Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 22

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 18-30).

CHAPITRE XXII


Peut-il y avoir rien de plus déshonorant au monde, s’écria Leuwen, immobile à sa place, que de s’obstiner à lutter ainsi contre l’absence de rang ! Ce démon ne me pardonnera jamais l’absence des épaulettes à graines d’épinards. »

Rien n’était plus décourageant que cette réflexion, mais justement, durant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons de rapporter, Leuwen avait été comme enivré par la divine pâleur et l’étonnante beauté des yeux de Bathilde (c’était un des noms de madame de Chasteller).

« On ne peut pas reprocher à sa froideur glaciale d’avoir eu un regard animé pour quoi que ce soit, pendant une grande demi-heure qu’on a parlé de tant de choses. Mais je vois briller au fond de ses yeux, malgré toute la prudence qu’elle se commande, quelque chose de mystérieux, de sombre, d’animé, comme s’ils suivaient une conversation bien autrement intime et relevée que celle qu’écoutent nos oreilles. »

Pour qu’aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Leuwen, encouragé comme on vient de le voir, eut l’idée d’écrire. Il fit une fort belle lettre, qu’il alla jeter à la poste lui-même, à Darney, bourg à six lieues de Nancy, sur la route de Paris. Une seconde lettre n’obtint pas plus de réponse que la première. Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard, et non par une adresse dont nous ne pouvons le soupçonner en conscience, le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l’amour, qui soutenait des combats continus dans le cœur de madame de Chasteller. Le fait est qu’au milieu des reproches cruels qu’elle s’adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme[1]. Les journées ne marquaient pour elle, n’avaient de prix à ses yeux, que par les heures qu’elle passait le soir près de la persienne de son salon, à épier les pas de Leuwen qui, bien loin de se douter de tout le succès de sa démarche, venait passer des heures entières dans la rue de la Pompe.

Bathilde (car le nom de madame est trop grave pour un tel enfantillage), Bathilde passait les soirées derrière sa persienne à respirer à travers un petit tuyau de papier de réglisse qu’elle plaçait entre ses lèvres comme Leuwen faisait pour ses cigares. Au milieu du profond silence de la rue de la Pompe, déserte toute la journée, et encore plus à onze heures du soir, elle avait le plaisir, peu criminel sans doute, d’entendre dans les mains de Leuwen le bruit du papier de réglisse que l’on déchire en l’ôtant du petit cahier et que l’on plie, quand Leuwen faisait son cigarito artificiel. M. le vicomte de Blancet avait eu l’honneur et le bonheur de procurer à madame de Chasteller ces petits cahiers de papier que, comme vous savez, l’on fait venir de Barcelone.

Dans les premiers jours qui suivirent le bal, se reprochant avec amertume d’avoir manqué à ce qu’une femme se doit à soi-même, et, bien plus par respect pour Leuwen, dont elle voulait l’estime avant tout, que pour sa propre réputation, elle s’était imposé l’ennui de se dire malade et de sortir fort rarement. Il est vrai qu’au moyen de cette sage conduite elle était parvenue à faire oublier entièrement l’aventure du bal. On l’avait bien vue rougir en parlant à Leuwen, mais comme en deux mois elle ne l’avait pas reçu une seule fois chez elle quand rien au monde n’eût été plus simple, on avait fini par supposer qu’en parlant à Leuwen au bal, elle commençait à éprouver les effets de l’indisposition qui peu après l’avait forcée à rentrer chez elle. Depuis son évanouissement du bal, elle avait dit en confidence à deux ou trois dames de sa connaissance :

« Je n’ai plus retrouvé ma santé ordinaire ; elle a péri dans un verre de vin de Champagne. »

Effarouchée par la vue de Leuwen et par ce qu’il avait osé lui dire à leur dernière rencontre, elle fut de plus en plus fidèle à son vœu de solitude parfaite.

