Luc/Chapitre XX

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Ambert & Cie (p. 167-175).
XX

Déah Swindor ferma son théâtre à la fin de juin.

Luc se prépara très activement à son concours de fin d’année et s’attrista de ne remporter qu’un second prix dans le rôle de Sandro du Luthier de Crémone. Cette nomination n’était pas la juste récompense de son mérite ; mais il n’était pas d’usage qu’un premier prix récompensât un élève de première année ; en outre le jury avait eu d’excellentes raisons, paraît-il, de favoriser un élève plus ancien et très travailleur. Luc était supérieurement doué, très jeune ; il ne manquerait pas, affirma son professeur, de recevoir en son temps la consécration solennelle d’un talent à la perfection duquel il devait encore travailler.

Luc ressentit profondément cette peine, irraisonnée lui murmurait doucement Julien, qui eut, durant plusieurs jours, tout le mal du monde à la dissiper. Mais le souvenir du Chérubin qu’il fut chez la vicomtesse de Céailles, après avoir été Iohanam chez la comtesse Raymond, compensait les désillusions de ce concours et corrigea les idées noires dont Luc se faisait une joie de bouleverser son grand ami Julien. Il allait jusqu’à déclarer qu’il est si facile de se soustraire aux chagrins insupportables en se supprimant soi-même ! Lucet exposait cette opinion avec un scepticisme parfait, mais Julien ne fut pas sans s’apercevoir qu’un fond de sincérité et de mélancolie se dévoilait dans cette apparente sérénité, et il s’inquiéta un moment de trouver si facilement irritables l’inquiétude et le découragement de Luc.


Mais le souvenir de Chérubin…

Mme  Marcelot et Nine ayant été invitées à cette fête dont tout Paris s’entretint pendant une semaine, Jeannine en rapporta toute une moisson de délices. Ce que, jeune fille, elle imaginait de la grâce, de la séduction viriles et de ce je ne sais quoi d’autre encore dont s’inquiétait sa chair, se dessinait, s’offrait exquisément en Luc-Chérubin. Il n’était pas jusqu’aux parures fraîches, jusqu’aux velours caressants, jusqu’au tissu de soie blanche qui firent si bleues et si blanches les formes adorablement jeunes et voluptueuses du petit comédien — qui ne la ravissent de bonheur. Un jour l’occasion se présenta ; elle ne se tint pas d’exprimer à Luc la joie laissée en elle par l’image de Chérubin…

Elles étaient bien jolies aussi, ses paroles, et bien douces, et bien simples, comme toujours ; mais elles décelaient, cette fois, une telle affectueuse et tremblante et comme confiante admiration, que Luc en fut troublé violemment dans son cœur aimant et dans son corps avide d’aimer. Il ne sut que balbutier la musique timide et charmée de quelques mots aux confidences de sa petite amie. Et le trouble de ces paroles dont l’audace flattait tout son être, se mêlait aux bravos qui murmuraient encore à ses oreilles l’hommage de toute une élite conquise à la jeune grâce, au juvénile talent que célébrait Jeannine. Il se rendit compte, bien que très modeste et si simple ! de la gloire de sa jeunesse mais ne voulut point y penser autrement que pour la fierté qu’en ressentait Julien, et l’amour qu’elle exaltait en Jeannine. Ce fut elle qui collectionna les grands journaux mondains et les revues, et souligna les comptes rendus dithyrambiques consacrés à la fameuse soirée de Céailles, à l’originalité du Mariage de Figaro joué avec un adolescent dans le rôle de Chérubin, et cet adolescent, la fleur de toutes les adolescences : Luc Aubry, le déjà célèbre petit pensionnaire de la grande Déah Swindor.


Les éloges s’accumulaient dans les lignes et les pages, et les mots se désolaient de ne trouver pas une forme nouvelle pour dire la grâce, l’élégance, le charme dégagé de la personne jeune et du jeune talent de ce Chérubin, accompli tel que jamais la Comédie-Française, avec ses ingénues perverses et savantes, mignardes, précieuses et maniérées et — le pire peut-être — cagneuses comme la plupart des femmes, n’en avait offert au public. Un Chérubin conforme au type que Beaumarchais désespérait de jamais trouver hors le talent d’une fille : « Nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme, assez formé, pour bien sentir les finesses du rôle. Timide à l’excès devant la comtesse, ailleurs un charmant polisson ; un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il s’élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à chaque événement ; enfin, ce que toute mère, au fond du cœur, voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu’elle dût beaucoup en souffrir. »

