Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitres 21 à 37

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 7-227).

« Adieu, monsieur Leuwen. » Et l’intonation de ces trois mots n’eût rien laissé à désirer à l’amant le plus exigeant. Prononcer le nom de Leuwen, en parlant à lui-même, eût été la suprême volupté pour madame de Chasteller[1].

Leuwen, après avoir assez fait le sot, comme il se le disait à soi-même, alla chercher un certain billard, au fond d’une cour sale, où il était sûr de trouver quelques lieutenants du régiment. Il était si à plaindre, que les rencontrer fut un bonheur pour lui. Ce bonheur parut et fit plaisir ; ces jeunes gens furent bons enfants ce soir-là, sauf à reprendre le lendemain la froideur du bon ton.

Leuwen eut le bonheur de jouer et de perdre. Il fut décidé que l’on n’emporterait pas les quelques napoléons que l’on s’était gagnés ; on fit venir du vin de Champagne, et Leuwen eut le bon esprit de s’enivrer, au point que le garçon du billard et un voisin qu’il appela le reconduisirent chez lui.

C’est ainsi qu’un amour véritable éloigne de la crapule.

Le lendemain, Leuwen agit absolument comme un fou. Les lieutenants, ses camarades, redevenus méchants, se disaient :

« Ce beau dandy de Paris n’est pas accoutumé au champagne, il est encore détraqué d’hier ; il faudra l’engager à boire souvent. Nous nous moquerons de lui avant, pendant, et après ; c’est parfait. »

Ce lendemain de sa première rencontre avec cette femme de laquelle Leuwen se croyait si sûr, il fut absolument hors de lui. Il ne comprenait rien à tout ce qui lui arrivait, pas plus aux sentiments qu’il voyait naître dans son cœur qu’aux actions des autres avec lui. Il lui semblait qu’on faisait allusion à ses sentiments pour madame de Chasteller, et il avait besoin de toute sa raison pour ne pas se fâcher.

« J’agirai au jour le jour, se dit-il enfin, me jetant à chaque moment à l’action qui me fera le plus de plaisir. Pourvu que je ne fasse de confidence à qui que ce soit au monde et que je n’écrive à personne sur ma folie, personne ne pourra me dire un jour : « Tu as été fou. » Si cette maladie ne m’emporte pas, du moins elle ne pourra me faire rougir. Une folie bien cachée perd la moitié de ses mauvais effets. L’essentiel est qu’on ne devine pas ce que je sens. »

En peu de jours, il s’opéra chez Leuwen un changement complet. Dans le monde, on fut émerveillé de sa gaieté et de son esprit.

« Il a de mauvais principes, il est immoral, mais il est vraiment éloquent, » disait-on chez madame de Puylaurens.

— Mon ami, vous vous gâtez, lui dit un jour cette femme d’esprit.

Il parlait pour parler, il soutenait le pour et le contre, il exagérait et chargeait les circonstances de tout ce qu’il racontait, et il racontait beaucoup et longuement. En un mot, il parlait comme un homme d’esprit de province, aussi son succès fut-il immense : les habitants de Nancy reconnaissaient ce qu’ils avaient l’habitude d’admirer ; auparavant, on le trouvait singulier, original, affecté, souvent obscur.

Le fait est qu’il avait une frayeur mortelle de laisser deviner ce qui se passait dans son cœur. Il se voyait espionné et surveillé de près par le docteur Du Poirier, qu’il commençait de soupçonner d’avoir fait son marché avec M. Thiers, homme d’esprit ministre de la police de Louis-Philippe. Mais Leuwen ne pouvait rompre avec Du Poirier. Il ne fût pas même parvenu à l’éloigner de lui en cessant de lui parler. Du Poirier étant ancré dans cette société, il y avait présenté Leuwen, et rompre avec lui eût été fort ridicule, et de plus fort embarrassant. Ne rompant pas avec un homme aussi actif, aussi entrant, aussi facile à se piquer, il fallait le traiter en ami intime, en père.

« On ne peut trop charger un rôle avec ces gens-ci ; » et il se mit à parler comme un véritable comédien. Toujours il récitait un rôle, et le plus bouffon qui lui venait à l’esprit ; il se servait exprès d’expressions ridicules. Il aimait à se trouver avec quelqu’un, la solitude lui était devenue insupportable. Plus la thèse qu’il soutenait était saugrenue plus il était distrait de la partie sérieuse de sa vie, qui n’était pas satisfaisante, et son esprit était le bouffon de son âme.

Ce n’était pas un Don Juan, bien loin de là, nous ne savons pas ce qu’il sera un jour, mais, pour le moment, il n’avait pas la moindre habitude d’agir avec une femme, en tête à tête, contrairement à ce qu’il sentait. Il avait honoré jusqu’ici du plus profond mépris ce genre de mérite dont il commençait à regretter l’absence. Du moins, il ne se faisait pas la moindre illusion à cet égard.

Le mot terrible d’Ernest, son savant cousin, sur son peu d’esprit avec les femmes, retentissait toujours dans son âme, presque autant que le mot affreux de Bouchard, le maître de poste, sur le lieutenant-colonel et madame de Chasteller.

Vingt fois sa raison lui avait dit qu’il fallait se rapprocher de ce Bouchard, qu’avec de l’argent ou des complaisances on en pourrait tirer des détails. Cela lui était impossible : rien que d’apercevoir cet homme de loin dans la rue lui donnait la chair de poule.

Son esprit se croyait fondé à mépriser madame de Chasteller, et son âme avait de nouvelles raisons chaque jour de l’adorer comme l’être le plus pur, le plus céleste, le plus au-dessus des considérations de vanité et d’argent, qui sont comme la seconde religion de la province.

Le combat de son âme et de son esprit le rendait presque fou à la lettre, et certainement un des hommes les plus malheureux. C’était justement à l’époque où ses chevaux, son tilbury, ses gens en livrée, faisaient de lui l’objet de l’envie des lieutenants du régiment et de tous les jeunes gens de Nancy et des environs qui, le voyant riche, jeune, assez bien, brave, le regardaient sans aucun doute comme l’être le plus heureux qu’ils eussent jamais rencontré. Sa noire mélancolie, lorsqu’il était seul dans la rue, ses distractions, ses mouvements d’impatience avec apparence de méchanceté, passaient pour de la fatuité de l’ordre le plus relevé et le plus noble. Les plus éclairés y voyaient une imitation savante de lord Byron, dont on parlait encore beaucoup à cette époque.

Cette visite au billard ne fut pas la seule. La renommée s’en empara ; et comme tout Nancy avait porté à douze ou quinze les quatre habits de livrée que madame Leuwen avait envoyés de Paris à son fils, tout le monde dit que chaque soir, depuis un mois, on rapportait Leuwen ivre mort à son logis. Les indifférents en étaient étonnés, les officiers démissionnaires carlistes charmés. Un seul cœur en était percé jusqu’au vif :

« Me serais-je trompé sur son compte ? » Cette ressource de perdre la raison pour oublier son chagrin n’était pas belle, mais elle était la seule dont Leuwen eût pu s’aviser, ou plutôt il y avait été entraîné ; la vie de garnison s’était offerte à lui, et il y avait cédé. Comment faire autrement, pour ne pas avoir une fin de soirée abominable ?

C’était son premier chagrin, la vie n’avait été jusque-là pour lui que travail ou un plaisir. Depuis longtemps, il était reçu, et avec distinction, dans toutes les maisons de Nancy ; mais la même raison qui lui assurait des succès lui ôtait tout plaisir. Leuwen était comme une vieille coquette : comme il jouait toujours la comédie, rien ne lui faisait plaisir.

« Si j’étais en Allemagne, s’était-il dit, je parlerais allemand ; à Nancy, je parle provincial. »

Il lui eût semblé s’entendre jurer s’il leur eût dit d’une belle matinée : « C’est une belle matinée. » Il s’écriait en fronçant le sourcil et épanouissant le front, de l’air important d’un gros propriétaire : « Quel beau temps pour les foins ! »

Ses excès du soir au billard Charpentier vinrent ébranler un peu sa considération. Mais peu de jours avant que sa mauvaise conduite éclatât, il avait acheté une calèche, immense, très propre à recevoir les familles nombreuses, dont Nancy abondait, et c’était en effet à cet usage qu’il la destinait. Les six demoiselles de Serpierre et leur mère « étrennèrent » cette voiture, comme on dit dans le pays. Plusieurs autres familles aussi nombreuses osèrent la demander, et l’obtinrent à l’instant.

« Ce M. Leuwen est bien bon enfant, disait-on de toutes parts ; il est vrai que cela lui coûte peu : son père joue à la rente avec le ministre de l’Intérieur, c’est la pauvre rente qui paie tout cela. »

C’était de la même façon obligeante que M. Du Poirier expliquait le joli cadeau que Leuwen lui avait fait à la suite de sa goutte volante.

[Le docteur Du Poirier passait pour avide et était le meneur de Nancy. Leuwen le regardait comme le coquin le plus dangereux du pays, il croyait même avoir lieu de supposer que depuis que les chances d’Henri V semblaient avoir diminué, Du Poirier avait traité avec le ministre de l’Intérieur et lui adressait des rapports tous les quinze jours. Mais enfin, ce coquin pour le moment lui était favorable[2].]

Tout allait au gré des désirs de Leuwen, même son père, qui ne se plaignait point de sa dépense. Leuwen était sûr que tout le monde disait du bien de lui à madame de Chasteller ; mais la maison du marquis de Pontlevé n’en était pas moins la seule de Nancy où Lucien semblât faire des pas rétrogrades. En vain Leuwen avait essayé d’y faire des visites ; madame de Chasteller, plutôt que de le recevoir, avait fermé sa porte sous prétexte de maladie. Elle avait trompé le docteur Du Poirier lui-même, qui disait à Leuwen que madame de Chasteller ferait mieux de ne pas sortir de longtemps. Aidée par ce prétexte que lui fournissait le docteur Du Poirier, madame de Chasteller faisait un petit nombre de visites, sans s’exposer à être accusée de fierté ou de sauvagerie par les dames de Nancy.

La seconde fois que Leuwen la vit après le bal, il en fut traité à peine comme une simple connaissance, même il lui sembla qu’elle ne répondait pas au peu de mots qu’il lui adressait autant que la politesse la plus simple aurait semblé l’exiger. Pour cette seconde entrevue, Leuwen avait formé les résolutions les plus héroïques. Son mépris pour soi-même fut augmenté par le complet manque de courage qu’il reconnut en lui au moment d’agir.

« Grand Dieu ! un tel accident m’arrivera-t-il au moment où mon régiment chargera l’ennemi ? »

Leuwen se fit les reproches les plus amers.

Le lendemain, il était à peine arrivé chez madame de Marcilly que madame de Chasteller fut annoncée.

L’indifférence qu’on lui marqua fut si excessive que vers la fin de la visite il se révolta. Pour la première fois, il profita de la position qu’il avait prise dans le monde : il donna la main à madame de Chasteller pour la conduire à sa voiture, quoiqu’il fût évident que cette prétendue politesse la contrariait beaucoup.

— Pardonnez-moi, madame, si je suis peu discret : je suis bien malheureux !

— Ce n’est pas ce qu’on dit, monsieur, répondit madame de Chasteller avec une aisance qui n’était rien moins que naturelle, et en pressant le pas pour gagner sa voiture.

— Je me fais le flatteur de tous les habitants de Nancy dans l’espoir que peut-être ils vous diront du bien de moi, et le soir, pour vous oublier, je cherche à perdre la raison.

— Je ne crois pas, monsieur, vous avoir donné lieu…

À ce moment, le laquais de madame de Chasteller s’avança pour fermer la portière, et ses chevaux l’emportèrent plus morte que vive.

CHAPITRE XXII


Peut-il y avoir rien de plus déshonorant au monde, s’écria Leuwen, immobile à sa place, que de s’obstiner à lutter ainsi contre l’absence de rang ! Ce démon ne me pardonnera jamais l’absence des épaulettes à graines d’épinards. »

Rien n’était plus décourageant que cette réflexion, mais justement, durant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons de rapporter, Leuwen avait été comme enivré par la divine pâleur et l’étonnante beauté des yeux de Bathilde (c’était un des noms de madame de Chasteller).

