Louvois et l’Armée de Louis XIV

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LOUVOIS
ET L’ARMÉE DE LOUIS xiv

Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire jusqu’à la paix de Nimègue,
par M. Camille Rousset, 2 vol. in-8o.

On ne saurait sans injustice reprocher aujourd’hui au public français de porter dans l’examen de ses propres affaires une curiosité malséante, et dans le contrôle des documens contemporains un esprit trop critique ; il ne semble guère disposé à l’indiscrétion et à la méfiance. Et pourtant, parlez du passé à ce même public, il veut tout savoir et tout vérifier ; il exige de l’écrivain une pièce à l’appui de chaque affirmation. En histoire, il est décidé à n’être pas dupe. Aussi la mode est-elle aux longues chroniques racontées d’après les correspondances inédites, aux récits qui renferment en eux-mêmes leurs preuves, aux abondantes citations par lesquelles le narrateur cède la parole à ses personnages et leur fait dire dans leur propre et sincère langage, dans le langage qu’ils ont tenu au moment même de l’action, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont voulu, ce qu’ils ont vu. Cette méthode historique, qui semble diminuer le rôle et faciliter la tâche de l’historien, lui impose en réalité un immense travail préparatoire ; elle exige de lui un discernement peu commun, beaucoup d’art dans le choix et la distribution de ses matériaux, une grande fermeté dans la conception et l’exécution de son plan. La confusion, l’abus des détails, le défaut de proportion et d’ensemble, sont les écueils du genre. Le genre n’en reste pas moins bon en soi et très digne d’être encouragé.

Pour qui sait lire, un simple dossier, même fort embrouillé et fort incomplet, est plus vivant et plus instructif souvent qu’un clair et lumineux exposé, où l’auteur n’a pas su faire parler les pièces du procès. La correspondance des hommes publics renferme ce qu’on chercherait en vain dans les mémoires même les plus désintéressés : les faits, tous les faits, à leur date exacte, dans leur succession ou leur simultanéité, les faits avec la couleur qu’ils avaient le jour où ils se sont passés, les impressions quotidiennes des acteurs, leurs prévisions, leurs espérances, leurs anxiétés, leurs hésitations, toutes ces crises morales qu’ils oublient souvent eux-mêmes lorsqu’ils se regardent à distance et qu’ils dissimulent presque toujours lorsqu’ils posent devant la postérité. Les correspondances sont indispensables à l’historien non-seulement pour reconstituer le squelette de l’histoire, mais pour le revêtir de chair et le faire revivre aux yeux du public. C’est au moyen des correspondances diplomatiques que M. Mignet a fait jouer devant nous les mobiles et les ressorts de la politique extérieure de Louis XIV. C’est au moyen de piquantes correspondances, où la galanterie se mêle aux affaires d’état, que M. Cousin a composé ces charmans et savans tableaux de la société française à l’époque de Richelieu et de Mazarin, autour desquels les belles dames et les érudits, les gens du monde et les politiques, s’empressent avec une égale curiosité. Excité par l’exemple de tels devanciers, M. Camille Rousset vient nous donner aujourd’hui l’histoire militaire de la France pendant les seize plus brillantes années du règne personnel de Louis XIV, racontée d’après la correspondance inédite de Louvois avec Condé, Turenne, Luxembourg, Créqui, Schomberg, d’Estrades, Vauban, d’Avaux, etc., les généraux, les diplomates auxquels nous devons la Flandre et la Franche-Comté.

Voir et entendre ces personnages si originaux et si divers, les voir non point avec les déformations et les grossissemens presque monstrueux que leur fait parfois subir la puissante lentille de Saint-Simon, mais directement, à l’œil nu, comme si l’on avait été l’un d’entre eux, tel est le plaisir qu’on trouve constamment dans l’Histoire de Louvois, et ce plaisir que M. Rousset donne à ses lecteurs, on sent qu’il l’a très vivement éprouvé lui-même en préparant et en écrivant son livre. Il aime son sujet et il y est à l’aise. Son récit est vif, clair, facile, ému. L’odeur de la poudre et le bruit du canon l’animent comme un mousquetaire ; les abus de l’administration lui sont aussi familiers qu’à un intendant ; les réformes lui tiennent à cœur comme à Louvois. Il parle des moindres détails de l’armement et de la manœuvre avec l’animation d’un officier instructeur ; il sait comment on manie la pique et pourquoi l’on peut hésiter à remplacer le mousquet par le fusil ; il annonce avec joie l’apparition de la baïonnette, qui doit émanciper le fantassin de la gênante tutelle où le tient le cavalier, et nous dit à ce propos que Louvois mourut « ayant aperçu la terre promise. » Il juge les généraux en homme qui a longtemps vécu dans l’intimité du secrétaire de la guerre, et ne ménage pas les défaillances des guerriers les plus illustres ; mais il manifeste une honnête satisfaction lorsqu’il peut justement réhabiliter les maltraités de la fortune et de l’opinion. Il se réjouit de l’avancement du sergent La Fleur, fait officier pour une action d’éclat ; il se félicite de voir la richesse acquise par le travail devenir, à l’égal de la naissance, un titre au commandement des régimens ; il signale avec orgueil le rôle croissant de la bourgeoisie dans les armées en homme qui, sans vouloir dénigrer la noblesse, se sent du tiers-état. Tout en appréciant les nécessités de la politique avec la bonhomie clairvoyante d’un moraliste patriote, il proteste chaleureusement contre les inutiles atrocités prescrites par Louvois à Luxembourg après la campagne de Hollande, et contre la férocité frivole avec laquelle Luxembourg rend compte à Louvois de son odieuse mission ; mais alors même que M. Rousset proteste, son cœur est touché des bons tours que ces grands serviteurs de la France jouent à l’ennemi ; il compatit à l’insolence de gens si habiles et si habitués à vaincre, et il ne peut même toujours se défendre du ton dégagé avec lequel ces victorieux raillent leurs adversaires trompés ou battus. Qu’il s’égaie un peu aux dépens des Hollandais, lorsqu’à la veille d’entrer dans leur pays Louvois leur achète la poudre qui doit servir à prendre leurs places fortes, je le veux bien ; mais qu’il aille jusqu’à s’écrier que « l’esprit de négoce et l’appât du gain étouffaient ou aveuglaient le patriotisme de ce peuple de marchands, » c’est parler un peu trop à la Luxembourg. Tournez le feuillet, et vous verrez comment « ce peuple de marchands, » sacrifiant à son patriotisme le sol national lui-même, le rendit à la mer plutôt que de le céder à Louis XIV, et contraignit le grand roi à ce bel hommage que nous ne connaîtrions pas d’ailleurs sans le nouvel historien de Louvois : « Les états, revenus un peu de leur première frayeur et convaincus que le salut du reste de leur pays consistait dans celui de sa capitale, qui en est comme l’âme, lâchèrent leurs écluses, mirent leur pays entièrement sous l’eau et me mirent dans la nécessité de borner mes conquêtes, du côté de la province de Hollande, à Naerden, à Utrecht et à Woerden. La résolution de mettre tout le pays sous l’eau fut un peu violente, mais que ne fait-on point pour se soustraire d’une domination étrangère ! Et je ne saurais m’empêcher d’estimer et de louer le zèle et la fermeté de ceux qui rompirent la négociation d’Amsterdam, quoique leur avis, si salutaire pour leur patrie, ait porté un grand préjudice à mon service[1]. »


i.