Madame de Chasteller avait donc satisfait à la prudence ; personne ne soupçonnait une cause morale à son indisposition du bal, mais son cœur souffrait cruellement. Elle manquait de l’estime pour soi-même, et la paix intérieure, qui était le seul bien dont elle eût joui depuis la révolution de 1830, lui était devenue tout à fait étrangère. Cet état moral et la retraite forcée dans laquelle elle vivait commençaient à altérer sa santé. Toutes ces circonstances, et sans doute aussi l’ennui qui en résultait, donnèrent de la valeur aux lettres de Leuwen.

Depuis un mois, madame de Chasteller avait fait beaucoup pour la vertu, ou du moins ce qui en est le signe le plus direct : elle s’était infiniment contrariée. Que pouvait demander de plus la voix sévère du devoir ? Ou, pour arriver sur-le-champ au mot décisif : Leuwen pouvait-il encore penser qu’elle avait manqué à la retenue féminine ? Quoi que pût vouloir dire ce mot affreux : soupçon, prononcé par lui, Leuwen pouvait-il trouver dans sa conduite quelque chose qui pût le fortifier ? Depuis plusieurs jours, elle avait le plaisir de répondre franchement : non, à cette question qu’elle se faisait sans cesse.

« Mais quel était donc ce soupçon qu’il avait sur moi ? Il fallait qu’il fût d’une nature bien grave… Comme il changea en un clin d’œil toute l’apparence de sa figure !… Et, ajoutait-elle en rougissant, quelle question ce changement me porta-t-il à faire ! »

Alors, le vif remords inspiré par le souvenir de la question qu’elle avait osé faire venait rompre pour longtemps toute la chaîne de ses idées.

« Combien j’eus peu d’empire sur moi-même !… Combien il fallait que ce changement de physionomie fût marqué ! Le soupçon qui l’arrêtait ainsi au milieu des transports de la sympathie la plus vive était donc quelque chose de bien grave ? »

En ce moment fortuné arriva la troisième lettre de Leuwen. Les premières avaient fait un vif plaisir, mais on n’avait pas eu la moindre tentation d’y répondre. Après avoir lu cette dernière, Bathilde courut chercher son écritoire, la plaça sur une table, l’ouvrit, et commença à écrire, sans se permettre de raisonner avec soi-même.

« C’est envoyer une lettre, et non l’écrire, qui fait la démarche condamnable, » se disait-elle vaguement à elle-même.

À quoi bon noter que la réponse fut écrite avec la recherche des tournures les plus altières ? On recommandait trois ou quatre fois à Leuwen de perdre tout espoir, le mot même d’espoir était évité avec une adresse infinie, dont madame de Chasteller se sut bon gré. Hélas ! Elle était sans le savoir la victime de son éducation jésuitique : elle se trompait elle-même, s’appliquant mal à propos, et à son insu, l’art de tromper les autres qu’on lui avait enseigné au Sacré-Cœur. Elle répondait : tout était dans ce mot-là, qu’elle ne voulait pas regarder.

La lettre d’une page et demie terminée, madame de Chasteller [se] promenait dans sa chambre, presque en sautant de joie. Après une heure de réflexion, elle demanda sa voiture, et, en passant devant le bureau de poste de Nancy, elle tira le cordon :

— À propos, dit-elle au domestique, jetez cette lettre à la poste… Vite !

Le bureau était à trois pas, elle suivit cet homme de l’œil ; il ne lut pas l’adresse, où une écriture un peu différente de celle qu’elle avait d’ordinaire avait écrit :

À M. Pierre Lafont,
Poste restante,
à Darney.

C’était le nom d’un domestique de Leuwen et l’adresse indiquée par lui, avec toute la modestie et le manque d’espoir convenables.

