Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-18

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVIII.

Coups de Théâtre.


La reſpectable Madame Commode conſeilla à Lucette de ſe faire voir aux Promenades, aux Spectacles, & d’être toujours miſe comme les Dames du haut ton, qui copient ſi bien les filles du monde. Aidée de ſes judicieux avis, notre héroïne s’habilla comme une jeune épouſée. Elle mit du rouge, non par néceſſité, mais pour paroître de plus loin. Elle fit ſon entrée aux Tuilleries un vendredi. Madame Commode l’accompagnoit par décence. Elles parcoururent pluſieurs fois la grande allée d’un air modeſte. À l’aſpect de Lucette, nos jeunes ſémillans furent plus étourdis ; nos Seigneurs élégans, nos Marquis à vapeurs, voulurent faire les aimables, & devinrent plus mauſſades ; & les femmes recommencerent à médire. Vingt lunettes furent braquées ſur les deux nouvelles arrivées, qui marchoient d’un pas grave & en minaudant. On ſe demandoit : qui eſt-elle ? On ſe diſoit : la petite eſt charmante ; elle fera des merveilles. Madame Commodes connue de la Cour & de la Ville, annonçoit aſſez que ſa compagne n’étoit pas une Lucrèce. Elle prêtoit l’oreille à tout ce qui ſe diſoit, & obſervoit celui que les appas de Lucette frapperoient davantage.

Nos deux Dames ſe promenoient donc d’un air de Princeſſes, au milieu des tendres regards, des ſouris, des plaiſanteries & des mots à double entente. En paſſant près du grand baſſin, Lucette apperçoit à côté d’elle un cavalier dont la phyſionomie l’intrigua ; elle s’arrête un inſtant, l’obſerve, & tout-à-coup s’écrie, en courant à lui : « Quel bonheur de vous rencontrer ! Eh quoi ! Monſieur le Curé, ſous ce déguiſement ».

Je laiſſe à penſer quelle fut la confuſion du Paſteur du village de notre héroïne ; car en effet c’étoit lui. Sous prétexte d’un voyage dans la Lorraine, ſa patrie, il étoit venu ſe refaire à Paris des longs jeûnes auxquels ſon état l’obligeoit. Pour être plus libre dans ſes actions, il s’étoit débarraſſé de ſa ſoutane & du petit collet ; il ſe paroit d’un habit gris galonné, d’un chapeau gros comme le poing, & d’une épée de quatre pieds & demi. Son teint fleuri & vermeil, ſes diſcours, ſes propos en impoſoient & le faiſoient paſſer pour tout autre qu’il n’étoit. Il eut la douleur de ſe voir démaſquer en public. Des ris, des brouhahas, des huées s’élevent autour de lui ; chacun ſe preſſe pour le conſidérer ; la foule augmente à chaque inſtant. En vain prétend-il ſoutenir qu’on ſe méprend, on refuſe de l’écouter. Il ſentit à la fin le danger qui le menaçoit ; il s’échappa de ſon mieux, en jurant, en maudiſſant Lucette.

Monſieur le Curé, n’oſant plus paroître, jugea à propos de s’éloigner de Paris, & d’aller édifier ſon troupeau, qui le deſiroit depuis longtems.

Notre héroïne, excédée des queſtions qu’on lui faiſoit, s’éclipſa de la promenade avec Madame Commode. En ſortant, un laquais effronté, parfumé, dont l’habit faiſoit honte à celui de plus d’un honnête homme, vint ſans façon la regarder ſous le nez. Sa conductrice alloit s’emporter contre l’inſolence du laquais Petit-maître ; mais tout-à-coup Lucette pouſſe un grand cri, & lui ſaute au cou. « Quoi ! c’eſt vous ! dit-elle. Je vous retrouve, mon cher Lucas ! Que je ſuis heureuſe ! Venez tout-à-l’heure chez moi, que j’apprenne ce qui vous eſt arrivé, pourquoi je vous ai perdu. Puiſſé-je ne me ſéparer jamais de vous » !

