Lourdes/Cinquième journée/Chapitre II

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Charpentier et Fasquelle (p. 486-514).
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Cinquième journée, chapitre II

Il était huit heures, Marie ne tenait plus d’impatience dans la chambre, retournant sans cesse à la fenêtre, comme si, d’une haleine, elle allait boire tout le libre espace, tout le vaste ciel. Ah ! courir par les rues, par les places, aller partout, ailleurs encore, aussi loin que son désir la mènerait ! et montrer aussi combien elle était forte, avoir cette vanité de faire des lieues devant le monde, maintenant que la sainte Vierge l’avait guérie ! C’était une poussée, un envolement de son être entier, de son sang, de son cœur, irrésistible.

Mais, au moment du départ, elle décida que sa première visite, avec son père, devait être pour la Grotte, où tous deux avaient à remercier Notre-Dame de Lourdes. Ensuite, on serait libre, on aurait deux grandes heures devant soi, on se promènerait où l’on voudrait, avant qu’elle rentrât déjeuner et faire son petit paquet à l’Hôpital.

— Voyons, y sommes-nous ? répéta M. de Guersaint. Partons-nous ?

Pierre prenait son chapeau, tous les trois descendirent, parlant très haut, riant dans l’escalier, d’une gaieté d’écoliers qui entrent en vacances. Et ils gagnaient déjà la rue, lorsque, sous le porche, madame Majesté se précipita. Elle devait guetter leur sortie.

— Ah ! mademoiselle, ah ! messieurs, permettez que je vous félicite… Nous avons su la grâce extraordinaire qui vous a été faite, nous sommes si heureux, si flattés, lorsque la sainte Vierge veut bien distinguer quelqu’un de notre clientèle !

Son visage sec et dur se fondait d’amabilité, elle regardait la miraculée avec des yeux de caresse. Puis, elle appela vivement son mari qui passait.

— Regarde donc, mon ami ! c’est mademoiselle, c’est mademoiselle…

Le visage glabre de Majesté, bouffi de graisse jaune, prit une expression de joie et de reconnaissance.

— En vérité, mademoiselle, je ne puis pas vous dire combien nous sommes honorés… Nous n’oublierons jamais que monsieur votre père est descendu chez nous. Cela fait déjà bien des envieux.

Et madame Majesté, pendant ce temps, arrêtait les autres voyageurs qui sortaient, appelait du geste les familles déjà installées dans la salle à manger, aurait fait entrer la rue, si on lui en eût laissé le loisir, pour montrer qu’elle avait là, chez elle, le miracle dont Lourdes tout entier s’émerveillait depuis la veille. Du monde finissait par s’amasser, un attroupement se faisait peu à peu, pendant qu’elle chuchotait à l’oreille de chacun :

— Regardez, c’est elle, la jeune personne, vous savez, la jeune personne…

Tout d’un coup, elle s’écria :

— Je vais chercher Appoline au magasin, il faut qu’Appoline voie mademoiselle.

Mais, alors, d’un air digne, Majesté la retint.

— Non, laisse Appoline, elle a déjà trois dames à servir… Mademoiselle et ces messieurs ne quitteront certainement pas Lourdes sans faire quelques achats. Les petits souvenirs qu’on emporte sont si agréables à regarder, plus tard ! Et nos clients veulent bien ne jamais rien acheter autre part que chez nous, dans le magasin que nous avons joint à l’hôtel.

— J’ai déjà fait mes offres de service, appuya madame Majesté. Je les renouvelle, Appoline sera si heureuse de montrer à mademoiselle ce que nous avons de plus joli, et dans des conditions de bon marché vraiment incroyables ! Oh ! des choses ravissantes, ravissantes !

Marie commençait à s’impatienter d’être ainsi retenue, et Pierre souffrait de la curiosité éveillée, grandissante autour d’eux. Quant à M. de Guersaint, il jouissait délicieusement de cette popularité, de ce triomphe de sa fille. Il promit de revenir.

— Certainement, nous achèterons quelques petits bibelots. Des souvenirs pour nous, des cadeaux à faire… Mais plus tard, quand nous rentrerons.

Enfin, ils s’échappèrent, ils descendirent l’avenue de la Grotte. Le temps était de nouveau superbe, après les orages des deux nuits précédentes. Rafraîchi, l’air matinal sentait bon, sous la gaieté épandue du clair soleil. Une foule se hâtait déjà sur les trottoirs, affairée, contente de vivre. Et quel ravissement pour Marie, à qui tout semblait nouveau, charmant, inappréciable ! Le matin, elle avait dû accepter que Raymonde lui prêtât une paire de bottines, car elle s’était bien gardée d’en mettre une dans sa valise, par superstition, craignant de se porter malheur. Les bottines lui allaient à ravir, elle écoutait avec une joie d’enfant les petits talons taper gaillardement sur les dalles. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu des maisons si blanches, des arbres si verts, des passants si joyeux. Tous les sens, chez elle, semblaient en fête, d’une délicatesse merveilleuse : elle entendait des musiques, sentait des parfums lointains, elle goûtait l’air avec gourmandise, ainsi qu’un fruit suave. Mais, surtout, ce qu’elle trouvait de très gentil, de délicieux, c’était de se promener de la sorte au bras de son père. Jamais encore cela ne lui était arrivé, elle en faisait le rêve depuis des années comme d’un de ces grands bonheurs impossibles dont on occupe sa souffrance. Le rêve se réalisait, son cœur battait d’allégresse. Elle se serrait contre son père, elle s’efforçait de marcher bien droite, bien belle, pour lui faire honneur. Et lui était très fier, heureux autant qu’elle, la montrant, l’affichant, débordant de la joie de la sentir à lui, son sang, sa chair, sa fille, désormais rayonnante de jeunesse et de santé.

Comme tous trois traversaient le plateau de la Merlasse, déjà barré par la bande des marchandes de cierges et de bouquets, lancées à la poursuite des pèlerins, M. de Guersaint s’écria :

— Nous n’allons bien sûr pas arriver à la Grotte les mains vides !

