Luc/Chapitre XXIII

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Ambert & Cie (p. 196-205).
XXIII

Le premier venu de la grande série d’octobre à Moult Plaisant, c’est Julien. Celui-là console de tous les autres, les indifférents, égoïstes, affectueux du bout des lèvres et seulement parce que la table est exquise et l’hospitalité généreuse. C’est un ami déjà, ce grand beau gars qui, d’un seul regard, lit au fond des prunelles et, sans parler, répond avec ses bons yeux spirituels à l’interrogation muette de Nine. Pour celui-là on va à la gare en personne, Nine et sa mère ; on se serre contre lui avec des envies de le câliner. Des gamineries éclatent dans les mots où des rires fusent, se dessinent dans les gestes ; et c’est bon tout à fait de le sentir tout près, tout près de soi. Il n’est vraiment pas si inabordable ! Pourquoi Nine a-t-elle cru cela ? Au contraire, on sent à s’approcher de lui qu’on pourrait lui dire toutes sortes de choses : les futiles dont souriront ses lèvres fines ; les mélancoliques pour quoi ses bons yeux se voileront de douceur et de compassion ; les graves qui feront son front se recueillir ; les douloureuses, craintives d’avance consolées par son cœur et les caresses fraternelles de ses mains pâles… Oh ! oui, celui-là… Et Nine n’achève pas, mais toute son âme se tourne vers le grand ami, amie et reconnaissante. Et le remords se fait très poignant en elle de le délaisser, ne fût-ce qu’un moment, pour le délicieux gamin dont elle veut connaître les primes émois…


On s’occupe tout de suite du théâtre ; les décorateurs l’ont installé avec une rapidité surprenante dans l’orangerie vide. Tout un théâtre complet avec les rampes, le rideau, les deux décors du Mariage, Ier et IIe actes que les jardiniers ont appris à équiper… Les meubles et le fauteuil de Chérubin seront pris au château, Lucet les choisira lui-même.

Tous les autres invités arrivent presque coup sur coup, en trois jours. On répète. Luc est un peu retenu par sa rentrée au Conservatoire, mais il n’y a pas à se préoccuper de lui ; une répétition et tout ira à merveille.

Il arriva par le même train que les costumes. Tout le monde s’en fut au devant de lui à la gare. Nine aurait bien mieux aimé qu’on la laissât y aller seule avec sa mère et Julien.

C’est elle qui a conduit Luc à son petit temple ; sur quoi elle ne put s’empêcher de dire en lutinant l’auteur des lettres à Fanchette que, séparé du commun des mortels, il trouvait là, sous la petite colonnade de stuc et de marbre, le seul abri qui convînt à sa divinité : les parois et le parvis d’un temple… On n’est pas plus XVIIIe. Il y avait encore dans la serre quelques belles fleurs, Jeannine donna l’ordre qu’on les portât chez M. Aubry, pour faire honneur à Chérubin. Et Chérubin trouva tout fleuri le sanctuaire aux degrés de marbre. Et les degrés déjà disparaissaient sous l’épaisse jonchée des feuilles dont se dépouillaient les ormes et les chênes.

Et les fleurs les plus rares étaient les yeux de Nine, sa bouche, et ses mains aux lignes précieuses sur lesquelles mit ses lèvres Lucet, cependant que Nine tressaillait sous ce baiser jusqu’au fond de son être charmé.

Julien observe les mouvements des deux jeunes gens, sans en rien perdre. Pour lui se rouvre la blessure chérie qu’a faite à son cœur, à sa chair, le petit clerc de la Trinité, Daphnis, Chérubin. La blessure va s’envenimant davantage chaque jour ; elle est presque inguérissable maintenant. Car Julien se rend compte enfin de la place que prend dans sa vie quotidienne l’exquis adolescent, le gentil Luc aux yeux du vert bleuâtre et doux des oliviers. Il en a bu comme un philtre divin l’âme savoureuse. Dès lors il a peur du désir que l’âme seule ne satisfait plus, il souffre et se maudit de cette attirance douloureuse contre laquelle il n’a pas le courage de lutter.

