Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 12

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume Ip. 240-251).

CHAPITRE XII


C’est après avoir observé soixante ou quatre-vingts fois l’effet électrique de cette ingénieuse plaisanterie que Lucien se dit : « Je serais bien dupe de dire un mot de ce que je pense à ces comédiens de campagne ; tout, chez eux, même le rire, est une affectation ; jusque dans les moments les plus gais, ils songent à 93. »

Cette observation fut décisive pour le succès de notre héros. Quelques mots trop sincères avaient déjà nui à l’engouement dont il commençait à être l’objet. Dès qu’il mentit à tout venant, comme chantait la cigale, l’engouement reprit de plus belle ; mais aussi, avec le naturel, le plaisir s’envola. Par une triste compensation, avec la prudence l’ennui commença pour Lucien. À la vue de chacun des nobles amis de madame la comtesse de Commercy, il savait d’avance ce qu’il fallait dire et les réponses qui allaient suivre. Les plus aimables de ces messieurs n’avaient guère que huit ou dix plaisanteries à leur usage, et l’on peut juger de leur agrément par le mot du marquis de Sanréal, qui passait pour l’un des plus gais.

Au reste, l’ennui est si douloureux, même en province, même aux gens chargés de le distribuer le plus abondamment, que les vaniteux gentilshommes de Nancy aimaient assez parler à Lucien et à s’arrêter dans la rue avec lui. Ce bourgeois, qui pensait assez bien malgré les millions de son père, faisait nouveauté. D’ailleurs, madame de Puylaurens avait déclaré qu’il avait beaucoup d’esprit. Ce fut le premier succès de Lucien. Dans le fait, il était un peu moins neuf qu’à son départ de Paris.

Parmi les personnes qui s’attachèrent à lui, celle qu’il distinguait le plus était, sans comparaison, le colonel comte de Vassigny. C’était un grand homme blond, jeune encore, quoique fort ridé, qui avait l’air sage et non pas froid. Il avait été blessé en juillet 1830, et n’abusait pas trop de cet immense avantage. Rentré à Nancy, il avait eu le malheur d’inspirer une grande passion à la petite madame de Ville-Belle, remplie d’esprit appris, et avec des yeux fort beaux, mais où brillait une ardeur désagréable et de mauvaise compagnie. Elle dominait M. de Vassigny, le vexait, l’empêchait d’aller à Paris, pays que sa curiosité brûlait de revoir, et surtout voulait qu’il fît de Lucien son ami intime. M. de Vassigny venait chercher Lucien chez lui. « C’est trop d’honneur, pensait celui-ci ; mais que me restera-t-il en ce pays, si je n’ai pas du moins un peu de solitude chez moi ? » Enfin, Lucien s’aperçut qu’après l’avoir suffisamment dulcifié par les compliments les plus flatteurs et les mieux faits, le comte l’accablait de questions. Lucien tâchait de répondre en Normand, pour s’amuser un peu pendant ses visites si longues ; car le temps semble ne pas marcher à ces provinciaux, même aux plus polis ; une visite de deux heures est chose commune.

— Quelle est bien la profondeur du fossé creusé entre le palais des Tuileries et le jardin ? lui disait un jour le comte de Vassigny.

— Je l’ignore, répondit Lucien ; mais cela me paraît difficile à franchir les armes à la main.

— Quoi ! s’agirait-il de douze ou quinze pieds de profondeur ? Mais l’eau de la Seine pénétrerait au fond de ce fossé.

— Vous m’y faites penser..... Il me semble que le fond est toujours humide ; mais peut-être aussi n’a-t-il que trois ou quatre pieds de profondeur. Je n’ai jamais songé à reconnaître ce fossé ; j’en ai cependant entendu parler comme d’une défense militaire.

Et, pendant vingt minutes, Lucien chercha à s’amuser par ces propos ambigus.

