Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 33

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 166-177).


CHAPITRE XXXIII


S’il se fût présenté la veille, madame de Chasteller s’était décidée : elle l’eût prié de ne venir chez elle, à l’avenir, qu’une fois la semaine. Elle était encore sous l’empire de la terreur causée par le mot que, la veille, madame d’Hocquincourt avait été sur le point d’entendre, et elle de prononcer. Sous l’empire de la soirée terrible passée chez madame d’Hocquincourt, à force de se dire qu’il lui serait impossible, à la longue, de cacher à Leuwen ce qu’elle sentait pour lui, madame de Chasteller s’était arrêtée, avec assez de facilité, à la résolution de le voir moins souvent. Mais à peine ce parti pris, elle en sentit toute l’amertume. Jusqu’à l’apparition de Leuwen à Nancy, elle avait été en proie à l’ennui, mais cet ennui eût été maintenant pour elle un état délicieux, comparé au malheur de voir rarement cet être qui était devenu l’objet unique de ses pensées. La veille, elle l’avait attendu avec impatience ; elle désirait avoir eu le courage de parler. Mais l’absence de Leuwen dérangeait tous ses sentiments. Son courage avait été mis aux plus rudes épreuves ; vingt fois, pendant trois mortelles heures d’attente, elle avait été sur le point de changer de résolution. D’un autre côté, le péril pour l’honneur était immense.

« Jamais mon père, pensait-elle, ni aucun de mes parents ne consentira à ce que j’épouse M. Leuwen, un homme du parti contraire, un bleu, et qui n’est pas noble. Il n’y faut pas même penser ; lui-même n’y pense pas. Que fais-je donc ? Je ne puis plus penser qu’à lui. Je n’ai point de mère pour me garder, je manque d’une amie à qui je puisse demander des conseils, mon père m’a séparée violemment de madame de Constantin. À qui, dans Nancy, oserais-je seulement faire entrevoir l’état de mon cœur ? Il faut donc que je sois sévère pour moi-même. Je n’en dois veiller qu’avec plus de vigilance sur la situation dangereuse dans laquelle je me trouve[1]. »

Ces raisonnements se soutenaient assez bien, quand enfin dix heures sonnèrent, ce qui est, à Nancy, le moment après lequel il n’est plus permis de se présenter dans une maison non ouverte.

« C’en est fait, se dit madame de Chasteller, il est chez madame d’Hocquincourt. Puisqu’il ne vient plus, ajouta-t-elle avec un soupir, en perdant toute occasion de le voir il est inutile de tant m’interroger moi-même pour savoir si j’aurai le courage de lui parler sur la fréquence de ses visites. Je puis me donner quelque répit. Peut-être même ne viendra-t-il pas demain. Peut-être ce sera lui qui, sans effort de ma part, et tout naturellement, cessera de venir ici tous les jours. »

Lorsque Leuwen parut enfin le lendemain, elle aussi, deux ou trois fois depuis la veille, avait entièrement changé de pensée à son égard. Il y avait des moments où elle voulait lui faire confidence de ses embarras comme à son meilleur ami, et lui dire ensuite : « Décidez. » — « Si, comme en Espagne, je le voyais au travers d’une grille par la fenêtre, moi au rez-de-chaussée de ma maison, et lui dans la rue, à minuit, je pourrais lui dire des choses dangereuses. Mais si tout à coup il me prend la main en me disant, comme avant-hier, d’un ton simple et si vrai : « Mon ange, vous m’aimez », puis-je répondre de moi ? »

Après les salutations d’usage, une fois assis l’un vis-à-vis de l’autre, ils étaient pâles, ils se regardaient, ils ne trouvaient rien à se dire.

— Vous étiez hier, monsieur, chez madame d’Hocquincourt ?

— Non, madame, dit Leuwen, honteux de son embarras et reprenant la résolution héroïque d’en finir et de faire décider son sort une fois pour toutes. Je me trouvais à cheval sur la route de Darney lorsqu’a sonné l’heure à laquelle j’aurais pu avoir l’honneur de me présenter chez vous. Au lieu de revenir, j’ai poussé mon cheval comme un fou pour me mettre dans l’impossibilité de vous voir. Je manquais de courage ; il était au-dessus de mes forces de m’exposer à votre sévérité habituelle pour moi. Il me semblait entendre mon arrêt de votre bouche.

Il se tut, puis ajouta d’une voix mal articulée et qui peignait la timidité la plus complète :

— La dernière fois que je vous ai vue, auprès de la petite table verte[2], je l’avouerai,… j’ai osé, en vous parlant, me servir d’un mot qui, depuis, m’a causé bien des remords. Je crains d’être puni par vous d’une façon sévère, car vous n’avez pas d’indulgence pour moi.

— Oh ! monsieur, puisque vous avez le repentir, je vous pardonne ce mot, dit madame de Chasteller en essayant de prendre une manière d’être gaie et sans conséquence. Mais j’ai à vous parler, monsieur, d’objets bien plus importants pour moi.