« On ne peut pas reprocher à sa froideur glaciale d’avoir eu un regard animé pour quoi que ce soit, pendant une grande demi-heure qu’on a parlé de tant de choses. Mais je vois briller au fond de ses yeux, malgré toute la prudence qu’elle se commande, quelque chose de mystérieux, de sombre, d’animé, comme s’ils suivaient une conversation bien autrement intime et relevée que celle qu’écoutent nos oreilles. »

Pour qu’aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Leuwen, encouragé comme on vient de le voir, eut l’idée d’écrire. Il fit une fort belle lettre, qu’il alla jeter à la poste lui-même, à Darney, bourg à six lieues de Nancy, sur la route de Paris. Une seconde lettre n’obtint pas plus de réponse que la première. Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard, et non par une adresse dont nous ne pouvons le soupçonner en conscience, le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l’amour, qui soutenait des combats continus dans le cœur de madame de Chasteller. Le fait est qu’au milieu des reproches cruels qu’elle s’adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme[3]. Les journées ne marquaient pour elle, n’avaient de prix à ses yeux, que par les heures qu’elle passait le soir près de la persienne de son salon, à épier les pas de Leuwen qui, bien loin de se douter de tout le succès de sa démarche, venait passer des heures entières dans la rue de la Pompe.

Bathilde (car le nom de madame est trop grave pour un tel enfantillage), Bathilde passait les soirées derrière sa persienne à respirer à travers un petit tuyau de papier de réglisse qu’elle plaçait entre ses lèvres comme Leuwen faisait pour ses cigares. Au milieu du profond silence de la rue de la Pompe, déserte toute la journée, et encore plus à onze heures du soir, elle avait le plaisir, peu criminel sans doute, d’entendre dans les mains de Leuwen le bruit du papier de réglisse que l’on déchire en l’ôtant du petit cahier et que l’on plie, quand Leuwen faisait son cigarito artificiel. M. le vicomte de Blancet avait eu l’honneur et le bonheur de procurer à madame de Chasteller ces petits cahiers de papier que, comme vous savez, l’on fait venir de Barcelone.

Dans les premiers jours qui suivirent le bal, se reprochant avec amertume d’avoir manqué à ce qu’une femme se doit à soi-même, et, bien plus par respect pour Leuwen, dont elle voulait l’estime avant tout, que pour sa propre réputation, elle s’était imposé l’ennui de se dire malade et de sortir fort rarement. Il est vrai qu’au moyen de cette sage conduite elle était parvenue à faire oublier entièrement l’aventure du bal. On l’avait bien vue rougir en parlant à Leuwen, mais comme en deux mois elle ne l’avait pas reçu une seule fois chez elle quand rien au monde n’eût été plus simple, on avait fini par supposer qu’en parlant à Leuwen au bal, elle commençait à éprouver les effets de l’indisposition qui peu après l’avait forcée à rentrer chez elle. Depuis son évanouissement du bal, elle avait dit en confidence à deux ou trois dames de sa connaissance :

« Je n’ai plus retrouvé ma santé ordinaire ; elle a péri dans un verre de vin de Champagne. »

Effarouchée par la vue de Leuwen et par ce qu’il avait osé lui dire à leur dernière rencontre, elle fut de plus en plus fidèle à son vœu de solitude parfaite.

Madame de Chasteller avait donc satisfait à la prudence ; personne ne soupçonnait une cause morale à son indisposition du bal, mais son cœur souffrait cruellement. Elle manquait de l’estime pour soi-même, et la paix intérieure, qui était le seul bien dont elle eût joui depuis la révolution de 1830, lui était devenue tout à fait étrangère. Cet état moral et la retraite forcée dans laquelle elle vivait commençaient à altérer sa santé. Toutes ces circonstances, et sans doute aussi l’ennui qui en résultait, donnèrent de la valeur aux lettres de Leuwen.

Depuis un mois, madame de Chasteller avait fait beaucoup pour la vertu, ou du moins ce qui en est le signe le plus direct : elle s’était infiniment contrariée. Que pouvait demander de plus la voix sévère du devoir ? Ou, pour arriver sur-le-champ au mot décisif : Leuwen pouvait-il encore penser qu’elle avait manqué à la retenue féminine ? Quoi que pût vouloir dire ce mot affreux : soupçon, prononcé par lui, Leuwen pouvait-il trouver dans sa conduite quelque chose qui pût le fortifier ? Depuis plusieurs jours, elle avait le plaisir de répondre franchement : non, à cette question qu’elle se faisait sans cesse.

« Mais quel était donc ce soupçon qu’il avait sur moi ? Il fallait qu’il fût d’une nature bien grave… Comme il changea en un clin d’œil toute l’apparence de sa figure !… Et, ajoutait-elle en rougissant, quelle question ce changement me porta-t-il à faire ! »

Alors, le vif remords inspiré par le souvenir de la question qu’elle avait osé faire venait rompre pour longtemps toute la chaîne de ses idées.

« Combien j’eus peu d’empire sur moi-même !… Combien il fallait que ce changement de physionomie fût marqué ! Le soupçon qui l’arrêtait ainsi au milieu des transports de la sympathie la plus vive était donc quelque chose de bien grave ? »

En ce moment fortuné arriva la troisième lettre de Leuwen. Les premières avaient fait un vif plaisir, mais on n’avait pas eu la moindre tentation d’y répondre. Après avoir lu cette dernière, Bathilde courut chercher son écritoire, la plaça sur une table, l’ouvrit, et commença à écrire, sans se permettre de raisonner avec soi-même.

« C’est envoyer une lettre, et non l’écrire, qui fait la démarche condamnable, » se disait-elle vaguement à elle-même.

À quoi bon noter que la réponse fut écrite avec la recherche des tournures les plus altières ? On recommandait trois ou quatre fois à Leuwen de perdre tout espoir, le mot même d’espoir était évité avec une adresse infinie, dont madame de Chasteller se sut bon gré. Hélas ! Elle était sans le savoir la victime de son éducation jésuitique : elle se trompait elle-même, s’appliquant mal à propos, et à son insu, l’art de tromper les autres qu’on lui avait enseigné au Sacré-Cœur. Elle répondait : tout était dans ce mot-là, qu’elle ne voulait pas regarder.

La lettre d’une page et demie terminée, madame de Chasteller [se] promenait dans sa chambre, presque en sautant de joie. Après une heure de réflexion, elle demanda sa voiture, et, en passant devant le bureau de poste de Nancy, elle tira le cordon :

— À propos, dit-elle au domestique, jetez cette lettre à la poste… Vite !

Le bureau était à trois pas, elle suivit cet homme de l’œil ; il ne lut pas l’adresse, où une écriture un peu différente de celle qu’elle avait d’ordinaire avait écrit :

À M. Pierre Lafont,
Poste restante,
à Darney.

C’était le nom d’un domestique de Leuwen et l’adresse indiquée par lui, avec toute la modestie et le manque d’espoir convenables.

Rien ne saurait exprimer la surprise de Leuwen, et presque sa terreur, quand le lendemain, étant allé comme par manière d’acquit jusqu’à un quart de lieue de Darney avec le domestique Lafont, il vit celui-ci, à son retour, tirer une lettre de sa poche. Il tomba à bas de son cheval plutôt qu’il n’en descendit, et s’enfonça, sans ouvrir la lettre et sans savoir presque ce qu’il faisait, dans un bois voisin. Quand il se fut assuré qu’un taillis de châtaigniers, au centre duquel il se trouvait, le cachait bien de tous les côtés, il s’assit et se plaça bien à son aise, comme un homme qui s’apprête à recevoir le coup de hache qui doit le dépêcher dans l’autre monde, et qui veut le savourer.

Quelle différence avec la sensation d’un homme du monde ou d’un homme qui n’a pas reçu du hasard ce don incommode, père de tant de ridicules, que l’on appelle une âme ! Pour ces gens raisonnables, faire la cour à une femme, c’est un duel agréable. Le grand philosophe K[ant] ajoute : « Le sentiment de la dualité est puissamment réveillé quand le bonheur parfait que l’amour peut donner ne peut se trouver que dans la sympathie complète ou l’absence totale du sentiment d’être deux. »

« Ah ! Madame de Chasteller répond ! aurait dit le jeune homme de Paris un peu plus vulgairement élevé que Leuwen. Sa grandeur d’âme s’y est enfin décidée. Voilà le premier pas. Le reste est une affaire de forme ; ce sera un mois ou deux, suivant que j’aurai plus ou moins de savoir-faire, et elle des idées plus ou moins exagérées sur ce que doit être la défense d’une femme de la première vertu. »

Leuwen, abandonné sur la terre en lisant ces lignes terribles, ne distinguait point encore l’idée principale, qui eût dû être : « Madame de Chasteller répond ! » Il était effrayé de la sévérité du langage et du ton de persuasion profonde avec lequel elle l’exhortait à ne plus parler de sentiments de cette nature, tout en lui intimant l’ordre, au nom de l’honneur, au nom de ce que les honnêtes gens réputent le plus sacré dans leurs relations réciproques, d’abandonner les idées singulières avec lesquelles il avait sans doute voulu sonder son cœur (d’elle, madame de Chasteller) avant de s’abandonner à une folie qui, dans leur position réciproque, et surtout avec sa façon de penser à elle, était une aberration, elle osait le dire, on ne peut plus difficile à comprendre.

« C’est un congé bien en forme, se dit Leuwen après avoir relu cette lettre terrible au moins cinq ou six fois. Je ne suis guère en état de faire une réponse quelconque, pensa-t-il ; cependant, le courrier de Paris passe demain matin à Darney, et si ma lettre n’est pas ce soir à la poste, madame de Chasteller ne la lira que dans quatre jours. »

Cette raison le décida. Là, au milieu du bois, avec un crayon qu’il se trouva par bonheur, et en appuyant sur le haut de son shako la troisième page de la lettre de madame de Chasteller qui était restée en blanc, il fabriqua une réponse qu’avec la même sagacité qui dirigeait toutes ses pensées depuis une heure, il jugea fort mauvaise. Elle lui déplaisait surtout parce qu’elle n’indiquait aucune espérance, aucun moyen de retour à l’attaque[4]. Tant il y a toujours du fat dans le cœur d’un enfant de Paris ! Cependant, malgré lui et les corrections qu’il y fit en la relisant, elle montrait un cœur navré de l’insensibilité et de la hauteur de madame de Chasteller.

Il revint sur la route pour envoyer son domestique chercher un cahier de papier à Darney et ce qu’il fallait pour écrire. Il écrivit sa réponse, et après qu’il eut envoyé le domestique la porter au bureau de la poste, il fut deux ou trois fois sur le point de galoper après lui pour la reprendre, tant cette lettre lui semblait maladroite et peu propre à amener le succès. Il ne fut arrêté que par l’impossibilité absolue où il se trouvait d’en composer une autre plus passable.

« Ah ! combien Ernest a raison ! pensa-t-il. Le ciel n’a pas fait de moi un être destiné à avoir des femmes ! Je ne m’élèverai jamais au-dessus des demoiselles de l’Opéra, qui estimeront en moi mon cheval et la fortune de mon père. J’y pourrais peut-être ajouter des marquises de province, si l’amitié intime des marquis n’était pas trop fastidieuse. »

Tout en faisant ces réflexions sur son peu de talent, et en attendant son domestique, Leuwen avait profité de son cahier de papier blanc pour composer une seconde lettre qu’il trouva plus céladon encore et plus plate que celle qui était à la poste.

Ce soir-là, il n’alla point au billard Charpentier, son amour-propre d’auteur était trop humilié du ton dont il s’était trouvé incapable de sortir dans ses deux lettres. Il passa la nuit à en composer une troisième qui, mise au net convenablement et écrite en caractères lisibles, se trouva avoir atteint la formidable longueur de sept pages. Il y travailla jusqu’à trois heures ; à cinq, en allant à la manœuvre, il eut le courage de l’envoyer à la poste à Darney.

« Si le courrier de Paris retarde un peu, madame de Chasteller recevra celle-ci en même temps que mon petit barbouillage écrit sur la route, et peut-être me trouvera-t-elle un peu moins imbécile. »

Par bonheur pour lui, le courrier de Paris avait passé quand cette seconde lettre arriva à Darney, et madame de Chasteller ne reçut que la première.

Le trouble, la simplicité presque enfantine de cette lettre, le dévouement parfait, simple, sans effort, sans espérance, qu’elle respirait, firent un contraste charmant aux yeux de madame de Chasteller avec la prétendue fatuité de l’élégant sous-lieutenant. Étaient-ce bien là l’écriture et les sentiments de ce jeune homme brillant, qui ébranlait les rues de Nancy par la rapidité de sa calèche ? [Madame de Chasteller n’en fut point effrayée. Les gens d’esprit de Nancy appelaient Leuwen un fat et, qui plus est, ne doutaient pas qu’il ne le fût parce que, avec les avantages d’argent dont ils le voyaient jouir, ils eussent été des fats.

