Luc/Chapitre XXV

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Ambert & Cie (p. 210-216).
XXV

Quand les artifices et les flammes de bengale eurent zèbre’d’or le ciel et poudré de rouge les ombres bleues sous les grands arbres, après la représentation ; quand les crépitements et les détonations des caronades eurent, dans les fulgurations et les pluies de métal en fusion, dispersé par tout le parc leurs fumées âcres et denses, les grands breaks emmenèrent une partie des invités ; les derniers trains prirent les autres.

Ce fut, après les fantasmagories des lumières et les divertissements de la musique, la fête nocturne de l’ombre, du silence et de l’apaisement…

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Nine gagna sa chambre, heureuse et nerveuse mais fermée à toutes inquisitions des regards. Elle songeait à la bonté spirituelle et sans égale de Julien, plus encore au charme doux et violent de Lucet.

Luc se réfugia parmi les hautes futaies, en son temple où saillent, dans les stucs entaillés, les arcs, les carquois et, mêlés de roses, les lauriers d’Amour…

Mais Julien s’épuise à repousser l’image vénéneuse et ravissante de Luc. Il se débat en vain contre le mal sournois qui depuis des semaines, des mois, — il se l’avoue enfin, — des années, oui, des années, s’est infiltré goutte à goutte et déborde soudain dans la tempête délicieuse de son cœur. Trop d’obscures pensées, trop d’angoisses, dans son esprit et dans sa chair se heurtent et s’agitent. Il ne peut pas, il ne veut pas dormir. — Et dans la nuit fraîche à peine, comme des craintes, comme une appréhension, comme une adoration aussi l’attirent vers le tempietto où, sur le doux sommeil de Luc, des carquois et des roses se mêlent aux lauriers… L’amitié étrange qui brûle dans ses veines, tout à coup, vient de lui insuffler l’envie… l’envie ?… pis que cela… la jalousie ! la jalousie dont il a peur ! Nine et Lucet font peur au désinvolte Figaro… Et Figaro va veiller…

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Luc ne dort pas. Il songe…

Nine a dit :

— Non… ce soir, Lucet… ce soir !…

Est-ce le consentement retardé, en effet ; ou n’estce pas plutôt le refus irrémédiable ? S’est-elle tout à coup souvenue de Julien… Julien ! — Oh ! comme Lucet désire dans sa jeune chair ignorante et curieuse le baiser promis « ce soir ». Et quelles angoisses, pourtant, si son désir, la folie honteuse et divine de son désir, tout à l’heure, allait se réaliser !… Pauvre Julien !…

Comme Nine tremblait dans l’étreinte qu’elle-même est venue chercher pour dissiper sa terreur de petit oiselet affolé !

Certes, Luc ne se peut reprocher le double crime de cette rencontre ; crime contre Julien ; crime contre sa fiancée ! Cette rencontre, rien ne la pouvait présager. La surprise en demeure souverainement attendrie et berceuse d’espoirs au plus profond de sa chair. Sa bouche, ses mains, par le seul souvenir si proche, gardent le doux émoi de la possession incomplète et trop rapide.

Il n’est pas coupable de l’avoir retenue. Julien ne peut le lui reprocher. Ce n’est pas elle non plus qui l’a recherché. Le hasard a conduit l’un vers l’autre leurs désirs, comme le vent nocturne des oasis guide vers les fleurs qu’il faut la douce fécondité du pollen errant parmi les palmes…

— Non… ce soir…

Voilà que douze coups gravement rayonnent autour du clocher et se dispersent sur l’eau, les coteaux et les bois. Tout sommeille dans le brouillard bleu qui s’élève de la Seine.

Aucune porte ne ferme, dans ce temple qui, l’hiver, reste absolument vide de tentures et de meubles.

… Si jamais Nine devait commettre cet acte exorbitant de venir, Luc ne veut pas paraître l’avoir attendue. Il ferme l’électricité et se jette tout habillé sur une chaise longue. Au milieu des ténèbres embaumées de la jonchée des feuilles et des roses renouvelées dans le cabinet voisin, il rêve… Tous ces hommages dont aucun ne l’a touché : lettres, baisers, caresses insolentes, bravos, bijoux même et fleurs, que des mains inconnues faisaient déposer dans sa loge sans qu’aucune trace en dénonçât la provenance, l’origine, le donateur — rien n’a transperce son âme juvénile et remué son être tout neuf autant que le frôlement silencieux de Nine et l’affection muette de Julien.


