce moment. Il parvenait aux cimes de la sérénité et du détachement. Il n’était point surpris de souffrir.

— Quoi d’étonnant, me disait-il, que le salut de la France coûte cher et qu’il faille payer de tant de douleurs sa victoire et son relèvement ?

Plus tard, en feuilletant ses papiers, je trouvai une petite Imitation française qui portait encore une date de mai 1889, une date de première communion ; le livre avait beaucoup servi ; plusieurs passages étaient soulignés au crayon. C’étaient tous ceux qui commentaient le Fiat voluntas tua, tous les passages sur l’utilisation de la douleur.

« Lorsque vous en serez venu à trouver la souffrance douce et à l’aimer pour Jésus-Christ, alors estimez-vous heureux, parce que vous avez trouvé le Paradis sur la terre. »

Et je me souvins alors de ce champ de chaume où nous nous promenions côte à côte, par cette soirée mélancolique du printemps de 1917, tandis qu’à quelques lieues de nous la guerre, dans son nuage de fumée opiniâtre, forgeait des destins inconnus sur l’enclume tragique d’Hurtebise.

Clermont-Tonnerre trouvait d’ailleurs, au milieu de cette crise, un point d’appui solide dans l’accomplissement de son devoir d’état. Comme toujours, le métier, avec ses préoccupations précises, lui apportait le secours et le bienfait de la diversion. Le commandement d’un bataillon est une chose fort différente d’un commandement de compagnie. Cette vie nouvelle, ce nouveau genre de responsabilités passionnent Clermont-Tonnerre. Il s’y montre tout de suite un officier d’élite.

Mais les hommes ont-ils ce soutien de vie surnaturelle ou cet intérêt du métier et de la tâche à accomplir ? On se rappelle cet accès de découragement, ce souffle pessimiste qui s’emparèrent des troupes après les événements d’avril. Des désordres éclatèrent. S’agissait-il de phénomènes spontanés et de réactions collectives, de ces accidents communs de l’âme inquiète des multitudes ? A ces causes naturelles s’ajoutaient des menées équivoques ; de faux bruits se répandaient avec une rapidité suspecte ; des rumeurs faisaient circuler des chiffres de pertes démesurées, les pires nouvelles trouvaient crédit et s’amplifiaient encore dans cette fantasmagorie sombre. Des tracts ténébreux se trouvaient dans les paquetages des hommes. Le commandant de Clermont-Tonnerre réussit à sauver ses enfants, à écarter d’eux les tentateurs, à tendre autour d’eux un cordon sanitaire. Pendant vingt-deux nuits, à l’heure où se chuchotaient les sales conseils, où la capitulation s’insinuait à la faveur de l’ombre, il veilla, fit bonne garde autour de son troupeau. Tous les zouaves demeurèrent fidèles.

Ce sera l’honneur de Pétain qui prit le commandement dans ces circonstances difficiles d’avoir charmé le mauvais esprit, exorcisé le démon, chassé le génie des ténèbres. Tout en continuant à se battre et à mener la rude défense des Monts de Champagne et du Chemin des Dames, il eut l’art de reprendre l’armée effarouchée, de la ramener par la douceur dans la discipline et le devoir. En peu de mois, il refait le moral de l’armée, la préparant de longue main pour les épreuves futures dont il prévoit l’échéance et qu’il sent d’avance terribles. Dès le mois d’août, il peut entreprendre quelques actions limitées, d’une exécution impeccable, achevant de rendre aux troupes la confiance par le succès. En octobre, il décide de mettre un point final au carnage de l’Aisne en rejetant d’un coup les Allemands derrière l’Ailette : c’est la bataille de la Malmaison.

Le régiment, à cette époque, avait perdu son ancien chef, le colonel Richaud, promu à un commandement de brigade. Son nouveau commandant, le lieutenant-colonel Besson, officier distingué, brillant, avait pris pour adjoint le commandant de Clermont-Tonnerre. Ce fut donc pour notre ami une bataille d’un nouveau genre, bataille souterraine, dans une cave, au bout d’un fil de téléphone, abstraite, austère, ingrate, sans la gloire du soleil et l’ivresse du péril défié au grand jour. Un témoin, le commandant Henry Bordeaux, qui a suivi toute l’action, tantôt avec les troupes d’assaut, tantôt dans le poste du colonel, nous fait assister à cette double bataille : celle de la surface, sur la terre bouleversée et sous les rafales des barrages, et celle de l’intérieur, sans images, sans aucune apparence sensible, toute en pensée et en pathétique cérébral. Dehors, à quelques pas, le poste de secours. Encombrement de blessés, que des prisonniers boches transportent sur des brancards. Blessures affreuses, ruisseaux de sang. Les deux médecins en tabliers travaillent comme dans une usine. Pourtant, les blessés ne se plaignent pas ; sauf les tirailleurs qui gémissent, ils souffrent en silence.