Leuwen était bien plutôt modeste que fat, il avait le bon esprit de ne savoir ce qu’il était en rien, excepté en mathématiques, chimie et équitation.

Avec quelle joie il eût donné le talent qu’on lui accordait en ces trois choses pour l’art de se faire aimer des dames qu’il trouvait chez plusieurs autres de ses connaissances de Paris.

« Ah ! si je pouvais être délivré de ma folie pour cette femme, comme je me garderais à l’avenir ! S’il pouvait arriver un jeune lieutenant-colonel à notre régiment !… Que ferais-je ? Me battrais-je ?… Non, parbleu ! je déserterais… »]

Madame de Chasteller s’était repentie bien souvent d’avoir écrit ; la réponse qu’elle pouvait recevoir de Leuwen lui inspirait une sorte de terreur. Toutes ses craintes se trouvaient démenties de la manière la plus aimable.

Madame de Chasteller eut bien des affaires ce jour-là ; il lui fallut lire cinq ou six fois cette lettre, après avoir fermé à clef trois ou quatre portes de son appartement, avant de pouvoir se former une esquisse juste de l’idée qu’elle devait avoir du caractère de Leuwen. Elle croyait y voir des contradictions : sa conduite à Nancy était d’un fat, sa lettre était d’un enfant.

Mais non : cette lettre n’était pas d’un homme à prétentions, encore moins d’un homme vain. Madame de Chasteller avait assez d’usage et d’esprit pour être sûre qu’il y avait dans cette lettre une simplicité charmante, au lieu de l’affectation et de la fatuité plus ou moins déguisée d’un homme à la mode ; car tel eût été le rôle de Leuwen à Nancy, s’il eût eu l’esprit de connaître et de saisir sa fortune.

CHAPITRE XXIII


La seule chose adroite que Leuwen eût mise dans sa lettre était de supplier pour une réponse.

« Accordez-moi mon pardon, et je vous jure, madame, un silence éternel. »

« Dois-je faire cette réponse ? se disait Madame de Chasteller. Ne serait-ce pas commencer une correspondance ? »

Un quart d’heure après, elle se disait :

« Résister toujours au bonheur qui se présente, même le plus innocent, quelle vie triste ! À quoi bon être toujours sur des échasses ? Ne suis-je pas déjà assez ennuyée par deux années de bouderie contre Paris ? Quel mal de faire cette dernière lettre qu’il recevra de moi, si elle est écrite de façon à pouvoir être examinée et commentée sans danger, même par les femmes qui se réunissent chez madame de Commercy ? »

Cette réponse si méditée, si occupante à faire, partit enfin ; c’étaient des conseils sages donnés sur le ton de l’amitié. On exhortait à se garantir ou à se guérir d’une velléité que l’on ne croyait tout au plus qu’une fantaisie sans conséquence, si ce n’était même une petite fiction que l’on avait eu le petit tort de se permettre pour amuser l’ennui du désœuvrement d’une garnison. Le ton de la lettre n’était pas tragique ; madame de Chasteller avait même voulu prendre celui d’une correspondance ordinaire, et éviter les grandes phrases de la vertu outragée. Mais à son insu des phrases d’un sérieux profond s’étaient glissées dans cette lettre, écho des sentiments, des chagrins et des pressentiments de cette âme agitée. Leuwen sentit cette nuance plutôt qu’il ne l’aperçut ; une lettre écrite par une âme complètement sèche l’eût tout à fait découragé.

Cette lettre était à peine à la poste que madame de Chasteller reçut la grande lettre de sept pages écrite avec tant de soin par Leuwen. Elle fut outrée de colère et se repentit amèrement du ton de bonté qu’elle avait pris dans la sienne. Croyant bien faire, Leuwen avait suivi, sans trop s’en douter, les leçons vagues de fatuité et de politique grossière envers les femmes, qui forment la partie sublime de la conversation des jeunes gens de vingt ans quand ils ne parlent pas politique.

Madame de Chasteller écrivit aussitôt quatre lignes pour prier M. Leuwen de ne pas continuer une correspondance sans objet ; dans le cas contraire, madame de Chasteller serait forcée au procédé désagréable de renvoyer ses lettres sans les ouvrir. Elle se hâta d’envoyer ce mot à la poste, rien n’était plus sec.

Forte de cette belle résolution invariablement arrêtée, puisqu’elle l’avait écrite, de renvoyer sans les ouvrir les lettres que Leuwen pourrait lui adresser désormais, et croyant avoir entièrement rompu avec lui, madame de Chasteller se trouva de mauvaise compagnie pour elle-même. Elle demanda ses chevaux et voulut se débarrasser de quelques visites d’obligation. Elle débuta par les Serpierre. Il lui sembla recevoir comme un coup dans la poitrine, près du cœur, en trouvant Leuwen comme établi dans le salon de ces dames et jouant avec les demoiselles en présence du père et de la mère comme s’il eût été un véritable enfant.

— Eh ! bien, la présence de madame de Chasteller vous déconcerte ? lui dit après un moment mademoiselle Théodelinde, ce qu’elle dit parce qu’elle le voyait, et sans y attacher aucune idée d’épigramme. Vous n’êtes plus bon enfant. Est-ce que madame de Chasteller vous intimide ?

— Eh ! bien, oui, puisqu’il faut que je l’avoue, répondit Leuwen.

Madame de Chasteller ne put se défendre de prendre la parole, et le ton général de cette famille l’entraînant à son insu, elle parla sans sévérité. Leuwen put répondre, et pour la seconde fois de sa vie, les idées lui vinrent en foule en s’adressant à madame de Chasteller, et il sut les exprimer.

« Il y aurait de la gaucherie à montrer ici à M. Leuwen la froideur sévère que je dois avoir, se dit madame de Chasteller pour se justifier à ses propres yeux. M. Leuwen ne peut avoir reçu mes lettres… D’ailleurs, je le vois peut-être pour la dernière fois. Si mon indigne cœur continue à s’occuper de lui, je saurai bien quitter Nancy. »

L’image présentée par ces deux mots attendrit madame de Chasteller malgré elle ; c’était presque comme si elle se fût dit :

« Je quitterai le seul pays où il puisse exister pour moi un peu de bonheur. »

Au moyen de ce raisonnement, madame de Chasteller se pardonna d’être aimable et gaie sans conséquence, comme la bonne famille au milieu de laquelle elle était tombée. La gaieté gagna si bien tout le monde et l’on se trouva si bien ensemble que mademoiselle Théodelinde songea à la grande calèche de M. Leuwen, de laquelle on se servait sans façon ; elle alla parler bas à sa mère.

— Allons au Chasseur vert, dit-elle ensuite tout haut[5].

Cette idée fut approuvée par acclamation. Madame de Chasteller était si triste chez elle qu’elle n’eut pas le courage de se refuser cette promenade. Elle prit dans sa voiture deux des demoiselles de Serpierre, et tous ensemble on alla à un joli café établi à une lieue et demie de la ville, au milieu des premiers grands arbres de la forêt de Burelviller. Ces sortes de cafés dans les bois, où l’on trouve ordinairement le soir de la musique exécutée par des instruments à vent, et la facilité avec laquelle on y va, sont un usage allemand qui, heureusement, commence à pénétrer dans plusieurs villes de l’est de la France.

Dans les bois du Chasseur vert, la gaieté douce et la bonhomie de la conversation furent extrêmes. Pour la première fois pendant un aussi long temps, Leuwen osait parler devant madame de Chasteller, et à elle-même. Elle lui répondit et, à plusieurs reprises, elle ne put se défendre de sourire en le regardant, et ensuite de lui donner le bras. Il était parfaitement heureux. Madame de Chasteller voyait l’aînée des demoiselles de Serpierre sur le point, tout au moins, de devenir amoureuse de Leuwen.

Il y avait ce soir-là, au café-hauss du Chasseur vert, des cors de Bohême qui exécutaient d’une façon ravissante une musique douce, simple, un peu lente. Rien n’était plus tendre, plus occupant, plus d’accord avec le soleil qui se couchait derrière les grands arbres de la forêt. De temps à autre, il lançait quelque rayon qui perçait au travers des profondeurs de la verdure et semblait animer cette demi-obscurité si touchante des grands bois. C’était une de ces soirées enchanteresses, que l’on peut compter au nombre des plus grands ennemis de l’impassibilité du cœur. Ce fut peut-être à cause de tout cela que Leuwen, moins timide sans pourtant être hardi, dit à madame de Chasteller, comme entraîné par un mouvement involontaire :

— Mais, madame, pouvez-vous douter de la sincérité et de la pureté du sentiment qui m’anime ? Je vaux bien peu sans doute, je ne suis rien dans le monde, mais ne voyez-vous pas que je vous aime de toute mon âme ? Depuis le jour de mon arrivée que mon cheval tomba sous vos fenêtres, je n’ai pu penser qu’à vous, et bien malgré moi, car vous ne m’avez pas gâté par vos bontés. Je puis vous jurer, quoique cela soit bien enfant et peut-être ridicule à vos yeux, que les moments les plus doux de ma vie sont ceux que je passe sous vos fenêtres, quelquefois, le soir.

Madame de Chasteller, qui lui donnait le bras, le laissait dire et s’appuyait presque sur lui ; elle le regardait avec des yeux attentifs, si ce n’est attendris. Leuwen le lui reprocha presque :

— Quand nous serons de retour à Nancy, quand les vanités de la vie vous auront saisie de nouveau, vous ne verrez en moi qu’un petit sous-lieutenant. Vous serez sévère et j’ose dire méchante pour moi. Vous n’aurez pas beaucoup à faire pour me rendre malheureux : la seule peur de vous avoir déplu suffit pour m’ôter toute tranquillité.

Ce mot fut dit avec une vérité et une simplicité si touchantes, que madame de Chasteller répondit aussitôt :

— Ne croyez pas à la lettre que vous recevrez de moi.

Cela fut dit rapidement. Leuwen répondit de même :

— Grand Dieu ! Aurais-je pu vous déplaire ?

— Oui ; votre grande lettre datée de mardi a l’air d’être écrite par un autre : c’est une âme sèche et à projets hostiles contre moi, c’est presque un petit homme fat et vaniteux qui me parle.

— Vous voyez si j’ai des prétentions avec vous ! Vous voyez bien que vous êtes la maîtresse de mon sort, et apparemment vous me rendrez fort malheureux.

— Non, ou votre bonheur ne dépendra pas de moi.

Leuwen s’arrêta involontairement, il la regarda ; il vit ces yeux tendres et amis de la conversation au bal ; mais, cette fois, ils semblaient voilés de tristesse. S’ils n’eussent pas été dans une clairière du bois, à cent pas des demoiselles de Serpierre qui pouvaient les voir, Leuwen l’eût embrassée, et en vérité elle l’eût laissé faire. Tel est le danger de la sincérité, de la musique et des grands bois.

Madame de Chasteller vit son imprudence dans les yeux de Leuwen et eut peur.

— Songez où nous sommes…

Et, honteuse de ce mot et de ce qu’il semblait faire entendre :

— N’ajoutez pas une syllabe, dit-elle avec une résolution sévère, ou vous allez me déplaire ; et promenons-[nous].

Leuwen obéit, mais il la regardait, et elle voyait toute la peine qu’il avait à lui obéir et à garder le silence. Peu à peu elle s’appuya sur son bras avec intimité. Des larmes, de bonheur apparemment, vinrent mouiller les yeux de Leuwen.

— Eh ! bien, je vous crois sincère, mon ami, lui dit-elle après un grand quart d’heure de silence.

— Je suis bien heureux ! Mais à peine je ne serai plus avec vous, que je tremblerai. Vous m’inspirez de la terreur. À peine rentrée dans les salons de Nancy, vous redeviendrez pour moi cette divinité implacable et sévère…

— J’avais peur de moi-même. Je tremblais que vous n’eussiez plus d’estime pour moi, après la sotte question que j’avais osé vous adresser au bal…

À ce moment, au détour d’un petit chemin dans le bois, ils ne se trouvèrent plus qu’à vingt pas de deux des demoiselles de Serpierre, qui [se] promenaient en se donnant le bras. Leuwen craignit de voir tout finir pour lui, comme après le regard du bal ; il fut illuminé par le danger, et dit fort vite :

— Permettez-moi de vous voir, demain chez vous.