Monſieur Lucas, enchanté de ſon bonheur, répondit de ſon mieux aux careſſes de Lucette. Il pria la Brie, ſon compagnon, de dire à leur commun maître qu’une affaire indiſpenſable l’obligeoit de s’éloigner juſqu’au ſoir, & il ſe précipita dans un Fiacre avec ſon aimable Lucette & Madame Commode.

La bonne Marchande de mode n’approuvoit point ce que venoit de faire ſon amie ; une telle rencontre lui paroiſſoit de mauvaiſe augure, & contraire aux intérêts de la ſociété. Elle diſſimula ſon ſentiment ; ſa douceur naturelle lui perſuada qu’il falloit excuſer quelquefois de tendres foibleſſes.

Notre héroïne, impatiente de ſavoir l’hiſtoire de ſon cher ami, put à peine attendre qu’il fût arrivé chez elle. Il ne tardoit pas moins à Lucas d’apprendre par quelque hazard elle ſe trouvoit à Paris, défaite de ſon air naïf & villageois, & comment elle étoit devenue une Demoiſelle pimpante. Ils modérerent un inſtant leur curioſité, afin de la ſatisfaire plus à leur aiſe. À peine entré dans la chambre de Lucette, Monſieur Lucas raconta ſes petites aventures, ſans ſe faire prier.

« Dans ma jeuneſſe je pris du goût pour le vin : cette liqueur agréable me faiſoit paſſer les plus doux momens. Vous vous rappellez, ſans doute, qu’on ne me voyoit guères danſer ſous l’ormeau avec les autres garçons du village ; j’aimois mieux me renfermer dans un cabaret ; là, le verre à la main, je chantois, je ſautois, j’étois content comme un petit Roi. Cependant il m’étoit impoſſible de m’empêcher de ſonger à vous. Combien de fois ai-je bu à votre ſanté ! Vous me fîtes enfin ſentir que je devois adorer autre choſe que la bouteille. Mais je ne fus pas inconſtant, je partageai mon cœur entre le vin & vous. M’étoit-il permis de conſerver ma raiſon, puiſque je chériſſois chaque jour tout ce qui nous la fait perdre ? Il m’arrivoit ſouvent de me débarraſſer d’un fardeau qui, m’a-t-on dit, ne ſert qu’à rendre les hommes malheureux. J’ai remarqué qu’alors j’étois plus content : ſans ſoucis, ſans inquiétude, je paſſois la journée entiere, ou je m’endormois profondément. Ne devroit-on pas faire comme moi, & ſe mettre en état de rire des maux & des chagrins de la vie ?

» Un jour que je m’étois enivré, ſelon ma louable coutume, quelques ſoldats me rencontrerent ; ils m’offrirent bouteille, je l’acceptai. Dans nos tranſports bachiques, ils me propoſerent de ſervir le Roi ; je n’avois pas beſoin d’une cocarde pour lui être attaché : mais ils me firent comprendre que je pourrois mieux lui montrer mon amour. Je goûtai leur raiſon & je fus engagé. La joie redoubla. Je voulus célébrer mon entrée dans le Militaire ; mes forces me manquerent, plutôt que le courage, je tombai ſous la table. Le lendemain je fus fort étonné, lorſqu’on m’apprit ce que j’avois fait. J’eus beau proreſter qu’on m’avoit ſurpris ; j’eus beau répandre des larmes : mes menaces, mes efforts, mes cris, mes prieres, tout fut inutile ; il fallut partir. Je ſouffris beaucoup avant que d’arriver à la Rochelle, où notre Régiment étoit en garniſon. L’on me mit auſſi-tôt le mouſquet ſur l’épaule, & dès cinq heures du matin, qu’il plût ou qu’il gelât, je me trouvois en rang d’oignon avec de pauvres hères comme moi. Un ſergent inhumain nous apprenoit à faire l’exercice, & nous régaloit très ſouvent de coups de canne. Hélas ! m’écriai-je quelquefois, que ſont devenues les promeſſes que l’on m’a faites ! Je ne m’apperçois que trop qu’il eſt plus d’un état où l’on ne ſe pique pas de tenir parole.