— « C’est une école de patience et de courage, dit Clermont-Tonnerre à Henry Bordeaux., Je vais me retremper chez eux [2]. »

J’arrête sur ce Irait ce tableau. J’aime l’image de ce soldat humain, suspendant son travail et se donnant un moment de relâche, s’arrachant aux questions du combat, aux demandes des vainqueurs qui réclament du matériel et des corvées, pour venir contempler l’envers de la victoire et prendre au milieu des brancards, des blessés, des mourants, une leçon de souffrance et de perfectionnement.


IV

Ce caractère de gravité et de sereine mélancolie est l’impression qui me reste des derniers jours de Clermont-Tonnerre. Nous nous revîmes plusieurs fois en décembre à Paris. Il avait rapporté de la Malmaison une lésion à l’estomac produite par la brûlure des gaz. Sa santé était ébranlée. Il s’était résigné à prendre quelques semaines de repos dans sa famille.

Il avait assurément besoin de se ménager. Après dix-huit mois de campagne à Verdun et au Chemin des Dames, après quatre citations à l’ordre de l’armée, il avait le droit de dire qu’il avait fait ses preuves. Il ne manquait pas de postes où il pouvait se rendre utile. Ses chefs le réclamaient auprès d’eux, ses amis le pressaient d’accepter. Il ne voulait rien entendre. C’est le drame de la vocation qu’on ne peut pas lui faire sa part. Le bien est une passion, un tyran comme le vice. Clermont-Tonnerre aimait ses zouaves. Quand on lui parlait de quitter sa troupe, il répliquait :

« Les zouaves sont-ils libres de partir quand ils veulent ? Je resterai. »

Depuis la fin d’avril la face des choses s’était entièrement retournée. La situation, si belle dans l’automne de 1916, après les victoires de Verdun et de la Somme, s’était rapidement gâtée dans le cours de l’année suivante, et était redevenue très trouble. Les affaires de Russie tournaient décidément mal. On ne pouvait plus douter de la paix séparée. L’Italie subissait son désastre de Caporetto. Il avait suffi « de six mois pour rendre si sombre, en novembre, une situation qui semblait si brillante en avril. L’avenir s’annonçait de nouveau peu rassurant.

Je me rappellerai toujours nos entretiens des heures inquiètes de cet hiver, où l’on voyait déjà s’amonceler l’orage. Était-ce pour en venir !à qu’on s’était tant battu, qu’on avait tant souffert, qu’on se faisait tuer depuis trois ans ? Plus que jamais, les fautes et les erreurs des grands rendaient sacrées et précieuses aux yeux de Clermont-Tonnerre les vertus, les souffrances innocentes des humbles. C’était toujours en eux qu’il plaçait le salut. En tout cas, c’est à leurs côtés qu’il réclamait sa place, et ce n’était pas le moment d’en changer. Il rejoignit le régiment dans les premiers jours de janvier.

La division était alors au repos en Champagne et exécutait, d’après les instructions de Pétain, ces travaux défensifs sur lesquels devait venir se briser le 15 juillet la suprême ruée, la Friedensturm du kronprinz. Dans ces fastidieux travaux, Clermont-Tonnerre ne se lasse pas d’admirer la patience de ses hommes et leur gentille résignation. Ses lettres sont un hymne à ses pauvres « bonshommes, » à ces petits paysans si braves et si doux, si aisés à mener par le cœur, si pareils à ceux de toujours, race immortelle qui, est aujourd’hui comme hier la race de toutes les tâches dévouées, de tous les « coups de chien, » de toutes les batailles, de toutes les croisades, toujours grognante, toujours facile, toujours active, toujours au travail, ingénieuse comme l’abeille, l’éternel « menu peuple » de la bonne France.


Les merveilleux soldats ! Jamais on ne dira assez ce qu’ils supportent, ce qu’ils font, ce qu’ils valent. Et quelle simplicité ! Quelle honnêteté ! Quelle modestie aussi et quelle insouciance des galons, des décorations et de la gloire ! C’est le réveil du peuple français, et si les chefs militaires ou civils parviennent à s’élever à la hauteur de pareils hommes, c’est la résurrection de la France.