Il y a beaucoup à apprendre sur Louis XIV dans l’Histoire de Louvois : justice y est définitivement faite des doutes que l’on a souvent cherché à élever sur sa bravoure personnelle. Sa conduite au passage du Rhin, qui a été l’objet de tant de railleries, fut ce qu’elle devait être, ce qu’elle aurait dû toujours être, celle d’un général plus préoccupé de réussir que de briller ; son attitude fut calme et ferme, et si, au lieu d’avoir été défigurée par le maladroit panégyrique de Boileau, elle avait été plutôt connue par le simple récit du jeune roi lui-même, il ne viendrait, je crois, à l’esprit de personne d’y trouver matière à ridicule. « J’étais présent au passage, dit-il, qui fut hardi, vigoureux, plein d’éclat, et glorieux pour la nation. » Loin de marchander sa vie, Louis XIV l’exposait parfois sans nécessité. En 1677, au siège de Cambrai, il se donna l’inutile plaisir de visiter longuement les travaux sous un feu assez vif pour que Louvois, qui estimait le salut de l’état fort intéressé à la conservation de sa propre personne, crût sage d’attendre à distance que le roi eût achevé de satisfaire sa périlleuse fantaisie. « Ayant eu à parler au roi, écrivait peu de jours après le prudent ministre à l’un de ses plus intimes confidens, je l’allai chercher jusqu’à la garde de la cavalerie, où j’appris que sa majesté était avec Vauban, à cheval, à la tête des travailleurs, où je ne jugeai pas à propos de l’aller trouver, et m’en revins à la barrière, où, après l’avoir attendu une heure, je le vis revenir. Je vous dis ceci en passant, afin que vous partagiez un peu l’inquiétude que me donnent de pareilles curiosités. »

Louis XIV ne craignait pas plus la fatigue que le danger. Si adonné qu’il fût au luxe et au plaisir, il ne faisait pas la guerre en sybarite. On le vit pendant la guerre de Hollande quitter sept fois les somptueuses voluptés de la cour, dans la saison des fêtes et des pluies, pour aller, à travers les boues, rejoindre ses soldats et surprendre l’ennemi, faire à cheval jusqu’à quatre-vingts lieues en cinq jours s’imposer un long et pénible voyage sans autre but que de concourir au succès d’une feinte, et supporter de la meilleure grâce les privations et les souffrances utiles à son service. M. Rousset nous le montre en 1677 partant de Saint-Germain, le 1er mars, « par le plus effroyable temps qu’on pût voir, » arrivant le 4, presque seul, sans bagages, devant la place de Valenciennes, et la première nuit dormant tout habillé dans son carrosse, des feux allumés aux portières. En 1678, c’est le 7 février que Louis XIV part brusquement de Saint-Germain avec la reine et la cour. Il prend le chemin de la Lorraine sans qu’aucun de ceux qui l’accompagnent puisse savoir pourquoi. Son secret n’est connu que de Louvois, du maréchal d’Humières et de l’intendant Le Peletier. Il veut prendre Gand, et, pour investir la place, on doit attirer l’attention de l’ennemi sur un autre point. Il poursuit péniblement son voyage dans la direction de la Moselle, par des chemins effondrés, sans ménager le déplaisir des dames et des courtisans, pour qui s’ajoute, aux ennuis des carrosses embourbés, des mauvais repas et des méchans gîtes, l’irritation croissante d’une curiosité mal satisfaite. « Où allait-on ? Le soir, le roi lisait ses dépêches chez Mme de Montespan, on observait, on prêtait l’oreille, il ne disait rien et ne laissait rien deviner. Après quinze jours, le 22 février, on arrivait à Metz ; on y trouvait enfin de grandes nouvelles, un grand spectacle militaire. Partout, de la Meuse au Rhin, les troupes étaient en mouvement… Cinq jours après, à Stenay, le roi dédoublait sa suite ; la reine, les dames, les gens de cour, dans leurs carrosses, gagnaient Lille à petites journées, par Cambrai et Arras ; le roi et les militaires, à cheval, prenaient une autre route. Le 28, ils faisaient quatorze lieues tout d’une traite. Le 2 mars, ils étaient à Saint-Amand, au-delà de Valenciennes. « Sa majesté est extrêmement fatiguée, mandait Saint-Pouenge ; elle a avoué, en arrivant ici, qu’elle n’a de sa vie tant souffert. » Mais Gand était investi depuis la veille ; ni le roi, ni les officiers ne songèrent plus à la peine qu’ils avaient eue d’aller jusqu’à Metz pour revenir en Flandre. » Huit jours après, Gand avait capitulé.

Le courage, le secret, la prévoyance, l’esprit de combinaison, telles étaient les qualités militaires de Louis XIV. En dépit de ces qualités, il n’a jamais passé, et c’est justice, pour un grand général. Dans les circonstances critiques, il avait l’esprit embarrassé, le coup d’œil peu sûr, et il ne savait pas risquer. Il ne pouvait rien attendre de l’inspiration et ne voulait rien donner à la fortune. Dominé par la crainte non de se battre, mais d’être battu, non de compromettre les intérêts de l’état, mais d’exposer la majesté de sa royale personne aux atteintes d’un échec, timide par orgueil, il prétendait à la guerre ne frapper qu’à coup sûr, et c’est ainsi qu’à son amer déplaisir Louis XIV ne put jamais se décider à gagner une bataille rangée. « Si la guerre est une grande et belle science, dit avec raison M. Rousset, elle n’est pas, malgré tous les calculs du génie, une science exacte ; elle tient toujours du jeu par quelque endroit. » La guerre de siège tient moins du jeu que toute autre, surtout depuis que le génie de Vauban en a fixé les règles ; aussi plaisait-elle à Louis XIV, qui y trouvait l’occasion d’ébahir l’Europe par des coups de théâtre longuement et habilement prémédités. Paraître à l’improviste devant une place qui la veille ne se croyait pas menacée, et dont la chute se préparait depuis plusieurs mois avec le plus impénétrable secret, la faire tomber comme par enchantement, vaincre comme par sa seule présence, étaler la beauté de ses combinaisons en même temps que la magie de ses armes, Louis XIV faisait d’énormes sacrifices à la passion de donner de tels spectacles. Les trop faciles succès de ses promenades militaires pendant la guerre de dévolution avaient beaucoup contribué à développer de bonne heure en lui ce besoin d’une grandeur un peu scénique dans l’attitude. Lui-même n’en convenait-il pas orgueilleusement, dans son Mémoire sur la Campagne de 1672, lorsqu’après de vains efforts pour donner de bonnes raisons de n’avoir pu « se résoudre » à accepter les propositions « fort avantageuses » de paix que lui avaient adressées les états-généraux, il s’écriait : « La postérité ajoutera foi, si elle veut, à ces raisons, et rejettera à sa fantaisie ce refus sur mon ambition et sur le désir de me venger des injures que j’avais reçues des Hollandais ? Je ne me justifierai point auprès d’elle. L’ambition et la gloire sont toujours pardonnables à un prince, et particulièrement à un prince jeune et aussi bien traité de la fortune que je l’étais. »

Ambition, gloire, vengeance, Louis XIV nous dit là le vrai mot de la guerre de Hollande. Certains historiens ont voulu y voir une guerre de religion, une sorte de croisade contre le protestantisme et le républicanisme, et je me souviens d’avoir lu au collège de belles tirades contre Louis XIV abandonnant, en l’an de grâce 1672, « la politique d’intérêts pour la politique de principes, » et renonçant par fanatisme catholique et monarchique aux sages traditions de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin. Toutes ces solennelles généralisations à l’usage de la naïve jeunesse sont de la pure fantaisie d’esprit. Louis XIV voulut « anéantir » les Hollandais, ou tout au moins les « réduire à souscrire une paix honteuse, » non parce qu’ils étaient protestans et républicains, mais parce que, « au lieu de s’intéresser à sa fortune, » ils s’étaient placés « dans son chemin » pendant la guerre de dévolution, parce qu’ils avaient arrêté ses conquêtes dans les Pays-Bas espagnols, parce qu’ils « avaient osé lui imposer des lois et l’obliger à faire la paix, » parce que « leur insolence l’avait piqué au vif. » C’est lui qui nous l’apprend dans ce Mémoire sur la Campagne de 1672 qui doit tenir une des premières places parmi les documens inédits cités dans l’Histoire de Louvois.

