Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-07

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CHAPITRE VII.

Diſpute des Médecins.


La maladie de Lucette étoit ſi conſidérable, qu’on craignit qu’elle ne pût en guérir. Comme elle avoit encore de l’argent, on réſolut de ne rien épargner pour tâcher de la tirer d’affaire. Les Médecins les plus fameux accoururent auſſi-tôt auprès d’elle. Ces Meſſieurs ſentoient que leurs ordonnances ſeroient achetées au poids de l’or ; autrement, ils auroient reſté chez eux. Les ſuivans d’Eſculape ne ſe font pas ſcrupule d’abandonner un pauvre diable ; mais heureuſement la Nature vaut mieux que tout leur art : l’indigent réchappe, parce qu’il eſt privé de leurs ſecours ; le riche meurt, bien & dûement ſaigné, purgé, clyſtériſé, ventouſé.

On fit une conſultation des Médecins : ils s’aſſemblérent chez notre héroïne. Après que l’un eut regardé ſa langue ; l’autre le mouvement de ſes yeux ; que l’autre ſe fût éclairci de celui de l’artère ; que celui-ci lui eut tâté le pouls ; que celui-là eut conſidéré les ſédimens de ſon urine ; enfin après que chacun eut tâtonné à ſa maniere pour faire ſes pronoſtics, il fallut dire ſon avis. L’un déclara que la région de la rate étoit la partie la plus incommodée ; l’autre ſoutint que c’étoit le foie : celui-ci prouva par Siſtole & Diaſtole que la maſſe du ſang étoit imprégnée de ſucs viſqueux ; celui-là prétendit que les membranes & que les fibres devoient être ébranlées, & le cerveau de la malade en hypothèſe ; celui-ci, pour le contredire, rapporta un paſſage d’Hippocrate ; l’autre cita Galien, qui eſt d’un avis contraire ; & celui-là détruiſit le ſentiment des uns & des autres en récitant un chapitre entier d’un ancien Médecin Grec. La diſpute s’échauffa, on en vint aux gros mots. Le Doyen, encore tout eſſoufflé, leur remontra le tort qu’ils ſe faiſoient ; leur enjoignit de ſe calmer, & de dire quel étoit le remede le plus efficace pour déraciner la maladie dont il s’agiſſoit…

Nos Docteurs confus reprirent leur gravité, rajuſterent leurs perruques qui s’étoient dérangées, garderent un inſtant un profond ſilence. Le plus ancien prit la parole : « Ledit Sujet ne guérira, s’écria-t-il, qu’en ſe ſoumettant à ce que j’ai toujours pratiqué : c’eſt la fumigation que je propoſe. On enveloppera ſoigneuſement la malade ; on procurera une épaiſſe fumée, & on la laiſſera ſe boucaner comme, par exemple, un jambon, ; ſinon je la condamne : crevare. Vous vous trompez, mon Confrere, reprit un autre Docteur, d’un air patelin ; votre méthode ne vaut rien, je l’improuve. Moi ſeul ai trouvé l’art de guérir radicalement. Ce ſont des humeurs peccantes, n’eſt-ce pas, d’où naît l’incommodité du Sujet ? Un ſang enflammé, recuit, plein d’un chyle brûlé a gâté ſa bonne conſtitution, & détruit les ſignes de vigueur, de ſanté. Eh ! bien, ce n’eſt qu’à force de lavemens qu’on peut humecter, rafraîchir les parties. Je conſeille à Madame de ſuivre mon avis ; ſinon crevare. Vous n’y entendez rien, cria un petit homme d’une voix enrouée. « Que la nature humaine m’a d’obligation ! Sans moi l’on ne pourroit goûter un plaiſir néceſſaire, ſans crainte de la mort. Mettrons-nous donc de la charlatanerie par-tout ? Le ſeul remede bon, efficace, c’eſt le mien. L’univers connoît le mérite des frictions : oui, voilà le parangon de la Médecine, le reſtaurant délicieux. Les frictions, les frictions, & moquez-vous du reſte.

» Non, reprit aigrement un Docteur bourſoufflé, habillé comme un Financier, & qui venoit de s’élancer d’un carroſſe ſuperbe ; « que Madame ait recours à mon ſpécifique, ou plutôt à ma ptiſanne. Tout Paris connoît la propriété de l’eau que je lui fais boire, & que le Vulgaire croit une eſſence merveilleuſe. Je ne prends que cinquante louis : c’eſt pourtant faire payer trop cher la guériſon d’une maladie qu’on peut gagner dans un moment ; mais il faut faire acheter un remède auquel l’on doit bien-tôt la ſanté la plus robuſte ».