» Je me laſſai bientôt du métier fatiguant de ſoldat. J’engageai deux de mes camarades à me ſuivre, & nous déſertâmes. Notre deſſein étoit de paſſer en Suiſſe. Mes compagnons changerent d’avis : nous nous ſéparâmes, & j’ignore ce qu’ils ſont devenus. Peut-être n’ont-ils pû l’échapper auſſi belle que moi, peut-être ont-ils eu la tête caſſée. Rempli de frayeur, & prenant ſouvent un buiſſon pour un archer qui me pourſuivoit, j’arrivai dans un gros bourg ; j’appris dans l’auberge que le Seigneur du lieu cherchoit un laquais ; je fus m’offrir, ma phiſionomie lui plût, & il m’agréa.

» Je paſſai trois mois dans le château de ce bon Seigneur, agité de terreurs paniques. Pour diſſiper mes craintes, j’eſcroquois pluſieurs bouteilles de vin, que je vuidois en cachette. Si le ſujet de mes allarmes eût ſubſiſté plus long-tems, il y a apparence que la proviſion du Seigneur campagnard n’auroit pû ſuffire ; mais heureuſement pour lui, le Roi donna une amniſtie pour tous les déſerteurs. Je me préſentai à l’Intendant de la Province, & j’eus la ſatisfaction de me voir, hors de danger, & maître de faire tout ce que bon me ſembleroit.

» J’étois d’abord réſolu de retourner dans mon village. Il me tardoit d’être auprès de ma chere Lucette. Je voulois ſervir le Roi, & me rendre utile, en cultivant les vignes, en bêchant la terre. Mais la vie de domeſtique, douce & fainéante, m’avoit paru ſi agréable, que je voulus en tâter encore, & groſſir le nombre de ces gens oiſifs que les riches entretiennent par faſte dans l’indolence, ſans faire attention qu’ils privent les campagnes de cent mille bras, dont le ſecours ſeroit ſi néceſſaire pour cultiver des champs qu’on eſt forcé de laiſſer incultes ».

Le pauvre Lucas faillit d’étouffer en voulant achever une phraſe ſi énormement longue. Lucette crut qu’il ne la finiroit jamais ; mais il en eſt enfin venu à bout, au grand contentement de notre héroïne, de Madame Commode, & peut-être du Lecteur.

« L’envie me prit de voir Paris, continua Lucas après avoir reſpiré. J’étois perſuadé que dans une auſſi grande ville je ne manquerois pas de maître. J’y ſuis depuis trois mois, & je vous promets que je m’y ſuis bien diverti. J’ai eu l’honneur de ſervir pluſieurs perſonnes, dont j’ai très-fort à me louer. Mais la félicité d’un domeſtique eſt d’appartenir à une Dame ; il eſt alors un petit Dieu. J’ai reſté quelque tems chez la Marquiſe de ***. Le premier jour que je fus entré dans ſa maiſon, elle m’appella. Imagineriez-vous ce qu’elle me vouloit ? C’étoit pour que je lui miſſe ſa chemiſe. Je rougis, je parus interdit. La Marquiſe éclata de rire, & s’écria qu’on voyoit bien que j’étois novice, puiſque j’ignorois que plus d’une Ducheſſe, que plus d’une Baronne, &c. &c. ont un valet exprès pour l’office qu’elle exigeoit de moi. Vous voyez, ma chere Lucette, qu’il eſt agréable de nos jours d’être le domeſtique des Dames.

» Je ne vous ai point oubliée dans les différentes ſituations où je me ſuis trouvé. Je comptois vous écrire, vous peindre dans une lettre mes tranſports, mon ardeur, & combien je deſirois que la fortune me permît de m’approcher de vous. Que j’étois loin de prévoir que je vous rencontrerois dans Paris, que je vous preſſerois dans mes bras, que je collerois de nouveau mes lévres ſur cette gorge charmante » !

Monſieur Lucas s’enflammoit ; Lucette émue ſoupiroit, & gardoit le ſilence : Madame Commode comprit qu’elle devoit ſe retirer ; que deux amans ſont toujours gênés par un tiers, & qu’après une longue abſence, on a bien des choſes à ſe dire.


Vignette fin de chapitre
Vignette fin de chapitre