Lourdes/Quatrième journée/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Charpentier et Fasquelle (p. 392-413).
Quatrième journée, chapitre III

C’était le bon abbé Judaine qui devait porter le Saint-Sacrement à la procession de quatre heures. Depuis que la sainte Vierge l’avait guéri d’une maladie d’yeux, miracle dont les journaux catholiques retentissaient encore, il était une des gloires de Lourdes ; et on l’y mettait à la première place, on l’y honorait par toutes sortes de prévenances.

À trois heures et demie, il se leva, voulut quitter la Grotte. Mais l’affluence extraordinaire de la foule l’effraya, il craignit d’être en retard, s’il ne parvenait pas à se dégager. Heureusement, une aide lui vint.

— Monsieur le curé, expliqua Berthaud, n’essayez point de passer par le Rosaire, vous resteriez en chemin. Le mieux est de monter par les lacets… Et tenez ! suivez-moi, je marche devant vous.

Il joua des coudes, fendit le flot compact, ouvrant un chemin au prêtre, qui se confondait en remerciements.

— Vous êtes trop aimable… C’est de ma faute. Je me suis oublié… Mais, bon Dieu ! comment allons-nous faire tout à l’heure pour passer, avec la procession ?

Cette procession restait l’inquiétude de Berthaud. Les jours ordinaires, elle déterminait sur son passage une crise folle d’exaltation, qui le forçait à prendre des mesures spéciales. Qu’allait-il arriver, au travers de cette foule entassée de trente mille personnes, fouettée d’une telle fièvre de foi, déjà prête à la divine frénésie ? Aussi, très raisonnable, profita-t-il de l’occasion pour faire les recommandations les plus sages.

— Ah ! monsieur le curé, je vous en prie, dites bien à ces messieurs du clergé de ne pas laisser d’espace entre eux, de marcher sans hâte, les uns dans les autres… Et surtout qu’on tienne les bannières solidement, pour qu’elles ne soient pas chavirées… Quant à vous, monsieur le curé, veillez à ce que les hommes du dais soient vigoureux, et serrez le linge autour du nœud de l’ostensoir, n’ayez pas peur de le porter à deux mains, de toute votre force.

Un peu effrayé par ces recommandations, le prêtre remerciait toujours.

— Sans doute, sans doute, vous êtes bien aimable… Ah ! monsieur, que de reconnaissance je vous ai, pour m’avoir aidé à sortir de tout ce monde !

Et, dégagé enfin, il se hâta de gagner la Basilique par l’étroit chemin en lacets qui monte au travers du coteau ; tandis que son compagnon se replongeait dans la cohue, pour aller reprendre son poste de surveillance.

Au même moment, Pierre, qui amenait Marie dans son chariot, se heurtait, de l’autre côté, du côté de la place du Rosaire, contre le mur impénétrable de la foule. À trois heures, la servante de l’hôtel l’avait réveillé, pour qu’il allât prendre la jeune fille à l’Hôpital. Rien ne pressait, ils avaient grandement le temps d’arriver à la Grotte, avant la procession. Mais cette foule immense, ce mur résistant qu’il ne savait par où percer, commençait à lui causer quelque inquiétude. Jamais il ne passerait avec la petite voiture qu’il traînait, si les gens n’y mettaient pas un peu de complaisance.

— Allons, mesdames, allons, je vous en prie !… Vous voyez bien, c’est pour une malade !

Les dames ne bougeaient pas, hypnotisées par la vue de la Grotte braisillante au loin, se haussant sur la pointe des pieds afin de ne rien perdre du spectacle. D’ailleurs, la clameur des litanies était si forte, à ce moment-là, qu’on n’entendait même pas les supplications du jeune prêtre.

— Monsieur, écartez-vous, laissez-moi passer… Un peu de place pour une malade, voyons, écoutez-moi donc !

Et les hommes, pas plus que les femmes, ne consentaient à bouger, hors d’eux-mêmes, dans un ravissement aveugle et sourd.

Marie, du reste, souriait avec sérénité, comme ignorante de l’obstacle, certaine que rien au monde ne l’empêcherait d’aller à la guérison. Pourtant, lorsque Pierre eut trouvé une fissure et se fut engagé dans le flot mouvant, la situation s’aggrava. De toutes parts, la houle battait le frêle chariot, menaçait par moments de le submerger. À chaque pas, il fallait s’arrêter, attendre, recommencer à supplier les gens. Pierre n’avait jamais eu une sensation si anxieuse de la foule. Elle était sans menace, d’une innocence et d’une passivité de troupeau ; mais il y trouvait un frisson troublant, un souffle particulier qui le bouleversait. Et, malgré son amour des humbles, la laideur des visages, les faces communes et suantes, les haleines gâtées, les vieux vêtements sentant le pauvre, le faisaient souffrir jusqu’à la nausée.

— Voyons, mesdames, voyons, messieurs, il s’agit d’une malade… Un peu de place, je vous en prie !