Mais de ce que Louis XIV ne songeait pas à la religion des Hollandais en ravageant leurs villes, on aurait tort de conclure qu’il fût indifférent à la présence des religionnaires dans son royaume : il avait les vices du pouvoir absolu. Tout ce qui résistait, tout ce qui pouvait résister, tout ce qui avait une vie propre lui était importun. L’indépendance en matière de foi était aussi dangereuse à ses yeux que l’indépendance de condition. Il en voulait à l’église réformée de France comme à la noblesse, comme aux parlemens, comme à Rome, lorsque Rome ne s’humiliait pas devant lui. Dès 1664, vingt et un ans avant la révocation de l’édit de Nantes, quelques mois à peine après s’être préparé à faire la guerre au pape sans autre ménagement pour les consciences catholiques que de faire distribuer aux troupes réunies contre le saint-siège du poisson salé et du fromage les jours maigres, il se servait de son ambassadeur à Vienne, M. de Grémonville, pour faire savoir au confesseur de l’empereur que le roi « n’avait d’autre application que d’extirper l’hérésie, et que si Dieu, par sa grâce, continuait le bonheur de son règne, on verrait dans peu d’années qu’elle s’éteindrait en France, » déclaration déjà très sincère, quoique nullement désintéressée. Louis XIV avait alors à se faire pardonner à Vienne ses ménagemens pour les protestans d’Allemagne. Le « bien de la religion » n’était évidemment pas l’un de ses plus grands soucis, comme le faisait aigrement remarquer le publiciste franc-comtois baron de Lisola dans son Bouclier d’état et de Justice contre le dessein manifestement découvert de la monarchie universelle. « Quoique la religion protestante lui doive une partie de ses progrès, disait-il, la France ne laisse pas de donner de secrètes vues aux catholiques pour leur faire considérer sa puissance comme la seule qui, n’étant liée par aucune capitulation, est en état de réduire toutes les sectes sous l’obéissance de l’église. En un mot, pour l’érection de leur monarchie, ils imitent et appliquent à de mauvais usages la maxime que saint Paul pratiqua pour l’agrandissement de celle du Christ : factus sum omnibus omnia… Jamais aucun peuple n’a témoigné le moindre penchant à se rebeller qu’ils n’en aient aussitôt fait des alliés… Leur maxime est d’entrer dans toute sorte d’affaires à droite ou à gauche, et faire partout les arbitres, par force ou par adresse, par autorité ou par surprise, par menaces ou par amitié… Le génie de la nation est naturellement porté aux armes, ardent, inquiet, ami de la nouveauté, désireux des conquêtes, prompt, agissant et flexible à toute sorte d’expédiens qu’il juge propres à ses fins… La maxime de leur gouvernement est d’entretenir toujours la guerre au dehors, et d’exercer leur jeune noblesse aux dépens de leurs voisins. Cette maxime est très politique et fort ajustée à leur propre utilité, mais très incommode pour tout le reste du monde. En effet, il est constant que le génie de la nation ne peut pas souffrir qu’il subsiste longtemps dans l’oisiveté de la paix ; il faut de l’aliment à ce feu, et, si on ne lui en donnait au dehors, il s’en formerait de lui-même des matières au dedans. De plus, comme les plus grands revenus de la couronne de France consistent dans la bourse du peuple, et que les contributions immenses ne se peuvent exiger, en temps de paix, sans faire beaucoup de mécontens, il est nécessaire de le repaître de la fumée de quelques conquêtes et d’avoir toujours des prétextes pour demeurer armé et soutenir par la force cette autorité royale qui s’est si étrangement débordée hors des limites de leurs lois fondamentales. »

La France nouvelle s’est quelquefois vantée de n’avoir plus rien de la France ancienne ; voilà pourtant un vieux portrait dans lequel on retrouve aujourd’hui un certain air de famille. Il n’est pas flatté, et, Dieu merci, il a souvent cessé d’être ressemblant. Il l’est un peu redevenu. Je sais même des gens qui voudraient la ressemblance plus complète. S’ils pouvaient du moins nous rendre, avec la politique de leur choix, Colbert et Louvois pour la pratiquer !


ii.

Louvois n’était assurément ni bien aimable, ni bien scrupuleux, ni bien modéré, et pourtant comment se défendre tout à fait de la séduction que ce merveilleux administrateur a exercée sur son nouvel historien ? Il est si rare d’assister à des affaires vraiment bien conduites ! C’est plaisir que de voir un grand gouvernement, même lorsqu’il est absolu et qu’il se trompe, savoir bien ce qu’il veut et à quelles conditions ce qu’il veut est possible, se rendre compte, avant d’agir, des moyens et des obstacles, proportionner ses préparatifs à la taille de ses desseins, aller fermement à son but en ne livrant à la fortune que ce qui ne peut lui être enlevé, attendre la victoire non du choc brutal des soldats, non du hasard d’une rencontre, mais de l’habileté de ses combinaisons, du secret de ses opérations, de la bonne organisation de ses magasins et de ses troupes, du coup d’œil de Vauban et de Turenne. « Il y a dans Louvois, dit fort bien M. Rousset, deux personnages distincts, un administrateur et un politique. Le procès peut être fait au politique ; l’administrateur est hors de cause. » Et en effet, dans cette ancienne France qui compte parmi ses administrateurs militaires Sully et Richelieu, Louvois a été sans pareil dans la science qui doit fournir aux généraux leurs instrumens et leurs ressources, qui des points les plus divergens doit concentrer sous leur main les moyens d’agir sans trahir le secret des opérations, qui, à leur entrée en campagne, doit leur livrer l’adversaire, déjà dérouté par des mouvemens trompeurs de troupes et de convois. Grâce à l’activité de Louvois, à sa fermeté, à son exactitude, à son esprit d’invention et de réforme, les compagnies étaient toujours au complet, les armes et les chevaux en bon état, les soldats bien nourris et bien chaussés, les magasins nombreux et à portée des besoins, les places exactement ravitaillées, l’armée toujours prête, l’ennemi toujours sur le qui-vive et toujours surpris. Louvois était digne du flatteur reproche que lui adressait du fond de l’Alsace le maréchal de Luxembourg après l’investissement de Condé, en 1676 : « Au lieu de marcher à Condé comme à un duel assigné, et de mander au gouverneur qu’il se tînt sur ses gardes, vous avez donné des jalousies de tous côtés, fait atteler le canon pour marcher dans toutes les villes ; cela a été suivi d’une infinité de ruses entassées les unes sur les autres, et enfin les ennemis disent fort bien en ce pays que votre voyage en Flandre n’a pas été celui d’un homme d’honneur, et que vous n’y avez fait que des trahisons pour les surprendre. Ma consolation est que le roi n’a point paru dans tout cela, qu’il vous a laissé faire toutes vos menées, et que sa majesté en personne n’a voulu avoir part aux choses que quand il y a eu du péril à essuyer, et qu’elle a pu y acquérir de la gloire. »

Louvois se complaisait dans des trahisons moins permises. Il avait du goût pour l’emploi de la fraude et de la violence dans les affaires d’état. Le vol, le faux, l’assassinat, rien ne lui coûtait pour servir le roi et nuire à l’ennemi. Il n’avait même pas besoin de l’aiguillon, de la nécessité. Écoutez-le recommandant, en 1674, au comte d’Estrades de prendre mort ou vif le plénipotentiaire de l’empereur au congrès de Cologne, ce même baron de Lisola qui se permettait d’écrire avec tant de verve contre la politique de Louis XIV. « Il y a bien de l’apparence que M. de Lisola doit bientôt partir de Liège pour s’en retourner à Cologne. Comme ce serait un grand avantage de le pouvoir prendre, et que même il n’y aurait pas grand inconvénient de le tuer, pour peu que lui ou ceux qui seraient avec lui se défendissent, parce que c’est un homme fort impertinent dans ses discours, et qui emploie toute son industrie, dont il ne manque pas, contre les intérêts de la France, avec un acharnement terrible, vous ne sauriez croire combien vous feriez votre cour à sa majesté, si vous pouviez faire exécuter ce projet lorsqu’il s’en retournera. »

Très dédaigneux de l’opinion, et prenant pour une marque de supériorité intellectuelle ce qui n’était que le signe d’un esprit étroit, Louvois se vantait de n’être plus malade d’un mal dont on avait été entaché avant lui, le « qu’en dira-t-on ? » Aussi négligeait-il un moyen de gouvernement dont le cardinal de Richelieu s’était beaucoup servi et avec un grand profit, les journaux. Les bruits les plus ridicules et les plus dangereux se répandaient dans la foule, sans que Louvois se donnât la peine de les faire démentir. Vauban, dont l’esprit, beaucoup plus élevé et plus étendu, comprenait très bien la puissance de l’opinion dans les affaires humaines, lui en faisait amicalement reproche. « Je voudrais un gazetier, écrivait-il à Louvois le 14 juillet 1674, qui fût capable de tourner en ridicule (mais bien à propos) ceux de Hollande et de Bruxelles sur l’infinité d’hyperboles qu’ils nous débitent, car il est fort honteux à nous qu’il paraisse à toute l’Europe qu’on parle mieux français dans les pays étrangers que chez nous. Je sais que vous traitez la Gazette de bagatelle, mais ils n’en font pas de même, et je crois qu’ils ont raison, car après tout elle a pouvoir sur la réputation. »

La hardiesse de Louvois à braver le « qu’en dira-t-on ? » ne le rendait d’ailleurs nullement endurant pour ceux qui parlaient mal de lui ; la seule liberté qui n’ait jamais disparu en France, c’est la liberté de la conversation, liberté très précieuse sans doute, mais qui, au lieu de nous servir à en prendre d’autres, nous console trop souvent de les avoir perdues. Au plus brillant du règne de Louis XIV, on s’indignait à la cour contre les dévastations ordonnées par Louvois dans les pays conquis. L’évêque d’Utrecht, étant venu à Saint-Germain en 1673, pendant que le maréchal de Luxembourg vaquait dans son diocèse aux contributions et aux incendies, fut très étonné d’entendre les courtisans s’apitoyer avec lui sur les misères de sa province, détestant les cruautés dont elle était victime ; l’un d’eux même s’abandonna si fort « à dire le diable contre la France, » que le bon évêque, de retour à Utrecht, dit naïvement à Luxembourg : « L’on parle librement en France, et chacun dit son avis. » Il eut cependant la prudence de ne citer aucun nom. Louvois aurait bien voulu les connaître, Luxembourg aussi. « Pour moi, s’écriait ce dernier, j’avoue que je ne sais ce que je serais capable de faire contre telle canaille. »