Pierre, qui marchait de l’autre côté de Marie, gagné par la gaieté rieuse où il la voyait, s’arrêta. Tout de suite, ils furent entourés, envahis, par une nuée de marchandes, dont les mains rapaces leur poussaient la marchandise jusque dans la figure. « Ma belle demoiselle ! mes bons messieurs ! achetez-moi, achetez-moi, à moi, à moi ! » Et il fallut se débattre, se dégager. M. de Guersaint finit par acheter le plus gros bouquet, un bouquet de marguerites blanches, pommé et dur comme un chou, à une très belle fille grasse et blonde, vingt ans au plus, si peu vêtue dans son effronterie, qu’on sentait la rondeur libre de sa gorge sous sa camisole à demi dégrafée. Le bouquet n’était d’ailleurs que de vingt sous, il se fâcha pour le payer sur sa petite bourse, un peu interloqué des manières de la grande fille, pensant tout bas qu’elle faisait sûrement un autre commerce, celle-là, quand la sainte Vierge chômait. Alors, Pierre paya de son côté les trois cierges que Marie avait pris à une vieille femme, des cierges de deux francs, fort raisonnables, ainsi qu’elle disait. La vieille femme, une figure anguleuse, au nez de proie, aux yeux de lucre, se répandait en remerciements mielleux. « Que Notre-Dame de Lourdes vous bénisse, ma belle demoiselle ! qu’elle vous guérisse de vos maladies, vous et les vôtres ! » Et cela les égaya de nouveau, ils repartirent en riant tous les trois, amusés comme des enfants par l’idée que c’était une chose faite, ce vœu de la brave femme.

À la Grotte, Marie voulut défiler immédiatement, pour donner elle-même le bouquet et les cierges, avant même de s’agenouiller. Il n’y avait pas encore grand monde, ils se mirent à la queue, passèrent au bout de trois ou quatre minutes. Et de quels regards extasiés elle examina tout, l’autel d’argent gravé, l’orgue-harmonium, les ex-voto, les herses ruisselantes de cire, flambantes dans le plein jour ! Cette Grotte qu’elle n’avait encore vue que de loin, de son chariot de misère, elle y entrait, elle y respirait, comme au paradis même, baignée dans une tiédeur et une bonne odeur, dont elle étouffait un peu, divinement. Quand elle eut déposé les cierges, au fond du grand panier, et qu’elle se fut grandie, pour accrocher le bouquet à une lance de la grille, elle baisa longuement le roc, en dessous de la sainte Vierge, à cette place que des millions de lèvres déjà avaient polie. Et ce fut, donné à cette pierre, un baiser d’amour où elle mit la flamme de la reconnaissance, un baiser où son cœur se fondait.

Dehors, ensuite, Marie se prosterna, s’anéantit dans un acte de remerciement sans fin. Son père s’était également agenouillé, près d’elle, mêlant à la sienne la ferveur de sa gratitude. Mais il ne pouvait faire longtemps la même chose, il devint peu à peu inquiet, finit par se pencher à l’oreille de sa fille, pour lui dire qu’il avait une course, dont il ne s’était plus souvenu tout à l’heure. Sûrement, le mieux était qu’elle restât là, en prière, à l’attendre. Pendant qu’elle achèverait ses dévotions, lui se dépêcherait, s’acquitterait de sa corvée ; et l’on se promènerait après, à l’aise, où l’on voudrait. Elle ne le comprenait, ne l’ entendait seulement pas. Elle se contenta de hocher la tête, promettant de ne pas bouger, reprise par une telle foi attendrie, que ses yeux se mouillaient de larmes, fixés sur la statue blanche de la Vierge.

Quand M. de Guersaint eut rejoint Pierre, resté un peu à l’écart, il s’expliqua.

— Mon cher, c’est un cas de conscience, j’ai fait à notre cocher de Gavarnie la promesse formelle de voir son patron, pour lui dire les vraies causes du retard. Vous savez, le coiffeur de la place du Marcadal… Et puis, il faut que je me fasse raser, moi !

Pierre, inquiet, dut céder devant le serment qu’on serait de retour dans un quart d’heure. Seulement, comme la course lui semblait longue, il s’entêta de son côté à prendre une voiture, qui stationnait au bas du plateau de la Merlasse. C’était une sorte de cabriolet verdâtre, dont le cocher, un gros garçon d’une trentaine d’années, coiffé d’un béret, fumait une cigarette. Assis de biais sur le siège, les genoux écartés, il conduisait avec un sans-façon tranquille d’homme bien nourri, maître de la rue.

— Nous vous gardons, dit Pierre en descendant, lorsqu’ils furent arrivés place du Marcadal.

— Bien, bien, monsieur l’abbé ! Je vous attends.

Et, laissant son maigre cheval au grand soleil, il alla rire avec une forte servante, échevelée, dépoitraillée, qui lavait un chien dans le bassin de la fontaine voisine.

Cazaban était justement sur le seuil de sa boutique, dont les hautes glaces et la claire couleur verte égayaient la place morne, déserte en semaine. Quand la besogne ne pressait pas, il aimait à triompher ainsi, entre ses deux vitrines, que des pots de pommade et des flacons de parfumerie décoraient de nuances vives.

Tout de suite, il reconnut ces messieurs.

— Très flatté, très honoré… Veuillez entrer, je vous prie.

Puis, dès les premiers mots que M. de Guersaint voulut lui dire, pour excuser l’homme qui l’avait conduit à Gavarnie, il se montra bienveillant. Sans doute, ce n’était pas de sa faute, à cet homme, il n’avait pas le pouvoir d’empêcher les roues de se rompre, ni les orages de tomber. Du moment que les voyageurs ne se plaignaient pas, tout allait pour le mieux.

— Oh ! s’écria M. de Guersaint, un pays admirable, inoubliable !

— Eh bien ! monsieur, puisque notre pays vous plaît, vous reviendrez nous voir, et nous n’en demandons pas davantage.

Ensuite, il s’empressa, lorsque l’architecte s’assit sur un des fauteuils, demandant à être rasé. Son garçon était encore absent, en course pour les pèlerins qu’il hébergeait, toute une famille qui emportait une caisse de chapelets, de saintes Vierges de plâtre, de gravures sous verre. On entendait venir du premier étage des piétinements éperdus, des voix violentes, une bousculade de gens que l’approche du départ affolait, au milieu d’un écroulement d’achats à emballer. Dans la salle à manger voisine, dont la porte était restée ouverte, deux enfants égouttaient les tasses de chocolat, traînant parmi la débandade du couvert. Et c’était la maison entière louée, livrée, les dernières heures de cette invasion de l’étranger, qui forçait le coiffeur et sa femme à se réfugier dans le sous-sol, une cave étroite où ils couchaient sur un lit de sangle.

Tandis que Cazaban lui frottait les joues de mousse savonneuse, M. de Guersaint le questionna.

— Eh bien ! êtes-vous content de la saison ?

— Certainement, monsieur, je n’ai pas à me plaindre. Vous entendez, mes voyageurs partent aujourd’hui ; mais j’en attends d’autres demain matin, à peine le temps de donner un coup de balai… Ce sera de même jusqu’en octobre.

Puis, comme Pierre demeurait debout, allant et venant par la boutique, regardant les murs d’un air d’impatience, il se tourna poliment.

— Asseyez-vous donc, monsieur l’abbé, prenez un journal… Ça ne sera pas long.