Le chariot, noyé, ballotté dans cette vaste mer, continuait à s’avancer par saccades, mettant des minutes à conquérir quelques mètres de terrain. Un instant, on put le croire englouti, rien ne surnageait. Puis, il reparut, arriva à la hauteur des piscines. Une tendre sympathie finissait par se faire pour cette jeune fille malade, si ravagée de souffrance, si belle encore. Quand les gens avaient dû céder sous la poussée têtue du prêtre, ils se retournaient ; et ils n’osaient se fâcher, ils s’attendrissaient devant ce maigre visage de douleur qui resplendissait dans l’auréole des beaux cheveux blonds. Des mots de pitié et d’admiration circulaient. Ah ! la pauvre enfant ! n’était-ce pas une cruauté d’être infirme, à cet âge ? Que la sainte Vierge lui fût clémente ! D’autres s’étonnaient, frappés de l’extase où ils la voyaient, de ses yeux si clairs, ouverts sur l’au-delà de son espoir. Elle voyait le ciel, elle serait guérie sûrement. C’était comme un sillage d’émerveillement, de fraternelle charité, que laissait le petit chariot, au travers du flot qu’il fendait avec tant de peine.

Pierre, cependant, se désespérait, et il était à bout de forces, lorsque des brancardiers vinrent à son aide, en s’efforçant de rétablir, pour la procession, un passage, que Berthaud leur avait donné l’ordre de protéger avec des cordes, tenues de deux mètres en deux mètres. Dès lors, il traîna Marie assez librement, il la fit entrer enfin dans l’enceinte réservée, où ils s’arrêtèrent en face de la Grotte, à gauche. On ne pouvait s’y mouvoir, l’entassement semblait y croître de minute en minute. Et ce qu’il garda de la traversée si pénible qu’il venait de faire, les membres brisés, ce fut le sentiment d’un concours de peuple prodigieux, comme s’il s’était trouvé au centre d’un océan, dont il entendait sans relâche les vagues déferler autour de lui.

Depuis l’Hôpital, Marie n’avait pas ouvert les lèvres. Il comprit qu’elle désirait lui parler, il se pencha.

— Et mon père, demanda-t-elle, est-il là ? N’est-il pas revenu de son excursion ?

Il dut lui répondre que M. de Guersaint n’était pas de retour, qu’il s’était sans doute attardé malgré lui. Alors, elle se contenta d’ajouter, avec son sourire :

— Ah ! pauvre père, va-t-il être content, lorsqu’il me retrouvera guérie !

Pierre la regardait, plein d’une admiration émue. Il ne se souvenait pas de l’avoir vue si adorable, dans la destruction lente de la maladie. Ses cheveux, seuls respectés, la vêtaient d’or. Sa tête réduite, affinée, avait pris une expression de rêve, les yeux perdus dans la hantise de sa souffrance, les traits immobilisés, comme si elle eût dormi au fond d’une pensée fixe, en attendant que la secousse du bonheur attendu l’éveillât. Elle était absente d’elle-même, elle allait y rentrer, quand Dieu le voudrait. Et cette enfantine délicieuse, petite fille à vingt-trois ans, restée toujours à la minute où un accident l’avait frappée dans son sexe, l’attardant, l’empêchant d’être femme, était enfin prête à recevoir la visite de l’ange, le choc miraculeux qui devait la tirer de son engourdissement et la remettre debout. Son extase du matin continuait, ses mains s’étaient jointes, un élancement de tout son être l’avait ravie à la terre, dès qu’elle avait aperçu l’image de la sainte Vierge. Elle priait, elle s’offrait divinement.

Ce fut pour Pierre une heure de grand trouble. Il sentit que le drame de sa vie de prêtre allait se jouer, que s’il ne retrouvait pas la foi dans cette crise, jamais elle ne lui reviendrait. Et il était sans mauvaises pensées, sans résistance, souhaitant avec ferveur, lui aussi, d’être tous deux guéris ensemble. Oh ! être convaincu par sa guérison à elle, croire ensemble, être sauvés ensemble ! Il voulut prier comme elle, ardemment. Mais, malgré lui, la foule le préoccupait, cette foule sans bornes, où il avait tant de peine à se noyer, à disparaître, à n’être plus que la feuille de la forêt, perdue dans le frisson de toutes les feuilles. Il ne pouvait s’empêcher de l’analyser, de la juger. Il la savait entraînée, suggestionnée depuis quatre jours : la fièvre du long voyage, l’excitation des paysages nouveaux, les journées vécues devant la splendeur de la Grotte, les nuits sans sommeil, la douleur exaspérée, affamée d’illusion. Puis, c’était encore l’obsession de la prière, ces cantiques, ces litanies qui la secouaient sans relâche. Un autre prêtre avait succédé au père Massias, et il l’entendait, celui-là, un petit abbé maigre et noir, jeter les appels à la Vierge et à Jésus, d’une voix cinglante, pareils à des coups de fouet ; tandis que le père Massias et le père Fourcade, demeurés au pied de la chaire, dirigeaient les cris de la foule, dont la lamentation montait plus haute, sous le soleil limpide. L’exaltation avait encore grandi, c’était l’heure où les violences faites au ciel déterminaient les miracles.