Ce qu’il était capable de faire, on le sait quand on l’a entendu raconter en ricanant comment il punissait en Hollande l’impudence de ceux qui osaient résister à ses sauvages exactions : « J’envoyai, il y a trois jours, M. de Maqueline pour châtier des paysans qui avaient tiré sur un de nos partis ; il ne les trouva pas assemblés, et ainsi il fut contraint de brûler seulement leur village, et comme ce fut la nuit qu’il y arriva, et que les maisons de ce pays sont fort combustibles, il est vrai que rien ne s’est sauvé de ce qui était dedans, chevaux, vaches, et, à ce qu’on dit, assez de paysans, femmes et petits-enfans. » Mais à contempler « d’assez jolis petits tas de Hollandais consumés par les flammes, » il n’y aurait pas eu assez de plaisir sans l’assaisonnement de quelques petits profits. M. de Luxembourg ne se contentait pas, bien entendu, de lever contribution pour le compte du roi sur les riches marchands d’Amsterdam, en menaçant de brûler les maisons qu’ils possédaient aux environs d’Utrecht ; il prétendait par la même occasion satisfaire son goût pour les chinoiseries. « Il ne se fera rien avec aucun de ces messieurs, écrivait-il à Louvois, que je n’aie quelque chose qui vienne des Indes, je vous le dis franchement ; mais si j’en avais quelqu’une galante, croyez-vous que ce fût pour moi ? Non, je vous assure, ce serait pour mon roi, et vous pourriez bien en avoir quelque guenille. Voilà tous mes projets de volerie. »

L’intendant Robert, son digne collaborateur en vexations, ne parlait pas avec moins d’esprit et d’agrément de « toutes les cruautés qu’il faisait pour tirer un peu d’argent » aux malheureux bourgeois d’Utrecht. Voici ce qu’il écrivait au secrétaire de la guerre le 14 février 1673 : « Pour vous faire concevoir la misère qui est dans le peuple de cette ville et l’effet qu’y produit la violence avec laquelle nous levons la taxe, je vous dirai que l’on est accablé, aux portes de la ville, de gens qui veulent s’en aller… Je suis présentement après à pousser un peu violemment, et peut-être pas trop justement, deux des plus notables et des plus riches de cette ville. L’un s’appelle M. Wulst, qui est un des états de cette ville, chez qui j’ai trouvé environ deux douzaines de méchans sièges qui étaient à une personne retirée en Hollande, par où il tombait dans le cas de l’amende du quadruple, puisqu’il ne les avait pas déclarés ; mais comme lesdits sièges, à les bien estimer, ne valent que vingt sols tout au plus la pièce, l’amende n’aurait dû être que de cent livres. Cependant, au lieu de cent livres, je lui ai demandé une amende de six mille florins, sans avoir de fort bonnes raisons à lui dire pourquoi je lui demande une amende si forte, sinon parce que je prétends que lesdits sièges étaient dans une maison où l’on a fait rompre les scellés que j’y avais fait mettre. Voilà le prétexte dont je me sers ; mais la raison que j’ai dans le fond, c’est que j’ai été très bien informé que, dans l’assemblée des états, personne n’a jamais été plus contre les intérêts du roi que lui, et j’ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais que je me servisse de ce petit prétexte, que j’ai cherché avec bien de la peine, pour lui donner cette mortification qui profitera de six mille florins au roi, et qui donne de la joie et en même temps de l’appréhension à tous les plus notables habitans ; car il n’est point du tout aimé, et il n’y a personne qui n’ait d’abord deviné pour quelle raison je lui ai fait cette querelle d’Allemand. Je ne sais pas quand il paiera ; mais, à bon compte, il y a déjà cinq jours qu’il a douze soldats chez lui, et deux jours qu’il en a vingt, qui font assurément fort grande chère, et sont si soûls de vin, qu’ils ne veulent plus boire que de l’hypocras. »

Vous croyez peut-être que Louvois va modérer la verve de son agent ! Point du tout ; il craint de le voir devenir trop sensible. « Je vous prie de ne point vous lasser d’être méchant, et de pousser les choses avec toute la vigueur imaginable. » En attendant, « il mourait une furieuse quantité de peuple en Hollande, et les eaux y apportaient des millions de bestiaux morts et noyés. » C’était Luxembourg qui traçait ce tableau pour le ministre. « J’ai pensé, continuait-il plaisamment, ne vous point mander cela, pitoyable comme je vous connais, de peur de vous faire de la peine ; mais je n’ai pu m’en dispenser parce qu’il faut dire les choses comme elles sont. » Et Louvois lui répondait sur le même ton : « Je vous sais le plus méchant gré du monde de m’avoir si bien instruit de toutes les misères de Hollande, parce que j’en ai été touché au dernier point, et si j’avais ici des casuistes, je les consulterais pour savoir si je puis, en conscience, continuer à faire une charge dont l’unique objet est la désolation de mon prochain ! Et s’ils me conseillaient de la quitter, je m’en retournerais à Paris. Par bonheur pour moi, il n’y en a point à la suite de l’armée. »

Il y avait apparemment quelque grande raison d’état à toutes ces horreurs qui soulevaient contre la France l’irréconciliable colère des Hollandais et l’indignation de la conscience universelle. Louvois va nous la dire, et c’est ici que ce prévoyant administrateur se montre un politique à courte vue et à idée fixe : « Sa majesté trouve que de l’argent vaut mieux que leurs bonnes grâces… La ville d’Utrecht et son territoire ne pouvant demeurer possession française, il faut en prendre tous les avantages imaginables, sans se soucier de la bonne ou méchante humeur des habitans… Il vaut mieux conserver au roi cent soldats que de leur plaire. » Ainsi faire vivre l’armée aux dépens de l’ennemi, c’est à cette misérable considération que Louvois subordonne les intérêts généraux de la politique française. En vain Condé lui représente-t-il que « le profit qu’on tire ne vaut pas l’aversion cruelle qu’on s’attire, » Louvois se rassure en disant « qu’il est utile de faire crier les particuliers qui perdent leurs biens, qu’on les réduira ainsi infailliblement à faire la paix aux conditions que l’on voudra. » Trois mois après, leurs cris avaient ameuté l’Europe contre la France, et Louvois s’étonnait encore naïvement « que les Hollandais pussent être endiablés à ne pas faire la paix. » Inquiet de leur obstination inattendue et de leur cortège non moins imprévu d’alliés, il se révoltait cependant à la pensée de leur rendre Maestricht, seul moyen de dissoudre la coalition formée par eux contre Louis XIV. « Le roi, écrivait-il à Courtin, céderait aussitôt Paris et Versailles que Maestricht, » mot terrible et insensé qui rappelle celui de Napoléon à lord Whitworth, au moment de la rupture de la paix d’Amiens : « J’aime mieux vous voir en possession des hauteurs de Montmartre que de Malte. » Louis XIV eut du moins sur Napoléon cet avantage de n’être pas pris au mot par les événemens.

Ce qui faisait de Louvois un très dangereux conseiller politique pour Louis XIV, c’était ce qui faisait de Louis XIV un roi très dangereux pour la France. Louvois et Louis XIV se ressemblaient trop et ressemblaient trop à la France par leur confiance illimitée dans les forces militaires du pays et par leur insolent dédain pour l’étranger. M. Rousset a quelque indulgence pour ce penchant si français, et qui n’en aurait, si les forces avaient été aussi illimitées que la confiance, si le dédain n’avait conduit à l’humiliation ? Qui ne serait touché de cet accord avec la fibre nationale, si ce trop complet accord n’avait compromis l’honneur et les intérêts de la nation ? Modérer les instincts naturels sans les révolter, c’est le premier devoir des ministres envers les rois et des rois envers les peuples, devoir si difficile que rois et ministres prennent habituellement le contre-pied.