— Grand Dieu ! répondit-on avec terreur.

— De grâce !

— Eh ! bien, je vous recevrai demain.

Après avoir prononcé ces mots, madame de Chasteller était plus morte que vive. Les demoiselles de Serpierre la trouvèrent pâle, respirant à peine, et remarquèrent que ses yeux étaient éteints. Madame de Chasteller leur demanda leur bras à toutes les deux.

— Croiriez-vous, mes amies, que la fraîcheur du soir me fait mal ? Si vous voulez, nous irons aux voitures.

C’est ce qu’on fit. Madame de Chasteller prit dans la sienne les plus jeunes des demoiselles de Serpierre, et la nuit qui tombait tout à fait lui permit de ne plus craindre les regards.

Dans sa vie de savant et d’étourdi, jamais Leuwen n’avait rencontré de sensation qui approchât le moins du monde de celle qui l’agitait. C’est pour ces rares moments qu’il vaut la peine de vivre.

— Vous êtes stupide, vraiment ! lui dit en voiture mademoiselle Théodelinde.

— Mais songez, ma fille, que vous êtes peu polie ! dit madame de Serpierre.

— C’est qu’il est insupportable ce soir, répliqua la bonne provinciale.

Et c’est à cause de cette naïveté, encore possible en province, que l’on peut quelquefois l’aimer. Il y a des mouvements de naturel et de vérité entre jeunes gens, sans conséquence, ni petites mines à la Sophie après se les être permis.

À peine madame de Chasteller fut-elle rendue à la solitude et au raisonnement qu’elle eut des remords effroyables de la visite qu’elle venait de permettre à Leuwen. Elle eut recours à un personnage que le lecteur connaît déjà ; il a peut-être gardé quelque souvenir méprisant d’un de ces êtres fréquents en province, où ils sont respectés, et qui se cachent à Paris, où le ridicule les poursuit, d’une mademoiselle Bérard, bourgeoise que nous avons rencontrée fourrée parmi les grandes dames, dans la chapelle des Pénitents, la première fois que Leuwen eut l’esprit d’y aller. C’était une fort petite personne sèche, de quarante-cinq à cinquante ans, au nez pointu, au regard faux, et toujours mise avec beaucoup de soin, usage qu’elle avait rapporté d’Angleterre, où elle avait été vingt ans dame de compagnie de milady Beatown, riche pairesse catholique. Mademoiselle Bérard semblait née pour cet état abominable que les Anglais, grands peintres pour tout ce qui est désagréable, désignent par le nom de toadeater, avaleur de crapauds. Les mortifications sans nombre qu’une pauvre dame de compagnie doit supporter sans mot dire d’une femme riche et de mauvaise humeur contre le monde qu’elle ennuie, ont donné naissance à ce bel emploi[6]. Mademoiselle Bérard, naturellement méchante, atrabilaire et bavarde, trop peu riche pour être dévote en titre avec quelque considération, avait besoin d’une maison opulente pour lui fournir des faits à envenimer, des rapports à faire, et de l’importance dans le monde des sacristies. Il y avait une chose que tous les trésors de la terre et les ordres même de notre saint père le pape n’auraient pu obtenir de la bonne mademoiselle Bérard : c’était une heure de discrétion sur un fait désavantageux à quelqu’un et qui serait venu à sa connaissance. Ce manque absolu de discrétion fut ce qui décida madame de Chasteller. Elle fit annoncer à mademoiselle Bérard qu’elle accepterait ses soins comme dame de compagnie.

« Cet être si méchant me répondra de moi-même, » pensa madame de Chasteller. Et la sévérité de cette punition tranquillisa sa conscience : madame de Chasteller se pardonna presque l’entrevue si légèrement accordée à Leuwen.

La réputation de mademoiselle Bérard était si bien établie que le docteur Du Poirier lui-même, qui fut l’intermédiaire dont madame de Chasteller se servit, ne put retenir une exclamation :

— Mais, madame, voyez quel serpent vous introduisez chez vous !

Mademoiselle Bérard arriva ; l’extrême curiosité, plus que le plaisir de sa promotion, rendait hagard son regard oblique, qui d’ordinaire n’était que faux et méchant. Elle arrivait avec une liste de conditions pécuniaires et autres. Après y avoir donné son assentiment, madame de Chasteller ajouta :

— Je vous engagerai à vous établir dans ce salon, où je reçois les visites.

— J’aurai l’honneur de faire observer à madame que chez lady Beatown ma place était assignée dans le second salon, correspondant au salon occupé par les dames pour accompagner chez les princesses, ce qui est peut-être plus dans les convenances. Ma naissance…

— Eh ! bien, soit, mademoiselle, dans le second salon.

Madame de Chasteller s’enfuit et courut s’enfermer dans sa chambre : le regard de mademoiselle Bérard lui faisait mal.

« Mon imprudence d’hier est en partie réparée, » pensa-t-elle. Tant qu’elle n’avait pas eu chez elle mademoiselle Bérard, madame de Chasteller avait frémi au moindre bruit : il lui semblait entendre un laquais venant annoncer M. Leuwen.

CHAPITRE XXIV


Le pauvre sous-lieutenant était loin de prévoir l’étrange société qu’on lui préparait. Il avait pensé avec beaucoup de finesse qu’il ne devait se présenter chez madame de Chasteller qu’après avoir demandé M. le marquis de Pontlevé, et, pour être sûr de ne pas trouver le vieux marquis, il avait besoin de voir le marquis hors de son hôtel, qu’il quittait chaque jour vers les trois heures pour se rendre au club Henri-cinquiste.

À peine Leuwen vit-il le marquis passer sur la place d’Armes, que son cœur commença à battre avec force. Il vint frapper à la porte de l’hôtel. Il était tellement déconcerté qu’il parla avec respect à la vieille portière paralytique, et put à peine trouver assez de voix pour s’en faire entendre.

En montant au premier étage, ce fut avec une sorte de terreur qu’il regarda le grand escalier en pierre grise, avec sa rampe de fer à dessins vernissés en noir et dorés dans les endroits qui représentaient des fruits. Il arriva enfin à la porte de l’appartement occupé par madame de Chasteller. En étendant la main vers la sonnette de laiton anglais, il désirait presque qu’on lui annonçât qu’elle était sortie. De sa vie, Leuwen n’avait été à ce point dominé par la peur.

Il sonna. Le bruit des sonnettes, répondant aux divers étages, lui fit mal. On ouvrit enfin. Le domestique alla l’annoncer en le priant d’attendre dans le second salon, où il trouva mademoiselle Bérard. [Mademoiselle Bérard avait une ceinture formée d’un ruban vert fané.] Il remarqua qu’elle n’était point en visite, mais établie comme pour rester. Cette vision acheva de le déconcerter, il salua profondément, et alla à l’autre extrémité du salon regarder attentivement une gravure.

Madame de Chasteller parut après quelques minutes. Son teint était animé, sa contenance agitée ; elle alla prendre place sur un canapé tout près de mademoiselle Bérard. Elle engagea Leuwen à s’asseoir. Jamais homme ne trouva moins de facilité à prendre place et à parcourir les formules ordinaires de politesse. Pendant qu’il prononçait peu nettement des paroles assez vulgaires, madame de Chasteller était devenue excessivement pâle, sur quoi mademoiselle Bérard mit ses lunettes pour les considérer.

Leuwen promenait des yeux incertains de la charmante figure de madame de Chasteller à ce petit visage jaune et luisant, dont le nez pointu, surchargé de lunettes d’or, était tourné vers lui. Même dans les moments les plus désagréables, telle qu’était, grâce à la prudence de madame de Chasteller, cette première entrevue de deux êtres, le lendemain du jour où ils s’étaient presque avoué qu’ils s’aimaient, il y avait au fond des traits de madame de Chasteller une expression de bonheur simple, une facilité à être entraîné à un enthousiasme tendre. Leuwen fut sensible à cette expression si noble, elle lui fit un peu oublier mademoiselle Bérard.

Il goûtait avec délices le vif plaisir de découvrir une nouvelle perfection dans la femme qu’il aimait. Ce sentiment rendit un peu de vie à son cœur, il put respirer ; il commençait à sortir de l’abîme de désappointement où l’avait jeté la présence imprévue de mademoiselle Bérard.

Il restait toujours une grande difficulté à vaincre : que dire ? Et il fallait parler, le silence, en se prolongeant, allait devenir une imprudence en présence de cette dévote si méchante. Mentir était affreux pour Leuwen, cependant il ne fallait pas que mademoiselle Bérard pût répéter les mots dont Leuwen se serait servi.

— Il fait un temps magnifique, madame, dit-il enfin. (La respiration lui manqua après cette terrible phrase. Il prit courage et bientôt put ajouter :) … Et vous avez là une magnifique gravure de Morghen.

— Mon père l’aime beaucoup, monsieur. Il l’a rapportée de Paris à son dernier voyage. » Et ses yeux troublés cherchaient à ne pas se fixer sur ceux de Leuwen.

Le comique de cette entrevue et ce qui la rendait humiliante pour l’intime conscience de Leuwen, c’est qu’il avait employé une nuit sans sommeil à préparer une douzaine de phrases charmantes, touchantes, peignant avec esprit, admirablement, l’état de son cœur. Il avait surtout songé à donner à l’expression de la simplicité et de la grâce, et à éviter avec soin tout ce qui aurait pu impliquer le plus faible rayon d’espérance.

Après avoir parlé de la gravure de Morghen :

« Le temps se passe, pensa-t-il, et je le perds dans ces pauvretés insignifiantes, comme si je ne voulais qu’amener la fin de cette visite. Que de reproches ne me ferai-je pas dès que je serai hors de cet hôtel ! »

Avec un peu de sang-froid, rien n’eût été plus dans les habitudes de Leuwen que de trouver des choses agréables à dire même en présence d’une vieille fille, sans doute méchante, mais probablement pas très intelligente. Mais il se trouva qu’il était impossible à Leuwen de rien inventer. Il avait peur de soi-même, il avait une bien plus grande peur de madame de Chasteller, et il avait une grande peur aussi de mademoiselle Bérard. Or, rien n’est moins favorable au génie d’invention que la peur. Ce qui augmentait cette difficulté à trouver quelque chose de passable dont Leuwen était affligé en ce moment, c’est qu’il jugeait fort bien, et même s’exagérait, le ridicule de l’aridité de son esprit. Il lui vint enfin une pauvre petite idée :

— Je serai bien heureux, madame, si je puis parvenir à être un bon officier de cavalerie, car il paraît que le ciel ne m’a pas destiné à être un orateur éloquent dans la chambre des Députés.

Il vit que mademoiselle Bérard ouvrait ses petits yeux autant qu’il était possible. « Bien, se dit-il, elle croit que je parle politique, et songe à faire son rapport. »

— Je ne saurais plaider à la Chambre les causes dont je serais le plus profondément pénétré. Loin de la tribune, je serais tourmenté par la vivacité des sentiments qui enflammeraient mon âme ; mais en ouvrant la bouche devant ce juge suprême, et sévère surtout, auquel je tremblerais de déplaire, je ne pourrais que lui dire : « Voyez mon trouble, vous remplissez tellement tout mon cœur qu’il ne lui reste pas même la force de se représenter lui-même à vos yeux. »

Madame de Chasteller avait écouté d’abord avec plaisir, mais vers la fin de ce discours, elle eut peur de mademoiselle Bérard ; les phrases de Leuwen lui semblèrent beaucoup trop transparentes. Elle se hâta de l’interrompre.

— Avez-vous en effet, monsieur, quelque espérance de vous faire élire à la chambre des Députés ?

Leuwen cherchait à répondre avec modestie sur ses espérances, lorsqu’une idée lui vint :

« Voilà donc cette entrevue que j’avais considérée comme le bonheur suprême ! »

Cette réflexion le glaça. Il ajouta quelques phrases dont la platitude lui fit pitié. Tout à coup il se leva et se hâta de sortir. C’était avec empressement qu’il quittait cet appartement dans lequel l’espérance de pénétrer avait été le bonheur suprême.

À peine arrivé dans la rue, il se trouva bien étonné, et comme stupide.