Nine avait lu, à tête reposée, le Mariage de Figaro, sans exaltation d’aucune sorte. Elle s’était appliquée à découvrir l’émotion douce que répand autour de son inconsciente virilité la personne effrontée et jolie du page de Beaumarchais. Jeannine se fit, en lisant, tour à tour Rosine, Suzanne et… Fanchette. Oh ! Fanchette ! Fanchette surtout… Le pavillon, à droite, dans la « salle de marronniers » ; la nuit profonde ; le mystère de cette rencontre des deux enfants…

Elle n’est plus une enfant… Ni Luc ; Luc aussi n’est plus un enfant… Hélas !… Comme elle l’aimerait, gamin ! Quel soin elle prendrait des jolies boucles brunes qui caressent ses oreilles… oh ! ses petites oreilles, ce qu’elles sont jolies !… eh bien ! et ses joues ! et ses yeux !… et… Oh ! non, Nine ne veut pas y penser ; mais pourtant il lui semble, quand elle veut y penser, que déjà s’ombre d’un rien de velours noir — d’un rien, ça il faut l’avouer — mais n’est-ce pas tout ce rien ?… que déjà s’ombre d’un rien velouté la lèvre supérieure de Luc et que sa bouche en est plus désirable ; son petit nez dont la mutinerie élégante et jolie la fait sourire, émue et charmée, son petit nez de rien du tout aussi… Oh ! Dieu, tout le fin visage de Lucet, la vigueur brune de ses sourcils sur la douceur tiède et l’éclat liquide de ses beaux yeux !… Eh bien ! voilà : Nine pensait donc que, Luc étant un gamin. — il n’est plus un gamin mais il n’est pas encore un homme pourtant ! Luc étant gamin… et ses yeux, à Nine, se ferment de joie parce qu’il n’est plus gamin, et qu’il n’est pas encore homme… Luc étant gamin elle trouverait blancs ses bras de fille, ses bras de… non, pas de fille ; mieux ! mais pas d’homme cependant — ses bras nus hors sa tunique de bure dans le costume du pâtre Iohanam… Enfant, elle pourrait l’embrasser sans danger ! et quelles caresses douces ses lèvres s’offriraient contre sa chair éclatante et savoureuse !… Elle le retournerait, le manierait en tous sens ainsi qu’elle faisait de ses poupées mignonnes, autrefois. S’il avait seulement dix ans, douze ans, comme à l’église quand, espiègle, dans sa robe rouge et ses flots de dentelles, il riait à Jeannine et, sans le savoir, lui faisait baisser les yeux…


Et Jeannine rêve… Moult Plaisant s’offre avec des allures de fête, le soir Luc est auprès d’elle ; et les hauts marronniers du parc voient passer leurs images confondues… Luc a au moins dix-sept ans déjà, oh ! oui au moins ! Il doit savoir de belles choses, des choses tendres pour dire, la nuit, bouche contre bouche, et les yeux dans les yeux, bien que les prunelles ne se voient pas… des mots tels que les Princes Charmants en doivent murmurer au moment où l’histoire s’arrête, quand ils s’endorment, le soir, auprès de la jeune Princesse, sur le lac enchanté… Nine, qui tout ignore, devine que les lèvres à Lucet doivent être bonnes. Elle n’a pas la moindre idée de ce que peut être un baiser ; même, jamais encore la pensée ne lui est venue que les lèvres se puissent unir, se prendre et ne se plus défaire. Oh ! Lucet, avec la musique câline et fraîche de sa voix, le velouté rose et mouillé de ses lèvres !…