Nous avons généralement du goût pour ceux qui nous surmènent. D’où vient donc l’incontestable impopularité du nom de Louvois ? Beaucoup plus du bien que du mal qu’il a fait. « C’est pour avoir attaqué avec hardiesse les vices répandus dans l’armée française, nous dit M. Rousset, que le nom de Louvois a été le plus maltraité par l’opinion de son temps, complice égarée des officiers de tout grade, depuis le maréchal de France jusqu’au simple cornette, que l’inflexible ministre rangeait impérieusement à leur devoir : injustice flagrante, qui n’aurait pas dû survivre, et qui a survécu aux passions des contemporains ! » La plupart des jugemens qui courent dans le public sur Louvois sont en effet de tradition, et de tradition suspecte. Les uns ne veulent voir en lui qu’un « monstre d’égoïsme, contre lequel toutes les suppositions sont permises, un homme sinistre, un esprit infernal. » D’autres croient le dépeindre tout entier en répétant la formule de l’abbé Vittorio Siri : « le plus grand commis et le plus grand brutal qui fut jamais. » Epithètes déclamatoires ou formule étriquée, tout cela est également faux. À ce Louvois de convention, construit tout d’une pièce, qui ne rit jamais et qui fronce toujours le sourcil, M. Rousset en a substitué un autre, le vrai, le Louvois vivant, complexe, brutal et courtisan, adroit et impérieux, égoïste et patriote, judicieux et fougueux, capable d’éprouver et d’inspirer l’affection comme la haine, détracteur jaloux et timide de Turenne, ennemi souterrain et camarade de Luxembourg, ami de Vauban et de Catinat. Ce qu’on peut inventer de plus inexact sur Louvois, c’est d’en faire un subalterne. Il n’avait assurément pas l’étoffe d’un premier ministre : il n’avait la variété d’esprit et d’aptitude ni de Sully, ni de Richelieu, ni de Mazarin ; mais ce n’était rien moins qu’un commis, c’était une spécialité, une spécialité originale, éminente, despotique, même dans ses rapports avec son maître, et à ce titre souvent insupportable à Louis XIV autant que nécessaire. Lorsque Louvois n’est pas à ses côtés, l’esprit du roi s’embarrasse et fait fausse route dans les affaires militaires. Lorsque Louvois le contredit, le roi se trouble en présence d’une capacité supérieure, et finit presque toujours par céder. Dans les curieux fragmens de correspondance entre Louvois et Louis XIV qui nous sont rapportés, on sent à chaque instant que l’esprit du ministre a barre sur l’esprit du roi ; mais, malgré le ton bref que se permet parfois le jeune secrétaire d’état, malgré la confiance un peu impertinente qu’il affecte dans son jugement, on retrouve en lui à l’occasion le fils du cauteleux et intrigant Le Tellier. Que son crédit soit ébranlé auprès de Louis XIV, il deviendra empressé, déférent, modeste ; il donnera longuement toutes les raisons de ses avis, et se dira humblement prêt à se ranger à ceux du roi. Que sa fortune au contraire soit trop haute, que son renom devienne trop éblouissant pour une cour déjà fatiguée de sa faveur, et il écrira à son père : « À l’égard de notre réputation, bien loin de chercher à faire des choses qui l’établissent, j’en voudrais trouver qui la déprimassent, rien ne pouvant être meilleur dans la situation des affaires. »

En tout, Louvois dut beaucoup aux leçons de son père, même comme administrateur. Longtemps mêlé à l’administration militaire, Le Tellier savait mieux que personne les vices de l’armée française et les correctifs à leur appliquer. Plusieurs des réformes qui furent accomplies par Louvois avaient été déjà commencées par Sully et par Richelieu. Deux fois interrompues par le laisser-aller d’une régence, elles avaient besoin d’être reprises et complétées. Ce qui manqua à Le Tellier pour tenter cette œuvre, ce ne fut pas la connaissance du mal ni du remède, ce fut la force de la volonté, le zèle pour le bien public, l’horreur de la friponnerie et du désordre. Louvois apprit de son père beaucoup de ce qu’il y avait à faire ; mais il ne dut qu’à lui-même la vigueur nécessaire pour opérer. Son mérite fut d’accomplir ce que Sully et Richelieu avaient rêvé et ce que le modéré Le Tellier avait entrevu sans passion.

Il y avait dans la constitution de l’armée française certains vices organiques qui rendaient l’œuvre des réformes à la fois très nécessaire et très difficile. De grandes charges militaires presque indépendantes s’y opposaient à la concentration de l’autorité entre les mains du ministre. La vénalité des régimens et des compagnies y rendait l’avancement lent et difficile, et divisait l’armée en une infinité de parcelles dont chacune avait son propriétaire, seul chargé, en échange de la prime de levée et de la solde que lui fournissait le roi, de recruter, d’équiper et de faire vivre le soldat. L’ancien usage du roulement envenimait les rivalités et multipliait les conflits entre les généraux du même grade, en leur donnant le commandement à tour de rôle. L’incohérence dans l’impulsion supérieure, la discorde parmi les généraux, l’insubordination et la friponnerie des officiers, la misère, la dépravation et la désertion des soldats, une disproportion scandaleuse et dangereuse entre l’effectif supposé et l’effectif réel, « des compagnies fortes pour le paiement et faibles dans le service, » tels étaient les fruits naturels du système ; mais le système était si intimement lié avec l’état social qu’aucun homme de sens ne pouvait songer à le saper par la base. Combattre le mal sans en détruire radicalement la cause, c’est après tout la condition de l’humanité. L’esprit positif de Louvois n’avait pas les prétentions surhumaines de l’esprit révolutionnaire. Résigné à ne pas opérer une guérison brusque et définitive, mais décidé à appliquer sans cesse au mal d’énergiques correctifs, il arriva peu à peu à développer dans l’armée les qualités les plus contraires à sa constitution, l’esprit d’ordre, d’unité, d’obéissance, de hiérarchie, de probité, et il en fit l’un des instrumens les plus sûrs dont la politique française ait jamais disposé.

Le cardinal de Richelieu avait profité de la mort du duc de Lesdiguières pour supprimer la charge de connétable. Le Tellier avait profité de la mort du duc d’Épernon pour supprimer la charge de colonel-général de l’infanterie. Louvois laissa subsister celles de colonel-général de la cavalerie et de grand-maître de l’artillerie ; mais, incessamment envahies par sa persévérante usurpation, ces charges furent réduites par lui à des privilèges purement honorifiques, et le pouvoir militaire fut enfin concentré dans la main du roi. Louvois accomplit une œuvre non moins indispensable en mettant fin aux conflits entre les chefs de l’armée par l’ordonnance du 1er août 1675, qui supprima l’ancien usage du roulement et fonda la hiérarchie militaire sur la base solide de l’ancienneté du grade. Il ne détruisit pas la vénalité des régimens et des compagnies ; mais, en respectant la propriété militaire, il contraignit les propriétaires à remplir toutes leurs obligations. La solde fournie par le roi et les contributions levées sur les communautés astreintes au logement des gens de guerre étaient insuffisantes pour donner aux capitaines le moyen d’acquitter les charges qui pesaient sur eux. N’importe ; s’ils voulaient continuer à servir, il fallait que leurs compagnies fussent au complet, que leurs hommes fussent nourris, chaussés et vêtus. L’habillement uniforme n’était pas prescrit : Louvois tenait peu à ce qui n’était que de parade ; mais tout ce qui dans l’équipement était essentiel, indispensable au service, il l’exigeait des officiers ; s’ils tardaient à s’exécuter, le ministre faisait les fournitures pour leur compte sur leurs appointemens saisis. L’uniformité de l’armement et de la manœuvre était de rigueur. Malheur à ceux qui prétendaient se soustraire à cette règle ! Ils étaient cassés et « prenaient chemin d’aller se reposer à la Bastille. » D’actifs et zélés surveillans épiaient leurs moindres fautes. Aux commissaires des guerres et aux intendans, qui avaient pour mission d’exercer un contrôle administratif sur les chefs de corps, Louvois ajouta des officiers inspecteurs, chargés « d’informer le roi de l’état des troupes, si elles faisaient l’exercice bien ou mal, de faire entendre aux officiers les soldats qu’ils devaient garder ou changer, les réparations qu’il fallait qu’ils fissent aux armes et habits de leur compagnie. » Par exception, le roi consentait quelquefois à entrer pour une part dans la dépense de ces réparations ; pendant les mois de campagne, il fournissait toujours le pain et le fourrage moyennant une retenue sur la solde. Partout où marchaient les troupes, les subsistances marchaient après elles. Louvois ne voulait pas que les vivres pussent leur manquer un seul jour ; il ne voulait pas, même lorsqu’il faisait ravager et dépouiller la Hollande, que le soldat fût contraint à vivre de maraude, parce que la maraude tue la discipline, et que l’indiscipline tue les armées. La bonne organisation des magasins fut l’un de ses plus puissans moyens d’action pour rendre les troupes obéissantes, alertes et disponibles. Toujours abondamment pourvues, elles pouvaient, en toute saison, marcher et agir sur un signe du roi.