« Je suis guéri, s’écria-t-il après avoir fait quelques pas. Mon cœur n’est pas fait pour l’amour. Quoi ! C’est là la première entrevue, le premier rendez-vous avec une femme que l’on aime ! Mais comme j’avais tort de mépriser mes petites danseuses de l’Opéra ! Leurs pauvres petits rendez-vous me faisaient seulement penser à ce que serait un tel bonheur avec une femme que l’on aimerait d’amour[7]. Cette idée me rendait sombre quelquefois dans ces moments si gais, que j’étais fou ! Mais peut-être je n’ai point d’amour… Je m’étais trompé… Quel ridicule ! Quelle impossibilité ! Moi ! Aimer une femme ultra, avec ces idées égoïstes, méchantes, à cheval sur leurs privilèges, irritée vingt fois le jour parce qu’on s’en moque ! Avoir un privilège dont tout le monde se moque, le joli plaisir ! »

En se disant tout cela, il pensait à mademoiselle Bérard, il la voyait devant ses yeux, avec son petit bonnet de dentelles jaunes, retenu par un ruban vert fané. Cette magnificence peu propre et en décadence était pour lui comme l’idée d’une masure sale.

« Voilà ce que j’aurais trouvé dans ce parti en le voyant de plus près. »

Il était à cent lieues du souvenir de madame de Chasteller ; il y revint :

« … Et non seulement je croyais l’aimer, mais je croyais voir clairement qu’elle a pour moi un commencement d’affection. »

En ce moment il eût pensé à tout avec plus de plaisir qu’à madame de Chasteller. C’était la première fois depuis trois mois qu’il se trouvait en présence de cette étrange sensation.

« Quoi ! se dit-il avec une sorte d’horreur, il y a dix minutes qu’en adressant des choses tendres à madame de Chasteller j’étais obligé de mentir ! Et cela, après ce qui m’est arrivé hier dans les bois du Chasseur vert, après les transports de bonheur qui, depuis cet instant, m’ont agité, qui ce matin, à la manœuvre, m’ont fait manquer deux ou trois fois mes distances ! Grand Dieu ! Puis-je me répondre de rien sur moi-même ? Qui me l’eût dit hier ? Mais je suis donc un fou, un enfant ! »

Ces reproches qu’il se faisait étaient sincères, mais il n’en sentait pas moins fort clairement qu’il n’aimait plus madame de Chasteller. Penser à elle était ennuyeux. Cette dernière découverte acheva d’accabler Leuwen ; il se méprisait soi-même :

« Demain, je puis être un assassin, un voleur, tout au monde. Je ne suis sûr de rien sur mon compte. »

En avançant dans la rue, Leuwen remarqua qu’il pensait à toutes les petites choses de Nancy avec un intérêt bien nouveau.

Il y avait, fort près de la rue de la Pompe, une petite chapelle gothique fondée par un René, duc de Lorraine, que les habitants admiraient avec des transports d’artistes depuis trois ans qu’ils avaient lu dans une revue de Paris que c’était une belle chose. Avant cette époque, un marchand de fer s’en servait pour y appuyer ses barres de fer. Jamais Leuwen n’avait arrêté les yeux sur les petites arêtes grises de cette chapelle obscure, ou, s’il la regardait un instant, bientôt l’idée de madame de Chasteller venait le distraire. Le hasard, en ce moment, le plaça vis-à-vis de ce monument gothique, grand comme l’une des plus petites chapelles de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il s’y arrêta longtemps et avec plaisir, son attention pénétra dans les moindres détails ; en un mot, ce fut une distraction agréable. En examinant les petites têtes de saints et d’animaux, il était étonné à la fois de ce qu’il sentait et de ce qu’il ne sentait plus.

Il se souvint tout à coup, avec une vraie joie, que ce soir-là il y avait poule et concours pour une queue d’honneur au billard Charpentier. Dans l’aridité de son cœur, il attendit l’heure du billard avec impatience, et y arriva le premier. Il joua avec un plaisir vif, n’eut pas de distraction, et, par hasard, gagna. Mais il n’eut garde de s’enivrer : boire avec excès lui parut ce jour-là un fort sot plaisir. Seulement, par un reste d’habitude, il cherchait à ne pas se trouver seul avec soi-même.

CHAPITRE XXV


Tout en plaisantant avec ses camarades, il lui venait des pensées philosophiques et sombres :

« Ces pauvres femmes, se disait-il, qui sacrifient toute leur destinée à nos fantaisies, qui comptent sur notre amour ! Et comment n’y compteraient-elles pas ? Ne sommes-nous pas sincères quand nous le leur jurons ? Hier, au Chasseur vert, je pouvais être imprudent, mais j’étais le plus sincère des hommes. Grand Dieu ! Qu’est-ce que la vie ? Il faut être indulgent désormais. »

Leuwen eut l’attention d’un enfant pour tout ce qui se passait au billard Charpentier, il examinait tout avec intérêt.

— Mais sur quelle herbe avez-vous donc marché ? lui dit un de ses camarades. Vous êtes gai et bon enfant ce soir.

— Point bizarre, point hautain, reprit un autre.

— Les autres jours, ajouta un troisième, le poète du régiment, vous étiez comme une ombre envieuse qui revient sur la terre pour se moquer des plaisirs des vivants. Aujourd’hui, les jeux et les ris semblent voler sur vos traces… etc., etc.

Tous ces propos assez vifs, car ces messieurs manquaient de tact, ne donnèrent pas à Leuwen le plus petit sentiment désagréable ni la moindre idée de se fâcher.

À une heure du matin, quand il fut seul avec lui-même :

« Il n’y a donc au monde que la seule madame de Chasteller, se dit-il, à laquelle je n’aie aucun plaisir à penser ? Comment vais-je me tirer de l’espèce d’engagement où je suis avec elle ? Je pourrai prier le colonel de m’envoyer à N*** faire la guerre de tronçons de chou avec les ouvriers. Il serait impoli de ne plus lui parler de rien, j’aurais l’air de m’être fait un jeu de…

« Si je vais lui dire avec sincérité qu’à la vue de son abominable petite dévote mon cœur s’est glacé, elle me méprisera comme un imbécile ou un menteur, et ne me reparlera de la vie.

« Mais quoi ! se disait Leuwen en revenant sur le principe de sa conduite, un sentiment si vif, si extraordinaire, qui remplissait ma vie à la lettre, les journées, les nuits, qui m’ôtait le sommeil, qui peut-être m’eût fait oublier la patrie, arrêté, anéanti par une misère !… Grand Dieu ! Tous les hommes sont-ils ainsi ? Ou suis-je plus fou qu’un autre ? Qui me résoudra ce problème ? »

Le lendemain, cette aubade de trompettes qu’on appelle la diane dans les régiments réveilla Leuwen à cinq heures, mais il se mit à se promener gravement dans sa chambre. Il était plongé dans un étonnement profond : ne plus penser uniquement à madame de Chasteller lui laissait un vide immense.

« Quoi ! se dit-il, Bathilde n’est plus rien pour moi ! » Et ce nom charmant, qui autrefois produisait un effet magique sur lui, ne lui semblait plus différent d’un autre. Son esprit se mit à se détailler les bonnes qualités de madame de Chasteller, mais il en était moins sûr que de sa céleste beauté, et revint bientôt à celle-ci.

« Quels cheveux magnifiques, avec le brillant de la plus belle soie, longs, abondants ! Quelle admirable couleur ils avaient hier, sous l’ombre de ces grands arbres ! Quel blond charmant ! Ce ne sont point ces cheveux couleur d’or vantés par Ovide, ni ces cheveux couleur d’acajou que Raphaël et Carlo Dolci ont donnés à leurs plus belles têtes. Le nom que je donnerais à ceux-ci peut n’être pas fort élégant, mais réellement, sous le brillant de la plus belle soie, ils ont la couleur de la noisette. Et ce contour admirable du front ! Que de pensée dans le haut de ce front, peut-être trop !… Comme il me faisait peur autrefois ! Quant aux yeux, qui en vit jamais de pareils ? L’infini est dans ce regard, même quand il n’est arrêté que par un objet sans intérêt. Comme elle regardait sa voiture au Chasseur vert quand nous nous en approchâmes ! Et quelle coupe admirable ont les paupières de ces yeux si beaux ! Comme ils sont entourés ! Son regard est surtout céleste quand il ne s’arrête sur rien. Alors, c’est le son de son âme qu’il semble exprimer. Elle a le nez un peu aquilin ; je n’aime pas ce trait chez une femme, je ne l’ai jamais aimé chez elle, même quand je l’aimais… Quand je l’aimais ! Grand Dieu ! Mais où me cacher ? que devenir ? que lui dire ? Et si elle était à moi ?… Eh ! bien, je serais honnête homme, là comme ailleurs. « Je suis fou, ma chère amie, lui dirais-je. Indiquez-moi un lieu d’exil, et, quelque affreux qu’il soit, j’y cours. »

Ce sentiment rendit un peu de vie à l’âme de Leuwen.

« Oui, se dit-il en reprenant son examen critique comme pour se distraire, oui, le nez aquilin aspirant à la tombe, comme dit l’emphatique Chactas, donne trop de sérieux à une tête. Le sérieux ne serait rien, mais les reparties graves, et surtout quand elles refusent, prennent de ce trait un air de pédanterie, surtout vu de trois-quarts.

« Quelle bouche ! Est-il possible de concevoir un contour plus fin et mieux dessiné ? Elle est belle comme les plus beaux camées antiques. Ce contour si délicat, si fin, trahit madame de Chasteller. Souvent, à son insu, quelle forme charmante prend cette lèvre supérieure qui avance un peu et semble perdre son contour, si l’on vient à dire quelque chose qui la touche ! Elle n’est point moqueuse, elle se reproche le moindre mot de ce genre, et cependant, à la plus petite expression emphatique, à la moindre nuance exagérée dans les récits de ces provinciaux, comme le coin de sa jolie bouche se relève ! C’est pour cela uniquement que ces dames la trouvent méchante, comme M. de Sanréal le répétait l’autre jour chez madame d’Hocquincourt. Elle a réellement un esprit charmant, rieur, amusant, mais on dirait qu’elle se repent toujours de l’avoir montré. »

Mais tout ce détail de beautés et d’avantages ne faisait rien pour l’amour de Leuwen ; il ne renaissait point. Il se parlait de madame de Chasteller comme un connaisseur se parle d’une belle statue qu’il veut vendre.

« Après tout, il faut qu’elle soit dévote au fond : avoir déterré cette exécrable demoiselle de compagnie le prouve du reste. En ce cas, je l’aurais bientôt vue blâmante, méchante, acariâtre… Et à propos, et les lieutenants-colonels[8] ?… »

Leuwen resta longtemps sur cette pensée.

« Je l’aimerais mieux, se dit-il enfin avec distraction, un peu trop avenante pour MM. les lieutenants-colonels que dévote ; il n’y a rien de pis, à ce que dit ma mère. Peut-être, continua-t-il du même air, n’est-ce qu’une affaire de rang. Depuis 1830, les gens de sa caste se persuadent que s’ils peuvent parvenir à mettre la piété à la mode, ils trouveront les Français plus faciles à plier devant leurs privilèges. Le vrai dévot est patient… »

Mais il était évident que Leuwen ne pensait plus même à ce qu’il se disait à lui-même.

À ce moment, un domestique arrivant de Darney lui remit la réponse de madame de Chasteller à sa lettre de sept pages. C’était, comme on sait, quatre lignes fort sèches. Elles le frappèrent vivement.

« Je n’ai que faire de me donner tant d’embarras et d’avoir tant de remords parce que je ne l’aime plus ; elle n’en sera point en peine. Voilà l’expression de ses vrais sentiments. »

Il savait bien que le premier mot de madame de Chasteller, au Chasseur vert, avait été un désaveu de cette lettre. Cependant, elle était si courte et si vive ! Il en resta frappé, et frappé au point qu’il oublia la manœuvre. Son chasseur Nicolas vint le chercher au galop.

— Ah ! lieutenant, vous allez en avoir une fameuse du colonel !

Leuwen, sans mot dire, sauta à cheval et galopa.

Dans le courant de la manœuvre, le colonel vint à passer derrière la septième compagnie, où il était en serre-file.

« À mon tour, maintenant, » pensa Leuwen. À son grand étonnement, aucun mot grossier ne lui fut adressé. « Mon père aura fait écrire à cet animal-là. »

Cependant, la crainte vive de mériter quelque blâme le rendait fort attentif ce matin-là, et, peut-être par malice, le colonel fit recommencer plusieurs mouvements où la septième compagnie se trouvait en tête.