La dernière visite qu’il me fit, c’est encore, on l’a vu, par tendresse pour ses petits et pour faire qu’on leur rendit toute la justice qu’ils méritaient. Avec de pareils hommes, il savait bien que, quelles que fussent les fautes des gouvernements et les difficultés ou les périls de l’heure, la France ne courait pas le risque de mourir. Le Français se débrouille toujours. Il y a longtemps que la France est le pays des miracles. C’était là une foi fermement établie chez Clermont-Tonnerre. Rien ne l’avait troublée. A Québec, dans cette Nouvelle-France qui l’enchanta, il méditait le 31 janvier 1904 sur la France « châtiée par Dieu pour avoir failli à son rôle, destinée à subir les pires malheurs dans un temps bien proche, mais prête à renaître de ses cendres pour reprendre dans le monde la place a laquelle Dieu l’a préposée. » Les « pires malheurs » étaient venus et ne l’étonnaient pas. Ils le confirmaient dans sa foi immuable et lui paraissaient le prélude de la résurrection.

On était au début de mars. Le drame approchait à grands pas. C’était le calme menteur qui présage la tempête. Comme toujours, avant un danger qui tarde à se produire, comme à Verdun en 1916, comme en juillet 1914 avant l’invasion de la Belgique, l’Allemagne avait réussi à faire régner le doute qui a précédé chacune de ses offensives. La menace était dans l’air et à force de l’attendre on finissait par ne plus y croire. Rien n’était plus fréquent dans l’armée que cette étrange sécurité. Tout le monde connaissait les énormes préparatifs de l’ennemi, et chacun de dire : « C’est un bluff ! » Quelques bombes d’avions sur Paris, faire la guerre au moral de l’arrière, l’intimider par l’étalage d’une force gigantesque, l’Allemagne sans doute s’en tiendrait là. J’objectais qu’on ne crée pas un pareil instrument pour n’en rien faire, qu’une fois l’outil forgé on est fatalement tenté de s’en servir. Clermont-Tonnerre pensait que l’avantage de l’ennemi était de ne pas attaquer. « Qu’est-ce qu’il y gagnerait ? Son intérêt, c’est de coloniser la Russie et de se mettre à l’Ouest froidement sur la défensive. Attaquer, c’est risquer de perdre une partie magnifique. Quelle raison pourrait y pousser ? »

Il se tut, puis il ajouta d’une voix plus lointaine, — il me semble l’entendre encore ; son sourire prenait sur sa face amincie un air de raffinement étrange, on ne sait quel caractère d’élégance suprême ; ses traits spiritualisés revêtaient leur expression dernière, quelque chose qui sentait l’au-delà. ; — Il ajouta lentement :

« Oui, quelles raisons ? Je ne vois que l’orgueil… »


V

La crise vint.

Avec quel emportement et cruelle brutalité d’orage, avec quelle furie dépassant en violence tout ce qu’on avait jamais vu, avec quel prodigieux orchestre de machinerie, cherchant à porter la terreur, à enfoncer le moral à cent kilomètres du front, faut-il le rappeler ici ? Faut-il rappeler ces moments d’angoisse inégalée, ce drame des journées qui suivirent le 21 mars, dans le sentiment subit de l’immensité du péril et de la patrie en danger ?

Ces nouvelles trouvent Clermont-Tonnerre sérieux, mais imperturbable. Il était toujours en Champagne, où l’on attendait le « grand coup » et commandait le régiment en l’absence du colonel en permission. Sa dernière lettre du 24 mars n’exprime qu’un calme inaltérable.


Rien de neuf chez nous, temps exquis, moral épatant chez tous. Je ne peux pas croire que les travaux continuent longtemps.

Alors c’est un canon ? Je ne puis le croire. Quels drôles de types que ces boches ! Les Anglais tiendront-ils ? Bertangles ??? — Mais que tout cela est peu de chose, comparé à l’avenir de notre pays qui est en jeu !...

Je suis prêt à être alerté d’une minute à l’autre. Et parfaitement tranquille aussi. J’ai été à la messe de bonne heure et j’ai demandé d’être à hauteur, si quelque chose arrive avant le retour de B.. (le colonel). Alors je suis bien tranquille.


L’alerte se produisit deux jours plus tard. La division, enlevée par camions le 25 mars, se trouva jetée en vingt-quatre heures dans la région de Lassigny, à la disposition de la 3e armée. Elle devait défendre nos anciennes positions de 1914, sur la route Beuvraignes-Tilloloy, mais l’ennemi a dépassé cette ligne dans la matinée ; force est donc de renoncer au stationnement prévu et de lancer les troupes par paquets ; comme elles arrivent, à la tête des Allemands. Les renforts à peine débarqués marchent à la bataille. Les zouaves, les premiers arrivés, s’engagent immédiatement en avant d’Orvillers-Sorel. Clermont-Tonnerre, chargé d’amener le régiment à pied d’œuvre, se montra « à hauteur, » ainsi qu’il l’avait demandé, gardant, dit un témoin, « son sourire de toujours, ce sourire qui lui ouvrait les cœurs. »