Cette nervosité maladive, dégagée soudain par la rencontre de Luc enfant chez Déah Swindor, ici, à Moult Plaisant, s’exaspère au delà de tout ce que Julien pouvait craindre. Il se sent capable, pour son petit ami, des pires capitulations ; et le doute envahit son être dans l’angoisse d’une interrogation à laquelle il n’ose se répondre à soi-même si l’amitié qui l’attache à Lucet n’est pas d’une violence supérieure à l’amour qu’il promit à Jeannine… Ils éclatent tout à coup au plus profond de son être, ces sentiments dont la marche sournoise vient d’atteindre son cœur sans qu’il eût pris le temps de s’en défendre… Et cela est, comme une catastrophe horrible est, comme un mal incurable est, — inéluctable et sans remède !

Et dans ce carrefour angoissant où se débat l’incertitude de son âme qui réprouve et souffre des affinités plus matérielles de son cœur, ce n’est pas assez du trouble de son amour, il lui faut douter encore de ceux qui le torturent et se défier de ces deux êtres également chéris, Nine et Lucet…

Julien se souvient de Luc en extase devant le portrait de Nine. Il ne se veut pas étonner de l’abandon charmant du jeune amoureux, mais l’homme primitif en lui reparaît qui entend défendre son bien et couve des jalousies, des rancunes, des haines, des vengeances contre celui assez hardi pour essayer de le lui ravir, celui-ci fût-il Lucet !

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Tous les personnages notables de Pont-de-PArche, sauf M. le Doyen qui avait été d’autres raouts et dont le Mariage de Figaro eût troublé l’orthodoxie, reçurent une invitation.

Après midi, des grands breaks aux joyeuses sonnailles de clochettes et de grelots emmenèrent les hôtes de Moult Plaisant dans la vallée de l’Andelle vers Pitres, Romilly, Pont-Saint-Pierre, Radepont… Des places avaient été réservées en grand nombre aux châtelains qu’on allait chercher pour le dîner et le spectacle, et que les mêmes breacks carillonnant ramèneront dans toutes les directions, la nuit, la fête terminée. D’autres invités étaient attendus, qui venaient par leurs propres moyens de Rouen, d’Elbeuf et des cottages, châteaux, propriétés environnants. L’ « assemblée » devait être au moins de quatre cents personnes, après l’ouverture des portes donnant libre accès, pour les petites places, aux habitants de Pont-de-l’Arche conviés à cette représentation.


Nine est préposée à la réception, à la surveillance, et à l’apprêt des costumes tous des plus élégants. Luc ne quitte pas le théâtre, il y fait transporter les meubles somptueux choisis par lui-même au château pour remplacer les chaises de la répétition.

