Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-15

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CHAPITRE XV.

Enlevement.


Un jeune Militaire, ſemblable à quelques-uns d’à préſent, qui font plus volontiers la guerre aux Dames qu’aux ennemis de l’État, paſſa par hazard aux environs du château de Mondor. Il connoiſſoit notre Financier ; il vint lui rendre viſite. Il fut enchanté à la vue de ſa gouvernante, & conçut d’abord le deſſein de la lui eſcroquer.

L’aimable enfant de Mars trouva le moyen de parler tête-à-tête à notre héroïne. Il lui exprima les ſentimens qu’il avoit pour elle ; il la conjura de le ſuivre à Paris. Le cœur de Lucette parloit en faveur de l’Officier ; il lui paroiſſoit eſtimable ; mais ſa propoſition la révolta. « Pour qui me prenez-vous, Monſieur ? Suis je capable d’abandonner ma famille ? Vous me mépriſeriez, ſi je me rendois à vos deſirs. L’honneur me défend ce que vous me propoſez. Il eſt vrai que vous êtes fait de façon à faire faire plus d’une folie ; mais mon devoir & la vertu m’arrêtent, & j’en ſuis fâchée ». À ces mots elle s’échappa, ſans vouloir rien entendre : l’Officier fit en vain tout ſon poſſible pour la retenir.

Le Lecteur obſervera que le Militaire étoit arrivé au château à dix heures du matin, qu’il eut à onze l’entretien qu’on vient de voir avec Lucette ; & qu’à minuit il devoit continuer ſa route. À neuf heures du ſoir il la rejoignit dans le jardin. « Et ! bien, cruelle, lui dit-il, partirai-je ſans vous ? Mépriſerez-vous les offres d’un homme qui vous adore ? Je promets, chere Lucette, de ne vous abandonner jamais. Je partagerai avec vous ma petite fortune ». Lucette interdite, chercha long-tems ſa réponſe. Elle avoit fait attention que l’Officier étoit bien tourné, qu’il étoit jeune & galant, d’un autre côté, elle ſongeoit à ſa mere, à Frivolet, &c. tout cela la plongeoit dans un mortel embarras. Enfin, après un grand combat, le parti du guerrier fut le plus fort ; elle pencha à accepter ſes offres. Elle rêvoit encore à ce qu’elle devoit faire, lorſqu’il l’aborda. « Je voudrois, lui dit-elle, pouvoir vous contenter : mais que dira-t-on de moi ? Les hommes ſont ſi trompeurs, qu’on ne doit guéres ſe fier à leurs diſcours. Je me repentirois bien-tôt, ſi j’avois la foibleſſe de conſentir à ce que vous exigez ».

L’officier comprit bien qu’elle ſe rendoit. Il diſſimula ſa joie, & pour la raſſurer davantage, il lui fit les meilleures promeſſes du monde. La tête acheva de tourner à notre héroïne. Elle lui prouva qu’elle étoit prête à le ſuivre, de maniere qu’il n’en put douter. Ils ſe ſéparerent : l’Officier courut à table, & Lucette vola faire ſon paquet. Le cœur lui battoit d’une étrange ſorte, ſon village avoit encore des charmes. Elle étoit prête quelquefois à ſe dédire : elle traita ſon incertitude d’enfantillage, & attendit l’heure du départ avec impatience.

Le guerrier fortuné ne reſta pas long-tems à table : il la quitta bientôt pour hâter l’inſtant où il devoit poſſéder à ſon aiſe ſa chere Lucette. Mondor, le Marquis & l’Abbé l’embraſſent, lui ſouhaitent un bon voyage, ils ne s’attendoient guères qu’il en dût faire un ſi délicieux. Il ſe précipite dans ſa chaiſe ; le poſtillon fouette, les chevaux partent auſſi vîte que le vent, & on le perd bientôt de vûe. Il fit arrêter à un quart de lieue du village : notre héroïne arrive au rendez-vous, chargée de ſon petit bagage ; elle monte dans la voiture, ſe place à côté du Militaire ; & la voilà déja à dix lieues de ſa mere, de Frivolet, du Marquis & de Mondor.

J’entends le Lecteur ſe récrier que Lucette eſt une folle, ou que l’Auteur n’a pas le ſens commun de la faire agir contre toute vraiſemblance. Je le ſupplie de conſidérer que celle dont j’écris l’Hiſtoire a donné dans plus d’un travers, & qu’ainſi elle eſt bien capable de celui-là. D’ailleurs, les Sages ont écrit que les femmes ſont capricieuſes. Lucette & moi, nous avons encore une autre excuſe à alléguer : c’eſt une terrible choſe que la ſympathie ; elle ſubjugue, elle entraîne ; on fait des vœux, on s’intéreſſe pour des gens que l’on n’a jamais vus.

Le lendemain l’allarme fut grande dans le château de Mondor. Point de nouvelles de Lucette. Qu’eſt-elle devenue ? On la chercha vainement dans le village. Quelqu’un s’aviſa de dire que l’officier l’avoit enlevée ; on trouva qu’il avoit raiſon. « Ah ! s’écria le Financier, faire un tel affront à un homme comme moi ! S’emparer d’une fille que j’honorois de mon amitié, & dont j’aurois fait la fortune ! » « Morbleu, diſoit l’Abbé, perdre une Beauté que j’ai éduquée, qui profitoit ſi bien de mes leçons : le coup eſt foudroyant » ! La pauvre petite, diſoit le Marquis en ſe regardant dans un miroir, « que je la plains ! On l’entraîne loin de moi, de moi qu’elle chérit, qui ſuis le premier… Il faut qu’on lui ait fait une grande violence ».

Tous ceux qui avoient connu Lucette ſe plaignoient chacun à leur maniere, & maudiſſoient l’infâme raviſſeur. Ils ſe trompoient tous lourdement. Que de filles ſont enlevées comme Lucette ! J’ai peut-être fait ici, ſans y penſer, l’hiſtoire de plus d’un enlèvement paſſé, préſent & futur.


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