Ce diſcours excita un murmure général. Deux perſonnages d’importance n’avoient pas encore parlé. Ils écoutoient leurs Confrères avec un ſouris moqueur. Le premier étoit un Médecin Petit-maître : ſa perruque avoit un pied & demi de moins que celle des autres ; ſa cravate, d’une batiſte fine & délicate, étoit bordée de dentelle, & ne lui deſcendoit qu’à moitié de la poitrine ; ſon habit ne lui alloit, tout au plus, qu’au-deſſous du genou, & il le boutonnoit du haut en bas, par élégance. Le ſecond ne lui reſſembloit pas tout-à-fait : c’étoit une eſpèce d’être amphibie, moitié gracieux, moitié froncé ; il rioit & grondoit en même-tems : ſon habit étoit fort propre, mais les poches en étoient dans les plis ; il rouloit ſes bas ſur ſes genoux ; il portoit des boucles à diamans, & des ſouliers prodigieuſement applatis par le bout. Haliſſer, ſe leva lentement, promena ſes yeux autour de lui d’un air de ſatisfaction, ſe rengorgea avant de commencer ſon diſcours, flaira délicatement une priſe de tabac d’Eſpagne, touſſa, cracha & parla ainſi : « Les malades répugnent de ſe ſoumettre à nos ordonnances ; ils refuſent de prendre nos médecines, pour la plûpart dégoûtantes. Mais que ne fait-on comme moi ? Que ne donne-t-on carriere à ſon imaginative ? on verroit courir en foule à la boutique des Apothicaires. Je me ſuis appliqué toute ma vie à la cure d’une certaine indiſpoſition : j’ai combiné la force, les efforts de la nature, les ſecrets, les propriétés des plantes. À quoi aboutiſſent toutes mes recherches ? À compoſer des dragées. D’un bout de l’Europe à l’autre, on achete mes dragées. Mes malades ne voyant rien de dégoûtant dans ce que je leur donne, ſuivent mes conſeils, mes volontés, & guériſſent ; ils peuvent ſe purger publiquement ſans fatigue, & faire croire qu’ils ſortent d’un baptême ou d’une noce. En vain l’envie m’a déchiré, m’a tourné en ridicule : la commodité de mon remède le fera toujours préférer. On ſe hâtera même d’attraper cette légere indiſpoſition, que le plaiſir nous cauſe, afin d’avoir la douceur de prendre ma médecine agréable. Le nom ſeul de ma recette ſuffiroit pour la mettre en vogue : des dragées ! cela chatouille l’oreille. Pouvoit-on s’attendre qu’un Médecin ordonneroit des dragées » ? Haliffer finit & ſourit à l’aſſemblée : il reprit haleine, & s’arrangea mollement ſur ſon fauteuil, en ſe careſſant le menton.

Son adverſaire rougit de colere. « Je crois, dit-il avec véhémence, que ce que j’ai inventé eſt bien auſſi agréable que le bonbon tant vanté par mon Confrere. J’ai compoſé une liqueur délicieuſe, qui peut le diſputer au Champagne & au vin d’Alicante, & qui eſt beaucoup plus utile. Il ſuffit d’en boire quelques bouteilles pour être guéri. Qu’Haliffer oſe encore m’oppoſer ſes dragées ; il a dans ſon parti les enfans, les femmes, les Petits-maîtres ; moi, j’ai de mon côté les hommes faits & les buveurs ; ne dois-je pas l’emporter ſur lui ?

Haliffer ſoutint ſes dragées, l’homme aux bouteilles ſa liqueur ; ils s’emporterent, ſe ſeroient déviſagés ſi l’on ne s’étoit mis entr’eux.

Un homme ſec, qui reſſembloit aſſez à un Alchymiſte, & qui comptoit depuis long-tems ſur ſes doigts, en marmotant, vingt de ſauvés, dix-neuf de morts, s’écria tout-à-coup : « Madame ne ſeroit pas dans le cas où elle eſt, ſi elle s’étoit fait inoculer. Mais nous ſerions encore à même de recourir à un tel remède, qui deviendra bien-tôt la médecine univerſelle. Oh ! merveilleuſe inoculation, que tu fais de prodiges ! Tu rends malades les gens qui ſe portent bien, & tu les garantis de tous maux. Qui pourra te chanter dignement, merveilleuſe inoculation » !

Le bruit, les cris, les injures recommencerent. Enfin, la paix revint, les Docteurs s’adoucirent. Ils s’accorderent enſemble à prendre chacun un louis en ſortant, pour prix de leur viſite & de leurs judicieux avis. Ils déclarerent, après un mûr examen, qu’on ne pouvoit mieux raiſonner ſur la maladie de notre héroïne ; ils proteſtèrent qu’ils avoient dit des choſes dignes d’être imprimées ; & jugerent d’une commune voix que Lucette étoit dangereuſement malade.


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