La situation était tragique. Les Allemands, par un coup d’une rudesse inédite, avaient frappé le front allié au point faible, à la jonction des armées française et britannique, et obtenu une large rupture. Ludendorff précipitait trois armées par cette brèche : une masse d’un million d’hommes tentait de s’y engouffrer, de rejeter la droite des Anglais à la mer et de culbuter notre gauche dans la vallée de l’Oise. Depuis trois jours, le corps . Pellé soutenait presque seul des combats héroïques, couvrait la route de Paris [3]. Les Allemands ayant trouvé le défaut de la cuirasse, cherchaient par cet hiatus entre les deux armées le cœur de la France. Ce jour-là, dans une scène historique, à Doullens, les chefs de la France et de l’Angleterre remettaient à Foch le commandement de leurs forces disjointes et lui confiaient à ressouder les tronçons de l’arme brisée.

Que sait, que devine la troupe de ces événements immenses ? Elle sait du moins parfaitement quand ça va mal. C’est dans ces moments-là que le Français vaut tout son prix : il faut improviser, suppléer à tout par de l’audace : on sort de l’ornière et de la routine, on invente, on peint dans le frais. La confiance française court presque gaiement dans ces bagarres. Elle se double de colère et s’excite d’un défi. Clermont-Tonnerre ne perd pas un instant son admirable sérénité. Il mesure mieux que ne font ses hommes, l’amplitude du revers et l’étendue de la menace ; il n’a pas un instant de faiblesse, de reproche ou de doute. « J’ai une foi entière dans le succès final, déclarait-il au Père Joyeux, l’aumônier des zouaves, dont nous ne faisons guère ici que reproduire le récit, et peu m’importent les fluctuations de la bataille. » Il en arrivait presque, à force de détachement, à considérer comme des phénomènes indifférents les péripéties de l’immense drame. Quant à lui, sa personne ne comptait plus : que lui faisait le déploiement prodigieux de la force allemande ? Que lui faisait le péril ? « Quand on a la conscience tranquille et que l’on est prêt à voir la mort, ajoutait-il, ce n’est pas le Boche qui vous fait peur. »

Le lieutenant-colonel Besson avait rejoint d’urgence le régiment à Orvillers-Sorel. Le commandant reprend auprès de lui ses fonctions d’adjoint. La mission du régiment était délicate. Il s’agissait d’occuper à l’improviste, sans renseignements, un terrain inconnu, ondulé, coupé de bois et de chemins creux, avec de gros villages au pied des pentes ou sur les sommets, qui pouvaient être autant de nids de mitrailleuses. On ne savait pas bien ce qu’on avait devant soi. Pas de liaison certaine à droite ni à gauche. Peu d’artillerie encore pour vous soutenir en arrière. C’est dans ces conditions qu’il fallait établir la ligne de manière à pouvoir dès le lendemain prendre l’offensive et se saisir avant l’ennemi des hauteurs de la Poste et de Boulogne-la-Grasse. Le commandant partageait son temps entre ses courses et les labeurs du commandement. Il était sur pieds depuis trois nuits. Enfin il dut, le 28 au soir, s’avouer brisé de fatigue et consentir à prendre quelques heures de sommeil. Il s’en excusait au P. Joyeux, dans ce coin de tranchée où ils reposaient ensemble : « Autrefois, disait-il, j’allais jusqu’à quatre nuits sans dormir ; maintenant je ne peux plus. » Ainsi il reposa quelques instants, et ce fut son avant-dernier sommeil sur cette terre, un soir de bataillé, au fond d’une tranchée, dans la nuit du jeudi au vendredi de la semaine sainte.

L’attaque du 28, à quatre heures du soir, insuffisamment étayée par l’artillerie (deux groupes lourds sur trois qui devaient l’appuyer manquaient) n’avait réussi à gagner que quelques centaines de mètres. A droite, elle s’était brisée sur la croupe de Conchy-les-Pots. A gauche, le 3e bataillon, qui s’était emparé de Boulogne-la-Grasse, avait dû évacuer le village pour ne pas s’exposer à y demeurer trop en flèche. L’affaire coûtait cher ; les pertes étaient graves. Le résultat était insignifiant sur le terrain ; en réalité, il était d’une portée incalculable. Le général en chef, en prescrivant aux zouaves un nouvel effort pour le 29, écrivait : « L’opération d’hier a eu des conséquences qui échappent aux exécutants et qui leur Valent la reconnaissance du pays. » Quelles conséquences ? C’est que cette action est une de celles grâce auxquelles la bataille pour Paris se détourne vers l’Ouest et finit en bataille d’Amiens. Les Allemands, surpris par ce direct en pleine figure, hésitent. Il fallait profiter du trouble et redoubler les coups. L’attaque du jeudi saint, reprise le vendredi 29 avec une furie sans égale, porta les zouaves d’un seul élan jusqu’au delà de Boulogne-Ia-Grasse et aux lisières de Couchy, en prenant aux Allemands des prisonniers et des mitrailleuses. Le soir de cette magnifique journée, le commandant de Clermont-Tonnerre écrivait à son fils, pour lui faire compliment des bonnes notes qu’il avait eues, ce rapide bulletin de victoire : « Je t’écris en plein combat pour te dire que je suis aussi content de toi que de mes zouaves. Sois-en fier. » Ce furent les derniers mots qu’il adressa aux siens. Tel il fut jusqu’au bout, héroïque, gracieux, aimable. Et il est beau que sa dernière parole exprimée ait été un mot à celui qui devait continuer la race, un mot de devoir et de tradition.