Rien ne saurait exprimer la surprise de Leuwen, et presque sa terreur, quand le lendemain, étant allé comme par manière d’acquit jusqu’à un quart de lieue de Darney avec le domestique Lafont, il vit celui-ci, à son retour, tirer une lettre de sa poche. Il tomba à bas de son cheval plutôt qu’il n’en descendit, et s’enfonça, sans ouvrir la lettre et sans savoir presque ce qu’il faisait, dans un bois voisin. Quand il se fut assuré qu’un taillis de châtaigniers, au centre duquel il se trouvait, le cachait bien de tous les côtés, il s’assit et se plaça bien à son aise, comme un homme qui s’apprête à recevoir le coup de hache qui doit le dépêcher dans l’autre monde, et qui veut le savourer.

Quelle différence avec la sensation d’un homme du monde ou d’un homme qui n’a pas reçu du hasard ce don incommode, père de tant de ridicules, que l’on appelle une âme ! Pour ces gens raisonnables, faire la cour à une femme, c’est un duel agréable. Le grand philosophe K[ant] ajoute : « Le sentiment de la dualité est puissamment réveillé quand le bonheur parfait que l’amour peut donner ne peut se trouver que dans la sympathie complète ou l’absence totale du sentiment d’être deux. »

« Ah ! Madame de Chasteller répond ! aurait dit le jeune homme de Paris un peu plus vulgairement élevé que Leuwen. Sa grandeur d’âme s’y est enfin décidée. Voilà le premier pas. Le reste est une affaire de forme ; ce sera un mois ou deux, suivant que j’aurai plus ou moins de savoir-faire, et elle des idées plus ou moins exagérées sur ce que doit être la défense d’une femme de la première vertu. »

Leuwen, abandonné sur la terre en lisant ces lignes terribles, ne distinguait point encore l’idée principale, qui eût dû être : « Madame de Chasteller répond ! » Il était effrayé de la sévérité du langage et du ton de persuasion profonde avec lequel elle l’exhortait à ne plus parler de sentiments de cette nature, tout en lui intimant l’ordre, au nom de l’honneur, au nom de ce que les honnêtes gens réputent le plus sacré dans leurs relations réciproques, d’abandonner les idées singulières avec lesquelles il avait sans doute voulu sonder son cœur (d’elle, madame de Chasteller) avant de s’abandonner à une folie qui, dans leur position réciproque, et surtout avec sa façon de penser à elle, était une aberration, elle osait le dire, on ne peut plus difficile à comprendre.

« C’est un congé bien en forme, se dit Leuwen après avoir relu cette lettre terrible au moins cinq ou six fois. Je ne suis guère en état de faire une réponse quelconque, pensa-t-il ; cependant, le courrier de Paris passe demain matin à Darney, et si ma lettre n’est pas ce soir à la poste, madame de Chasteller ne la lira que dans quatre jours. »

Cette raison le décida. Là, au milieu du bois, avec un crayon qu’il se trouva par bonheur, et en appuyant sur le haut de son shako la troisième page de la lettre de madame de Chasteller qui était restée en blanc, il fabriqua une réponse qu’avec la même sagacité qui dirigeait toutes ses pensées depuis une heure, il jugea fort mauvaise. Elle lui déplaisait surtout parce qu’elle n’indiquait aucune espérance, aucun moyen de retour à l’attaque[2]. Tant il y a toujours du fat dans le cœur d’un enfant de Paris ! Cependant, malgré lui et les corrections qu’il y fit en la relisant, elle montrait un cœur navré de l’insensibilité et de la hauteur de madame de Chasteller.

Il revint sur la route pour envoyer son domestique chercher un cahier de papier à Darney et ce qu’il fallait pour écrire. Il écrivit sa réponse, et après qu’il eut envoyé le domestique la porter au bureau de la poste, il fut deux ou trois fois sur le point de galoper après lui pour la reprendre, tant cette lettre lui semblait maladroite et peu propre à amener le succès. Il ne fut arrêté que par l’impossibilité absolue où il se trouvait d’en composer une autre plus passable.