D’un geste, le prêtre ayant remercié, en refusant de s’asseoir, le coiffeur reprit, dans sa continuelle démangeaison de parler :

— Oh ! moi, ça marche toujours, ma maison est connue pour la propreté des lits et pour la bonté de la cuisine… Seulement, la ville n’est pas contente, ah ! non ! Je puis même dire que je n’y ai jamais vu un pareil mécontentement.

Il se tut une minute, rasa la joue gauche ; et, s’interrompant de nouveau, il déclara soudain, dans un cri que la vérité lui arrachait :

— Monsieur, les pères de la Grotte jouent avec le feu, voilà tout ce que j’ai à dire.

Dès lors, la bonde était lâchée, il parla, il parla, il parla encore. Ses gros yeux roulaient dans sa face longue, aux pommettes saillantes, au teint hâlé, éclaboussé de rouge ; pendant que tout son petit corps nerveux tressautait, secoué par son exubérance de paroles et de gestes. Il revenait à son acte d’accusation, il disait les griefs sans nombre que l’ancienne ville avait contre les pères. Les hôteliers s’y plaignaient, les marchands d’objets religieux n’y faisaient pas la moitié des recettes qu’ils auraient dû réaliser ; enfin, la ville nouvelle accaparait les pèlerins et l’argent, il n’y avait plus du gain possible que pour les maisons garnies, les hôtels, les magasins ouverts dans les environs de la Grotte. C’était la lutte sans merci, l’hostilité meurtrière grandissant de jour en jour, la vieille cité perdant un peu de sa vie à chaque saison, destinée sûrement à disparaître, à être étouffée, assassinée par la cité jeune. Ah ! leur sale Grotte ! il se serait plutôt fait couper les pieds que de les y mettre. N’était-ce pas écœurant, la boutique de bibelots qu’ils avaient collée à côté ? Une vraie honte, dont un évêque s’était montré si indigné, qu’il en avait, disait-on, écrit au pape ! Lui, qui se flattait d’être un libre penseur et un républicain de l’avant-veille, qui déjà sous l’empire votait pour les candidats de l’opposition, avait bien le droit de déclarer qu’il n’y croyait pas, à leur sale Grotte, et qu’il s’en fichait !

— Tenez ! monsieur, je vais vous raconter un fait. Mon frère est du conseil municipal, c’est par lui que je sais la chose… Il faut vous dire d’abord que nous avons maintenant un conseil municipal républicain, qui s’afflige beaucoup de la démoralisation de la ville. Le soir, on ne peut plus sortir, sans rencontrer des filles dans les rues, vous savez, ces marchandes de cierges. Elles se perdent avec les cochers que la saison nous amène, une population louche et flottante, venue on ne sait d’où… Et il faut aussi que je vous explique la situation des pères vis-à-vis de la ville. Quand ils lui ont acheté les terrains de la Grotte, ils ont signé un acte par lequel ils s’y interdisaient formellement tout commerce. Or, ils y ont ouvert une boutique, au mépris de leur signature. N’est-ce pas là une concurrence déloyale, indigne de gens honnêtes ?… Aussi le nouveau conseil s’est-il décidé à leur envoyer une délégation pour exiger d’eux le respect du traité, en leur enjoignant d’avoir à fermer leur boutique immédiatement. Savez-vous, monsieur, ce qu’ils ont répondu ?… Oh ! ce qu’ils ont répondu vingt fois, ce qu’ils répondent toujours, quand on leur rappelle leurs engagements : « C’est bien, nous consentons à les tenir, mais nous sommes les maîtres chez nous, et nous fermons la Grotte. »

Il s’était soulevé, son rasoir en l’air, et il répéta, en scandant les mots, les yeux arrondis par cette énormité :

— « Nous fermons la Grotte. »

Pierre, qui continuait sa promenade lente, s’arrêta brusquement, lui dit dans la face :

— Eh bien ! le conseil municipal n’avait qu’à répondre : « Fermez-la ! »

Du coup, Cazaban faillit suffoquer, le sang au visage, hors de lui. Il bégayait :

— Fermer la Grotte !… Fermer la Grotte !

— Mais certainement ! Puisqu’elle vous irrite et vous écœure, cette Grotte ! Puisqu’elle est une cause continuelle de guerre, d’injustice, de corruption ! Ce serait fini, on n’en entendrait plus parler… En vérité, il y aurait là une solution excellente, et si l’on avait quelque pouvoir, on vous rendrait service, en forçant les pères à exécuter leur menace.

À mesure que Pierre parlait, Cazaban perdait de sa colère. Il devint très calme, un peu pâle. Et, au fond de ses gros yeux, le prêtre voyait grandir une inquiétude. N’était-il pas allé trop loin, dans sa passion contre les pères ? Beaucoup d’ecclésiastiques ne les aimaient pas, peut-être ce jeune prêtre ne se trouvait-il à Lourdes que pour mener une campagne contre eux. Alors, qui pouvait savoir ? C’était la fermeture possible de la Grotte, plus tard. On ne vivait que d’elle. Si la vieille ville criait, par rage de ne ramasser que les miettes, elle était heureuse encore de cette aubaine ; et les libres penseurs eux-mêmes, qui battaient monnaie avec les pèlerins, comme tout le monde, se taisaient, mal à l’aise, effrayés, dès qu’on était trop de leur avis sur les côtés fâcheux du nouveau Lourdes. Il fallait être prudent.

Cazaban revint à M. de Guersaint. Il se mit à raser l’autre joue, en murmurant d’un air détaché :

— Oh ! moi, ce que j’en dis, de leur Grotte, ce n’est pas qu’elle me gêne, au fond. Et puis, il faut bien que tout le monde vive.

Dans la salle à manger, les enfants venaient de casser un des bols, au milieu de cris assourdissants. Et Pierre remarquait de nouveau les gravures de sainteté, la sainte Vierge de plâtre, dont le coiffeur avait décoré la pièce, pour être agréable à ses locataires. Une voix cria, du premier étage, que la malle était fermée et que le garçon serait bien gentil de la ficeler, quand il rentrerait.

Mais Cazaban, devant ces deux messieurs qu’il ne connaissait point en somme, restait méfiant, gêné, la cervelle hantée d’hypothèses inquiétantes. Cela le désespérait de les laisser partir ainsi, sans savoir rien d’eux, après s’être compromis lui-même. Si encore il avait pu rattraper ses paroles trop vives contre les pères ! Aussi, lorsque M. de Guersaint se leva pour se laver le menton, céda-t-il à son besoin de renouer l’entretien.

— Avez-vous entendu parler du miracle d’hier ? La ville en est bouleversée, plus de vingt personnes me l’ont raconté déjà… Oui, il paraît qu’ils ont obtenu un miracle extraordinaire, une jeune demoiselle paralytique qui s’est levée et qui a traîné son chariot jusque dans le chœur de la Basilique.