Et l’image se précise. Toute la pensée de Nine s’égare parmi les méandres souples de ce corps de jeune homme dont la nudité s’impose à son esprit en un détail minutieux… S’il pouvait seulement permettre que sur son cou joli, joli quand, en se penchant, il découvre la nuque aux belles lignes simples, lisses, comme d’un Antinoüs adolescent… s’il pouvait seulement permettre un baiser là, à un certain endroit que Nine vient de choisir soudain… Mieux, si par hasard, un hasard tout à fait extraordinaire, ses bras, ses beaux bras nus dont le contact doit être si tiède, pouvaient aussi être pour elle ! elle est certaine de trouver à les caresser d’ineffables délices ; elle rêve d’y reposer ses joues ; de fermer ses yeux sur leur élasticité rigide à peine duvetée ; de leur livrer son cou à elle dans une étreinte, comme une enfant… Son cou ? Pourquoi son cou seulement ? N’a-t-elle pas à offrir l’équivalent de ces trésors qu’une investigation insensible lui fait découvrir en Luc, et en lesquels s’enlize sa pensée… Ses bras à elle, son cou, Luc ne trouverait-il pas, à en accueillir le don sans réserve, la joie qu’elle présage immense à le recevoir de lui ? Ne se peuvent-ils prendre tous deux profondément et se caresser, les yeux aux yeux, les lèvres rivées aux lèvres ?… Et leur bouche ne se peut-elle glisser tout au long de leurs bras jusqu’à la paume impressionnable de leurs mains ; et leurs mains, dans cette emprise impossible, parce que Luc a l’air bien trop raisonnable, trop sérieux et qu’il ne doit pas avoir de ces pensées mauvaises dont la nouveauté hardie accable Jeannine — leurs mains fines et pâles, si Nine se livrait, si Luc, ce qui est improbable, n’opposait aucun obstacle, ces mains empressées ?… Oh ! les mains de Lucet, pâles avec, à l’extrémité des doigts fuselés, un peu de rose comme le fard que se mettent sous les yeux les actrices… les mains de Luc ; quelle science ne doivent-elles pas contenir, ces mains fragiles, jolies et déliées !…


Et voilà que se découvre, dans les regards complaisants de Nine, la vision tout entière de Iohanam souriant à ses pensées, exaltant ses rêves, dans la nudité splendide du théâtre. Que songe-t-elle à la gourmandise des lèvres, à la souplesse des bras, à la profondeur des yeux amoureux ! Ne serait-ce pas divin que la cambrure pâle et flexible de ces jambes indifférentes unît aux baisers le frôlement enveloppant de ses lignes attirantes dont le seul souvenir de l’image parfaite éveille en elle des facultés jusqu’ici inconnues de sentir ?… Nine évoque le dessin spirituel des mollets arqués sur les fines chevilles ; le modelé aristocratique des genoux ; la beauté sculpturale des cuisses à demi effacées sous les plis de la tunique courte… les cuisses mouvantes dont la virilité glorieuse exhausse dans l’ombre de la tunique, jusqu’au centre fleuri, l’ardeur impétueuse des caresses pour lesquelles la nature souveraine les fit, tenailles douces et enjôleuses, s’ouvrir et se refermer sur les tourments délicieux de la chair !…

Et la pensée de Nine, dégagée de toute entrave, ample, large, s’épanouit au clair soleil ; non point animale et sournoise, mais hautaine sous le joug aimé du mâle très beau et très désirable — la pensée de Nine interroge, frémissante, le mystère de ce jeune ventre de Lucet d’où veut jaillir, dans le robuste essor du désir, la fécondité pour laquelle d’avance, avec son amour ignorant et ses rêves effrénés, s’ouvrent ses flancs avides de la communion suprême… La chair de son corps, sous les jeunes efforts de Lucet se ploiera à la loi formelle, tandis que son esprit et son âme seront ravis en l’absorption, qu’elle imagine totale, d’une beauté vers quoi tendent les fibres les plus généreuses et les plus douloureuses de son corps de vierge ; fleur dont les pétales se gonflent et se veulent ouvrir, saison venue, au pollen d’une autre fleur…


Ah ! posséder Lucet comme soudainement la possession vient de s’en révéler entière et trop imparfaite encore pour ce qu’elle voudrait abandonner d’elle aux meurtrissures possibles de l’adolescent son maître ! Oui, oui, Luc la possédera ; l’attirance de sa chair est un sortilège encore à demi incompris ; mais cela sera, en dépit des obstacles, en dépit de la morale, en dépit de la foi sévère… de la foi qui fait, même dans le tumulte violent de la virginité qui l’épuise, encore prier son cœur…

Oh ! Lucet, Lucet !… Le sceau ineffaçable de ta bouche sur la bouche de Jeannine ; l’empreinte profonde de ton adolescente virilité sur le corps de la vierge qui s’éveille, gémit et crie vers toi : Lucet !… Lucet !