Un jour, Lucien vit madame d’Hocquincourt excédée de M. d’Antin. Ce bon jeune homme, si Français, si insouciant de l’avenir, si disposé à plaire, si enclin à la gaieté, était, ce jour-là, fou d’amour et de tendre mélancolie ; il avait perdu la tête, au point de chercher à être plus aimable qu’à l’ordinaire. Au lieu de comprendre les invitations polies d’aller se promener quelques instants et de revenir plus tard que madame d’Hocquincourt lui adressait, M. d’Antin se bornait à arpenter le salon.

— J’ai grande envie, madame, lui dit Lucien, de vous faire cadeau d’une petite gravure anglaise, arrangée dans un cadre gothique délicieux ; je vous demanderai la permission de la placer dans votre salon, et, le jour où je ne la verrai plus à sa place ordinaire, pour vous marquer mon dépit d’une action aussi noire, je ne mettrai plus les pieds chez vous.

— C’est que vous êtes un homme d’esprit, vous, lui répondit-elle en riant ; vous n’êtes pas assez bête pour devenir amoureux..... Grand Dieu ! peut-on voir rien de plus ennuyeux que l’amour ?.....

Mais de tels mots étaient rares pour le pauvre Lucien ; sa vie redevenait bien terne et bien monotone. Il avait pénétré dans les salons de Nancy, il avait des domestiques avec des livrées charmantes ; son tilbury et sa calèche, que sa mère avait fait venir de Londres, pouvaient le disputer, par leur fraîcheur, aux équipages de M. de Sanréal et des plus riches propriétaires du pays ; il avait eu l’agrément d’adresser à son père des anecdotes sur les premières maisons de Nancy. Et, avec tout cela, il était aussi ennuyé, pour le moins, que lorsqu’il passait ses soirées à se promener dans les rues de Nancy, sans connaître personne.

Souvent, sur le point de monter dans une maison, il s’arrêtait dans la rue, avant de s’exposer au supplice de ces cris qui allaient lui percer l’oreille. « Monterai-je ? » se disait-il. Quelquefois même, de la rue, il entendait ces cris. Le provincial dissertant est terrible dans sa détresse ; quand il n’a plus rien à dire, il a recours à la force de ses poumons ; il en paraît fier, et avec raison ; car, par là, fort souvent, il l’emporte sur son adversaire et le réduit au silence.

« L’ultra de Paris est apprivoisé, se disait Lucien ; mais, ici, je le trouve à l’état de nature : c’est une espèce terrible, bruyante, injuriante, accoutumée à n’être jamais contredite, parlant trois quarts d’heure avec la même phrase. Les ultra les plus insupportables de Paris, ceux qui font déserter le salon de madame Grandet, ici seraient des gens de bonne compagnie, modérés, parlant d’un ton de voix convenable. »

L’inconvénient de parler haut était le pire pour Lucien ; il ne pouvait s’y faire. « Je devrais les étudier comme on étudie l’histoire naturelle. M. Cuvier nous disait, au Jardin des Plantes, qu’étudier avec méthode, en notant avec soin les différences et les ressemblances, était un moyen sûr de se guérir du dégoût qu’inspirent les vers, les insectes, les crabes hideux de la mer », etc., etc.

Quand Lucien rencontrait un de ses nouveaux amis, il ne pouvait guère se dispenser de s’arrêter avec lui dans la rue. Là, on se regardait, on ne savait que dire, on parlait de la chaleur ou du froid, etc. ; car le provincial ne lit guère que les journaux, et, passé l’heure de la discussion sur le journal, il ne sait que dire. « Vraiment, ici c’est un malheur que d’avoir de la fortune, pensait Lucien ; les riches sont plus désoccupés que les autres, et, par là, en apparence, plus méchants. Ils passent leur vie à examiner avec un microscope les actions de leurs voisins ; ils ne connaissent d’autres remèdes à l’ennui que d’être ainsi les espions les uns des autres, et c’est ce qui, pendant les premiers mois, dérobe un peu à l’étranger la stérilité de leur esprit. Quand le mari s’apprête à faire à cet étranger une histoire connue de sa femme et de ses enfants, on voit ceux-ci brûlant de prendre la parole et de la voler à leur père, pour narrer eux-mêmes le conte ; et, souvent, sous prétexte d’ajouter une nouvelle circonstance oubliée, ils recommencent l’histoire. »