M. de Guersaint, en train de se rasseoir après s’être essuyé, eut un rire complaisant.

— Cette jeune demoiselle est ma fille.

Alors, sous ce brusque coup de lumière heureuse, Cazaban rayonna. Rassuré, il acheva de donner un coup de peigne magistral, au milieu de l’exubérance de gestes et de paroles qui lui revenait.

— Ah ! monsieur, je vous félicite, je suis flatté de vous avoir eu entre les mains… Du moment que mademoiselle votre fille est guérie, n’est-ce pas ? cela suffit à votre cœur de père.

Et il trouva aussi pour Pierre un mot aimable. Puis, lorsqu’il se décida à les laisser partir, il regarda le prêtre d’un air pénétré, il dit en homme de bon sens, désireux de conclure sur les miracles :

— Il y en a, monsieur l’abbé, d’heureux pour tout le monde. De temps à autre, il nous en faut un de cette qualité.

Dehors, M. de Guersaint dut aller chercher le cocher, qui continuait à rire avec la servante, dont le chien, trempé d’eau, se secouait au soleil. En cinq minutes, d’ailleurs, la voiture les ramena en bas du plateau de la Merlasse. La course leur avait pris une grande demi-heure ; et Pierre voulut garder la voiture, dans l’idée de montrer la ville à Marie, sans la fatiguer trop. Pendant que le père courait à la Grotte, pour y reprendre sa fille, il attendit là, sous les arbres.

Tout de suite, le cocher lia conversation avec le prêtre. Il avait allumé une autre cigarette, il se montrait très familier. Lui, était d’un village des environs de Toulouse, et il ne se plaignait pas, il gagnait de grasses journées, à Lourdes. On y mangeait bien, on s’y amusait, c’était ce qu’on pouvait appeler un bon pays. Il disait ces choses avec un abandon d’homme que ses scrupules religieux ne gênaient pas, sans oublier pourtant le respect qu’il devait à un ecclésiastique.

Enfin, du haut de son siège, à demi couché, l’une de ses jambes pendantes, il laissa lentement tomber cette parole :

— Ah ! oui, monsieur l’abbé, Lourdes a bien pris, mais le tout est de savoir si ça continuera longtemps.

Pierre, très frappé du mot, en sondait l’involontaire profondeur, lorsque M. de Guersaint reparut, ramenant Marie. Il l’avait trouvée agenouillée à la même place, dans le même acte de foi et de remerciement, aux pieds de la sainte Vierge ; et il semblait qu’elle eût emporté dans ses yeux tout le flamboiement de la Grotte, tellement ils luisaient de la divine joie de sa guérison. Jamais elle ne consentit à garder la voiture. Non, non ! elle préférait marcher, peu lui importait de voir la ville, pourvu que, pendant une heure encore, elle marchât au bras de son père, par les jardins, par les rues, par les places, où l’on voudrait ! Et, quand Pierre eut payé le cocher, ce fut elle qui s’engagea dans une allée du jardin de l’Esplanade, ravie de se promener ainsi à petits pas, le long des gazons fleuris de corbeilles, sous les grands arbres. Cela était si doux, si frais, toutes ces herbes, toutes ces feuilles, ces allées ombreuses, solitaires, d’où l’on entendait l’éternel ruissellement du Gave ! Puis, elle désira retourner dans les rues, parmi la foule, pour y retrouver l’agitation, le bruit, la vie, dont le besoin débordait de son être.

Rue Saint-Joseph, en apercevant le Panorama, où l’on voyait l’ancienne Grotte, avec Bernadette agenouillée, le jour du miracle du cierge, Pierre eut l’idée d’entrer. Marie en fut heureuse, comme une enfant ; et M. de Guersaint lui-même témoigna la plus innocente joie, surtout lorsqu’il remarqua que, parmi la fournée des pèlerins qui s’engouffraient avec eux au fond du couloir obscur, plusieurs venaient de reconnaître, en sa fille, la jeune miraculée de la veille, déjà glorieuse, dont le nom volait de bouche en bouche. En haut, sur l’estrade ronde, quand on déboucha dans la lumière diffuse que tamisait un velum, il y eut une sorte d’ovation autour de Marie, des chuchotements tendres, des regards béats, un ravissement d’extase à la voir, à la suivre, à la toucher. Maintenant, c’était la gloire, elle serait aimée ainsi, partout où elle irait. Et il fallut, pour qu’on l’oubliât un peu, que l’employé chargé des explications se mît à la tête de la petite troupe des visiteurs, faisant le tour, racontant l’épisode que représentait l’immense toile circulaire, de cent vingt-six mètres de longueur. Il s’agissait de la dix-septième apparition de la sainte Vierge à Bernadette, le jour où, agenouillée devant la Grotte, elle avait par mégarde, pendant la vision, laissé la main sur la flamme de son cierge, sans la brûler ; et tout l’ancien paysage de la Grotte primitive se trouvait rétabli, toute la scène était reconstituée, avec les personnages historiques, le médecin en train de constater le miracle, sa montre à la main, le maire, le commissaire de police, le procureur impérial, dont l’employé disait les noms, au milieu de l’ébahissement du public qui le suivait.

Alors, par une inconsciente liaison d’idées, Pierre se rappela le mot que le cocher venait de lui dire : « Lourdes a bien pris, mais le tout est de savoir si ça durera longtemps. » En effet, là était la question. Que de sanctuaires vénérés avaient ainsi été bâtis déjà, à la voix d’enfants innocentes, élues entre toutes, auxquelles la sainte Vierge s’était montrée ! Toujours la même histoire recommençait : une apparition, une bergère qu’on persécutait, qu’on traitait de menteuse, puis une sourde poussée de la misère humaine affamée d’illusion, et alors la propagande, le triomphe du sanctuaire rayonnant comme un phare, et ensuite le déclin, l’oubli, quand un autre sanctuaire naissait ailleurs du rêve extasié d’une autre voyante. Il semblait que le pouvoir de l’illusion s’usait, qu’il fallait, au travers des siècles, la déplacer, la remettre dans de nouveaux décors, dans une nouvelle aventure, pour en renouveler la puissance. La Salette avait détrôné les antiques Vierges de bois ou de pierre qui guérissaient, Lourdes venait de détrôner la Salette, en attendant d’être détrônée elle-même par la Notre-Dame de demain, celle dont le doux visage consolateur se montrera à une pure enfant encore à naître. Seulement, si Lourdes avait eu une fortune si rapide, si prodigieuse, il la devait sûrement à la petite âme sincère, au charme délicieux de Bernadette. Ici, aucune supercherie, aucun mensonge, la seule floraison de la souffrance, une chétive fillette malade qui apportait au peuple des souffrants son rêve de justice, d’égalité dans le miracle. Elle n’était que l’éternel espoir, l’éternelle consolation. En outre, toutes les circonstances historiques et sociales paraissaient s’être rencontrées pour exaspérer le besoin de cette envolée mystique, à la fin d’un terrible siècle d’enquête positive ; et c’était pourquoi Lourdes sans doute durerait longtemps encore, dans son triomphe, avant de n’être plus qu’une légende, une de ces religions mortes, au puissant parfum évaporé.