Or Nine ignore que Luc n’a pas accompagné tous les invités. Elle a vu Julien partir et ne soupçonne pas que Chérubin ait manqué d’accompagner son ami. Elle a renvoyé les femmes de chambre aux communs et à la lingerie où divers préparatifs sont encore inachevés, et reste seule à chiffonner les corsages, les dentelles des habits à la française légèrement mis à mal par l’entassement du voyage… Et surtout, oh ! surtout, la retient le costume de Chérubin appartenant en propre à Lucet qui l’a apporté avec lui ; le mignon boléro, la chemisette au jabot ébouriffé, le petit manteau, la trousse, le tout en velours bleu de roi brodé d’argent, doublé et crevé de moire blanche, le feutre gris perle avec la plume longue et souple enveloppant d’une caresse neigeuse la cordelière tressée d’or et d’argent… Et les mains jolies de Nine tremblent au contact de la soie tiède du fin maillot blanc fermé de toutes parts. Ce maillot seyant qui va contenir, qui a contenu — oh ! Nine jolie ! — si étroitement le corps adoré de Lucet… Elle le retourne en tous sens. Il y a, sur la ceinture de faille blanche, des boutons de nacre ; et la ceinture est coupée, par intervalles, de larges bandes de tissu élastique, de sorte que ce maillot impudent, doux et enjôleur se referme de lui-même et caresse toutes les formes qu’il saisit… Oui, c’est vrai, Nine se regarde, elle est presque de la même taille que Lucet… mais… non ! il ne faut pas songer à cela… Toutes les formes de Lucet !… il ne faut pas songer à cela ; Nine s’en défend bien… ce serait de l’enfantillage, oui, mais un enfantillage dangereux… Pourtant, elle est seule. Et ce maillot de son petit Luc lui irait… Personne ne pourrait pénétrer dans le salon, qu’elle ne sonnât… et puis c’est une curiosité bien inoffensive, en somme, une sensation quelle veut avoir eue… bien banale… la sensation de ce tissu léger gourmand de formes sveltes… Luc ne l’eût point déjà rempli de sa tiédeur ambrée et provocante en y laissant des empreintes délicieuses, qu’elle désirerait autant goûter cet effroi pervers d’être, habillée, nue dans ce joli travesti… Ses mains ne se veulent point arracher, ni ses yeux, au sortilège charmant de cette gaine déployée devant elle, dessinant les hanches, les jambes et les pieds menus de Luc, cette gaine moulée comme un gant sur la nudité prestigieuse de Iohanam savant en caresses, de Chérubin hardi en baisers et qui contint, — cette gaine molle raidie par les juvénilités cambrées de Luc — le mystère troublant que révélèrent à Jeannine les jeux effrontés de Robert et d’Edouard… D’abord elle approche de sa bouche la délicate enveloppe dont la blancheur virginale frôle la fièvre rose de ses lèvres… ses mains vont jusqu’au fond des pieds tout petits… Ce serait vite fait d’enfiler çà, tellement souple à toucher, doux à voir… Elle se coiffe du feutre léger, et se voit dans une glace : Chérubin ! Mais elle aussi peut être Chérubin, si elle veut !… Si elle veut ?… pourquoi ne voudrait-elle point !… Elle hésite, en dégrafant son corsage, machinalement… Cela fait, sans s’en apercevoir, sa robe tombe à ses pieds… puis, vite, son corset dont craquent les œillets l’un sur l’autre ; folâtre musique ; son jupon glisse sur sa robe. Nine est folle ! Mais non, très calme ; et la dentelle de son pantalon révèle la hauteur des bas qu’elle enlève après ses mules de Suède gris perle, bouclées d’or !… Vite, la soie blanche saisit la fleur tendre de ses jambes gamines ; elle se rappelle les détails de Luc dans les lettres à Fanchette ; elle fait comme il a dit. C’est un peu difficile tout de même la première fois ! Et tantôt son petit corps frémissant s’ajuste dans l’étroite adhérence du maillot qu’on eût dit tissé pour elle et qui monte, qui monte et couvre ses hanches rondes, enfermant sur son jeune ventre pâle un peu de l’odeur mâle et troublante infiniment de Lucet…

Les jambes percent la trousse bleue brodée d’argent qui ceint de velours sa taille flexible ; et ses cuisses issent de l’azur sombre, ainsi que deux pâles boutons de lis… Et tout Lucet s’éveille en elle et incruste des arômes en sa chair qui, par sa bouche, râle imperceptiblement. Ses bras nus se vêtent de la fine chemise de linon dont les manches s’achèvent et le col s’épanouit en frissonnantes dentelles. Elle a chaussé ses mules gris perle, bouclées d’or. Et sa gorge, tendue en l’odeur virile du costume, s’apaise, tel un adolescent à la poitrine plate, sous la rigidité des aiguillettes de satin et d’argent… Elle chante, amusée, énervée, excitée, affolée !! Ses hanches chaudes et légères se pâment au souvenir des hanches, chaudes et riches du fruit dont l’empreinte demeure, qui précédèrent les siennes… Elle chante :