« Que je suis fou de me faire centre de tout ! se dit Leuwen. Le colonel est comme moi, il aura aussi ses chagrins, et, s’il ne me gronde pas, c’est qu’il m’a oublié. »

Pendant tout le temps de la manœuvre, Leuwen n’avait pu penser de suite à rien : il craignait quelque distraction. Une fois chez lui, quand il osa revoir son cœur, il se trouva tout différent à l’égard de madame de Chasteller. Ce jour-là, il arriva le premier à la pension, quoique l’on ne pût guère se présenter chez les Serpierre avant quatre heures et demie. Il demanda sa calèche à quatre heures. Il était mal à son aise, il alla voir atteler les chevaux, et trouva vingt choses à reprendre dans l’écurie. Enfin, ce fut avec un plaisir sensible qu’à quatre heures et un quart il se trouva au milieu des demoiselles de Serpierre. Leur conversation rendit le mouvement à son âme, il le leur dit avec grâce. Mademoiselle Théodelinde, qui avait du penchant pour lui, fut fort gaie, et il prit une partie de cette gaieté.

Madame de Chasteller entra. On ne l’attendait point ce jour-là. Jamais il ne l’avait vue si jolie ; elle était pâle et un peu timide.

« Et malgré cette timidité, se dit Leuwen, elle se livre à des lieutenants-colonels ! »

Ces mots grossiers semblèrent lui rendre toute sa passion. Mais Leuwen était trop jeune, pas assez fait au monde. Sans s’en apercevoir, il fut rude et nullement gracieux pour madame de Chasteller. Son amour tenait du tigre[9], ce n’était plus l’homme de la veille.

Les demoiselles de Serpierre étaient fort gaies : un domestique de Leuwen venait de leur apporter des bouquets magnifiques, qu’il avait fait prendre dans les serres de Darney, pays célèbre pour les fleurs. Il se trouva qu’il n’y avait point de bouquet pour madame de Chasteller ; on fut obligé de diviser en deux le plus beau.

« C’est d’un triste augure, » pensa-t-elle.

Pendant toute la joie des demoiselles de Serpierre, elle fut un peu interdite. Ce qu’il y avait de brusque et de peu gracieux dans les regards de Leuwen l’étonnait. Elle se demandait si, pour conserver son estime et ne pas manquer à ce juste soin de son honneur sans lequel une femme ne saurait être aimée sérieusement d’un homme lui-même un peu délicat, elle ne devait pas quitter cette maison, ou du moins paraître offensée.

« Non, se dit-elle, puisque je ne le suis pas en effet. Dans le trouble où je me trouve je ne puis manquer à quelque devoir que si je me permets la plus petite hypocrisie. »

Je trouve qu’il y eut une haute raison à madame de Chasteller de se parler ainsi, et beaucoup de courage à suivre le parti que montrait la raison. De sa vie, elle n’avait été aussi surprise.

« M. Leuwen ne serait-il qu’un fat, après tout, comme on le dit ? Et son seul but aurait-il été d’obtenir de moi le mot imprudent que j’ai dit avant-hier ? »

Madame de Chasteller repassait dans sa tête toutes les marques d’un cœur vraiment touché qu’elle avait cru voir.

« Me serais-je trompée ? La vanité m’aurait-elle abusée à ce point ? Il n’y a plus rien de vrai pour moi au monde, se dit-elle tout à coup, si M. Leuwen n’est pas un être sincère et bon. »

Puis, elle retombait dans de cruelles incertitudes, elle repoussait avec peine le mot de fat que tout Nancy attachait au nom de Leuwen.

« Mais non, je me le suis dit mille fois, et dans des moments où j’avais tout le sang-froid désirable : c’est le tilbury de M. Leuwen, et surtout les livrées de ses gens, qui le font appeler fat, et non son caractère réel ; il leur est invisible. Ces bourgeois sentent qu’à sa place ils seraient fats, voilà tout. Pour lui, il a tout au plus l’innocente vanité de son âge. Il aime à voir de jolis chevaux, de belles livrées, qui lui appartiennent. Ce mot : fat, n’exprime que l’envie que ces officiers démissionnaires ont pour lui. »

Cependant, malgré la forme tranchante de ces raisonnements et leur clarté frappante, en ce moment de trouble le nom de fat avait un poids terrible dans le jugement de madame de Chasteller.

« Je lui ai parlé cinq fois[10] dans ma vie ; je suis bien éloignée d’avoir une grande connaissance du monde. Il faudrait une étrange confiance en soi pour prétendre connaître le cœur d’un homme après cinq conversations… Et encore, se dit madame de Chasteller en s’attristant de plus en plus, quand je lui parlais j’étais bien plus attentive à ne pas trahir mes propres sentiments qu’à regarder les siens… Il faut convenir qu’il y a quelque présomption à une femme de mon âge de croire avoir mieux jugé un homme que toute une ville. »

Madame de Chasteller à cette observation devint décidément sombre. Leuwen commençait à la regarder de nouveau avec l’anxiété d’autrefois ; il se dit :

« Voilà le peu d’importance de mon grade et l’exiguïté de mon épaulette qui font leur effet. De quelle considération peut-on se flatter dans la haute société de Nancy en ayant pour attentif un mince sous-lieutenant, surtout quand on est accoutumé à vous voir donner le bras à un colonel ou, quand celui-ci n’est pas potable, à un lieutenant-colonel, ou du moins à un chef d’escadron ? Il faut les épaulettes à graines d’épinards. »

On voit que notre héros était assez sot en faisant ce raisonnement, et il faut avouer qu’il n’était pas plus heureux que clairvoyant. À peine son raisonnement fini, il eût voulu être à cent pieds sous terre, car il commençait à aimer de nouveau.

Le cœur de madame de Chasteller n’était pas dans un état beaucoup plus enviable. Ils payaient tous les deux, et chèrement, le bonheur rencontré l’avant-veille au Chasseur vert. Et si les romanciers avaient encore, comme autrefois, l’heureux privilège de faire la morale dans les grandes occasions, on s’écrierait ici : « Juste punition de l’imprudence d’aimer un être que l’on connaît réellement aussi peu ! Quoi ! rendre en quelque sorte maître de son bonheur un être que l’on n’a vu que cinq fois ! » Et si le conteur pouvait traduire ces pensées en style pompeux et finir même par quelque allusion religieuse, les sots se diraient entre eux : « Voilà un livre moral, et l’auteur doit être un homme bien respectable. » Les sots ne se diraient pas, parce qu’ils ne l’ont encore lu que dans peu de livres recommandés par l’Académie : « avec l’élégance actuelle de nos façons polies, qu’est-ce qu’une femme peut connaître d’un jeune homme correct, après cinquante visites, si ce n’est son degré d’esprit et le plus ou moins de progrès qu’il a pu faire dans l’art de dire élégamment des choses insignifiantes ? Mais de son cœur, de sa façon particulière d’aller à la chasse du bonheur ? Rien, ou il n’est pas correct. »

Pendant cette observation morale, les deux amants avaient un air fort triste. Un peu avant l’arrivée de madame de Chasteller, Leuwen, pour excuser le prématuré de sa visite, avait proposé aux dames de Serpierre du café au Chasseur vert ; on avait accepté. Après quelques mots de politesse à madame de Chasteller et le récit de la proposition faite et acceptée, ces demoiselles quittèrent le jardin en courant, pour aller prendre leurs chapeaux. Madame de Serpierre les suivit d’un pas plus sage, et madame de Chasteller et Leuwen restèrent seuls dans une grande allée d’acacias assez large ; ils se promenaient silencieusement ensemble, mais aux deux bords opposés de l’allée.

« Convient-il à ce que je me dois, se disait madame de Chasteller, de suivre ces demoiselles au Chasseur vert, ce qui a l’air d’admettre M. Leuwen dans ma société intime ? »

CHAPITRE XXVI


Il n’y avait qu’un instant pour se décider ; l’amour tira parti de ce surcroît de trouble. Tout à coup, au lieu de continuer à marcher en silence et les yeux baissés pour éviter les regards de Leuwen, madame de Chasteller se tourna vers lui :

— M. Leuwen a-t-il eu quelque sujet de chagrin à son régiment ? Il semble plongé dans les ombres de la mélancolie.

— Il est vrai, madame, je suis profondément tourmenté depuis hier. Je ne conçois rien à ce qui m’arrive.

Et ses yeux, qu’il tourna en plein sur madame de Chasteller, montraient qu’il disait vrai par leur sérieux profond. Madame de Chasteller fut frappée et s’arrêta comme fixée au sol ; elle ne put plus faire un pas.

— Je suis honteux de ce que j’ai à dire, madame, reprit Leuwen, mais enfin mon devoir d’homme d’honneur veut que je parle.

À ce préambule si sérieux, les yeux de madame de Chasteller rougirent.

— La forme de mon discours, les mots que je dois employer, sont aussi ridicules que le fond même de ce que j’ai à dire est bizarre et même sot.

Il y eut un petit silence. Madame de Chasteller regardait Leuwen avec anxiété ; il avait l’air très peiné. Enfin, comme dominant péniblement beaucoup de mauvaise honte, il dit en hésitant, et d’une voix faible et mal articulée :

— Le croirez-vous, madame ? Pourrez-vous l’entendre sans vous moquer de moi et sans me croire le dernier des hommes ? Je ne puis chasser de ma pensée la personne que j’ai rencontrée hier chez vous. La vue de cette figure atroce, de ce nez pointu avec des lunettes, semble avoir empoisonné mon âme.

Madame de Chasteller eut envie de sourire.

— Non, madame, jamais depuis mon arrivée à Nancy je n’ai éprouvé ce que j’ai senti après la vision de ce monstre, mon cœur en a été glacé. J’ai pu passer quelquefois jusqu’à une heure entière sans penser à vous, et ce qui pour moi est encore plus étonnant, il m’a semblé que je n’avais plus d’amour.

Ici, la figure de madame de Chasteller devint fort sérieuse ; Leuwen n’y vit plus la moindre velléité d’ironie et de sourire.

— Vraiment, je me suis cru fou, ajouta-t-il, reprenant toute la naïveté de son ton habituel, qui aux yeux de madame de Chasteller excluait jusqu’à la moindre idée de mensonge et d’exagération. Nancy m’a semblé une ville nouvelle que je n’avais jamais vue, car autrefois dans tout au monde c’était vous seule que je voyais ; un beau ciel me faisait dire : « Son âme est plus pure[11], » la vue d’une triste maison : « Si Bathilde habitait là, comme cette maison me plairait ! » Daignez pardonner cette façon de parler trop intime.

Madame de Chasteller fit un signe d’impatience qui semblait dire : « Continuez ; je ne m’arrête point à ces misères. »

— Eh ! bien, madame, reprit Leuwen qui semblait étudier dans les yeux de madame de Chasteller l’effet produit par ses paroles, ce matin la maison triste m’a paru ce qu’elle est, le beau ciel m’a semblé beau sans me rappeler une autre beauté, en un mot, j’avais le malheur de ne plus aimer. Tout à coup, quatre lignes fort sévères que j’ai reçues en réponse à une lettre, sans doute beaucoup trop longue, ont semblé dissiper un peu l’effet du venin. J’ai eu le bonheur de vous voir, cet affreux malheur s’est dissipé et j’ai repris mes chaînes, mais je me sens encore comme glacé par le poison… Je vous parle, madame, d’une façon un peu emphatique, mais en vérité je ne sais comment expliquer en d’autres mots ce qui m’arrive depuis la vue de votre demoiselle de compagnie. Le signe fatal en est que, pour vous parler un peu le langage de l’amour, il faut que je fasse effort sur moi-même.

Après cet aveu sincère, il sembla à Leuwen avoir un poids de deux quintaux de moins sur la poitrine. Il avait si peu d’expérience de la vie qu’il ne s’attendait nullement à ce bonheur.

Madame de Chasteller, au contraire, semblait atterrée. « C’est clair, ce n’est qu’un fat. Y a-t-il moyen, se disait-elle, de prendre ceci au sérieux ? Dois-je croire que c’est l’aveu naïf d’une âme tendre ? »

Les façons de parler habituelles de Leuwen étaient si simples quand il s’adressait à madame de Chasteller, qu’elle penchait pour ce dernier avis. Mais elle avait souvent remarqué qu’en s’adressant à toute autre personne qu’elle Leuwen disait souvent exprès des choses ridicules ; ce souvenir de tromperie habituelle lui fit mal. D’un autre côté, les manières de Leuwen, l’accent de ses paroles étaient changés à un tel point, la fin de cette harangue avait l’air si vraie, qu’elle ne voyait pas comment faire pour ne pas y croire. À son âge, serait-il déjà un comédien aussi parfait ? Mais si elle ajoutait foi à cette étrange confidence, si elle la croyait sincère, d’abord elle ne devait pas paraître fâchée, encore moins attristée, et comment faire pour ne paraître ni l’un ni l’autre ?