Ah ! cet ancien Lourdes, cette ville de paix et de croyance, le seul berceau possible où la légende pouvait naître, comme Pierre le reconstituait aisément, en faisant le tour de la vaste toile du Panorama ! Cette toile disait tout, constituait la meilleure leçon de choses qu’on pût voir. Les explications monotones de l’employé ne s’entendaient pas, le paysage parlait lui-même. D’abord, c’était la Grotte, le trou de roche au bord du Gave, un lieu sauvage de rêverie, des pentes buissonneuses, des écroulements de pierres, sans un chemin frayé ; et rien encore, pas d’embellissements, pas de quai monumental, pas d’allées de jardin anglais serpentant parmi des arbustes taillés à la serpe, pas de Grotte arrangée, déformée, fermée d’une grille, surtout pas de boutique d’objets religieux, cette boutique de simonie qui était le scandale des âmes pieuses. La Vierge n’avait pu choisir au désert un coin plus charmant pour se montrer à l’élue de son cœur, la fillette pauvre, promenant là le songe de ses nuits pénibles, en ramassant du bois mort. Puis, c’était, de l’autre côté du Gave, derrière le rocher du Château, le vieux Lourdes confiant et endormi. Un autre âge s’évoquait, une petite ville, avec ses rues étroites, pavées de cailloux, ses maisons noires, aux encadrements de marbre, son antique église à demi espagnole, pleine d’anciennes sculptures, peuplée de visions d’or et de chairs peintes. Deux fois par jour, il n’y avait que les diligences de Bagnères et de Cauterets qui traversaient à gué le Lapaca, pour monter ensuite la raide chaussée de la rue Basse. L’esprit du siècle n’avait pas soufflé sur ces toits paisibles, qui abritaient une population attardée, restée enfant, toute serrée dans le lien étroit d’une forte discipline religieuse. Aucune débauche, un lent commerce séculaire suffisant à la vie quotidienne, une vie pauvre dont la rudesse sauvegardait les mœurs. Et jamais Pierre n’avait mieux compris comment Bernadette, née de cette terre de foi et d’honnêteté, y avait fleuri telle qu’une rose naturelle, éclose sur les églantiers du chemin.

— C’est tout de même curieux, déclara M. de Guersaint, quand on se retrouva dans la rue. Je ne suis pas fâché d’avoir vu ça.

Marie également riait d’aise.

— Père, n’est-ce pas ? on dirait qu’on y est. Par moments, il semble que les personnages vont bouger… Et comme elle est charmante, Bernadette, à genoux, en extase, pendant que la flamme du cierge lèche ses doigts, sans laisser de brûlure.

— Voyons, reprit l’architecte, nous n’avons plus qu’une heure, il faudrait pourtant songer à faire nos emplettes, si nous désirons acheter quelque chose… Voulez-vous que nous fassions le tour des boutiques ? Nous avons bien promis à Majesté de lui donner la préférence ; seulement, ça ne nous empêche pas de nous renseigner un peu… Hein ? Pierre, qu’en dites-vous ?

— Mais certainement, comme vous voudrez, répondit le prêtre. D’ailleurs, cela nous promènera.

Et il suivit la jeune fille et son père, qui revinrent sur le plateau de la Merlasse. Depuis qu’il était sorti du Panorama, il éprouvait une sensation singulière de dépaysement. C’était comme si, tout d’un coup, on l’avait transporté d’une ville dans une autre, à des siècles de distance. Il quittait la solitude, la paix endormie de l’ancien Lourdes, augmentée encore par la lumière morte du velum, pour tomber brusquement dans le Lourdes nouveau, éclatant de lumière, bruyant de foule. Dix heures venaient de sonner, l’animation était extraordinaire sur les trottoirs, tout un peuple qui, avant le déjeuner, se hâtait de finir ses achats, pour ne plus songer ensuite qu’au départ. Les milliers de pèlerins du pèlerinage national, en une bousculade dernière, ruisselaient par les rues, assiégeaient les boutiques. On aurait dit les cris, les coups de coude, les galops brusques d’une foire qui s’achève, au milieu du roulement ininterrompu des voitures. Beaucoup se munissaient de provisions de route, dévalisaient les échoppes en plein air, où l’on vendait des pains, du saucisson, du jambon. On achetait des fruits, on achetait du vin, les paniers se remplissaient de bouteilles, de papiers gras, jusqu’à en éclater. Un marchand ambulant qui promenait des fromages sur une petite voiture, voyait sa marchandise enlevée, comme balayée par le vent. Mais, surtout, la foule achetait des objets religieux ; et d’autres marchands ambulants, dont les petites voitures étaient chargées de statuettes et de gravures pieuses, réalisaient des affaires d’or. La clientèle des boutiques faisait queue sur la chaussée, les femmes étaient enveloppées de chapelets immenses, avaient des saintes Vierges sous les bras, emportaient des bidons pour les remplir à la fontaine miraculeuse. Ces bidons, d’un à dix litres, les uns sans image, les autres peinturlurés d’une Notre-Dame de Lourdes en bleu, ajoutaient une gaieté à la cohue, avec leur éclat de ferblanterie neuve, leur clair tintement de casserole, portés à la main, pendus en sautoir. Et la fièvre du négoce, le plaisir de dépenser son argent, de repartir les poches bourrées de photographies et de médailles, allumait les visages d’un air de fête, changeait cette foule épanouie en une foule de kermesse, aux appétits débordants et satisfaits.

Sur le plateau de la Merlasse, M. de Guersaint fut tenté un instant d’entrer dans une des boutiques les plus belles et les plus achalandées, dont l’enseigne portait en lettres hautes ces mots : Soubirous, frère de Bernadette.

— Hein ? si nous faisions nos emplettes là ? Ce serait plus local, nos petits souvenirs auraient un intérêt de plus.

Puis, il passa, en répétant qu’il fallait tout voir d’abord.