Nous avons cherché à indiquer en peu de mots la portée et le caractère des réformes accomplies par Louvois. Nous ne pourrions les raconter en détail sans nous écarter du plan de cette étude. Dans un excellent chapitre sur les institutions militaires de la France sous Louis XIV, M. Rousset a étudié complètement l’œuvre de Louvois, et c’est dans son livre tout entier qu’on apprend ce que l’armée française, réorganisée par ce grand ministre, était capable de faire, la merveilleuse variété d’aptitude à laquelle elle était parvenue, le rare mélange de fermeté et d’entrain qu’elle savait déployer. Tantôt ce sont les soldats de Turenne, que leur opiniâtre sang-froid ferait prendre à certains momens pour des hommes du Nord, si au signal de leur chef on ne les voyait retrouver toute leur impétuosité native ; tantôt ce sont de nobles et brillans mousquetaires, dont la fougue intelligente fait penser à nos zouaves. Écoutez comment, le 17 mars 1677, ils prirent Valenciennes, sans en demander la permission à Louis XIV :


« Le 16, dans la nuit, deux fortes colonnes d’assaut furent disposées aux extrémités de la parallèle ; en tête de ces colonnes se trouvaient les deux compagnies des mousquetaires de la garde et la compagnie des grenadiers de la maison du roi que Louis XIV avait tout récemment formés des meilleurs soldats de son régiment ; on les appelait familièrement dans l’armée les riotorts, du nom de leur commandant ; ils servaient, comme les mousquetaires, indifféremment à pied ou à cheval. Pendant toute la nuit, les batteries de mortiers n’avaient pas cessé de lancer des bombes. Le 17, au point du jour, leur feu s’éteignit graduellement. Le canon ne tirait qu’à de longs intervalles, un profond silence régnait dans la tranchée, nulle agitation, rien qui pût éveiller l’attention de l’ennemi. Tout à coup, à neuf heures du matin, neuf coups de canon donnent le signal. Quatre mille hommes environ, s’élançant brusquement de la parallèle, escaladent sur plusieurs points le premier ouvrage, et tombent sur ses défenseurs, qui ne s’attendaient à rien moins qu’à être attaqués. Aussi ce premier ouvrage fut-il emporté en un clin d’œil et presque sans perte… Les premiers momens donnés aux premiers ordres, Louis XIV, qui s’était placé sur une hauteur pour voir l’affaire, entendit un bruit de canon ; comme il cherchait d’où venait ce bruit, il aperçut soudain, non sur le premier ouvrage, ni sur le second, ni sur le troisième, mais sur les remparts mêmes de la ville, les habits éclatans de ses mousquetaires. Il les crut tous perdus, tués ou pris ; ils étaient en train de prendre Valenciennes.

« Voici ce qui s’était passé. Après l’assaut, les mousquetaires, jeunes et ardens gentilshommes, avaient dédaigneusement laissé aux troupes qui les suivaient le soin vulgaire de faire le logement dans l’ouvrage conquis. Pour eux, ils s’étaient jetés à la poursuite des fuyards. Les riotorts, vieux soldats, ne voulurent pas abandonner ces vaillans étourdis, et les uns et les autres criant : « Tue ! tue ! » pointant de l’épée dans la masse confuse qui roulait devant eux, allaient au hasard à travers les accidens des fortifications, palissades, fossés, traverses, descendant, montant, tournant, escaladant les ouvrages, et toujours poussant au milieu d’une foule éperdue qui grossissait à mesure, mais sans résistance, et qui les aurait écrasés rien qu’en se refermant sur eux, jusqu’à ce qu’enfin, ayant traversé sur des corps amoncelés un étroit et obscur passage, ils se trouvèrent tout à coup dans la ville. Alors ils commencèrent à se reconnaître. Surpris, mais non effrayés de leur situation, Ils se rallièrent… Une rue s’ouvrait devant eux, à l’autre bout de laquelle ils voyaient s’avancer une troupe de cavalerie inquiète de ce désordre et de ces clameurs. Les uns, se jetant dans les maisons à droite et à gauche, firent feu par les fenêtres ; les autres, présentant la baïonnette au poitrail des chevaux, en abattirent quelques-uns, qui rompirent la charge et leur firent une sorte de retranchement. Les cavaliers tournèrent bride, et, se voyant poursuivis, coururent donner l’alarme au reste de la garnison. Pendant ce temps, les riotorts, qui avaient plus de sang-froid et d’expérience, étaient montés sur le rempart, dont ils avaient facilement chassé les rares défenseurs, ébahis du spectacle étrange qui se passait sous leurs yeux. Les mousquetaires les y rejoignirent bientôt, et, retournant les canons, ils commencèrent à tirer sur la ville. Ce fut alors que Louis XIV les aperçut.

« Le maréchal de Luxembourg, comprenant aussitôt ce qui se passait, se jeta en avant, suivi des compagnies des gardes qui s’étaient logées dans le premier ouvrage. En un instant, les portes furent enfoncées, et les hardis mousquetaires se virent soutenus par des forces nombreuses contre lesquelles toute résistance était impossible. Après quelques pourparlers, la garnison se rendit prisonnière, et la bourgeoisie demanda grâce… Voilà le récit abrégé d’une action » la plus extraordinaire peut-être de nos annales militaires, si riches en coups d’éclat. Elle n’avait pas coûté quarante hommes tués ou blessés. »


III.

Les soldats français sont ce que les font les généraux. Leur génie est essentiellement souple, varié et perfectible, comme celui de la nation. À presque toutes les époques de notre histoire, on retrouve dans l’armée française deux types d’héroïsme très divers, et tous les deux nationaux, puisqu’ils se reproduisent : l’héroïsme fougueux, corrompu, entraînant, séduisant ; l’héroïsme contenu, savant, vertueux, et parfois un peu maussade. Condé et Luxembourg appartiennent au premier type, Turenne et Vauban au second.

Le Condé qui nous apparaît ici n’est plus tout à fait le Condé de la bataille de Rocroy. Usé à cinquante ans par des infirmités précoces, goutteux, dégoûté, il a sans doute, au passage du Rhin et à la bataille de Senef, ses réminiscences de vieux lion, ses retours d’emportement et d’audace ; mais il est habituellement chagrin, pessimiste, indécis. Il a perdu confiance en lui-même. Turenne mort, il hésite à accepter la succession militaire de ce grand homme, dont il a été si longtemps l’heureux rival. Il se plaint des troupes, il demande des instructions. Ce n’est pas l’Histoire de Louvois, c’est la Jeunesse de Madame de Longueville qui nous montre le génie de Condé dans son éclat.

Luxembourg au contraire est dans toute sa verdeur pendant la guerre de Hollande. M. Rousset a dépeint avec beaucoup de vérité et de talent le caractère de ce bossu plein de feu, de vices et de charme : homme de guerre du premier ordre, le plus grand élève de Condé, ayant, comme Condé dans ses meilleurs jours, l’instinct des batailles, l’inspiration soudaine, le mépris du danger, l’entrain qui enlève le soldat ; « mais par malheur l’un des hommes les plus corrompus de son temps, sans mœurs, sans principes, sans vergogne ; non pas cruel, mais impitoyable ; prêt à tout pour satisfaire une ambition sans mesure ; portant plus haut que personne au monde l’orgueil de son rang et de sa naissance, et cependant s’abaissant, avec tous les gens en faveur, ministres, maîtresses, valets du roi, aux derniers excès de la familiarité, familiarité de grand seigneur à vrai dire, spirituelle, impertinente, pleine de dédain au fond, et dans l’occasion se relevant, par un vigoureux coup d’aile, aux derniers excès de l’emportement et de l’insolence. À tout prendre, le type du courtisan sans respect, sans scrupule et sans foi. »

La vertu et le bonheur du soldat ne devaient pas être le plus grand souci d’un tel général. Aussi voyait-on souvent renaître dans son armée les fraudes sur la solde, le gaspillage des vivres, la maraude, l’insubordination, la désertion, tous les méfaits et tous les crimes que Louvois prétendait réprimer. Le ministre se plaignait ; Luxembourg lui répondait qu’il avait bien raison de se plaindre, que la licence des troupes était à son comble, mais que cela venait ainsi par boutades, et que cela passait de même, la corde et le bâton n’y faisant rien. Louvois insistait. « Il faut, s’il vous plaît, trouver moyen d’empêcher que cela n’arrive plus à l’avenir… Sa majesté n’est pas accoutumée, après avoir répondu à une chose, d’en entendre parler davantage. » Le désordre disparaissait pour un temps, puis reparaissait de nouveau. Alors Louvois ne se contentait plus de menacer les coupables, il punissait les juges trop indulgens. Un conseil de guerre avait infligé une punition insignifiante à des cavaliers dignes de mort et au capitaine qui avait toléré leur indiscipline. Louvois écrivit à Luxembourg : « Sa majesté aurait pris le parti d’interdire tous ceux qui ont assisté à ce jugement, sans la considération de M. de La Cardonnière, aux anciens services duquel elle a eu la bonté d’épargner une pareille mortification ; mais pour apprendre à ceux qui ont rendu ce jugement la manière dont elle désire être servie une autre fois, elle veut que vous les envoyiez tous quérir et que vous leur témoigniez la mauvaise satisfaction qu’elle a de ce qu’ils ont fait en ce rencontre, et combien peu le jugement qu’ils ont rendu la persuade qu’ils aient l’application qu’ils doivent pour se bien acquitter de leurs charges. Sa majesté ordonne à M. Le Peletier de retenir deux mille livres sur les appointemens de ceux qui ont assisté au conseil de guerre. »