Madame de Chasteller entendait les demoiselles de Serpierre qui revenaient au jardin en courant. M. et madame de Serpierre étaient déjà dans la grande calèche de Leuwen. Madame de Chasteller ne voulut pas se donner le temps d’écouter la raison.

« Si je ne vais pas au Chasseur vert, deux de ces pauvres petites perdront cette partie de plaisir. »

Et elle monta en voiture avec les plus jeunes.

« J’aurai du moins, pensa-t-elle, quelques moments pour réfléchir. »

Ses réflexions furent douces.

« M. Leuwen est un honnête homme, et ce qu’il dit, quoique bizarre et incroyable en apparence, est vrai. Sa physionomie, toute sa manière d’être, me l’annonçaient avant qu’il eût parlé. »

Quand on descendit de voiture à l’entrée des bois de Burelviller, Leuwen était un autre homme ; madame de Chasteller le vit au premier coup d’œil. Son front avait repris la sérénité de son âge, ses manières avaient de l’aisance.

« Il y a de l’honnêteté dans ce cœur-là, pensa-t-elle avec délices ; le monde n’en a point fait encore un être apprêté et faux ; c’est étonnant à vingt-trois ans ! Et il a vécu dans la haute société ! »

En quoi madame de Chasteller se trompait fort : dès l’âge de dix-huit ans, Leuwen n’avait point vécu dans la société de la cour et du faubourg Saint-Germain, mais au milieu des cornues et des alambics d’un cours de chimie.

Il se trouva au bout de quelques instants que Leuwen donnait le bras à madame de Chasteller, et deux des demoiselles de Serpierre marchaient à leurs côtés ; le reste de la famille était à dix pas. Il prit un ton fort gai pour ne pas trop attirer l’attention de ces demoiselles.

— Depuis que j’ai osé dire la vérité à la personne que j’estime le plus au monde je suis un autre homme. Il me semble déjà que les paroles dont je me suis servi, en parlant de cette demoiselle dont la vue m’avait empoisonné, sont ridicules. Je trouve qu’il fait ici un temps aussi beau qu’avant-hier. Mais avant de me livrer au bonheur inspiré par ce beau lieu, j’aurais besoin, madame, d’avoir votre opinion sur le ridicule de cette harangue, où il y avait des chaînes, du poison, et bien d’autres mots tragiques.

— Je vous avouerai, monsieur, que je n’ai pas d’opinion bien arrêtée. Mais en général, ajouta-t-elle après un petit silence et d’un air sévère, je crois voir de la sincérité ; si l’on se trompe, du moins l’on ne veut pas tromper. Et la vérité fait tout passer, même les chaînes, le poison, etc.

Madame de Chasteller avait envie de sourire en prononçant ces mots.

« Quoi donc, se dit-elle avec un vrai chagrin, je ne pourrai jamais conserver un ton convenable en parlant à M. Leuwen ! Lui parler est-il donc un si grand bonheur pour moi ! Et qui peut me dire que ce n’est pas un fat, qui a voulu jouer en moi une pauvre provinciale ? Peut-être, sans être précisément un malhonnête homme, il n’a pour moi que des sentiments fort ordinaires, et cet amour-là est fils de l’ennui d’une garnison. »

C’était ainsi que parlait encore dans le cœur de madame de Chasteller l’avocat contraire à l’amour, mais déjà il avait étonnamment perdu de sa force. Elle trouvait un plaisir extrême à rêver, et ne parlait que juste autant qu’il le fallait pour ne pas se donner en spectacle à la famille de Serpierre qui s’était réunie autour d’eux. Enfin, heureusement pour Leuwen, les cors allemands arrivèrent et se mirent à jouer des valses de Mozart, et ensuite des duos tirés de Don Juan et des Nozze di Figaro. Madame de Chasteller devint plus sérieuse encore, mais peu à peu elle fut bien plus heureuse. Leuwen était lui-même tout à fait transporté dans le roman de la vie, l’espérance du bonheur lui semblait une certitude. Il osa lui dire, dans un de ces courts instants de demi-liberté qu’on pouvait avoir en se promenant avec toutes ces demoiselles :

— Il ne faut pas tromper le Dieu qu’on adore. J’ai été sincère, c’était la plus grande marque de respect que je puisse donner ; m’en punira-t-on ?

— Vous êtes un homme étrange !

— Il serait plus poli de vous dire oui. Mais, en vérité, je ne sais pas ce que je suis, et je donnerais beaucoup à qui pourrait me le dire. Je n’ai commencé à vivre et à chercher à me connaître que le jour où mon cheval est tombé sous des fenêtres qui ont des persiennes vertes.

Ces paroles furent dites comme quelqu’un qui les trouve à mesure qu’il les prononce. Madame de Chasteller ne put s’empêcher d’être profondément touchée de cet air à la fois sincère et noble ; Leuwen avait senti une certaine pudeur à parler de son amour plus ouvertement, et on l’en remercia par un sourire tendre.

— Oserai-je me présenter demain ? ajouta-t-il. Mais je demanderai une autre faveur, presque aussi grande, celle de n’être pas reçu en présence de cette demoiselle.

— Vous n’y gagnerez rien, lui répondit madame de Chasteller avec tristesse. J’ai une trop grande répugnance à vous entendre traiter, en tête à tête, un sujet qui semble être le seul dont vous puissiez me parler. Venez, si vous êtes assez honnête homme pour me promettre de me parler de tout autre chose.

Leuwen promit. Ce fut là à peu près tout ce qu’ils purent se dire pendant cet après-midi. Il fut heureux pour tous les deux d’être environnés, et en quelque sorte empêchés de se parler. Ils auraient eu toute liberté qu’ils n’auraient pas dit beaucoup plus, et ils n’étaient pas, à beaucoup près, assez intimes, pour ne pas en avoir éprouvé un certain embarras, Leuwen surtout. Mais s’ils ne se dirent rien, leurs yeux semblèrent convenir qu’il n’y avait aucun sujet de querelle entre eux. Ils s’aimaient d’une manière bien différente de l’avant-veille. Ce n’étaient plus des transports de ce bonheur jeune et sans soupçons, mais plutôt de la passion, de l’intimité, et le plus vif désir de pouvoir avoir de la confiance.

« Que je vous croie, et je suis à vous, » semblaient dire les yeux de madame de Chasteller ; et elle serait morte de honte, si elle eût vu leur expression. Voilà un des malheurs de l’extrême beauté, elle ne peut voiler ses sentiments. Mais ce langage ne peut être compris avec certitude que par l’indifférence observatrice. Leuwen croyait l’entendre pendant quelques instants, et un moment après doutait de tout.

Leur bonheur de se trouver ensemble était intime et profond. Leuwen avait presque les larmes aux yeux. Plusieurs fois, dans le courant de la promenade, madame de Chasteller avait évité de lui donner le bras, mais sans affectation aux yeux des Serpierre ni dureté pour lui.

À la fin, comme il était déjà nuit tombante, on quitta le café-hauss pour revenir aux voitures, que l’on avait laissées à l’entrée du bois. Madame de Chasteller lui dit :

— Donnez-moi le bras, monsieur Leuwen.

Leuwen serra le bras qu’on lui offrait, et le mouvement fut presque rendu.

Les cors bohèmes étaient délicieux à entendre dans le lointain. Il s’établit un profond silence.

Par bonheur, lorsqu’on arriva aux voitures, il se trouva qu’une des demoiselles de Serpierre avait oublié son mouchoir dans le jardin du Chasseur vert ; on proposa d’y envoyer un domestique, ensuite d’y retourner en voiture.

Leuwen, revenant de bien loin à la conversation, fit observer à madame de Serpierre que la soirée était superbe, qu’un vent chaud et à peine sensible empêchait le serein, que mesdemoiselles de Serpierre avaient moins couru que l’avant-veille, que les voitures pouvaient suivre, etc., etc. Enfin, par une foule de bonnes raisons, il concluait que si ces dames ne se trouvaient pas fatiguées, il serait peut-être plus agréable de retourner à pied. Madame de Serpierre renvoya la décision à madame de Chasteller.

— À la bonne heure, dit-elle, mais à condition que les voitures ne suivront pas ; ce bruit de roues qui s’arrêtent si vous vous arrêtez est désagréable.

Leuwen pensa que les musiciens, étant payés, allaient quitter le jardin ; il envoya un domestique les engager à recommencer les morceaux de Don Juan et des Nozze. Il revint auprès de ces dames et reprit sans difficulté le bras de madame de Chasteller. Les demoiselles de Serpierre étaient enchantées de cette augmentation de promenade. On marchait tous ensemble, la conversation générale était aimable et gaie. Leuwen parlait pour la soutenir et ne pas faire remarquer son silence. Madame de Chasteller et lui n’avaient garde de se rien dire : ils étaient trop heureux ainsi.

Bientôt on entendit les cors recommencer. En arrivant au jardin, Leuwen prétendit que M. de Serpierre et lui avaient grande envie de prendre du punch, qu’on en ferait un très doux pour les dames. Comme l’on se trouvait bien ensemble, la motion du punch passa, malgré l’opposition de madame de Serpierre qui prétendit que rien n’était plus nuisible au teint des jeunes filles. Cet avis fut soutenu par mademoiselle Théodelinde, trop attachée à Leuwen pour n’être pas peut-être un peu jalouse.

— Plaidez votre cause auprès de mademoiselle Théodelinde, lui dit madame de Chasteller avec enjouement et bonne amitié.

Enfin, on ne rentra à Nancy qu’à neuf heures et demie du soir.


CHAPITRE XXVII


Leuwen avait manqué à un devoir de caserne, l’appel du soir avait eu lieu sans lui, et il était de semaine. Il courut bien vite chez l’adjudant, qui lui conseilla de s’aller dénoncer au colonel. Ce colonel était ce qu’on appelait en 1834 un juste milieu forcené, et comme tel, fort jaloux de l’accueil que Leuwen recevait dans la bonne compagnie. Le manque de succès dans ce quartier, comme disent les Anglais, pourrait retarder le moment où ce colonel si dévoué serait fait général, aide de camp du roi, etc., etc. Il ne répondit à la démarche du sous-lieutenant que par quelques mots fort secs qui le mettaient aux arrêts pour vingt-quatre heures.

C’était tout ce que celui-ci craignait. Il rentra chez lui pour écrire à madame de Chasteller ; mais quel supplice de lui écrire une lettre officielle, et quelle imprudence de lui écrire sur les choses dont il osait lui parler ! Cette idée l’occupa toute la nuit.

Après mille incertitudes, Leuwen envoya tout simplement un domestique porter à l’hôtel de Pontlevé une lettre qui pouvait être vue de tous. Il n’osait en vérité écrire autrement à madame de Chasteller : tout son amour était revenu, et avec lui l’extrême terreur qu’elle lui inspirait.

Le surlendemain, à quatre heures du matin, Leuwen fut réveillé par l’ordre de monter à cheval. Il trouva tout en émoi à la caserne. Un sous-officier d’artillerie était fort affairé à distribuer des cartouches aux lanciers. Les ouvriers d’une ville à huit ou dix lieues de là venaient, dit-on, de s’organiser et de se confédérer.

Le colonel Malher parcourait la caserne en disant aux officiers de façon à être entendu des lanciers :

— Il s’agit de leur donner une leçon qui compte au piquet. Pas de pitié pour ces b…-là. Il y aura des croix à gagner.

En passant sous les fenêtres de madame de Chasteller, Leuwen regarda beaucoup, mais il ne put rien apercevoir derrière les rideaux de mousseline brodée parfaitement fermés. Leuwen ne put pas blâmer madame de Chasteller : le moindre signe pouvait être aperçu et commenté par tous les officiers du régiment.

« Madame d’Hocquincourt n’eût pas manqué de se trouver à la fenêtre. Mais aimerais-je madame d’Hocquincourt ? »

Si madame de Chasteller se fût trouvée à sa fenêtre, Leuwen eût trouvé adorable cette marque d’attention. Le fait est que toutes les dames de la ville occupaient les fenêtres de la rue de la Pompe, et de la suivante, que le régiment avait à parcourir pour sortir de la ville.

