Lucie (RDDM)

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LUCIE.
ÉLÉGIE.


Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J’aime son feuillage éploré ;
La pâleur m’en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai.

Un soir, nous étions seuls ; j’étais assis près d’elle.
Elle penchait la tête, et sur son clavecin
Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main.
Ce n’était qu’un murmure ; on eût dit les coups d’aile
D’un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux,
Et craignant en passant d’éveiller les oiseaux.
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Les marronniers du parc et les chênes antiques
Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs.
Nous écoutions la nuit ; la croisée entr’ouverte
Laissait venir à nous les parfums du printemps ;
Les vents étaient muets ; la plaine était déserte ;
Nous étions seuls, pensifs, et nous avions quinze ans.

Je regardais Lucie. — Elle était pâle et blonde.
Jamais deux yeux plus doux n’ont du ciel le plus pur
Sondé la profondeur, et réfléchi l’azur.
Sa beauté m’enivrait ; je n’aimais qu’elle au monde.
Mais je croyais l’aimer comme on aime une sœur,
Tant ce qui venait d’elle était plein de pudeur !

Nous nous tûmes long-temps ; ma main touchait la sienne.
Je regardais rêver son front triste et charmant,
Et je sentais dans l’âme, à chaque battement,
Combien peuvent sur nous, pour guérir toute peine,
Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur,
Jeunesse de visage, et jeunesse de cœur.
La lune, en se levant dans un ciel sans nuage,
D’un long réseau d’argent tout à coup l’inonda.
Elle vit dans mes yeux resplendir son image ;
Son sourire semblait d’un ange ; elle chanta.

Elle chanta cet air qu’une fièvre brûlante
Arrache, comme un triste et profond souvenir,
D’un cœur plein de jeunesse et qui se sent mourir ;
Cet air qu’en s’endormant Desdemona tremblante,
Posant sur son chevet son front chargé d’ennuis,
Comme un dernier sanglot soupire au sein des nuits.

D’abord ses accens purs, empreints d’une tristesse
Qu’on ne peut définir, ne semblèrent montrer
Qu’une faible langueur, et cette douce ivresse
Où la bouche sourit, et les yeux vont pleurer.
Ainsi qu’un voyageur, couché dans sa nacelle,
Qui se laisse au hasard emporter au courant,
Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle,
Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent ;
Ainsi la jeune fille, écoutant sa pensée,
Sans crainte, sans effort, et par sa voix bercée,
Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux
S’éloignait de la rive en regardant les cieux.

Déjà le jour s’enfuit ; le vent souffle ! silence !

La terreur brise, étend, précipite les sons ;
Sous les brouillards du soir le meurtrier s’avance,
Invisible combat de l’homme et des démons !

À l’action, Iago ! Cassio meurt sur la place.
Est-ce un pêcheur qui chante ? est-ce le vent qui passe ?
Écoute, moribonde ! il n’est pire douleur
Qu’un souvenir heureux dans les jours de malheur.

Mais lorsque au dernier chant la redoutable flamme
Pour la troisième fois vient repasser sur l’ame
Déjà prête à se fondre, et que, dans sa frayeur,
L’enfant presse en criant sa harpe sur son cœur…
La jeune fille alors sentit que son génie
Lui demandait des sons que la terre n’a pas ;
Soulevant jusqu’à Dieu des sanglots d’harmonie,
Mourante, elle oubliait l’instrument dans ses bras.
Ô Dieu ! mourir ainsi, chaste et pleine de vie !…
Mais tout avait cessé, le charme et les terreurs,
Et la femme en tombant ne trouva que des pleurs.

Pleure, le ciel te voit ! pleure, fille adorée !
Laisse une douce larme au bord de tes yeux bleus
Briller et s’écouler comme une étoile aux cieux !
Bien des infortunés dont la cendre est pleurée
Ne demandaient, pour vivre et pour bénir leurs maux,
Qu’une larme, — une seule ! — et de deux yeux moins beaux !

Fille de la douleur, harmonie ! harmonie !
Langue que pour l’amour inventa le génie !
Qui nous vint d’Italie, et qui lui vint des cieux !
Douce langue du cœur, la seule où la pensée,
Cette vierge craintive, et d’une ombre offensée,
Passe en gardant son voile, et sans craindre les yeux !
Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire,
Dans tes soupirs divins nés de l’air qu’il respire.
Tristes comme son cœur, et doux comme sa voix ?
On surprend un regard, une larme qui coule ;
Le reste est un mystère ignoré de la foule,

Comme celui des flots, de la nuit et des bois !

Nous étions seuls, pensifs ; je regardais Lucie.
L’écho de sa romance en nous semblait frémir.
Elle appuya sur moi sa tête appesantie…
Sentais-tu dans ton cœur Desdemona gémir,
Pauvre enfant ? Tu pleurais ; sur ta bouche adorée
Tu laissas tristement mes lèvres se poser,
Et ce fut ta douleur qui reçut mon baiser.
Telle je t’embrassai, froide et décolorée,
Telle deux mois après tu fus mise au tombeau.
Telle, ô ma chaste fleur, tu t’es évanouie.
Ta mort fut un sourire aussi doux que ta vie.
Et tu fus rapportée à Dieu dans ton berceau.

Doux mystères du toit que l’innocence habite,
Chansons, rêves d’amour, rires, propos d’enfant,
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite,
Candeur des premiers jours, qu’êtes-vous devenus ?

Paix profonde à ton âme, enfant ! à ta mémoire !
Adieu ! ta blanche main sur le clavier d’ivoire
Durant les nuits d’été ne voltigera plus…

Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière ;
J’aime son feuillage éploré ;
La pâleur m’en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai.


Alfred de Musset.