Le laisser-aller n’était pas le seul défaut militaire de Luxembourg. Il en avait un autre, assez commun parmi les hommes de guerre de son espèce : l’échec d’un camarade lui était agréable ; il ne s’en cachait pas, il avouait humblement être en cela comme tout le monde, et cela lui pesait ; il ne demandait qu’à être défendu contre ses mauvais sentimens par un commandement en chef qui le mît au-dessus de telles misères. C’est ce qu’il insinuait doucement à Louvois lorsque, simple gouverneur d’Utrecht en 1672, il représentait au ministre le danger de laisser les divers gouverneurs des places conquises en Hollande livrés sans chef à leurs rivalités et à leurs haines. « Peut-être, par la malignité de la pauvre nature humaine, remplie de faiblesse en bien des choses, serions-nous assez aises, tant que nous sommes ici, de bien faire de notre côté, et que nos camarades ne fussent pas si heureux du leur, et, par cette raison, on ne se donnerait pas les uns aux autres les assistances assez promptes, et on ne nous verrait pas tous concourir avec la diligence qu’il faut au plus grand bien du service du maître. Un moyen pour que nous ne tombions pas dans une pareille infamie, c’est de mettre ici quelqu’un au-dessus de nous qui soit chargé également du soin de toutes choses. » Louvois ne voulut pas comprendre ; il écrivit au gouverneur d’Utrecht qu’on ne lui donnerait pas de supérieur pour le présent, mais qu’on pourrait lui en donner un plus tard. La raillerie parut à Luxembourg du plus mauvais goût ; le fond de son cœur éclata. « Je vous l’ai dit autrefois, répondit-il, je ne suis point ne pour être camarade de certaines gens ni même de ceux qui croiraient avoir droit de me commander… Je n’ai pas assez de mérite pour me trouver avec eux au même poste, et quand je m’y verrai réduit, je supplierai le roi que je sois plutôt garde de chasse dans quelqu’une de ses plaines que confondu dans ses armées avec beaucoup d’autres. » Le désappointement devint bien plus cruel encore pour Luxembourg, lorsque le supérieur qu’il avait demandé lui fut donné. Ce fut Condé. Louvois ne fit rien pour panser la blessure. « M. le Prince, écrivit-il à son orgueilleux client, part pour aller commander au lieu où vous êtes ; je l’ai fort assuré que vous auriez grande peine à le reconnaître, et que vous craignez fort de ne pouvoir servir sous lui à cause de l’obscurité de ses commandemens. » Et plus tard : « M. le Prince étant présentement à Utrecht, c’est à lui que je dois écrire dorénavant, et ne plus avoir commerce avec un petit subalterne comme vous. »

Luxembourg fut forcé d’attendre encore deux ans ce commandement en chef qui devait exercer sur lui une si bonne influence morale. À la seule nouvelle de sa nomination, il eut en effet un touchant accès d’humilité. « J’apprends, monsieur, la grâce que le roi vient de me faire ; je suis si obligé à sa majesté et j’ai une si grande envie de la bien servir, que tous les emplois me sont bons, depuis ceux qui conviennent à un sergent d’infanterie jusqu’à ceux du poste où le roi m’a élevé… L’armée est belle et bonne, et s’il y manque quelque chose, ce n’est qu’une seule dont je n’oserai dire mon avis par la bonne opinion et le respect que j’ai pour le choix du roi, que je tiens pour plus infaillible que le pape, et parce que j’ai lieu de croire que vous ne lui avez rien représenté contre ses sentimens. Vous voyez bien que cela ne peut regarder que celui qui la commande. À cela près, j’ai très bonne opinion du reste. L’armée ennemie est pourtant forte ; il y est venu quelque canaille de Hollande, et l’on dit qu’on y en attend encore. Tout cela ne me fera pas tourner ma méchante cervelle. Je vous conjure de me prescrire positivement ce que j’aurai à faire, afin que je ne fasse point de faute, car j’ai toujours peur de manquer. » Le maréchal disait peut-être plus vrai qu’il ne croyait, non sans doute qu’il fût de ces timides honnêtes gens qu’écrase le sentiment de la responsabilité : on ne peut être plus audacieux et plus corrompu ; mais il craignait trop de déplaire au roi pour ne pas perdre à certains momens le bénéfice de son audace. En lui, le courtisan pouvait paralyser l’homme de guerre. Quelles étaient vraiment les vues de Louis XIV ? Quelle était la meilleure façon de lui faire sa cour ? Était-ce de livrer bataille au risque de la perdre, ou de se porter au secours de telle place au risque de la laisser prendre ? Trop souvent il se posait de telles questions, trop souvent il écrivait à Louvois pour les lui poser, ce qui faisait dire à Mme de Sévigné : « M. de Luxembourg accable de courriers. Hélas ! ce pauvre M. de Turenne n’en envoyait jamais ; il gagnait une bataille, et on l’apprenait par la poste. »

Ce n’était pas, d’après Louvois, le moindre défaut de Turenne. Restreindre l’autorité des généraux au profit de la sienne, leur laisser le moins d’initiative possible dans la conduite des opérations dont ils étaient chargés, diriger les armées de son cabinet, telle était la despotique et souvent dangereuse prétention du ministre. Presque tous les généraux l’acceptaient ou se donnaient l’air de l’accepter. Le prince de Condé lui-même affectait une excessive déférence en écrivant au favori, il prodiguait les baisemains, il prenait la peine d’expliquer longuement ses résolutions et de les faire agréer. « C’était, dit M. Rousset, un soin auquel Turenne se pliait difficilement ; lui seul revendiquait nettement les droits de la responsabilité ; » lui seul traitait froidement Louvois comme un novice capable et présomptueux qui s’arrogeait trop tôt le droit de parler en maître à un maître ; lui seul exigeait et obtenait que Louvois reconnût ses torts et vînt faire ses soumissions. C’est qu’aussi le ton du jeune administrateur était quelquefois par trop provocant. « Je crois être obligé de vous dire, écrivait-il au vainqueur de Nordlingen, qu’il sera bien à propos que, quand vous ne croirez pas pouvoir exécuter ce que sa majesté vous mandera, vous lui expliquiez fort au long les raisons qui vous en empêchent, ayant trouvé fort à redire que vous ne l’ayez pas fait jusqu’à présent. » À de telles brutalités, Turenne répondait sèchement : « Je ne manquerai plus une autre fois de rendre un compte bien exact de ce qui m’empêchera de faire ponctuellement ce que le roi commande, car il est vrai que je fais cette faute-là, qui est que, quand je crois qu’une chose ne se peut ou ne se doit faire, et que je suis persuadé que le roi, qui me la commande, changerait de pensée, s’il voyait la chose, je n’en dis pas les raisons. J’y aurai plus de précaution à l’avenir. » Et plus tard : « Je vois bien les intentions du roi, et ferai tout ce que je pourrai pour m’y conformer ; mais vous me permettrez de vous dire que je ne crois pas qu’il fût du service de sa majesté de donner des ordres précis de si loin au plus incapable homme de France. » En vain Louvois usait de circonlocutions pour voiler l’impertinence de ses avis ou de ses critiques : « Les gens qui ont coutume de raisonner sur tout ce qu’ils n’entendent pas ne prêchent autre chose, si ce n’est qu’au lieu de demeurer à Mulheim, si vous vous fussiez avancé, vous auriez ou battu les ennemis ou les auriez obligés à s’éloigner du Rhin. » Á quoi Turenne répondait en haussant les épaules : « Si on était sur les lieux, on rirait de cette pensée-là. Sa majesté sait bien qu’il n’y a personne qui ne dise et qui n’écrive que, si l’on allait aux ennemis, ils se retireraient bien loin. »