Tout d’un coup, une paralytique venait de se lever, de marcher vers la Grotte, en tenant sa béquille en l’air ; et cette béquille toute droite au-dessus des têtes houleuses, agitée comme un drapeau, arrachait aux fidèles des acclamations. On guettait les prodiges, on les attendait, avec la certitude qu’ils se produiraient, innombrables, éclatants. Des yeux croyaient les voir, des voix fébriles les signalaient. Encore une qui était guérie ! encore une autre ! encore une autre ! Une sourde qui entendait, une muette qui parlait, une phtisique qui ressuscitait ! Comment, une phtisique ? Mais certainement, cela était quotidien ! Il n’y avait plus de surprise possible, on aurait constaté sans étonner personne qu’une jambe coupée repoussait. Le miracle devenait l’état même de nature, la chose habituelle, banale à force d’être commune. Pour ces imaginations surchauffées, les histoires incroyables paraissaient toutes simples, dans la logique de ce qu’elles attendaient de la sainte Vierge. Et il fallait entendre les récits qui circulaient, les affirmations tranquilles, les absolues certitudes, lorsqu’une malade délirante criait qu’elle était guérie. Encore une autre ! encore une autre ! Parfois, pourtant, une voix désolée s’élevait : « Ah ! elle est guérie, celle-là, elle a de la chance ! »

Déjà, au bureau des constatations, Pierre avait souffert de cette crédulité du milieu. Mais, ici, cela dépassait tout, il s’exaspérait des extravagances qu’il entendait, et si paisiblement dites, avec des sourires clairs d’enfant. Aussi tâchait-il de s’absorber, de n’écouter rien. « Mon Dieu ! faites donc que ma raison s’anéantisse, que je ne veuille plus comprendre, que j’accepte l’irréel et l’impossible. » Pendant un instant, il se croyait mort à l’examen, il se laissait emporter par le cri de supplication : « Seigneur, guérissez nos malades !… Seigneur, guérissez nos malades ! » Il le répétait de toute sa charité, il joignait les mains, regardait la statue de la Vierge fixement, jusqu’au vertige, jusqu’à s’imaginer qu’elle bougeait. Pourquoi donc ne redeviendrait-il pas enfant comme les autres, puisque le bonheur était dans l’ignorance et dans le mensonge ? La contagion finirait bien par agir, il ne serait plus que le grain de sable parmi les grains de sable, humble parmi les humbles sous la meule, sans s’inquiéter des forces qui les écrasaient. Et, juste à cette seconde, lorsqu’il espérait avoir tué le vieil homme en lui, s’être anéanti avec sa volonté et son intelligence, le sourd travail de la pensée recommençait au fond de son crâne, incessant, invincible. Peu à peu, malgré son effort, il retournait à son enquête, il doutait, il cherchait. Ainsi, quelle était donc la force inconnue qui se dégageait de cette foule, un fluide vital assez puissant pour déterminer les quelques guérisons qui, réellement, se produisaient ? Il y avait là un phénomène qu’aucun savant physiologiste n’avait encore étudié. Fallait-il croire qu’une foule n’était plus qu’un être, pouvant décupler sur lui-même la puissance de l’auto-suggestion ? Pouvait-on admettre que, dans certaines circonstances d’exaltation extrême, une foule devînt un agent de souveraine volonté, forçant la matière à obéir ? Cela aurait expliqué comment les coups de guérison subite frappaient, au sein même de la foule, les sujets les plus sincèrement exaltés. Tous les souffles se réunissaient en un souffle, et la force qui agissait était une force de consolation, d’espoir et de vie.

Cette pensée de charité humaine émotionna Pierre. Un moment encore, il put se ressaisir, il demanda la guérison de tous, très touché par cette croyance qu’il travaillait ainsi, un peu pour sa part, à la guérison de Marie. Mais, brusquement, sans qu’il sût par quelle liaison d’idées, un souvenir lui revint, celui de la consultation qu’il avait exigée sur le cas de la jeune fille, avant le départ pour Lourdes. La scène se précisait, d’une netteté extraordinaire, il revoyait la chambre avec son papier gris, à fleurs bleues, il entendait les trois médecins discuter et conclure. Les deux qui avaient donné des certificats, diagnostiquant une paralysie de la moelle, parlaient avec la lenteur sage de praticiens connus, estimés, d’une honorabilité parfaite ; tandis qu’il avait encore dans l’oreille la voix vive et chaude de son petit-cousin Beauclair, le troisième médecin, un jeune homme d’une vaste et hardie intelligence, que ses confrères traitaient froidement, en esprit aventureux. Et Pierre était surpris de retrouver dans sa mémoire, à cette minute suprême, des choses qu’il ne savait pas y être, par ce phénomène singulier qui fait parfois que des paroles, à peine écoutées, mal entendues, emmagasinées comme malgré soi, se réveillent, éclatent, s’imposent, après de longs oublis. Il lui semblait que l’approche même du miracle évoquât les conditions dans lesquelles Beauclair lui avait annoncé qu’il s’accomplirait.

