Luc/Chapitre XXIX

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Ambert & Cie (p. 235-240).
XXIX

Le matin dissipe les crises aiguës. Les fantômes des insommies se dissolvent aux premiers feux du jour. L’énorme tragédie des rêves se réduit en la concision glaciale, en la réalité dont chaque détail découvre une irrémédiable et lancinante douleur.

Mais Lucet est trop gamin ; son adolescence le fait invulnérable aux blessures sans baumes. Il aime, il ne voit partout que de l’amour et veut, par l’amour, tout excuser. Il garde sur ses lèvres le baiser de Nine et sur son front le baiser de Julien. Dans tous ses membres un bien-être divin persiste. Des caresses ardentes, pour la première fois, viennent de combler les désirs de sa chair. Ce qui demeure en lui d’angoisse pour la violence de Julien va s’atténuant au ressouvenir de son étreinte troublante. Et l’odeur, autour de son jeune corps, de cette nuit d’amour, exalte le triomphe du réveil.

Il chérit, il adore ces deux êtres par qui vient, la fougue juvénile de ses sens, d’être si violemment charmée. L’une a trouvé tout au long de ses membres flexibles la luxure des enlacements ouverts et renoués. L’autre a fait agenouiller devant celui qui le frappa sa légitime colère ; devant celui qui l’humilia, la rigide fierté de son honneur ; il fit plus encore, il enveloppa dans le trouble délicieux d’un baiser le pardon dont ainsi la magnanimité se renforça d’amour !

Luc avait pensé, vêtu en hâte, suivre Julien dans sa retraite et ne pas le laisser dans la solitude désespérée de sa douleur ; mais la crainte d’un bruit dangereux pour Jeannine l’avait retenu. Il ne fallait pas qu’on soupçonnât rien du drame ; Julien lui-même avait pris soin de n’en laisser rejaillir aucun éclat, soucieux de respecter la jeune fille jusqu’à se refuser d’intervenir devant elle, même pour s’opposer à la consommation de sa faute. Certains bruissements dont Luc avait douté, la nuit, lui confirmaient le passage de Julien non loin du tempietto ; il se pouvait donc qu’il eût été témoin de la course brave et follement imprudente de Nine.

Mais Luc s’excusait mal en songeant aux exigences des circonstances, à la crainte d’aggraver des faits dont l’énormité, qui lui avait échappé d’abord, finissait pas l’effrayer ; il s’excusait mal et regrettait son inertie toute semblable, pensait-il, à de la lâcheté ; et cette pensée ravivait ses appréhensions.

Luc s’habilla vite ; il traversa le parc jonché de feuilles cuivrées. Le disque rubescent du soleil se voilait, à travers les arbres, dans un rideau d’opales issues, à fleur de terre, des mousses odorantes. L’âme paisible des choses, dans le matin tranquille, se caressait à P âme angoissée de l’enfant et le baignait, tourmenté à la fin, en une détresse infinie. Il allait, gamin et joueur presque. Mais Chérubin, fait homme entre les bras de Nine, sentait dans son cœur joli peser de lourdes peines.

Voilà, dans l’éclaircie du ciel, la terrasse et le pavillon d’où Julien peut suivre la lente coulée d’argent du fleuve…

Lucet a le cœur gros tout de même ; et sa chair se navre d’avoir, cette nuit, suscité encore chez Julien une telle preuve de son attachement et de sa bonté.

L’enfant heurte légèrement la porte du marteau dont elle est armée. Il entend des pas. Julien ouvre. Leurs yeux se rencontrent aussitôt, graves, mais avec de la douceur et du chagrin plein leurs prunelles endolories. Luc parle tout de suite ; on l’écoute affectueusement :

— Je suis fou, Julien, de venir renouveler votre peine ; ne m’en veuillez pas ; je voudrais souffrir plus que vous… Il me fallait, cette nuit, vous rejoindre tout de suite ; mais j’ai craint quelque chose d’atroce pour cette maison que nous chérissons ; puis je voulais partir ce matin, sans vous voir, et je n’ai pu m’arracher au besoin — et Lucet répéta : au besoin — de vous demander et d’obtenir votre pardon encore, parce que je vous aime bien, Julien, et que je vous ai fait pleurer…