Quelquefois, de guerre lasse, au lieu de faire sa toilette en descendant de cheval et d’aller dans la noble société, Lucien restait à boire un verre de bière avec son hôte, M. Bonard.

— J’irais offrir cent louis à M. le préfet lui-même, disait un jour à Lucien ce brave industriel, fort peu respectueux envers le pouvoir ; j’irais offrir cent louis pour obtenir la permission de faire entrer deux mille sacs de blé venant de l’étranger ; et cependant son père a vingt mille francs d’appointements.

Bonard n’avait pas plus de respect pour la noblesse du pays que pour les magistrats.

— Sans le docteur Du Poirier, disait-il à Lucien, ces b.....-là ne seraient pas trop méchants ; vous le recevez bien souvent, monsieur, prenez garde à vous ! Les nobles de ce pays-ci, ajoutait Bonard, crèvent de peur quand le courrier de Paris retarde de quatre heures ; alors ils viennent me vendre d’avance leur récolte de blé ; ils sont à mes genoux pour avoir de l’or, et, le lendemain, rassurés par le courrier qui, enfin, est arrivé, ils ne me rendent qu’à peine mon salut dans la rue. Moi, je ne crois pas manquer à la probité en tenant note de chaque impolitesse et la leur faisant payer un louis. Je m’arrange pour cela avec le valet de chambre qu’ils envoient me livrer leurs grains ; car, quoique fort avares, croiriez-vous, monsieur, qu’ils n’ont pas même le cœur de venir voir mesurer leur blé ? Au quatrième ou cinquième double décalitre, le gros M. de Sanréal prétend que la poussière lui fait mal à la poitrine ; drôle de particulier pour rétablir les corvées, les jésuites et l’ancien régime contre nous !

Un soir, comme les officiers se promenaient sur la place d’Armes après l’ordre, le colonel Malher de Saint-Mégrin céda à un mouvement de haine contre notre héros.

— Qu’est-ce que ces quatre ou cinq livrées de couleur éclatante et avec des galons énormes que vous étalez dans les rues ? Cela fait un mauvais effet au régiment.

— Ma foi, colonel, aucun article du règlement ne défend de dépenser son argent quand on en a.

— Êtes-vous fou de parler ainsi au colonel ? lui dit tout bas son ami Filloteau en le prenant à part. Il vous fera un mauvais parti.

— Et quel mauvais parti voulez-vous qu’il me fasse ? Je pense qu’il me hait autant qu’on peut haïr un homme qu’on voit aussi rarement ; mais, certainement, je ne reculerai pas d’un pouce devant un homme qui me hait sans que je lui en aie donné aucune raison. Mon idée est pour les livrées, dans le présent quart d’heure, et j’ai fait venir de Paris, pour la même occasion, douze paires de fleurets.

— Ah ! mauvaise tête !

— Pas le moins du monde, mon colonel ; je vous donne ma parole d’honneur que vous n’avez pas un officier moins fat et plus pacifique. Je désire que personne ne me cherche et n’avoir personne à chercher ; je serai parfaitement poli, parfaitement sage avec tout le monde ; mais si l’on me taquine, on me trouvera.