Vainement, Pierre s’efforça de chasser ce souvenir, en priant avec un redoublement de ferveur. Les images renaissaient, les paroles anciennes retentissaient, lui emplissaient les oreilles d’un éclat de trompette. C’était maintenant dans la salle à manger, où Beauclair et lui s’étaient enfermés, après le départ des deux autres. Et Beauclair faisait l’historique de la maladie : la chute de cheval, sur les pieds, à quatorze ans ; la luxation de l’organe, culbuté, renversé de côté ; les ligaments déchirés sans doute, et dès lors la pesanteur dans le bas-ventre et dans les reins, la faiblesse des jambes allant jusqu’à la paralysie ; puis, la lente réparation des désordres, l’organe se remettant en place de lui-même, les ligaments se cicatrisant, sans que les phénomènes douloureux pussent cesser, chez cette grande enfant nerveuse dont le cerveau, frappé de l’accident, ne parvenait pas à s’en distraire, l’attention localisée sur le point où elle souffrait, immobilisée, incapable d’acquérir des notions nouvelles ; de sorte que, même après la guérison, la souffrance avait persisté, un état névropathique, un épuisement nerveux consécutif, sans doute aggravé par des accidents de nutrition, mal connus encore. Aussi Beauclair expliquait-il aisément les diagnostics contraires et faux des nombreux médecins qui l’avaient soignée, sans se permettre la visite indispensable, marchant dès lors à tâtons, les uns croyant à une tumeur, les autres, les plus nombreux, convaincus d’une lésion de la moelle. Lui seul, après s’être enquis de l’hérédité de la malade, venait de soupçonner le simple état d’auto-suggestion où elle se maintenait obstinément, sous l’ébranlement, la violence première de la douleur ; et il donnait ses raisons, le champ visuel rétréci, les yeux fixes, le visage absorbé, distrait, la nature surtout de la souffrance qui avait quitté l’organe pour se porter vers l’ovaire gauche, où elle se manifestait par un poids écrasant, intolérable, qui parfois remontait jusqu’à la gorge, en affreuses crises d’étouffement. Une volonté brusque de se dégager de la notion fausse de son mal, une volonté de se lever, de respirer librement, de ne plus souffrir, pouvait seule la remettre debout, guérie, transfigurée, sous le coup de fouet d’une grande exaltation.

Une dernière fois, Pierre tenta de ne plus voir, de ne plus entendre, car il sentait que c’était en lui la ruine irréparable du miracle. Et, malgré ses efforts, malgré l’ardeur qu’il mettait à crier : « Jésus, fils de David, guérissez nos malades ! » il voyait, il entendait toujours Beauclair lui dire, de son air calme et souriant, comment le miracle s’accomplirait, en coup de foudre, à la seconde de l’extrême émotion, sous la circonstance décisive qui achèverait de délier les muscles. Dans un transport éperdu de joie, la malade se lèverait et marcherait, les jambes brusquement légères, soulagées de la pesanteur qui les faisait de plomb depuis si longtemps, comme si cette pesanteur se fût fondue, eût coulé en terre. Mais surtout le poids qui écrasait le ventre, qui montait, ravageait la poitrine, étranglait la gorge, s’en irait, cette fois-là, en une envolée prodigieuse, en un souffle de tempête emportant avec lui tout le mal. N’était-ce point ainsi, au moyen âge, que les possédées rendaient par la bouche le diable, dont leur chair vierge avait longuement subi la torture ? Et Beauclair avait ajouté que Marie serait femme enfin, que le sang de la maternité jaillirait, dans ce sursaut d’hosanna, ce réveil d’un corps resté enfant, attardé et brisé par un si long rêve de souffrance, tout d’un coup rendu à une santé éclatante, les yeux vivants, la face radieuse.

Pierre regarda Marie, et son trouble grandit encore, à la voir si misérable, dans son chariot, si éperdument implorante, élancée toute vers Notre-Dame de Lourdes, qui donnait la vie. Ah ! qu’elle fût donc sauvée, au prix même de sa damnation, à lui ! Mais elle était trop malade, la science mentait comme la foi, il ne pouvait croire que cette enfant, aux jambes mortes depuis tant d’années, allait revivre. Et, dans le doute désordonné où il tombait, son cœur saignant clama plus haut, répéta sans fin avec la foule délirante :

— Seigneur, fils de David, guérissez nos malades !… Seigneur, fils de David, guérissez nos malades !

À ce moment, un tumulte courut, agita les têtes. Des gens frémissaient, des faces se tournaient, se haussaient. C’était la procession de quatre heures, un peu en retard ce jour-là, dont la croix débouchait, sous une arche de la rampe monumentale. Il y eut une acclamation telle, une poussée instinctive si violente, que Berthaud, avec de grands gestes, commanda aux brancardiers de refouler le monde, en tirant fortement sur les cordes. Ceux-ci, débordés un instant, durent se rejeter en arrière, les poings meurtris ; et ils finirent par élargir un peu le passage réservé, où la procession put dès lors s’engager lentement. En tête, s’avançait un suisse superbe, bleu et argent, que suivait la croix processionnelle, une haute croix, d’un rayonnement d’étoile. Puis, venaient les délégations des différents pèlerinages, avec leurs bannières, des étendards de velours et de satin, brodés de métal et de soies vives, ornés de figures peintes, portant des noms de villes : Versailles, Reims, Orléans, Poitiers, Toulouse. Une, toute blanche, d’une richesse magnifique, étalait en lettres rouges cette inscription : Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers. Ensuite, le clergé commençait, deux ou trois cents prêtres en simple soutane, une centaine en surplis, une cinquantaine revêtus de chasubles d’or, pareils à des astres. Tous portaient des cierges allumés, tous chantaient le Laudate Sion Salvatorem, à voix pleine. Et le dais arrivait royalement, de soie pourpre, galonné d’or, tenu par quatre prêtres, qu’on avait visiblement choisis parmi les plus vigoureux. Dessous, entre deux autres prêtres qui l’assistaient, l’abbé Judaine tenait le Saint-Sacrement, de ses dix doigts fortement serrés, comme le lui avait recommandé Berthaud ; et les regards un peu inquiets qu’il jetait à droite et à gauche, sur la foule envahissante, montraient le souci où il était de conduire à bon port ce lourd et divin ostensoir, dont il avait déjà les poignets rompus. Quand le soleil oblique le frappait de face, on aurait dit un autre soleil. Des enfants de chœur balançaient des encensoirs, dans l’aveuglante poussière de clarté qui faisait de toute la procession une splendeur. Enfin, derrière, il n’y avait plus qu’un flot confus de pèlerins, un piétinement de troupeau, des fidèles et des curieux enflammés qui se ruaient, bouchant le sillage de leur vague roulante.