Et son œil, incapable de soutenir plus longtemps l’apparence de la gaieté, prit un sérieux profond.

Leuwen frémit ; il n’avait point assez de vanité pour que le dépit d’avoir peur lui donnât le courage de vivre séparé de madame de Chasteller. Que devenir les jours où il ne lui serait pas permis de la voir ?

— Monsieur, reprit madame de Chasteller avec gravité, je n’ai point de mère pour me donner de sages avis. Une femme qui vit seule, ou à peu près, dans une ville de province, doit être attentive aux moindres apparences. Vous venez souvent chez moi…

— Eh bien ? » dit Leuwen, respirant à peine.

Jusque-là, le ton de madame de Chasteller avait été convenable, sage, froid, aux yeux de Leuwen du moins. Le son de voix avec lequel il prononça ce mot : eh ! bien, eût manqué peut-être au Don Juan le plus accompli ; chez Leuwen il n’y avait aucun talent, c’était l’impulsion de la nature, le naturel. Ce simple mot de Leuwen changea tout. Il y avait tant de malheur, tant d’assurance, d’obéir ponctuellement dans ce mot, que madame de Chasteller en fut comme désarmée. Elle avait rassemblé tout son courage pour combattre un être fort, et elle trouvait l’extrême faiblesse. En un instant tout changeait, elle n’avait plus à craindre de manquer de résolution, mais bien plutôt de prendre un ton trop ferme, d’avoir l’air d’abuser de la victoire. Elle eut pitié du malheur qu’elle causait à Leuwen.

Il fallait continuer cependant. D’une voix éteinte et avec des lèvres pâles et comprimées avec effort pour tâcher d’avoir l’air de la fermeté, elle expliqua à notre héros les raisons qui lui faisaient désirer de le voir moins souvent et moins longtemps, tous les deux jours par exemple. Il s’agissait d’éviter de faire naître des idées, bien peu fondées sans doute, au public qui commençait à s’occuper de ces visites, et à mademoiselle Bérard surtout, qui était un témoin bien dangereux.

Madame de Chasteller eut à peine la force d’achever ces deux ou trois phrases. La moindre objection, le moindre mot, quel qu’il fût, de Leuwen, renversait tout ce projet. Elle avait une vive pitié du malheur où elle le voyait, elle n’eût jamais eu le courage de persister, elle le sentait. Elle ne voyait plus que lui dans la nature entière. Si Leuwen eût eu moins d’amour ou plus d’esprit, il eût agi tout autrement ; mais le fait difficile à excuser en ce siècle, c’est que ce sous-lieutenant de vingt-trois ans se trouva incapable d’articuler un mot contre ce projet qui le tuait. Figurez-vous un lâche qui adore la vie, et qui entend son arrêt de mort.

Madame de Chasteller voyait clairement l’état de son cœur ; elle était elle-même sur le point de fondre en larmes, elle se sentait saisie de pitié pour le malheur extrême qu’elle causait.

« Mais, se dit-elle tout à coup, s’il voit une larme, me voici plus engagée que jamais. Il faut à tout prix mettre fin à cette visite pleine de dangers. »

— D’après le vœu que je vous ai exprimé,… monsieur,… il y a déjà longtemps que je puis supposer que mademoiselle Bérard compte les minutes que vous passez avec moi… Il serait prudent d’abréger.

Leuwen se leva ; il ne pouvait parler, à peine si sa voix fut capable d’articuler à demi :

— Je serais au désespoir, madame… »

Il ouvrit une porte de la bibliothèque qui donnait sur un petit escalier intérieur qu’il prenait souvent pour éviter de passer dans le salon et sous les yeux de la terrible mademoiselle Bérard.

Madame de Chasteller l’accompagna, comme pour adoucir par cette politesse ce qu’il pouvait y avoir de blessant dans la prière qu’elle venait de lui adresser. Sur le palier de ce petit escalier, madame de Chasteller dit à Leuwen :

— Adieu, monsieur. À après-demain.

Leuwen se retourna vers madame de Chasteller. Il appuya la main droite sur la rampe d’acajou[3] ; il chancelait évidemment. Madame de Chasteller eut pitié de lui, elle eut l’idée de lui prendre la main à l’anglaise, en signe de bonne amitié. Leuwen, voyant la main de madame de Chasteller s’approcher de la sienne, la prit et la porta lentement à ses lèvres. En faisant ce mouvement, sa figure se trouva tout près de celle de madame de Chasteller ; il quitta sa main et la serra dans ses bras, en collant ses lèvres sur sa joue. Madame de Chasteller n’eut pas la force de s’éloigner et resta immobile et presque abandonnée dans les bras de Leuwen. Il la serrait avec extase[4] et redoublait ses baisers. À la fin, madame de Chasteller s’éloigna doucement, mais ses yeux baignés de larmes montraient franchement la plus vive tendresse. Elle parvint à lui dire pourtant :

— Adieu, monsieur…

Et comme il la regardait, éperdu, elle se reprit :

— Adieu, mon ami, à demain… Mais laissez-moi.