Lourdement, du clocher, le quart de minuit roule sur les ardoises moussues de la nef… puis le silence’absolu s’étend à nouveau…

Luc s’agite de la chaise longue à son lit où des courtines de damas vieux rose encadrent les draps d’un tissu très beau à entre-deux de guipure ; des draps souples dont chaque pli douillet pénètre la chair comme de caresses… Il lui semble tout à coup que l’on vient de marcher… Il écoute… Ce sont des feuilles qui voltigent et doucement frôlent la fenêtre avant de s’abattre légères sur les racines noueuses des arbres…

Luc s’assoit sur le lit… Il passe l’un après l’autre ses doigts effilés entre les jours des guipures et compte les motifs brodés qui se répètent, comme un malade recompte sans cesse les piquets de fleurs en quinquonces sur le papier de sa chambre… Et le souvenir d’Edouard déshabillé auprès de lui tout à l’heure s’estompe en les poudres fines d’un pastel… Il n’y a vraiment guère de différence — et s’il en existe ne serait-elle pas toute à l’avantage de celui-ci ? — entre ce gamin aux membres clairs et une fille. La perfection de leurs lignes caressantes et déjà robustes est d’une supériorité incontestable qu’il ignorait. Luc se veut rappeler le torse charmant porteur de droites épaules et de si jolis bras ; la grâce virile des jambes et l’élégance ambiguë des hanches… — Il pense à Julien en fermant à demi les yeux — puis à Nine… Nine ?…

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La demie au clocher sonore…

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Il ne veut pas que rien laisse supposer qu’il a pu l’attendre, jugeant indigne de lui et offensante pour Nine la seule supposition qu’elle puisse venir… — Encore du bruit… Cette fois on a marché… on a marché !… on vient… Et le cœur de Lucet accélère ses pulsations, et sa jolie bouche rose ardent perd son exquise humidité… Il lui semble bien cependant qu’on a marché… Il va mouiller ses lèvres au verre d’eau… Non seulement on marche mais… on vient… On… Lucet écoute, haletant… Non… non… Rien ne bouge plus… Pourtant !… ce bruit comme vivant…

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Trois coups lents et sourds promènent dans la nuit le souffle métallique des trois quarts que happe et dévore encore le silence.

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Elle ne viendra pas !…

Si Luc pouvait y aller, lui… vers elle !…

Elle ne viendra pas… Tant mieux !… Il ne faut pas qu’elle vienne… Julien serait si malheureux…

Lucet retire son col et sa cravate… Il attend toujours… Elle ne viendra pas ! naturellement… Naturellement… Il enlève son veston… son gilet… Il n’attend plus… bien sûr… maintenant… Et puis une jeune fille… la nuit… pour un gamin de seize ans… Etait-ce assez fou et présomptueux de songer à cette équipée !… Un gamin de seize ans… un gosse… Chérubin quoi !… Ah ! Dieu ! Ce que ces roses, et ces feuilles mortes, et ce silence, et ces draps sentent bon…

Alors pourquoi a-t-elle dit : « Ce soir… » ?

Mais elle a dit après : «… Non !… »

Aussi quelle vanité de croire que Jeannine Marcelot qui en somme est à Julien, bien sûr, à Julien… va sortir, se trahir — dame ! si quelqu’un rôdait dans le parc ! — pour Luc Aubry ; même pour le Lucet dont les femmes désirent les jeunes baisers et vers qui, parfois, des hommes même détournent involontairement les yeux !…

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Une heure !…

Seulement une heure ?…

Oh ! s’il pouvait, s’il osait, lui, s’introduire au château !…

Pourquoi’a-t-elle promis de venir, pourquoi a-t-elle promis — puisqu’elle ne vient pas ?…

Lucet est demi-nu. Il lave dans l’obscurité profonde son corps splendide et se surprend à parfumer d’eau étendue de vinaigre les places moites où la fièvre retient ses mains fraîches… Il s’essuie et met sa chemise de soie blanche pour la nuit, puis se couche… Les draps sont moelleux… Ils sentent bon… Tiens ! non, ce sont ses mains qui embaument… Edouard avait des bas bleus à fleurs et des jarretières bouton d’or pardessus ses petits genoux satinés… C’est une singulière idée tout de même d’avoir fait jouer Fanchette à ce lycéen joli, effronté et cajoleur… et de les avoir fait se costumer ensemble…


… La fièvre de Lucet ouate la fraîcheur des draps. Il n’est dans son lit aucune place qu’il n’ait vivifiée de sa tiédeur. Il écarte le col grand ouvert de sa chemise, la fait tomber d’une épaule et pose sa joue sur son bras nu… Il s’éprend de ce contact adouci, presque étranger, comme d’un autre… Une torpeur l’engourdit, dont il s’échappe, las de s’être retourné déjà vingt fois sans trouver la vraie place pour s’endormir…

Tout son corps lui fait mal… Il mord son bras pour avoir quand même de la chair à étreindre, à baiser, à meurtrir… Et tout sentiment s’efface en lui des choses qui se confondent et s’endorment lourdement…

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