Depuis un instant, le père Massias était remonté dans la chaire ; et, cette fois, il avait imaginé un autre exercice. Après les cris brûlants de foi, d’espérance et d’amour qu’il jetait, il commandait tout à coup l’absolu silence, pour que chacun, les lèvres closes, pût en secret parler à Dieu, pendant deux ou trois minutes. Ce silence instantané, au milieu de la vaste foule, ces minutes de vœux muets, où toutes les âmes ouvraient leur mystère, étaient d’une grandeur saisissante, extraordinaire. La solennité en devenait redoutable, on y entendait passer le vol du désir, l’immense désir de vie. Puis, le père Massias invitait les malades seuls à parler, à supplier Dieu de leur accorder ce qu’ils réclamaient de sa toute-puissance. Alors, c’était une lamentation pitoyable, des centaines de voix chevrotantes et cassées qui s’élevaient, dans un concert de larmes. « Seigneur Jésus, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !… Seigneur Jésus, ayez pitié de votre enfant, qui se meurt d’amour !… Seigneur Jésus, faites que je voie, faites que j’entende, faites que je marche ! » Une voix aiguë de petite fille, d’une légèreté et d’une vivacité de flûte, dominait le sanglot universel, répétait au loin : « Sauvez les autres, sauvez les autres, Seigneur Jésus ! » Des larmes coulaient de tous les yeux, ces supplications bouleversaient les cœurs, jetaient les plus durs à la folie de la charité, dans un sublime désordre qui leur aurait fait ouvrir à deux mains leur poitrine, pour donner au prochain leur santé et leur jeunesse. Et le père Massias, sans laisser tomber cet enthousiasme, reprenait ses cris, en fouettait de nouveau la foule délirante ; pendant que le père Fourcade, sur une des marches de la chaire, sanglotait lui aussi, levant vers le ciel sa face ruisselante, pour commander à Dieu de descendre.

Mais la procession arrivait, les délégations, les prêtres s’étaient rangés à droite et à gauche ; et, quand le dais entra dans l’enceinte réservée aux malades, devant la Grotte, quand ceux-ci aperçurent Jésus-Hostie, le Saint-Sacrement luisant comme un soleil, aux mains de l’abbé Judaine, il n’y eut plus de direction possible, les voix se confondirent, un vertige emporta toutes les volontés. Les cris, les appels, les prières se brisaient dans des gémissements. Des corps se soulevaient de leur grabat de misère, des bras tremblants se tendaient, des mains crispées semblaient vouloir arrêter le miracle au passage. « Seigneur Jésus, sauvez-nous, nous périssons !… Seigneur Jésus, nous vous adorons, guérissez-nous !… Seigneur Jésus, vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant, guérissez-nous ! » Trois fois, les voix désespérées, exaspérées, jetèrent la suprême lamentation, dans une clameur qui trouait le ciel ; et les larmes redoublaient, inondaient les visages brûlants, que transfigurait le désir. Un moment, la frénésie devint telle, l’élan instinctif vers le Saint-Sacrement parut si irrésistible, que Berthaud fit faire la chaîne aux brancardiers qui se trouvaient là. C’était la manœuvre de protection extrême, une haie de brancardiers se formait à droite et à gauche du dais, chacun d’eux nouant fortement un bras au cou de son voisin, de façon à construire une sorte de mur vivant. Il n’y avait plus de fissure, rien ne pouvait passer. Mais ces barrières humaines n’en fléchissaient pas moins sous la pression des malheureux affamés de vie, voulant toucher, voulant baiser Jésus ; et elles oscillaient, se trouvaient rabattues contre le dais qu’elles défendaient, et le dais lui-même, sous la continuelle menace d’être emporté, roulait parmi la foule, ainsi qu’une barque sainte en péril de naufrage.

Alors, au plus fort de cette folie sacrée, dans les supplications et dans les sanglots, comme dans un orage, lorsque le ciel s’ouvre et que la foudre tombe, des miracles éclatèrent. Une paralytique se leva, jeta ses béquilles. Il y eut un cri perçant, une femme apparut, debout sur son matelas, enveloppée d’une couverture blanche, ainsi que d’un suaire ; et l’on disait que c’était une phtisique à demi morte, ressuscitée. Coup sur coup, la grâce retentit deux fois encore : une aveugle qui aperçut la Grotte soudainement, dans une flamme ; une muette qui tomba sur les deux genoux, en remerciant la sainte Vierge, à voix haute et claire. Et toutes se prosternaient de même aux pieds de Notre-Dame de Lourdes, éperdues de joie et de reconnaissance.