Je connais un pauvre enfant
Un pauvre enfant de Bohème…

et sur sa tête rectifie le feutre gris sur quoi neige la plume vaporeuse…
… Au regard triste, au front blême…
son petit manteau pailleté de clair de lune agrafé aux épaules, elle s’anime devant la glace, mutine et jolie Jeannine, Jeannine-Mignon ;

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
La folle histoire !
En vain je m’en défends…

. . . . . . . . . .

ses mains menues et mignonnes rangent sous le feutre soyeux les bouclettes tombantes de son front ; elle se coiffe comme un garçon…

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Je me trouve bien mieux

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Soudain, en arrêt, elle pâlit affreusement !… Une voix connue, au dehors, reprend après elle…

Je ne suis plus la même ;
Ah ! la la la la ta ta !
La ralla, ah ! la la…

. . . . . . . . .

Nine stupéfiée se tait.… ses yeux s’égarent… ses mains — tout le voile possible à cette minute où le rêve atteint, délicat et charmant, confine au cauchemar — ses mains couvrent son doux visage alerte sous le feutre de Chérubin… La porte s’ouvre ; une jeune voix s’écrie :

— Ah !!… Chérubin !!!

C’est Luc en quête de meubles, Luc effaré, que l’étonnement et l’extase clouent sur le seuil…

Nine a vu !… C’est Luc !… Alors ses mains fragiles et mignonnes se crispent sur les dentelles, elle veut se sauver, se cacher, se dissimuler ; où ?… Il est trop tard !… Luc a vu… et demeure, inconscient de ses actes, refermant la porte derrière soi, fou aussi, et courant au danger qu’il ne voudrait mais qu’il doit éviter… Nine hypnotisée par la peur se jette au devant de Lucet, s’abandonne au tourbillon avide qu’elle veut fuir… Mais elle n’a plus peur déjà, dirait-on… Que va-t-elle faire ?… Elle relève sa pauvre petite tête frivole, fixe de ses yeux apeurés Lucet, se jette dans ses bras, éclate en sanglots et demande, sans plus maîtriser ses gestes ni sa pensée, folle, oui, folle :

— Pardon… pardon… Lucet…

Et ses beaux yeux, ses mains mignonnes, ses lèvres et la grâce unie de ses jambes sveltes sont sur Lucet, et Lucet ne peut contenir les sanglots de Nine qu’en berçant dans ses bras stupéfaits et ravis… Chérubin, — Chérubin qui rit nerveusement tout d’un coup et s’apaise… s’apaise et se cambre en l’exquise virilité du costume, et laisse sur l’épaule de Lucet sa tête joueuse cependant que Lucet rencontre dans les dentelles un cou joli et de tièdes poignets et devine, au halètement de la gorge qui frôle sa poitrine sous le linon de la chemisette et le velours brodé du boléro : l’amour… l’amour qui tout ose… Alors sa joue se penche sur la joue câline et craintive de Nine… Nine se rassure et demeure prise à l’enlacement sensuel et hardi de Luc. Ses mains se laissent prendre aux mains tremblantes de l’adolescent ; et leurs lèvres jeunes ne se fuient pas, qui se sont rencontrées et s’absorbent en un long et silencieux baiser où la chair profondément se donne, échange sa joie et fait trembler le désir qui ne veut plus cacher sa violence, sa douceur et sa douleur…

Un trouble infini les enveloppe, de s’étreindre et de s’avouer ainsi, elle Chérubin, lui Lucet, dans l’enlacement craintif et charmant, présage d’un amour enfin réalisé en la chair qui consent et va combler les tendances stériles de l’âme.

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Et Chérubin, dans les bras de Chérubin, avoue, mais se défend encore de ses baisers gourmands :

— Non… non… je vous en supplie, Lucet… non, ce soir… ce soir…