Pierre avait regardé la boutique du frère de Bernadette, avec un serrement de cœur. Cela le chagrinait, le frère vendant la sainte Vierge que la sœur avait vue. Mais il fallait bien vivre, et il croyait savoir que la famille de la voyante, à côté de la Basilique triomphale dans son resplendissement d’or, ne faisait pas fortune, tellement la concurrence était terrible. Si les pèlerins laissaient à Lourdes des millions, les marchands d’articles de sainteté y étaient plus de deux cents, sans compter les hôteliers et les logeurs qui prenaient la grosse part ; de sorte que les gains, si âprement disputés, finissaient par être assez médiocres. Le long du plateau, à droite et à gauche du frère de Bernadette, d’autres boutiques s’ouvraient, une file ininterrompue de boutiques, serrées les unes contre les autres, qui occupaient les cases du baraquement de bois, une sorte de galerie construite par la ville, et dont elle tirait une soixantaine de mille francs. C’étaient de véritables bazars, des étalages ouverts, empiétant sur le trottoir, raccrochant le monde au passage. Sur près de trois cents mètres, il n’y avait pas d’autre commerce : un fleuve de chapelets, de médailles, de statuettes, coulant sans fin au travers des vitrines. Et les enseignes affichaient en lettres énormes des noms vénérés, saint Roch, saint Joseph, Jérusalem, la Vierge Immaculée, le Sacré-Cœur de Marie, tout ce que le paradis contenait de mieux pour toucher et attirer la clientèle.

— Ma foi, déclara M. de Guersaint, je crois bien que c’est partout la même chose. Entrons n’importe où.

Il en avait assez, cette file interminable d’étalages lui cassait les jambes.

— Puisque tu as promis d’acheter là-bas, dit Marie qui ne se lassait point, le mieux est d’y retourner.

— C’est cela, retournons chez Majesté.

Mais les boutiques recommencèrent avenue de la Grotte. Aux deux bords, elles se pressaient de nouveau ; et il s’y mêlait des bijoutiers, des marchands de nouveautés, des marchands de parapluies tenant l’article religieux ; même il y avait là un confiseur qui vendait des boîtes de pastilles à l’eau de Lourdes, dont le couvercle portait une image de la Vierge. Les vitrines d’un photographe débordaient de vues de la Grotte et de la Basilique, de portraits d’évêques, de révérends pères de tous les ordres, mêlés aux sites célèbres des montagnes voisines. Une librairie étalait les dernières publications catholiques, des volumes aux titres dévots, parmi les nombreux ouvrages publiés sur Lourdes depuis vingt ans, quelques-uns avec un succès prodigieux, dont le retentissement durait encore. Dans cette grande voie populeuse, la foule coulait en un flot élargi, les bidons sonnaient, c’était une joie de vie intense, au clair soleil qui enfilait la chaussée d’un bout à l’autre. Et les statuettes, les médailles, les chapelets ne semblaient devoir cesser jamais, un étalage continuait l’autre étalage, des kilomètres allaient ainsi s’étendre, dévidant les rues de la ville entière, occupée par le même bazar vendant les mêmes articles.

Devant l’hôtel des Apparitions, M. de Guersaint eut une hésitation encore.

— Alors, c’est bien décidé, nous faisons nos emplettes là ?

— Mais certainement, dit Marie. Vois donc comme la boutique est belle !

Et elle entra la première dans le magasin, un des plus vastes de la rue en effet, et qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel, à gauche. M. de Guersaint et Pierre la suivirent.

Appoline, la nièce des Majesté, chargée de la vente, se trouvait debout sur un escabeau, en train de prendre des bénitiers dans une vitrine haute, pour les montrer à un jeune homme, un brancardier élégant, porteur d’admirables guêtres jaunes. Elle riait d’un roucoulement de tourterelle, charmante, avec d’épais cheveux noirs, des yeux superbes dans une face un peu carrée, au front droit, aux joues larges, aux fortes lèvres rouges. Et Pierre vit très nettement la main du jeune homme au bord de la jupe, chatouillant le bas d’une jambe qui semblait s’être offerte là volontiers. Ce ne fut d’ailleurs que la vision d’une seconde. Déjà la jeune fille était lestement sautée à terre, en demandant :

— Alors, vous ne croyez pas que ce modèle de bénitier conviendrait à madame votre tante ?

— Non, non ! répondit le brancardier en s’en allant. Procurez-vous l’autre modèle. Je ne pars que demain, je reviendrai.

Lorsque Appoline sut que Marie était la miraculée dont madame Majesté parlait depuis la veille, elle montra beaucoup d’empressement. Elle la regardait avec son gai sourire, où il y avait une pointe de surprise, d’incrédulité discrète, comme la sourde moquerie d’une belle fille, folle de son corps, en présence d’une virginité si enfantine et attardée. Mais la vendeuse adroite qu’elle était se répandit en paroles aimables.

— Ah ! mademoiselle, je serai si heureuse de vous vendre ! c’est tellement beau, votre miracle !… Voyez, tout le magasin est à vous. Nous avons le plus grand choix.

Marie était gênée.

— Je vous remercie, vous êtes bien aimable… Nous ne venons vous acheter que des petites choses.

— Si vous le permettez, dit M. de Guersaint, nous allons faire notre choix nous-mêmes.

— Eh bien ! c’est cela, choisissez, monsieur. Ensuite, nous verrons.

Et, comme d’autres clients entraient, Appoline les oublia, reprit son métier de jolie vendeuse, avec des mots de caresse, des gestes de séduction, surtout pour les hommes, qu’elle ne laissait partir que les poches pleines d’achats.

Il restait deux francs à M. de Guersaint sur le louis que Blanche, sa fille aînée, lui avait glissé, au départ, comme argent de poche. Aussi n’osait-il trop se lancer dans son choix. Mais Pierre déclara qu’on lui causerai beaucoup de peine, si on ne lui permettait pas d’offrir à ses amis les quelques objets qu’ils emporteraient de Lourdes. Dès lors, il fut convenu qu’on choisirait d’abord un cadeau pour Blanche, puis que Marie et son père prendraient chacun le souvenir qui lui plairait le mieux.

— Ne nous pressons pas, répétait M. de Guersaint très égayé. Voyons, Marie, cherche bien… Qu’est-ce qui ferait le plus de plaisir à Blanche ?