Chérubin allait continuer ; il voulait livrer toute l’angoisse de son petit cœur de gamin aimant et affligé ; son grand ami retint sur ses lèvres le charme et la douleur de l’entendre. Quels mots doucement vinrent rassurer Lucet ? À peine Julien les pouvait prononcer ; il sentait l’émotion les mouiller comme de larmes apaisantes. À peine ils arrivaient, ces mots fraternels, aux oreilles de l’adolescent. Ils furent une musique suave et déchirante tout ensemble… Puis, quand se fut épuisée la joie de donner et de recevoir le pardon, tous deux baissèrent la voix ; et les paroles émues de l’instant d’avant se tirent tremblantes dans l’honnêteté honteuse et la pudique volupté des pensées. Jamais le peintre n’avait osé avec son petit ami de tels propos auxquels sa délicatesse native et le raffinement impeccable de son verbe ajoutaient une langueur et une navrance suraiguës… Lucet, dont les grands yeux — et Julien se blessait à leur beauté — ruisselaient de fatigues bleues sous la pâleur mauve des paupières, et dont les lèvres saignaient encore de rouges baisers, Lucet comprit aux paroles de Julien l’horrible danger que sa fougue irréfléchie et l’abandon total de sa chair novice aux actes d’amour faisaient courir à Jeannine. Il se rappela la bouche inassouvie de l’amante râlant entre leurs lèvres soudées : « Encore… encore… » et la profondeur de l’étreinte répétée qui mêla leur chair active en la fusion luxurieuse où la créature emprunte au créateur une part effroyable de sa puissance…

Ainsi cela était ! Aucune transe, aucun regret, aucune colère ne pouvaient empêcher que la vierge ne portât en elle, ineffaçable, l’image de l’amant. Il était impossible que Lucet pût — et lui seul en avait le pouvoir — sans l’outrager, inviter l’enfant ignorante à détourner de ses flancs la joie désormais vivante d’avoir contenu les virils transports de son adolescence désirable.

Luc atterré de son œuvre se conformait d’avance à toutes les décisions de Julien ; non pas qu’il abandonnât aussitôt et sans courage celle qui d’un souffle venait d’embellir la sensibilité de son être caressant et passionné, mais il avait conscience du sacrifice nécessaire de cette sensibilité de gamin au respect de Nine, de ses hôtes et de Julien. Et Julien, d’ailleurs, qui venait de pardonner à l’amant, pouvait seul arracher l’amante au déshonneur.

Et c’étaient d’angoissantes minutes, celles où se débattaient entre les jeunes gens les graves intérêts désagrégés soudain par la fugue d’une juvénile attirance.

Un abîme semblait les séparer. Il paraissait qu’aucun accord possible ne les pût réunir et que leur situation jamais n’eût rencontré d’égale dans les prodigieux ondoiements de l’amour. Les concessions mutuellement acceptées, la presque froideur d’une telle rencontre dans la sérénité de ce paysage automnal et la bonhomie familière du pavillon, bravaient les décrets poncifs de l’honneur et foulaient les lois primaires du droit et de la propriété. C’est que deux âmes seules — en dehors de la glèbe irritable des corps — se rencontraient, dont la délicatesse peut surnager sur le flot brutal des revendications.

Luc aimait Julien, Julien adorait Luc.

Julien tenait en ses mains la peine horrible des deux enfants ! Qu’il se retirât d’eux ; l’un demeurait avec le remords, l’autre avec l’épouvante… Il les aimait !

Le baiser qu’une amitié violemment et douloureusement transformée arrachait à son front splendide d’éphèbe, révélait à Lucet l’emprise irrésistible de sa jeune grâce. Son amour-propre rayonnait dans la lumière de l’aveu qu’il sentait depuis longtemps venir, dont se doublait son affection pour Julien. Sa fierté avait tressailli sous l’hommage du jeune homme presque autant que sa chair sous les caresses de la jeune fille ; et, libéré de ces angoisses et de ces émotions, à ce moment il lui parut que la part retrouvée égalait celle perdue.

Les sanglots de Julien avaient fait son amour pour lui sacré, comme les gémissements de Nine avaient divinisé l’accomplissement d’un acte désormais impossible. Il gardait à la tendre miséricorde de l’un la même gratitude infinie qu’à l’offrande voluptueuse de la seconde.

L’accord de ces sentiments en apparence voués aux heurts les plus féroces répandait en l’adolescent l’orgueilleuse joie de l’impossible atteint. Il aimait le drame pour l’idylle inattendue qui dénouait ses voiles sombres… et ne voyait pas en cette nuit d’amour un prologue à d’autres douleurs…