A partir de ce moment, il se perd à nos regards et s’enveloppe dans les ombres du mystère auquel il appartient. Nous ne connaissons pas le secret de sa dernière veille. Aucun pressentiment, semble-t-il, n’effleura son âme. Sa nuit suprême fut une nuit militaire, commune, de la même étoffe simple et rude que les précédentes. Elle fut, du côté de l’ennemi, particulièrement calme. Nos canons parlaient seuls et écrasaient Boulogne-la-Grasse, afin d’en écarter les rassemblements allemands. Leurs feux vigilants protégeaient nos lignes minces et déjà exténuées par deux jours de combats. On pouvait s’attendre à un retour offensif de l’adversaire. Comment celui-ci supporterait-il l’arrêt et le recul des dernières journées ? Il fallait prévoir une riposte pour le lendemain, et le silence de la nuit la laissait présager violente. Ainsi la nuit se passa dans les apprêts d’une veillée d’armes, pour la défense des conquêtes de la journée.

En effet, les Allemands dépités de notre agression imprévue, s’apprêtent de leur côté à un nouvel effort. Ils ont appelé en toute hâte une division de la Garde, — une vieille connaissance des zouaves, leur ancienne partenaire d’Hurtebise et de la Malmaison. La nouvelle bataille ramène les champions en présence. C’est la quatrième division à laquelle la division de Salins va avoir affaire en quatre jours. Le choc est rude. Nos troupes, déjà affaiblies par leur victoire et par leurs pertes, tiennent des fronts demeurés de douze cents mètres par bataillon. Elles ont eu quelques heures à peine pour commencer une ébauche d’organisation. Elles n’ont plus une compagnie de réserve en arrière. C’est dans ces conditions qu’il faut subir l’assaut d’une masse compacte et fraîche, d’une troupe d’élite à qui on a promis Paris.

Le samedi 30 mars au petit jour, le feu devient brusquement d’une extrême violence. L’ennemi accable nos lignes d’obus et de torpilles. Quelle fut la couleur du ciel pour cette dernière aurore ? Sur quel paysage flottèrent pour leur dernier matin ces yeux si sensibles aux nuances et « au charme des choses ? Il faisait un temps gris et doux, un souffle de l’Ouest dégourdissait les bois. C’était la veille de Pâques, à cette heure grêle encore et pleine de désirs où va éclore le printemps. Clermont-Tonnerre eut-il une minute pour jouir une fois encore de ces harmonies qui accordent la mystique au rythme des saisons et qui font que tout en ce jour est prélude, promesse, aurore ? C’était le matin de ce 30 mars, qui se trouve être pour ceux de sa maison une fête de famille, la fête de ce Saint Amédée de Hauterive, pour lequel il professait une dévotion si tendre et qui, jeune encore, avec son fils, se retira du monde. « Combien, allait songeant ce pieux ancêtre, combien n’ai-je pas connu de jeunes compagnons bien faits, adroits, hardis, courageux, généreux, aimables ? Aucun d’eux n’a évité la mort. L’un a été percé d’un coup de lance dans un tournoi. Un autre, se fiant à la vigueur de son cheval, a voulu passer un torrent et s’est englouti sous les eaux, un autre a eu la tête cassée d’un éclat de pierre lancé par une machine de guerre. » Ainsi méditait Amédée sur la vanité de la vie, au bord d’un lac où vint rêver plus tard l’amant d’Elvire, et il fonda dans cette solitude l’abbaye de la Haute-Combe. Tout s’unissait pour sanctifier cette matinée suprême, et la marquait de significations et déjà comme d’une invitation surnaturelle.

Quelques minutes après sept heures, les vagues allemandes épaisses et massives débouchèrent de Conchy, précédées de cette grêle de balles de mitrailleuses, de ce barrage de feux qui rendait si redoutable leur nouvelle méthode offensive. La lutte fut terrible. Cependant il fallut plier. Vers huit heures, de la tranchée où se trouvait le colonel, à la lisière du bois de l’Epinette, on aperçut brusquement des groupes d’uniformes gris qui se glissaient sur la gauche. Les officiers bondissent, revolver au poing, et chargent, colonel en tête, avec leurs hommes de liaison.