Tous les trois regardaient, furetaient, fouillaient. Seulement, leur indécision augmentait à mesure qu’ils passaient d’un objet à un autre. Le vaste magasin, avec ses comptoirs, ses vitrines, ses cases, qui le garnissaient du haut en bas, était une mer aux flots sans nombre, en débordement de tous les articles religieux imaginables. Il y avait les chapelets, des liasses de chapelets pendus le long des murs, des tas de chapelets dans les tiroirs, depuis les humbles chapelets à vingt sous la douzaine, jusqu’aux chapelets de bois odorant, d’agate, de lapis, chaînés d’or ou d’argent ; et certains, immenses, faits pour ceindre à double tour le cou et la taille, montraient des grains travaillés, gros comme des noix, espacés par des têtes de mort. Il y avait les médailles, une pluie de médailles, des médailles à pleines boîtes, de toutes les grandeurs, de toutes les matières, les plus humbles et les plus précieuses, portant des inscriptions diverses, représentant la Basilique, la Grotte, l’Immaculée-Conception, gravées, repoussées, émaillées, soignées ou fabriquées à la grosse, selon les bourses. Il y avait les saintes Vierges, les petites, les grandes, en zinc, en bois, en ivoire, en plâtre surtout, les unes d’une blancheur nue, les autres peintes de couleurs vives, reproduisant à l’infini la description faite par Bernadette, le visage aimable et souriant, le voile très long, l’écharpe bleue, les roses d’or sur les pieds, mais avec des modifications légères pour chaque modèle, de façon à garantir la propriété de l’éditeur. Et c’était un autre flot d’articles religieux, les cent variétés de scapulaires, les mille clichés de l’imagerie dévote, des gravures fines, des chromolithographies violentes, que noyait un pullulement de petites images coloriées, dorées, vernies, fleuries de bouquets, ornées de dentelles. Et c’était aussi de la bijouterie, des bagues, des broches, des bracelets, chargés d’étoiles et de croix, décorés de figures saintes. Et c’était enfin l’article Paris qui dominait, qui submergeait le reste : des porte crayons, des porte-monnaie, des porte-cigares, des presse-papiers, des couteaux à papier, jusqu’à des tabatières, des objets innombrables sur lesquels revenaient sans cesse la Basilique, la Grotte, la sainte Vierge, reproduites de toutes les façons, par tous les procédés connus. Dans une case à cinquante centimes l’article, s’entassait un pêle-mêle de ronds de serviette, de coquetiers et de pipes de bois, où l’apparition de Notre-Dame de Lourdes était sculptée, rayonnante.

Peu à peu, M. de Guersaint s’était dégoûté, envahi d’une tristesse, d’un agacement d’homme qui se piquait d’être un artiste.

— Mais c’est affreux, c’est affreux, tout cela ! répétait-il à chaque nouvel article qu’il examinait.

Il se soulagea, en rappelant à Pierre la tentative ruineuse qu’il avait faite pour rénover l’imagerie religieuse. Les débris de sa fortune y étaient restés, ce qui le rendait plus sévère encore, devant les pauvres choses dont le magasin débordait. Avait-on jamais vu des objets d’une laideur si sotte, si prétentieuse, si compliquée ? La vulgarité de l’idée, la niaiserie de l’expression le disputaient à l’habileté banale de la facture. Cela tenait de la gravure de mode, du couvercle de boîte à bonbons, des poupées de cire qui tournent chez les coiffeurs : un art faussement joli, péniblement enfantin, sans humanité réelle, sans accent, sans sincérité aucune. Et l’architecte, lancé, ne s’arrêta plus, dit aussi son dégoût des constructions du nouveau Lourdes, le pitoyable enlaidissement de la Grotte, la monstruosité colossale des rampes, les désastreuses disproportions de l’église du Rosaire et de la Basilique, celle-là trop lourde, pareille à une halle au blé, celle-ci d’une maigreur de bâtisse anémique, sans style et bâtarde.

— Ah ! vraiment, finit-il par conclure, il faut bien aimer le bon Dieu, pour avoir le courage de venir l’adorer au milieu de pareilles horreurs ! Ils ont tout raté, ils ont tout gâché, comme à plaisir, sans qu’un seul ait eu la minute d’émotion, de naïveté vraie, de foi sincère, qui enfante les chefs-d’œuvre. Tous des malins, tous des copistes, pas un n’a donné sa chair et son âme. Et que faut-il donc pour les inspirer, s’ils n’ont rien fait pousser de grand, sur cette terre du miracle !

Pierre ne répondit pas. Mais il était singulièrement frappé par ces réflexions, il s’expliquait enfin la cause d’un malaise qu’il éprouvait depuis son arrivée à Lourdes. Ce malaise venait du désaccord entre le milieu tout moderne et la foi des siècles passés, dont on essayait la résurrection. Il évoquait les vieilles cathédrales où frissonnait cette foi des peuples, il revoyait les anciens objets du culte, l’imagerie, l’orfèvrerie, les saints de pierre et de bois, d’une force, d’une beauté d’expression admirables. C’était qu’en ces temps lointains, les ouvriers croyaient, donnaient leur chair, donnaient leur âme, dans toute la naïveté de leur émotion, comme disait M. de Guersaint. Et, aujourd’hui, les architectes bâtissaient les églises avec la science tranquille qu’ils mettaient à bâtir les maisons à cinq étages, de même que les objets religieux, les chapelets, les médailles, les statuettes, étaient fabriqués à la grosse, dans les quartiers populeux de Paris, par des ouvriers noceurs qui ne pratiquaient même pas. Aussi quelle bimbeloterie, quelle quincaillerie de pacotille, d’un joli à faire pleurer, d’une sentimentalité niaise à soulever le cœur ! Lourdes en était inondé, ravagé, enlaidi, au point d’incommoder les personnes de goût un peu délicat, égarées dans ses rues. Tout cela, brutalement, jurait avec la résurrection tentée, avec les légendes, les cérémonies, les processions des âges morts ; et Pierre, tout d’un coup, pensa que la condamnation historique et sociale de Lourdes était là, que la foi est morte à jamais chez un peuple, quand il ne la met plus dans les églises qu’il construit, ni dans les chapelets qu’il fabrique.

Marie avait continué à fouiller les étalages avec une impatience d’enfant, hésitant, ne trouvant rien qui lui parût digne du grand rêve d’extase qu’elle allait garder en elle.

— Père, l’heure s’avance, il faut que tu me reconduises à l’Hôpital… Et, pour en finir, vois-tu, je donnerai à Blanche cette médaille, avec cette chaîne d’argent. C’est encore ce qu’il y a de plus simple et de plus joli. Elle la portera, ça lui fera un petit bijou… Moi, je prends cette statuette de Notre-Dame de Lourdes, le petit modèle, qui est assez gentiment peint. Je la mettrai dans ma chambre, je l’entourerai de fleurs fraîches… N’est-ce pas ? ce sera très bien.

M. de Guersaint l’approuva. Puis, revenant à son propre choix :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis embarrassé !

Il examinait des porte-plume en ivoire, terminés par des boules pareilles à des pois, dans lesquelles se trouvaient des photographies microscopiques. Et, comme il appliquait l’œil à un des minces trous, pour voir, il eut un cri d’émerveillement.

— Tiens ! le cirque de Gavarnie !… Ah ! c’est prodigieux, tout y est bien, comment le colosse peut-il tenir là dedans ?… Ma foi, je prends ce porte-plume, moi. Il est drôle, il me rappellera mon excursion.