Mais Pierre n’avait pas quitté Marie des yeux, et ce qu’il voyait le bouleversait d’attendrissement. Les yeux de la malade, vides encore, s’étaient élargis, tandis que son pauvre visage blême, au masque lourd, se contractait, comme si elle eût affreusement souffert. Elle ne parlait pas, se croyant reprise par le mal sans doute, désespérée. Puis, tout d’un coup, lorsque le Saint-Sacrement passa et qu’elle en regarda l’astre flamboyer au soleil, elle eut un éblouissement, elle crut être frappée d’un éclair. Ses yeux s’étaient rallumés à cet éclat, ils retrouvaient enfin leur flamme de vie, ils brillaient pareils à des étoiles. Son visage, sous le flot de sève, s’animait, se colorait, rayonnait d’un rire d’allégresse et de santé. Et il la vit se lever brusquement, se tenir toute droite dans son chariot, chancelante, bégayante, ne trouvant que ce mot de caresse :

— Oh ! mon ami… oh ! mon ami…

Vivement, il s’était approché, pour la soutenir. Mais elle l’écarta d’un geste, elle se raffermissait, si touchante, si belle, dans sa robe de petite laine noire, avec les pantoufles qu’elle gardait toujours, élancée et mince, nimbée d’or par son admirable chevelure blonde, qu’une simple dentelle recouvrait. Tout son corps de vierge restait en proie à des secousses profondes, comme si une puissante fermentation l’avait régénéré. D’abord, ce furent les jambes qui se délivrèrent des chaînes qui les nouaient. Puis, tandis qu’elle sentait jaillir d’elle la source de sang, la vie de la femme, de l’épouse et de la mère, elle eut une dernière angoisse, un poids énorme qui lui remontait du ventre dans la gorge. Seulement, cette fois, il ne s’arrêta pas, ne l’étouffa pas, il jaillit de sa bouche ouverte, il s’envola en un cri de sublime joie.

— Je suis guérie !… Je suis guérie !

Alors, ce fut un spectacle extraordinaire. La couverture gisait à ses pieds, elle triomphait, elle avait une face éclatante et superbe. Et son cri de guérison venait de retentir avec une telle ivresse, que la foule entière en restait éperdue. Il n’y avait plus qu’elle, on ne voyait qu’elle, debout, grandie, si radieuse, si divine.

— Je suis guérie !… Je suis guérie !

Pierre, dans la commotion violente qu’il avait reçue au cœur, s’était mis à pleurer. De nouveau, les larmes ruisselaient de tous les yeux. Au milieu des exclamations, des gratitudes, des louanges, un frénétique enthousiasme gagnait de proche en proche, soulevait d’une émotion croissante les milliers de pèlerins qui s’écrasaient pour voir. Des applaudissements se déchaînèrent, une furie d’applaudissements dont le tonnerre roula d’un bout à l’autre de la vallée.

Le père Fourcade agitait les bras, le père Massias put enfin, du haut de la chaire, se faire entendre.

— Dieu nous a visités, mes chers frères, mes chères sœurs… Magnificat anima mea Dominum

Et toutes les voix, les milliers de voix entonnèrent le chant d’adoration et de reconnaissance. La procession se trouvait arrêtée, l’abbé Judaine avait pu gagner la Grotte, avec l’ostensoir mais il patientait là, avant de donner la bénédiction. En dehors de la grille, le dais l’attendait, entouré des prêtres en surplis et en chasubles, d’un éclat de neige et d’or, aux rayons du couchant.

Cependant, Marie s’était agenouillée, sanglotante ; et, tout le temps que le chant dura, un acte brûlant de foi et d’amour monta de son être. Mais la foule voulait la voir marcher, des femmes heureuses l’appelaient, un groupe l’entoura, qui l’enleva presque, la poussa vers le bureau des constatations, pour que le miracle fût prouvé, éclatant comme la lumière du soleil. Son chariot fut oublié, Pierre la suivit, tandis que, balbutiante, hésitante, avec une maladresse adorable, elle qui depuis sept ans ne se servait plus de ses jambes, s’avançait de l’air inquiet et ravi du petit enfant qui fait ses premiers pas ; et cela était si attendrissant, si délicieux, qu’il ne songeait plus qu’à l’immense bonheur de la voir renaître à sa jeunesse. Ah ! chère amie d’enfance, chère tendresse lointaine, elle serait donc enfin la femme de beauté et de charme, que la jeune fille autrefois promettait, lorsque, dans le petit jardin de Neuilly, elle était jolie si gaiement, sous les grands arbres criblés de soleil !

La foule continuait furieusement à l’acclamer, une vague énorme refluait, l’accompagnait ; et tous l’attendirent, stationnèrent avec fièvre devant la porte, lorsqu’elle fut entrée dans le bureau, où Pierre seul fut admis avec elle.

Cette après-midi-là, il y avait peu de monde au bureau des constatations. La petite salle carrée, dont les murs de bois brûlaient, avec son mobilier rudimentaire, ses chaises de paille et ses deux tables d’inégale hauteur, n’était occupée, en dehors du personnel accoutumé, que par cinq ou six médecins, assis et silencieux. Devant les tables, le chef de service des piscines et deux jeunes abbés tenaient les registres, feuilletaient les dossiers ; tandis que le père Dargelès, à l’un des bouts, écrivait une note pour son journal. Et, justement, le docteur Bonamy était en train d’examiner le lupus d’Élise Rouquet, qui, pour la troisième fois, venait faire constater la cicatrisation croissante de sa plaie.

— Enfin, messieurs, s’écriait le docteur, avez-vous jamais vu un lupus s’amender de la sorte, si rapidement ?… Je sais bien qu’un nouvel ouvrage a paru sur la foi qui guérit, où il est dit que certaines plaies peuvent être d’origine nerveuse. Seulement, rien n’est moins prouvé, dans le cas du lupus, et je défie qu’une commission de médecins s’assemble et s’entende pour expliquer, par les voies ordinaires, la guérison de mademoiselle…

Il s’interrompit, il se tourna vers le père Dargelès.