Deux jours après, le colonel Malher fit venir Lucien, et lui défendit, mais d’un air embarrassé et faux, d’avoir plus de deux domestiques en livrée. Lucien fit habiller ses gens en bourgeois et avec la dernière élégance ; ce qui contrastait plaisamment avec leur air gauche et commun. Il se servit, pour ces vêtements nouveaux, d’un tailleur du pays. Cette circonstance, à laquelle il n’avait pas songé, fit le succès de sa plaisanterie ; elle lui fit beaucoup d’honneur dans la société, et madame de Commercy lui en adressa des compliments. Pour mesdames d’Hocquincourt et de Puylaurens, elles étaient folles de lui.

Lucien écrivit l’histoire des livrées à sa mère ; le colonel, de son côté, l’avait dénoncée au ministre : Lucien s’y attendait. Il crut remarquer vers cette époque que l’on prenait son mérite beaucoup plus au sérieux dans les salons de Nancy ; c’est que le docteur Du Poirier montrait les réponses de ses amis de Paris aux lettres par lesquelles il demandait des renseignements sur la position sociale et sur la fortune de la maison Van Peters, Leuwen et compagnie. Ces réponses avaient été on ne peut plus favorables. « Cette maison, lui disait-on, est du petit nombre de celles qui achètent, dans l’occasion, des nouvelles aux ministres, ou les exploitent de compte à demi avec eux. »

C’était particulièrement M. Leuwen père qui se livrait à ce mauvais genre d’affaires, qui ruinent à la longue, mais qui donnent des relations agréables et de l’importance. Il était au mieux avec les bureaux, et fut prévenu en temps utile de la dénonciation envoyée par le colonel Malher contre son fils.

Cette affaire à propos des livrées de son fils l’amusa beaucoup ; il s’en occupa, et, un mois après, le colonel Malher de Saint-Mégrin reçut à ce sujet une lettre ministérielle extrêmement désagréable.

Il eut bonne envie d’envoyer Lucien en détachement à une ville manufacturière dont les ouvriers commençaient à se former en société de secours mutuel. Mais enfin, comme quand on est chef de corps il faut savoir se mortifier, le colonel, rencontrant Lucien, lui dit avec le sourire faux d’un homme du commun qui veut faire de la finesse :

— Jeune homme, on m’a rendu compte de votre obéissance relativement aux livrées ; je suis content de vous ; ayez autant d’hommes en livrée qu’il vous conviendra ; mais gare la bourse de papa !

— Colonel, j’ai l’honneur de vous remercier, répondit Lucien avec lenteur, mon papa m’a écrit à ce sujet ; je parierais même qu’il a vu le ministre.

Le sourire qui accompagna ce dernier mot choqua profondément le colonel. « Ah ! si je n’étais pas colonel, avec envie de devenir maréchal de camp, pensa Malher, quel bon coup d’épée te vaudrait ce dernier mot, fichu insolent ! » Et il salua le sous-lieutenant avec l’air franc et brusque d’un vieux soldat.

Ce fut ainsi, par un mélange de force et de prudence, comme on dit dans les livres graves, que Lucien laissa redoubler, à la vérité, la haine qu’on avait pour lui au régiment ; mais aucun mauvais propos ne fut entendu officiellement par lui. Plusieurs de ses camarades étaient aimables, mais il avait pris la mauvaise habitude de parler à ses camarades aussi peu que le pouvait admettre la politesse la plus exacte. Par cet aimable plan de vie, il s’ennuyait mortellement et ne contribuait en rien aux plaisirs des jeunes officiers de son âge ; il avait les défauts de son siècle.

Vers ce temps, l’effet de nouveauté de la société de Nancy sur l’âme de notre héros était tout à fait anéanti. Lucien connaissait par cœur tous les personnages. Il était réduit à philosopher. Il trouvait qu’il y avait plus de naturel qu’à Paris ; mais, par une conséquence naturelle, les sots étaient bien plus incommodes à Nancy. « Ce qui manque tout à fait à ces gens-ci, même aux meilleurs, se disait Lucien, c’est l’imprévu. » Cet imprévu, Lucien l’entrevoyait quelquefois auprès du docteur Du Poirier et de madame de Puylaurens.