Et il la laissa, et il descendit l’escalier en se retournant, il est vrai, pour la regarder[5].

Leuwen descendit l’escalier dans un trouble inexprimable. Bientôt, il fut ivre de bonheur, ce qui l’empêcha de voir qu’il était bien jeune, bien sot.

Quinze jours ou trois semaines suivirent ; ce fut peut-être le plus beau moment de la vie de Leuwen, mais jamais il ne retrouva un tel instant d’abandon et de faiblesse. Vous savez qu’il était incapable de le faire naître à force d’en sentir le bonheur.

Il voyait madame de Chasteller tous les jours ; ses visites duraient quelquefois deux ou trois heures, au grand scandale de mademoiselle Bérard. Quand madame de Chasteller se sentait hors d’état de continuer une conversation un peu passable avec lui, elle lui proposait de jouer aux échecs. Quelquefois, il lui prenait timidement la main, un jour même il tenta de l’embrasser ; elle fondit en larmes, sans le fuir pourtant, elle lui demanda grâce et se mit sous la sauvegarde de son honneur. Comme cette prière était faite de bonne foi, elle fut écoutée de même. Madame de Chasteller exigeait qu’il ne lui parlât pas ouvertement de son amour, mais en revanche souvent elle plaçait la main dans son épaulette et jouait avec la frange d’argent. Quand elle était tranquille sur ses entreprises, elle était avec lui d’une gaieté douce et intime qui, pour cette pauvre femme, était le bonheur parfait.

Ils se parlaient de tout avec une sincérité parfaite, qui quelquefois eût semblé bien impolie à un indifférent, et toujours trop naïve. Il fallait l’intérêt de cette franchise sans bornes sur tout pour faire oublier un peu le sacrifice qu’on faisait en ne parlant pas d’amour. Souvent un petit mot indirect amené par la conversation les faisait rougir ; alors, il y avait un petit silence. C’était lorsqu’il se prolongeait trop que madame de Chasteller avait recours aux échecs.

Madame de Chasteller aimait surtout que Leuwen lui confiât ses idées sur elle-même, à diverses époques, dans le premier mois de leur connaissance, à cette heure… Cette confidence tendait à affaiblir une des suggestions de ce grand ennemi de notre bonheur nommé la prudence. Elle disait, cette prudence :

« Ceci est un jeune homme d’infiniment d’esprit et fort adroit qui joue la comédie avec vous. »

Jamais, Leuwen n’osa lui confier le propos de Bouchard sur le lieutenant-colonel de hussards et l’absence de toute feinte était si complète entre eux que deux fois ce sujet, approché par hasard, fut sur le point de les brouiller. Madame de Chasteller vit dans ses yeux qu’il lui cachait quelque chose.

— Et c’est ce que je ne pardonnerai pas, lui dit-elle avec fermeté.

Elle lui cachait, elle, que presque tous les jours son père lui faisait une scène à son sujet.

— Quoi ! ma fille, passer deux heures tous les jours avec un homme de ce parti, et encore auquel sa naissance ne permet pas d’aspirer à votre main !

Venaient ensuite les paroles attendrissantes sur un vieux père presque octogénaire abandonné par sa fille, par son unique appui.

Le fait est que M. de Pontlevé avait peur du père de Leuwen. Le docteur Du Poirier lui avait dit que c’était un homme de plaisir et d’esprit, dominé par ce penchant infernal, le plus grand ennemi du trône et de l’autel : l’ironie. Ce banquier pouvait être assez méchant pour deviner quel était le motif de son attachement passionné pour l’argent comptant de sa fille, et, qui plus est, le dire.

  1. En marge de ces deux dernières phrases dont aucune n’est biffée, Stendhal indique qu’il faudra choisir entre elles. N. D. L. E.
  2. Il évite le nom d’Hocquincourt.
  3. Acajou pour diminuer le son s’il est trop fort.
  4. Stendhal, après avoir hésité sur le mot extase, prend le parti de le maintenir et écrit en marge : – « Extase, car il s’apercevait qu’elle ne le fuyait point, qu’elle s’abandonnait. 3 octobre. » Puis en interligne, il ajoute : « Vrai, mais trop fort. Mme Sand dit plus, et est à la mode. » N. D. L. E.
  5. Sur quoi l’historien dit : on ne peut pas espérer d’une femme honnête qu’elle se donne absolument ; encore faut-il la prendre. For me. – Le meilleur chien de chasse ne peut que faire passer le gibier à portée de fusil du chasseur. Si celui-ci ne tire pas, le chien n’y peut mais. Le romancier est comme le chien de son héros.