Turenne avait beaucoup contribué à former Louvois ; Louvois ne le lui pardonna jamais. Vauban au contraire avait été le protégé de Louvois, et Louvois lui en sut toujours gré. C’est ainsi qu’il faut expliquer les rapports si différens qu’il eut avec deux grands hommes, tous deux honnêtes, tous deux fiers, fermes et quinteux, Vauban marque très bien sa position vis-à-vis de Louvois dans la lettre suivante, où il professe à la fois un mâle dévouement pour son bienfaiteur, une rude franchise et un juste orgueil : « Je vous supplie très humblement d’avoir un peu de créance à un homme qui est tout à vous, et de ne point vous fâcher si, dans celles que j’ai l’honneur de vous écrire, je préfère la vérité, quoique mal polie, à une lâche complaisance qui ne serait bonne qu’à vous tromper, si vous en étiez capable, et à me déshonorer. Je suis sur les lieux ; je vois les choses avec application, et c’est mon métier que de les connaître ; je sais mon devoir, aux règles duquel je m’attache inviolablement, mais encore plus que j’ai l’honneur d’être votre créature, que je vous dois tout ce que je suis, et que je n’espère que par vous ; ce qui étant de la sorte, et n’ayant pour but que très humble et très parfaite reconnaissance, ce serait y manquer et me rendre indigne de vos bonnes grâces, si, crainte d’une rebuffade ou par l’appréhension de la peine, je manquais à vous proposer les véritables expédiens. » Vauban ne demandait pas d’ailleurs pour lui-même plus de complaisance qu’il n’en promettait. Atteint dans son honneur par certains faux bruits qui étaient venus jusqu’à Louvois, il réclamait noblement de son ami une impitoyable investigation dans toute sa conduite. « Examinez hardiment et sévèrement, s’écriait-il. Bas toute tendresse ! car j’ose bien vous dire que, sur le fait d’une probité très exacte et d’une fidélité sincère, je ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble. La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France ; mais en récompense elle m’a honoré d’un cœur sincère, si exempt de toute sorte de friponneries qu’il n’en peut même souffrir l’imagination sans horreur. »

C’est l’honneur de Louvois d’avoir eu un tel ami, et de l’avoir toujours compris, estimé et soutenu. La reconnaissance de Vauban avait parfois de charmantes inventions. Quoi de plus original et de plus touchant que cette lettre où il annonce à Louvois qu’il a composé pour lui, et pour lui seul, ce Mémoire pour servir d’instruction sur la conduite des sièges où il a mis tous ses secrets ? « Ce sera un livre, mais rempli de la plus fine marchandise qui soit dans ma boutique, et telle qu’il n’y a assurément que vous dans le royaume qui en puisse tirer de moi de semblable. Vous n’y verrez rien de commun ni presque rien qui ait été pratiqué, et cependant rien qui ne soit fort aisé de l’être. Ce que je puis vous en dire, monseigneur, est qu’après vous être donné la peine de le lire, une fois ou deux, j’espère que vous saurez mieux les sièges et la tranchée qu’homme du monde. Après cela, je vous demande aussi en grâce, monseigneur, de ne point communiquer cet ouvrage à personne quand vous l’aurez, car très assurément je ne le donnerai pas à d’autres que vous. »

Vauban avait l’esprit non moins juste qu’original et inventif. Sans illusion, sans préjugés, sans complaisance pour les amours-propres, il avait l’habitude de voir les choses comme elles étaient et de les appeler par leur nom. Après la bataille de Senef, alors que tout le monde se trompait ou voulait se tromper sur la portée de l’événement, et que Louvois lui-même croyait à une victoire décisive, Vauban lui écrivait avec une clairvoyante rudesse : « Il n’est pas encore temps de s’épanouir la rate. » Et en effet cette sanglante bataille, si imprudemment livrée par Condé, n’eut d’autre résultat que la perte de sept mille hommes. Les conseils de Vauban valaient ses jugemens. Il avait beaucoup plus que Louvois et que Louis XIV le sentiment du désirable et du possible. Toute conquête lointaine et excentrique lui répugnait, non qu’en elle-même la politique de conquête révoltât son honnêteté, il vivait trop dans la tranchée pour beaucoup songer au droit des gens ; mais, par bon sens et par amour du bien public, il n’aimait que les conquêtes solidement faites, étroitement reliées entre elles, faciles à garder, avantageuses à la défense et aux finances du pays. Maestricht et ses environs, que Louvois avait tant à cœur de conserver, paraissaient à Vauban « des pièces plutôt à charge qu’utiles. » — « Le roi n’a que trop de places avancées, écrivait-il en 1676 ; s’il en avait de moins cinq ou six que je sais bien, il en serait plus fort de douze ou quatorze mille hommes, et les ennemis plus faibles au moins de six à sept mille. » Renoncer aux gigantesques chimères, se resserrer, faire son pré carré, tels étaient les salutaires avis qu’il donnait avec insistance au milieu des crises de la guerre, comme aux approches de la paix : « Prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré ; c’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains… Cette confusion de places amies et ennemies, pêle-mêlées les unes parmi les autres, ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une ; vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées, et vos forces de beaucoup diminuées. »

« Vos peuples en sont tourmentés, » voilà une considération dont seul peut-être, parmi les correspondans de Louvois, Vauban était capable de s’aviser. Il ne savait pas rester indifférent aux souffrances inutiles, et il avait un sentiment vrai des devoirs du roi envers la France. Lors du siège de la citadelle de Cambrai en 1677, Louis XIV fut tenté de contraindre les régimens espagnols qui la défendaient à se rendre prisonniers de guerre. Vauban s’y opposa, « Il ne faut point abuser de la fortune, et les prendre à composition est très assurément le plus court de cinq ou six jours, voire de dix, et de sept à huit cents hommes de perte. Sa majesté doit songer que la conservation de cent de ses sujets lui doit être beaucoup plus considérable que la perte de mille de ses ennemis. » Belle et mâle leçon donnée par un sujet à son roi !

Qu’on y prenne garde cependant : de ce que Vauban était à ce point préoccupé d’épargner le sang des soldats et les sueurs du peuple, il ne faudrait pas trop se hâter d’en faire un économiste philanthrope à la façon des membres du congrès de la paix. C’était un homme de guerre et un homme de son temps. Dans les rapports avec l’étranger, il était même un peu trop d’avis de « plaider mains garnies, » et de vider les procès sur les champs de bataille. Pour lui comme pour Turenne, la paix d’Aix-la-Chapelle fut un vrai crève-cœur. À peine conclue, il donnait à Louvois le conseil de la briser à la barbe des médiateurs, en « prenant Condé sans faire tant de cérémonies. Il n’y a point de juges plus équitables que les canons ; ceux-là vont droit au but et ne sont point corruptibles. Faites que le roi les prenne pour arbitres, s’il veut avoir bonne et briève justice de ses justes prétentions. »

Pour mon compte, je n’ai pas eu la prétention de peindre complètement ici les illustres correspondant de Louvois. Je n’ai voulu que faire apparaître leur personne et faire entendre leur voix. Pour entrer dans leur familiarité, il faudrait lire les documens recueillis par M. Rousset. On peut contredire certaines de ses appréciations, on peut le trouver tantôt trop sévère pour la personne de Louis XIV, tantôt trop indulgent pour l’esprit de conquête ; mais on ne peut contester à ses récits trois mérites également rares : ils sont nouveaux, ils sont authentiques, ils sont vivans. Je le dis avec d’autant plus de plaisir que l’auteur de l’Histoire de Louvois est jeune encore. Il appartient à une génération à laquelle on a reproché trop tôt, j’espère, sa stérilité et son inertie. Je ne puis croire qu’elle soit sans idées et sans passions. Elle est peu bruyante sans doute dans ses aspirations vers l’avenir ; mais qui donc a le droit de le lui reprocher aujourd’hui ? Meurtrie par bien des chutes dont elle n’est pas responsable, elle languit sans résignation comme sans désespoir. Quand viendra pour elle le moment de l’action ? Dieu seul le sait ; mais en attendant qu’elle soit admise à dire sincèrement ce qu’elle pense du présent et ce qu’elle veut pour l’avenir, elle peut faire une œuvre utile à elle-même et au pays en appliquant à l’étude du passé cette virile liberté d’esprit et de langage, cet honnête sentiment de la vérité et du droit qui risquent de paraître factieux lorsqu’on les porte dans le jugement des faits contemporains. Que les jeunes générations entretiennent en elles-mêmes l’habitude qu’avait Vauban, celle de voir les choses comme elles sont et de les appeler par leur nom. C’est la condition de la santé intellectuelle et morale du pays. Il sera bien près d’avoir reconquis toutes ses libertés le jour où il sentira vivement ce que Benjamin Constant disait après avoir traversé les épreuves de la révolution et de l’empire : « Il nous a fallu des expériences assez douloureuses pour apprendre que les mots n’étaient d’aucune importance quand les choses n’existaient pas. »

Cornelis de Witt.
  1. Mémoire sur la Campagne de 1672 (inédit).