— Tenez, mes amis ! Tenez bon ! cric le commandant de Clermont-Tonnerre. Et il se jetait comme un sergent au-devant de l’assaillant, entraînant sa poignée d’hommes, si imposant que l’ennemi interdit se dissipe, recule peu à peu dans les bois.

Il enlevait en cet instant l’admiration de ses zouaves. « Le commandant a été superbe, disait quelques heures plus tard l’un d’eux au P. Joyeux, sans même savoir qu’il parlait d’un mort. Voilà un homme ! Voilà un chef ! »

Cependant le temps ainsi gagné n’est qu’un répit précaire et de courte durée. L’ennemi va pousser son succès et redoubler d’efforts. Déjà ses obusiers bombardent Orvillers-Sorel. La lisière Nord de ce village, où nous nous trouvons rejetés, devient la ligne d’accrochage sur laquelle il nous faut résister à tout prix. Le colonel charge son adjoint de ramasser de ce côté les restes du 3e bataillon et d’organiser la défense du village sur la gauche, vers le chemin creux qui conduit aux bois de Mareuil et de Revance. Clermont-Tonnerre s’éloigne, suivi de deux ou trois hommes qui devaient l’aider dans sa mission. Il se dirigeait à grands pas vers le chemin creux ; vingt mètres le séparaient à peine du colonel, quand tout le groupe fut jeté à terre par un obus. Le colonel se releva seul, sans être touché, et ne vit pas, dans la fumée et la poussière soulevées par l’éclatement, ce qu’était devenu le commandant de Clermont-Tonnerre,

La bataille fit rage toute la journée. C’est le soir seulement qu’on s’inquiéta de ne pas voir revenir le commandant. Déjà il ne restait plus grand espoir sur son compte. Son absence faisait un vide qui s’ajoutait aux deuils de cette cruelle journée. Chacun la ressentait comme une blessure particulière. La nouvelle avait fait le tour des bataillons avec cette rapidité inexplicable des bruits qui circulent dans une foule. D’autre part, en rappelant les souvenirs de la matinée, personne ne pouvait rien assurer de certain. Le commandant était tombé, nul ne l’avait vu reparaître, mais nul témoin de sa mort, et personne pour y croire.

Ainsi sa mémoire incertaine flottait dans un état intermédiaire entre les vivants et les morts. Le fait de sa disparition se mêlait aux souvenirs légendaires de sa vie et provoquait dans le rang cent rumeurs et cent fables. L’imagination du peuple exige des détails et les crée autour de ceux qu’elle aime ; elle ne se résigne pas à l’ignorance. Le commandant vivait encore : on l’avait vu aux prises avec un groupe d’Allemands, lutter comme un lion, succomber sous le nombre, broyé, piétiné. terrassé à coups de crosses. Et ces pieux récits étaient une manière encore de se donner le change et d’ajourner l’évidence.

C’est le lendemain seulement que la vérité fut connue. Ce jour-là, à midi, en dépit des pertes et de la fatigue, il fut décidé que les zouaves reprendraient l’offensive pour briser définitivement l’élan de l’adversaire.

L’attaque réussit au delà de toute espérance. Les zouaves étaient épuisés, mais ils avaient à venger leurs morts. Le commandant de Clermont-Tonnerre semblait, d’où il était, les appeler au combat et mener encore l’assaut furieux des survivants.

Le zouave Beve, de la 5e compagnie, reconnut le corps le premier. Il fallait marcher et il passa.

Il reposa encore tout le jour sur le terrain, auprès de l’adjudant Croci, tué par le même obus. Le caporal Moreau respirait encore et put sourire à notre succès. Il n’eut que la force de dire que le commandant était mort sur le coup, sans souffrance, et il succomba presque aussitôt à ses blessures. Clermont-Tonnerre demeura ainsi jusqu’au soir entre ses compagnons, dans l’attitude que souhaitait un poète de Saint-Cyr, dont il rappelait les vers dans un de ses plus beaux discours :


Heureux le cavalier qui dort son fier sommeil
Dans l’herbe fine, un soir de bataille gagnée !...


Le soir, au château de Sorel, qui réunissait les P. C. du régiment et de la brigade, un zouave se présenta militairement. Il tenait à la main un sac de terre, un de ces sacs de toile grossière qui servent aux tranchées.