« Ah ! combien Ernest a raison ! pensa-t-il. Le ciel n’a pas fait de moi un être destiné à avoir des femmes ! Je ne m’élèverai jamais au-dessus des demoiselles de l’Opéra, qui estimeront en moi mon cheval et la fortune de mon père. J’y pourrais peut-être ajouter des marquises de province, si l’amitié intime des marquis n’était pas trop fastidieuse. »

Tout en faisant ces réflexions sur son peu de talent, et en attendant son domestique, Leuwen avait profité de son cahier de papier blanc pour composer une seconde lettre qu’il trouva plus céladon encore et plus plate que celle qui était à la poste.

Ce soir-là, il n’alla point au billard Charpentier, son amour-propre d’auteur était trop humilié du ton dont il s’était trouvé incapable de sortir dans ses deux lettres. Il passa la nuit à en composer une troisième qui, mise au net convenablement et écrite en caractères lisibles, se trouva avoir atteint la formidable longueur de sept pages. Il y travailla jusqu’à trois heures ; à cinq, en allant à la manœuvre, il eut le courage de l’envoyer à la poste à Darney.

« Si le courrier de Paris retarde un peu, madame de Chasteller recevra celle-ci en même temps que mon petit barbouillage écrit sur la route, et peut-être me trouvera-t-elle un peu moins imbécile. »

Par bonheur pour lui, le courrier de Paris avait passé quand cette seconde lettre arriva à Darney, et madame de Chasteller ne reçut que la première.

Le trouble, la simplicité presque enfantine de cette lettre, le dévouement parfait, simple, sans effort, sans espérance, qu’elle respirait, firent un contraste charmant aux yeux de madame de Chasteller avec la prétendue fatuité de l’élégant sous-lieutenant. Étaient-ce bien là l’écriture et les sentiments de ce jeune homme brillant, qui ébranlait les rues de Nancy par la rapidité de sa calèche ? [Madame de Chasteller n’en fut point effrayée. Les gens d’esprit de Nancy appelaient Leuwen un fat et, qui plus est, ne doutaient pas qu’il ne le fût parce que, avec les avantages d’argent dont ils le voyaient jouir, ils eussent été des fats.

Leuwen était bien plutôt modeste que fat, il avait le bon esprit de ne savoir ce qu’il était en rien, excepté en mathématiques, chimie et équitation.

Avec quelle joie il eût donné le talent qu’on lui accordait en ces trois choses pour l’art de se faire aimer des dames qu’il trouvait chez plusieurs autres de ses connaissances de Paris.

« Ah ! si je pouvais être délivré de ma folie pour cette femme, comme je me garderais à l’avenir ! S’il pouvait arriver un jeune lieutenant-colonel à notre régiment !… Que ferais-je ? Me battrais-je ?… Non, parbleu ! je déserterais… »]

Madame de Chasteller s’était repentie bien souvent d’avoir écrit ; la réponse qu’elle pouvait recevoir de Leuwen lui inspirait une sorte de terreur. Toutes ses craintes se trouvaient démenties de la manière la plus aimable.

Madame de Chasteller eut bien des affaires ce jour-là ; il lui fallut lire cinq ou six fois cette lettre, après avoir fermé à clef trois ou quatre portes de son appartement, avant de pouvoir se former une esquisse juste de l’idée qu’elle devait avoir du caractère de Leuwen. Elle croyait y voir des contradictions : sa conduite à Nancy était d’un fat, sa lettre était d’un enfant.

Mais non : cette lettre n’était pas d’un homme à prétentions, encore moins d’un homme vain. Madame de Chasteller avait assez d’usage et d’esprit pour être sûre qu’il y avait dans cette lettre une simplicité charmante, au lieu de l’affectation et de la fatuité plus ou moins déguisée d’un homme à la mode ; car tel eût été le rôle de Leuwen à Nancy, s’il eût eu l’esprit de connaître et de saisir sa fortune.

  1. Laisserai-je cette phrase de femme de chambre ? Oui, pour la clarté.
  2. Ton d’un philosophe qui voit de haut. Est-ce bon ? Comme de la niaiserie dans le cœur d’un Allemand.