Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-20

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CHAPITRE XX.

S’y tiendra-t-elle ?


Voila donc notre héroïne à l’abri de l’indigence. Harpagon ſe fait un plaiſir d’exaucer tous ſes vœux : elle n’a qu’à déſirer. Elle lui promet de n’aimer jamais que lui, de fuir les offres & les galanteries du reſte des hommes. Il l’adore, chaque jour augmente ſa tendreſſe. Il eſt ſon cher ami, ſon bienfaiteur ; mais s’y tiendra-t-elle ?

Monſieur Lucas venoit ſouvent en ſecret jouir du bonheur qu’Harpagon payoit ſi cher. Il devoit avoir le pas ſur lui ; l’ancienneté de ſon amour lui donnoit des prérogatives, & Lucette l’en faiſoit reſſouvenir. L’or ni l’argent ne font point gagner le cœur des belles : ils empêchent qu’on ait la force de nous être ſévères ; mais ils ne ſauroient obliger celles à qui nous les préſentons de ſe pénétrer en notre faveur de ces tendres ſentimens qui charment les ames délicates, & ſans leſquels on ne goûte qu’un plaiſir momentané. Lucas étoit plus fortuné qu’Harpagon avec toutes ſes richeſſes : lorſque notre héroïne lui ſourioit, il étoit ſûr qu’elle ne ſe faiſoit aucune violence. Il ne pouvoit ſe dire : peut-être que ſans mon or elle me dédaigneroit.

Lucette fit uſage des dons du Négociant pour s’habiller richement & avec goût. Elle ſuivoit ſans peine l’avis de Madame Commode, qui lui conſeilloit de chercher à plaire. Elle deſiroit une plus grande aiſance, imaginoit mille douceurs à poſſéder un caroſſe élégant, à faire rougir la marquiſe indigente, & à faire autant de dépenſe que la Ducheſſe orgueilleuſe. Ce que lui donnoit Harpagon ne reſtoit pas long-tems entre ſes mains. Sa parure, ſa table, ſes folies, le lui abſorboient bientôt.

Elle continua de ſe montrer aux promenades. Là, elle prenoit un petit air enfantin ; elle déployoit ſes grâces, ſon enjouement, ſouriant à droite, à gauche. Ses charmes attirerent autour d’elle un eſſein d’adorateurs. Elle avoit l’art de répondre à leurs diſcours ; d’encourager celui-ci, d’arrêter l’autre prêt à ſe rebuter, elle minaudoit lorſqu’elle ne ſavoit que dire. Enfin Lucette étoit devenue une fille divine, & digne d’avoir la vogue. Harpagon admiroit ſes progrès. Il prenoit ſes efforts de coquetterie pour un ardent deſir de l’enchaîner, & par reconnoiſſance, il redoubloit ſes préſens.

Notre héroïne aimoit à la fureur le ſpectacle, & ſur-tout la Comédie Françoiſe : (je ſupplie le Lecteur de lui pardonner ce goût biſarre à meſure qu’elle ſe formera, j’aurai ſoin qu’elle ſuive la mode). Sûre d’être remarquée, elle s’y montroit les jours diſtingués par l’uſage, où de bons Acteurs doivent jouer d’excellentes pièces.

Madame Commode, que ſon état répandoit dans le monde, la ſecondoit de ſon mieux. Elle vantoit ſa bonne amie à toutes ſes connoiſſances. « Cette pauvre fille, diſoit-elle, eſt d’une ſageſſe exemplaire ; ſes malheurs ſont inouïs : elle eſt orpheline, & n’écoute point les fleurettes : c’eſt un phènix.


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