— Vous avez bien noté, mon père, que la suppuration a disparu complètement et que la peau reprend sa couleur naturelle ?

Mais il n’attendit pas la réponse, Marie entrait, suivie de Pierre ; et, tout de suite, il devina le coup de fortune qui lui arrivait, au rayonnement dont resplendissait la miraculée. Elle était admirable, faite pour entraîner et convertir les foules. Vivement, il renvoya Élise Rouquet, demanda le nom de la nouvelle venue, réclama le dossier à l’un des jeunes prêtres. Puis, comme elle chancelait, il voulut la faire asseoir dans le fauteuil.

— Oh ! non, oh ! non, s’écria-t-elle. Je suis si heureuse de me servir de mes jambes !

Pierre, d’un regard, avait cherché le docteur Chassaigne, désolé de ne pas le trouver là. Il se tint à l’écart, il attendit, pendant qu’on fouillait les tiroirs en désordre, sans pouvoir mettre la main sur le dossier.

— Voyons, répétait le docteur Bonamy, Marie de Guersaint, Marie de Guersaint… J’ai vu ce nom à coup sûr.

Enfin, Raboin découvrit le dossier, classé à une fausse lettre alphabétique ; et, quand le docteur eut pris connaissance des certificats qu’il contenait, il se passionna.

— Voici qui est très intéressant, messieurs. Je vous prie d’écouter avec attention… Mademoiselle, que vous voyez là, debout, était atteinte d’une très grave lésion de la moelle. Et, si l’on avait le moindre doute, ces deux certificats suffiraient à convaincre les plus incrédules, car ils sont signés par deux médecins de la Faculté de Paris, dont les noms sont bien connus de tous nos confrères.

Il fit passer les certificats aux médecins présents, qui les lurent avec de légers hochements de tête. Cela était indéniable, les signataires avaient la réputation de praticiens honnêtes et habiles.

— Eh bien ! messieurs, si le diagnostic n’est pas contesté, et ne peut pas l’être, quand une malade nous apporte des documents de cette valeur, nous allons voir maintenant les modifications qui se sont produites dans l’état de mademoiselle.

Mais, avant de l’interroger, il se tourna vers Pierre.

— Monsieur l’abbé, vous êtes venu de Paris avec mademoiselle de Guersaint, je crois. Est-ce que vous aviez pris l’avis des médecins, avant le départ ?

Le prêtre sentit un frémissement, dans sa grande joie.

— J’ai assisté à la consultation, monsieur.

Et la scène, de nouveau, s’évoquait. Il revit les deux docteurs graves et raisonnables, il revit Beauclair qui souriait, pendant que ses confrères rédigeaient leurs certificats conformes. Allait-il donc mettre ceux-ci à néant, faire connaître l’autre diagnostic, celui qui permettait d’expliquer scientifiquement la guérison ? Le miracle était prédit, ruiné à l’avance.

— Vous le remarquerez, messieurs, reprit le docteur Bonamy, la présence de monsieur l’abbé apporte à ces preuves une nouvelle force… Maintenant, mademoiselle va nous dire bien exactement ce qu’elle a ressenti.

Il s’était penché sur l’épaule du père Dargelès, il lui recommandait de ne pas oublier de donner à Pierre un rôle de témoin, dans la narration.

— Mon Dieu ! messieurs, comment vous dire ? s’écria Marie de sa voix haletante, brisée de bonheur. Depuis hier, j’étais certaine d’être guérie. Et, pourtant, tout à l’heure encore, quand des fourmillements m’ont prise dans les jambes, j’ai eu peur que ce ne fût une nouvelle crise, j’ai douté un instant… Alors, les fourmillements se sont arrêtés. Puis, ils ont recommencé, dès que je suis retombée en prière… Oh ! je priais, je priais de toute mon âme ! J’ai fini par m’abandonner comme une enfant. « Sainte Vierge, Notre-Dame de Lourdes, faites de moi ce que vous voudrez… » Les fourmillements ne cessaient plus, il m’a semblé que mon sang bouillonnait, une voix me criait : « Lève-toi ! lève-toi ! » Et j’ai senti le miracle, dans un grand craquement de tous mes os, de toute ma chair, comme si j’étais frappée de la foudre.

Pierre, très pâle, l’écoutait. Beauclair le lui avait bien dit que la guérison viendrait en coup de foudre, lorsque, sous l’influence de l’imagination puissamment surexcitée, il se produirait en elle un réveil soudain de la volonté, depuis si longtemps endormie.

— Ce sont d’abord les jambes que la sainte Vierge a délivrées, continua-t-elle. J’ai eu la sensation très nette que les liens de fer qui les nouaient glissaient le long de ma peau, comme des chaînes brisées… Puis, le poids qui m’étouffait toujours, là, dans le flanc gauche, a remonté ; et j’ai cru que j’allais mourir, tellement il me ravageait. Mais il a dépassé ma poitrine, il a dépassé ma gorge, et je l’ai eu dans la bouche, et je l’ai craché violemment… C’était fini, je n’avais plus mon mal, il s’était envolé.

Elle avait fait le geste lourd de l’oiseau de nuit qui bat des ailes, et elle se tut, en souriant à Pierre, bouleversé. Tout cela, Beauclair l’avait dit à l’avance, en se servant presque des mêmes mots, des mêmes images. De point en point, le pronostic se réalisait, il n’y avait plus là que des phénomènes prévus et naturels.