Pierre avait simplement choisi un portrait de Bernadette, la grande photographie qui la représente à genoux, en robe noire, un foulard noué sur les cheveux, la seule, dit-on, qu’on ait faite d’après nature. Il se hâtait de payer, tous trois partaient, lorsque madame Majesté entra, se récria, voulut absolument faire un petit cadeau à Marie, en disant que ça porterait bonheur à sa maison.

— Mademoiselle, je vous en prie, prenez un scapulaire, tenez ! parmi ceux-ci. La sainte Vierge, qui vous a élue, me le payera en bonne chance.

Elle haussait la voix, elle faisait tant, que les acheteurs, dont la boutique se trouvait pleine, s’intéressèrent, regardèrent dès lors la jeune fille avec des yeux avides. C’était la popularité qui recommençait autour d’elle, qui finit même par gagner la rue, lorsque l’hôtelière alla sur le seuil de la boutique, faisant des signes aux marchands d’en face, ameutant le voisinage.

— Partons-nous ? répétait Marie, de plus en plus gênée.

Mais son père la retint encore, en voyant un prêtre qui entrait.

— Ah ! monsieur l’abbé Des Hermoises !

C’était en effet le bel abbé, en soutane fine, sentant bon, le visage frais, d’une gaieté tendre. Il n’avait pas vu son compagnon de la veille, il s’était vivement approché d’Appoline, la prenant à l’écart.

Et Pierre l’entendit qui disait à demi-voix :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas apporté mes trois douzaines de chapelets, ce matin ?

Appoline s’était remise à rire de son roucoulement de tourterelle, en le regardant en dessous, avec malice, sans répondre.

— C’est pour mes petites pénitentes de Toulouse, je voulais les mettre au fond de ma malle, et vous m’aviez offert de m’aider à serrer mon linge.

Elle riait toujours, elle l’excitait du coin de ses jolis yeux.

— Maintenant, je ne partirai que demain. Apportez-les-moi ce soir, n’est-ce pas ? quand vous serez libre… C’est au bout de la rue, chez la Duchêne, la chambre meublée du rez-de-chaussée… Soyez gentille, venez vous-même.

Du bout de ses lèvres rouges, elle dit enfin en plaisantant, sans qu’il pût savoir si elle tiendrait sa promesse :

— Certainement, monsieur l’abbé, j’irai.

Ils furent interrompus, M. de Guersaint s’était avancé pour serrer la main au prêtre. Tout de suite, ils reparlèrent du cirque de Gavarnie : une partie délicieuse, des heures charmantes qu’ils n’oublieraient jamais. Puis, ils s’égayèrent sur le compte de leurs deux compagnons, des ecclésiastiques peu fortunés, des braves gens dont les naïvetés les avaient amusés énormément. L’architecte finit par rappeler à son nouvel ami qu’il avait bien voulu lui promettre d’intéresser un personnage de Toulouse, dix fois millionnaire, à ses études sur la direction des ballons.

— Une première avance de cent mille francs suffirait, dit-il.

— Comptez sur moi, déclara l’abbé Des Hermoises. Vous n’aurez pas prié la sainte Vierge en vain.

Mais Pierre, qui avait gardé à la main le portrait de Bernadette, venait d’être frappé de l’extraordinaire ressemblance d’Appoline avec la voyante. C’était la même face un peu massive, la même bouche trop forte, les mêmes yeux magnifiques ; et il se souvint que madame Majesté lui avait déjà signalé cette ressemblance singulière, d’autant plus qu’Appoline avait eu la même enfance pauvre, à Bartrès, avant que sa tante la prît chez elle, pour l’aider à tenir la boutique. Bernadette ! Appoline ! Quel étrange rapprochement, quelle réincarnation inattendue, à trente années de distance ! Et, tout d’un coup, avec cette Appoline si galamment rieuse, qui acceptait des rendez-vous, sur laquelle couraient les bruits les plus aimables, le nouveau Lourdes se dressa devant ses yeux : les cochers, les marchandes de cierges, les loueuses de chambres raccrochant le client à la gare, les cent maisons meublées aux petits logements discrets, la cohue des prêtres libres, des hospitalières passionnées, des simples passants venus là pour satisfaire leurs appétits. Puis, il y avait la rage du négoce déchaînée par la pluie des millions, la ville entière livrée au lucre, les boutiques changeant les rues en bazars, se dévorant entre elles, les hôtels vivant goulûment des pèlerins, jusqu’aux Sœurs bleues qui tenaient table d’hôte, jusqu’aux pères de la Grotte qui battaient monnaie avec leur Dieu ! Quelle aventure triste et effrayante, la vision d’une Bernadette si pure passionnant les foules, les faisant se ruer à l’illusion du bonheur, amenant un fleuve d’or, et dès ce jour pourrissant tout ! Il avait suffi que la superstition soufflât, que de l’humanité s’entassât, que de l’argent fût apporté, pour que cet honnête coin de terre se corrompît à jamais. Où le lis candide fleurissait autrefois, poussait maintenant la rose charnelle, dans le nouveau terreau de cupidité et de jouissance. Sodome était née de Bethléem, depuis qu’une enfant innocente avait vu la Vierge.

— Hein ? que vous ai-je dit ? s’écria madame Majesté, en s’apercevant que Pierre comparait sa nièce au portrait. Appoline, c’est Bernadette tout craché.

La jeune fille s’approcha, avec son aimable sourire, flattée d’abord de la comparaison.

— Voyons, voyons ! dit l’abbé Des Hermoises, d’un air de vif intérêt.

Il prit la photographie, compara à son tour, s’émerveilla.

— C’est prodigieux, les mêmes traits… Je n’avais pas remarqué encore, je suis ravi en vérité…

— Pourtant, finit par déclarer Appoline, je crois bien qu’elle avait le nez plus gros.

L’abbé, alors, eut un cri d’irrésistible admiration.

— Oh ! vous êtes plus jolie, beaucoup plus jolie, c’est évident… Mais ça ne fait rien, on vous prendrait pour les deux sœurs.

Pierre ne put s’empêcher de rire, tant il trouva le mot singulier. Ah ! la pauvre Bernadette était bien morte, et elle n’avait pas de sœur. Elle n’aurait pu renaître, elle n’était plus possible, dans ce pays de cohue et de passion qu’elle avait fait.

Marie, enfin, partit au bras de son père, et il fut entendu qu’ils iraient tous deux la prendre à l’Hôpital, pour se rendre ensemble à la gare. Dans la rue, plus de cinquante personnes l’attendaient, comme en extase. On la salua, on la suivit, une femme fit toucher la robe de la miraculée à son enfant infirme, qu’elle rapportait de la Grotte.