« Mon colonel, dit-il, voici les reliques du commandant de Clermont-Tonnerre. »

Les reliques... Il voulait dire exactement les restes, les souvenirs. Mais le mot imprégné d’un sens religieux, venu spontanément aux lèvres du soldat, son attitude mêlée de tristesse et de fierté, exprimaient la vénération : la mort après une telle vie n’était que la consécration de l’héroïsme et de la sainteté..

Le corps reposait sur un brancard dans une voiture d’ambulance. Indépendamment de la nuit et du cadre de la bataille, la vie de ce grand mort, dit le témoin dont nous suivons le récit, produisait une impression puissante et douce. Il rappelait dans son immobilité (et plusieurs ont traduit leur vision par la même image) ces grands chevaliers de pierre sculptés aux porches des cathédrales.

Son visage n’offrait aucune des contractions de la souffrance et ne respirait que le calme. Frappé surtout aux jambes (l’une était entièrement broyée), la main gauche mutilée pendant le long du corps, il esquissait de la droite un signe qui lui était habituel au danger, le signe de la croix, « car, disait-il, il voulait mourir en chrétien. » La mort l’avait fixé dans ce geste de l’amour et de la prière.

Les officiers serrèrent cette main froide et raidie, puis la voiture s’enfonça dans la nuit, et le lendemain la dépouille mortelle fut enterrée au cimetière d’Estrées-Saint-Denis, où sa tombe devint pour les zouaves un lieu de pèlerinage.


VI

Ainsi vécut et mourut le commandant de Clermont-Tonnerre.

Il n’aura pas vu la victoire, cette victoire si chère et si longtemps différée, à laquelle jamais il n’a cessé de croire et pour laquelle il est tombé aux jours de la grande tourmente. Aujourd’hui, dans l’éclat des pompes triomphales, après que nos drapeaux troués et magnifiques ont défilé parmi les tempêtes d’ovations dans les villes conquises, il est juste de nous arrêter un moment sur les tombes en donnant une pensée aux morts qui sont restés au seuil de la Terre Promise et d’évoquer leurs grandes ombres. Elles ne sont pas entrées, mais elles nous ont ouvert la route. Que leur cortège funèbre se mêle au cortège du triomphe ! Qu’il étende une gravité sur notre joie solennelle ! Songeons pieusement aux vrais vainqueurs, les morts.

Sans doute, c’est une douleur de penser à ce que coûte la gloire. Dans cette immensité de pertes qui endeuille notre bonheur, lesquelles pleurer davantage ? On ne sait ce que la mort offre de plus cruel : si nous plaignons la jeunesse fauchée en sa précoce fleur avec toutes ses promesses, avec toutes ses ébauches et ses germes d’idées et de talents, que dire de la maturité, que dire de la moisson longuement cultivée et prête pour la grange, qu’un orage massacre et piétine ? Trop souvent le printemps n’est qu’une brève illusion, un vain charme que les gelées ou la grêle détruisent : le fruit mûr, qui a traversé les épreuves de la vie, voudrait être respecté. Comment comprendre le mystère impénétrable de la mort, les choix ou les caprices insondables de la Providence ? Pourquoi sont-ce toujours les meilleurs qui s’en vont ? Pourquoi ceux-là et non pas d’autres ? Amis de ma jeunesse, Péguy, Augustin et Claude Cochin, Gabriel et François Laurentie, Guiard, Joachim Merlant, Ernest Babut, Henry du Roure, Louis de Clermont-Tonnerre, pourquoi nous abandonnez-vous, pourquoi vous êtes-vous retirés de cette France déserte dont vous étiez les fils les plus grands, les plus nécessaires ?

Je ne chercherai pas longuement à dire ce qu’aurait fait Clermont-Tonnerre, quels eussent été ses desseins d’avenir, quelle aurait pu être sa carrière. Tous ceux qui l’ont connu et qui ont cru en lui, s’étonnent devant sa tombe que Dieu ait éteint cette lumière. A-t-il donc tant d’apôtres qu’il puisse les gaspiller, les briser à sa guise ? La France a-t-elle de quoi faire ainsi sans compter des dépenses de ses plus beaux génies ? Clermont-Tonnerre dans ses entretiens de la guerre avait coutume de répéter que tout ne serait pas fini le jour de la paix : au contraire, le travail ne ferait que commencer. La guerre n’était pour lui qu’une préparation à son œuvre future, à cette création d’harmonie et de beauté morales, à cette renaissance française qu’il avait rêvée depuis toujours. Avec quelle expérience et quelle autorité nouvelles il aurait continué cette œuvre, dans l’épanouissement et le sourire de la victoire ! « Le XVIIIe siècle, disait-il, a été l’âge de la négation, le XIXe celui du doute ; le XXe sera le siècle de la reconstruction. » Il se sentait la force d’être un des ouvriers de la cité nouvelle, de la grande patrie et du grand lendemain.