Les yeux ronds, Raboin avait suivi le récit, avec la passion d’un dévot borné, que hante l’idée de l’enfer.

— C’est le diable, cria-t-il, c’est le diable qu’elle a craché ! Mais le docteur Bonamy, plus sage, le fit taire. Et, se tournant vers les médecins :

— Messieurs, vous savez que nous évitons toujours ici de prononcer le grand mot de miracle. Seulement, voici un fait, je suis curieux de savoir comment vous l’expliqueriez par les voies naturelles… Depuis sept ans, mademoiselle était frappée d’une paralysie grave, due évidemment à une lésion de la moelle. Et cela ne saurait être nié, les certificats sont là, indiscutables. Elle ne marchait plus, elle ne pouvait plus faire un mouvement sans jeter une plainte, elle en était arrivée à l’épuisement extrême, qui précède de peu les terminaisons fâcheuses… Tout d’un coup, la voici qui se lève, qui marche, qui rit et rayonne. La paralysie a complètement disparu, il ne reste aucune douleur, elle se porte aussi bien que vous et moi… Voyons, messieurs, examinez-la, dites-moi ce qui s’est passé.

Il triomphait. Aucun des médecins ne prit la parole. Deux, sans doute des catholiques pratiquants, avaient approuvé, d’un branle énergique de la tête. Les autres demeuraient immobiles, l’air gêné, peu soucieux de se mettre dans cette histoire. Pourtant, un petit maigre, dont les yeux luisaient derrière les verres de son binocle, finit par se lever, pour voir Marie de plus près. Il lui prit une main, regarda ses pupilles, sembla se préoccuper simplement de l’air de transfiguration où elle baignait. Puis, d’une façon très courtoise, sans vouloir même discuter, il retourna s’asseoir.

— Le cas échappe à la science, voilà tout ce que je constate, conclut victorieusement le docteur Bonamy. J’ajoute que nous n’avons pas ici de convalescence, la santé se refait d’un coup, pleine et entière… Voyez mademoiselle. Le regard brille, le teint est rosé, la physionomie a retrouvé sa gaieté vivante. Sans doute, la réparation des tissus va se continuer avec quelque lenteur ; mais déjà l’on peut dire que mademoiselle vient de renaître… N’est-ce pas, monsieur l’abbé, vous qui la voyiez souvent, vous ne la reconnaissez plus ?

Pierre balbutia :

— C’est vrai, c’est vrai…

Et, en effet, elle lui apparaissait déjà forte, les joues remplies et fraîches, d’une allégresse florissante. Mais, encore une fois, Beauclair l’avait prévu, ce sursaut d’hosanna, ce redressement et ce resplendissement de tout ce corps brisé, quand la vie rentrerait en lui, avec la volonté de guérir et d’être heureuse.

De nouveau, le docteur Bonamy s’était penché sur l’épaule du père Dargelès, qui achevait d’écrire sa note, une sorte de petit procès-verbal complet. Tous deux échangèrent quelques mots à demi-voix. Ils se consultaient, et le docteur finit par reprendre :

— Monsieur l’abbé, vous avez assisté à ces merveilles, vous ne refuserez pas de signer le récit exact que vient de rédiger le révérend père pour le Journal de la Grotte.

Lui, signer cette page d’erreur et de mensonge ! Une révolte le souleva, il fut sur le point de crier la vérité. Mais il sentit le poids de sa soutane à ses épaules ; et, surtout, la joie divine de Marie lui emplissait le cœur. Il restait pénétré d’un bonheur si grand, à la voir sauvée ! Depuis qu’on ne l’interrogeait plus, elle était venue s’appuyer sur son bras, elle continuait de lui sourire avec des yeux d’ivresse.

— Ô mon ami, dit-elle très bas, remerciez la sainte Vierge. Elle a été si bonne, me voilà maintenant si bien portante, si belle, si jeune !… Et que mon père, mon pauvre père va être content !

Alors, Pierre signa. Tout croulait en lui, mais il suffisait qu’elle fût sauvée, il aurait cru être sacrilège en touchant à la foi de cette enfant, la grande foi pure qui l’avait guérie.

Dehors, lorsque Marie reparut, les acclamations recommencèrent, la foule battit des mains. Il semblait que, maintenant, le miracle fût officiel. Pourtant, des personnes charitables, craignant qu’elle ne se fatiguât et qu’elle n’eût besoin de son chariot, abandonné par elle devant la Grotte, l’avaient amené jusqu’au bureau des constatations. Quand elle le retrouva, elle eut une émotion profonde. Ah ! ce chariot, où elle avait vécu tant d’années, ce cercueil roulant dans lequel elle s’imaginait parfois être enterrée vive, que de larmes, que de désespoirs, que de journées mauvaises il avait vus ! Et, tout d’un coup, l’idée lui vint que, puisqu’il avait si longtemps été à la peine, il devait être, lui aussi, au triomphe. Ce fut une inspiration brusque, comme une sainte folie, qui lui fit saisir le timon.

À ce moment, la procession passait, revenant de la Grotte, où l’abbé Judaine avait donné la bénédiction. Et Marie, traînant son chariot, se plaça derrière le dais. Et, en pantoufles, la tête couverte d’une dentelle, elle marcha ainsi, la poitrine frémissante, la face haute, illuminée et superbe, traînant toujours le chariot de misère, le cercueil roulant où elle avait agonisé. Et la foule qui l’acclamait, la foule frénétique la suivit.