C’est sur sa tombe, en ce jour qui amène l’anniversaire d’une mort si dure et d’une perte si troublante, qu’il faut relire les lignes suivantes, écrites après la mort d’un ami d’enfance, et qui prennent à cette lumière le sens d’un testament :


Que ferais-je, — écrivait le jeune homme le soir des funérailles de cet ami, emporté par une fièvre typhoïde, en quelques jours, en 1904 — que ferais-je, moi qui veux tant faire en ce monde, si je venais à me sentir perdu comme C... s’est senti perdu lui-même ? J’écrirais ces quelques lignes et je les distribuerais à mes amis :

Dans mes projets d’avenir, j’ai rêvé de travailler pour Dieu et pour mon pays, j’ai imaginé une France plus grande, rendue à sa foi et à sa gloire, forte pour l’avenir. Mon ambition a été de consacrer toute ma vie, une longue vie, à cette œuvre, et voilà que Dieu m’arrête alors qu’il me fallait beaucoup d’années... Vous qui m’avez connu et qui me survivrez, travaillez à accomplir cette œuvre à laquelle je m’étais voué et que Dieu ne m’a pas laissé entreprendre : sauvez la France, vous le pouvez si vous le voulez.


Sauver la France, même aujourd’hui, dans la victoire présente, l’œuvre demeure à accomplir : réparer les ruines, les désastres, les pertes, refaire de la vie, des hommes, de la santé, recréer de l’ordre et du bonheur dans un travail fécond, corriger les idées funestes dont nous avons pensé mourir, les travers, les défauts de méthode et de discipline qui nous ont coûté si cher ; reconstituer partout les forces essentielles, le foyer, la famille, le métier, la région ; honorer les grandes choses, conserver dans la paix l’accord, l’union sacrée des cœurs et des bonnes volontés qui nous ont conduits au triomphe ; ne pas écouter les conseils de la vanité et de l’insouciance qui justifieraient par le succès nos anciennes erreurs et nos vieilles folies ; faire une grande amitié laborieuse et vivante de tous les Français, renoncer aux querelles stériles, réveiller les provinces engourdies, ranimer le grand goût de l’énergie et de l’action, le sens de l’entreprise et du commandement, — n’y a-t-il pas là de quoi remplir les plus belles ambitions ? N’est-ce qu’un rêve ou qu’une chimère ? La France dans le bonheur vaudra-t-elle moins que dans l’épreuve ?

Certes, la tâche est immense, mais écoutons encore une dernière fois Clermont-Tonnerre. Il traverse Baltimore quelques semaines après l’incendie. Il voit déjà la ville renaître de ses cendres. « Admirons en passant, écrit-il, admirons ce magnifique côté du caractère américain qui, sans s’attarder à pleurer sur le passé, se redresse et regarde l’avenir avec confiance. Baltimore surgira plus belle et cette catastrophe aura été une bénédiction. Cecidi, sed surgam : admirable enseignement, ajoute-t-il, pour nous autres, et comme il est réconfortant si on le médite sur les ruines qui s’entassent en ce moment dans notre chère France ! » Grandes en effet sont nos ruines, — plus grandes encore que notre ami ne pouvait l’entrevoir, dans cette France ravagée et victorieuse d’aujourd’hui. Nous ne pleurerons cependant que celles qui sont des deuils. Mais faut-il même pleurer celles-là ? La France n’est-elle pas faite avant tout de ses morts ? Il faut, pour parler de ces glorieux morts, emprunter la voix d’un d’entre eux : « Mourir ainsi n’est pas mourir, » s’écriait Augustin Cochin. Comme le commandant de Clermont-Tonnerre, à Orvillers-Sorel, entraîna ses zouaves à l’attaque et, étendu devant les lignes, commanda la victoire, il demeure encore près de nous et plus puissant que nous : son esprit vient s’ajouter au génie de la France, il fait partie désormais des maitres spirituels et des saints de la patrie, de ces saints militaires, du ciel des « bons soldats qui n’ont pas oublié la loi d’amour : » si quelque bien se fait par nos indignes mains, c’est à eux qu’en reviendra la gloire. Il demeure l’un de nos chefs, et, pour parler comme il parlait, — comme il convient de parler d’un soldat, d’un croyant, tombé un matin de victoire, en la vigile de Pâques, fête de la Résurrection, — « pourquoi chercher parmi les morts celui qui est vivant ? »


LOUIS GILLET.

  1. Voyez les Captifs délivrés, dans la Revue des 15 mai 1er et 15 juin 1917.
  2. Journal inédit de Henry Bordeaux.
  3. Voir Henry Bordeaux : le Plessis-de-Roye, dans la Revue des 1er et 15 janvier et 1er février.