La septième compagnie, où était Leuwen, précédait immédiatement une demi-batterie d’artillerie, mèches allumées. Les roues des pièces et des caissons ébranlaient les maisons de bois de Nancy et causaient à ces dames une terreur pleine de plaisir. Leuwen salua mesdames d’Hocquincourt, de Puylaurens, de Serpierre, de Marcilly.

« Je voudrais bien savoir, pensait Leuwen, qui elles haïssent le plus de Louis-Philippe ou des ouvriers… Et madame de Chasteller n’a pas su partager la curiosité de toutes ces dames et me donner cette petite marque d’intérêt ! Me voilà allant sabrer des tisserands, comme dit élégamment M. de Vassignies. Si l’affaire est chaude, le colonel sera fait commandeur de la Légion d’honneur, et moi je gagnerai un remords. »

Le 27e de lanciers employa six heures pour faire les huit lieues qui séparent Nancy de N***. Le régiment était retardé par la demi-batterie d’artillerie. Le colonel Malher reçut trois estafettes et, à chaque fois, il fit changer les chevaux des pièces de canon ; on mettait à pied les lanciers dont les chevaux paraissaient les plus propres à tirer les canons.

À moitié chemin, M. Fléron, le sous-préfet, rejoignit le régiment au grand trot ; il le longea de la queue à la tête, pour parler au colonel, et eut l’agrément d’être hué par les lanciers. Il avait un sabre que sa taille exiguë faisait paraître immense. Le murmure sourd se changea en éclats de rire, qu’il chercha à éviter en mettant son cheval au galop. Le rire redoubla avec les cris ordinaires : « Il tombera ! Il ne tombera pas ! »

Mais le sous-préfet eut bientôt sa revanche ; à peine engagés dans les rues étroites et sales de N***, les lanciers furent hués par les femmes et les enfants des ouvriers placés aux fenêtres des pauvres maisons, et par les ouvriers eux-mêmes, qui de temps en temps paraissaient au coin des ruelles les plus étroites. On entendait les boutiques se fermer rapidement de toutes parts.

Enfin, le régiment déboucha dans la grande rue marchande de la ville ; tous les magasins étaient fermés, pas une tête aux fenêtres, un silence de mort. On arriva sur une place irrégulière et fort longue, garnie de cinq ou six mûriers rabougris et traversée dans toute sa longueur par un ruisseau infect chargé de toutes les immondices de la ville ; l’eau était bleue, parce que le ruisseau servait aussi d’égout à plusieurs ateliers de teinture.

[Le linge étendu aux fenêtres pour sécher faisait horreur par sa pauvreté, son état de délabrement et sa saleté. Les vitres des fenêtres étaient sales et petites, et beaucoup de fenêtres avaient, au lieu de vitre, du vieux papier écrit et huilé. Partout une vive image de la pauvreté qui saisissait le cœur, mais non pas les cœurs qui espéraient gagner la croix en distribuant des coups de sabre dans cette pauvre petite ville.]

Le colonel mit son régiment en bataille le long de ce ruisseau. Là, les malheureux lanciers, accablés de soif et de fatigue, passèrent sept heures, exposés à un soleil brûlant du mois d’août, sans boire ni manger. Comme nous l’avons dit, à l’arrivée du régiment toutes les boutiques s’étaient fermées, et les cabarets plus vite que le reste.

— Nous sommes frais, criait un lancier.

— Nous voici en bonne odeur, répondait une autre voix.

— Silence, f…e ! » glapissait quelque lieutenant juste milieu.

Leuwen remarqua que tous les officiers qui se respectaient gardaient un silence profond et avaient l’air fort sérieux.

« Nous voici à l’ennemi », pensait Leuwen.

Il s’observait lui-même et se trouvait de sang-froid, comme à une expérience de chimie à l’École polytechnique. Ce sentiment égoïste diminuait beaucoup de son horreur pour ce genre de service.

Le grand lieutenant grêlé dont le lieutenant-colonel Filloteau lui avait parlé vint lui parler en jurant des ouvriers. Leuwen ne répondit pas un mot et le regarda avec un mépris inexprimable. Comme ce lieutenant s’éloignait, quatre ou cinq voix prononcèrent assez haut : « Espion ! Espion ! »

Les hommes souffraient horriblement, deux ou trois avaient été forcés de descendre de cheval. On envoya des hommes de corvée à la grande fontaine ; dans le bassin, qui était immense, on trouva trois ou quatre cadavres de chats récemment tués, et qui avaient rougi l’eau de leur sang. Le filet d’eau tiède qui tombait du « triomphe » était fort exigu ; il fallait plusieurs minutes pour remplir une bouteille, et le régiment avait 380 hommes sous les armes.

Le sous-préfet réuni au maire repassait souvent sur la place et cherchait, disait-on dans les rangs, à acheter du vin.

— Si je vous vends, répondaient les propriétaires, ma maison sera pillée et détruite.

Le régiment commençait à être salué toutes les demi-heures par un redoublement de huées.

Au moment où le lieutenant espion le quittait, Leuwen avait eu l’idée d’envoyer ses domestiques à deux lieues de là, dans un village qui devait être paisible, car il n’y avait ni métiers, ni ouvriers. Ces domestiques avaient la commission d’acheter à tout prix une centaine de pains et trois ou quatre faix de fourrage. Les domestiques réussirent et, vers les quatre heures, on vit arriver sur la place quatre chevaux chargés de pain et deux autres chargés de foin. À l’instant il se fit un profond silence. Ces paysans vinrent parler à Leuwen, qui les paya bien et eut le plaisir de faire une petite distribution de pain aux soldats de sa compagnie.

— Voilà le républicain qui commence ses menées », dirent plusieurs officiers qui ne l’aimaient pas.

Filloteau vint, plus simplement, lui demander deux ou trois pains pour lui et du foin pour ses chevaux.

— Ce qui m’inquiète, ce sont mes chevaux », dit spirituellement le colonel en passant devant ses hommes.

Un instant plus tard, Leuwen entendit le sous-préfet qui disait au colonel :

— Quoi ! Nous ne pourrons pas appliquer un coup de sabre à ces gredins-là ?

« Il est beaucoup plus furibond que le colonel, se dit Leuwen. Le Malher ne peut guère espérer d’être fait général pour avoir tué douze ou quinze tisserands, et M. Fléron peut fort bien être nommé préfet, et il sera sûr de sa place pour deux ou trois ans. »

La distribution faite par Leuwen avait révélé cette idée ingénieuse qu’il y avait des villages dans les environs de la ville. Vers les cinq heures, on distribua une livre de pain noir à chaque lancier et un peu de viande aux officiers.

À la nuit tombante, on tira un coup de pistolet, mais personne ne fut atteint.

« Je ne sais pourquoi, pensait Leuwen, mais je parierais que ce coup de pistolet est tiré par ordre du sous-préfet. »

Sur les dix heures du soir, on s’aperçut que les ouvriers avaient disparu. À onze heures, il arriva de l’infanterie, à laquelle on remit les canons et l’obusier, et à une heure du matin le régiment de lanciers, mourant de faim, hommes et chevaux, repartit pour Nancy. On s’arrêta six heures dans un village fort paisible, où le pain se vendit bientôt huit sous la livre et le vin cinq francs la bouteille ; le belliqueux sous-préfet avait oublié d’y faire venir des vivres. Pour les détails militaires, stratégiques, politiques, etc., etc., de cette grande affaire, voir les journaux du temps. Le régiment s’était couvert de gloire, et les ouvriers avaient fait preuve d’une insigne lâcheté.

Telle fut la première campagne de Leuwen.

« En revenant à Nancy, se disait-il, et en supposant que nous arrivions de jour, oserai-je me présenter à l’hôtel de Pontlevé ? »

Il osa, mais il mourait de peur en frappant à la porte cochère. Le cœur lui battait tellement en sonnant à la porte de l’appartement de madame de Chasteller, qu’il se dit :

« Mon Dieu ! est-ce que je vais encore cesser de l’aimer ? »

Elle était seule, sans mademoiselle Bérard. Leuwen prit sa main avec passion. Deux minutes après, il fut sublime quand il se fut aperçu qu’il l’aimait plus que jamais. S’il avait eu un peu plus d’expérience, il se serait fait dire qu’on l’aimait. Avec de l’audace, il aurait pu se jeter dans les bras de madame de Chasteller et n’être pas repoussé. Il pouvait du moins établir un traité de paix fort avantageux pour les intérêts de son amour. Au lieu de tout cela, il n’avança point ses affaires et fut parfaitement heureux.

On avait dit et cru à Nancy que le coup de pistolet tiré par les ouvriers à N*** avait tué un jeune officier de lanciers. Bientôt, madame de Chasteller eut peur, elle comprenait la situation et se sentait attendrie.

— Il faut que je vous renvoie, lui dit-elle d’un air si triste qui voulait être sévère.

Leuwen eut peur de la fâcher, et il céda.

— Ai-je l’espoir, madame, de vous revoir chez madame d’Hocquincourt ? C’est son jour.

— Peut-être bien, et vous n’y manquerez pas ; je sais que vous ne haïssez pas de vous trouver avec cette jeune femme si jolie.

Une heure après, Leuwen était chez madame d’Hocquincourt, mais madame de Chasteller n’y vint que fort tard.

Le temps s’envolait rapidement pour notre héros. Mais les amants sont si heureux dans les scènes qu’ils ont ensemble que le lecteur, au lieu de sympathiser avec la peinture de ce bonheur, en devient jaloux et se venge d’ordinaire en disant : « Bon Dieu ! Que ce livre est fade[12] ! »


CHAPITRE XXVIII


Nous prendrons la liberté de sauter à pieds joints sur les deux mois qui suivirent. Cela nous sera d’autant plus facile que Leuwen, au bout de ces deux mois, n’était pas plus avancé d’un pas que le premier jour. Bien convaincu qu’il n’avait pas le talent de faire vouloir une femme, surtout s’il en était sérieusement amoureux, il se bornait à tenter de faire chaque jour ce qui, à l’heure même, lui faisait le plus de plaisir. Jamais il n’imposait une gêne, une peine, un acte de prudence au présent quart d’heure pour être plus avancé dans ses prétentions amoureuses auprès de madame de Chasteller dans le quart d’heure suivant. Il lui disait la vérité sur tout ; par exemple :

— Mais il me semble, lui disait-elle un soir, que vous dites à M. de Serpierre des choses absolument opposées à celles que vous pensez et que vous me dites à moi. Seriez-vous un peu faux ? En ce cas, les personnes qui s’intéressent à vous seraient bien malheureuses.

Mademoiselle Bérard ayant usurpé le second salon, madame de Chasteller recevait Leuwen dans un grand cabinet ou bibliothèque qui suivait le salon, dont la porte restait toujours ouverte. Quand le soir mademoiselle Bérard se retirait, la femme de chambre de madame de Chasteller s’établissait dans ce salon. Le soir dont nous parlons, on osait parler de tout fort clairement, nommer tout en toutes lettres ; mademoiselle Bérard était allée faire des visites et la femme de chambre qui la remplaçait était sourde.

— Madame, reprit Leuwen avec feu et une sorte d’indignation vertueuse, j’ai été jeté au milieu de la mer. Je nage pour ne pas me noyer, et vous me dites du ton du reproche : « Il me semble, monsieur, que vous remuez les bras ! » Avez-vous une assez bonne opinion de la force de mes poumons pour croire qu’ils puissent suffire à refaire l’éducation de tous les habitants de Nancy ? Voulez-vous que je me ferme toutes les portes et que je ne vous voie plus que chez vous ? Et encore, bientôt on vous fera honte de me recevoir, comme on vous a fait honte de votre désir de retourner à Paris. Il est vrai que sur toutes choses, même sur l’heure qu’il est, je crois, je pense le contraire des habitants de ce pays. Voulez-vous que je me réduise à un silence complet ? À vous seule, madame, je dis ce que je pense sur tout, même sur la politique, où nous sommes si ennemis ; et pour vous seule, pour me rapprocher de vous, j’ai perfectionné cette habitude de mentir que j’adoptai le jour où, pour me défaire de la réputation de républicain, j’allai aux Pénitents guidé par l’honnête docteur Du Poirier ! Voulez-vous que dès demain je dise ce que je pense et que je rompe en visière à tout le monde ? Je n’irai plus à la chapelle des Pénitents, chez madame de Marcilly je ne regarderai plus le portrait de Henri V, comme chez madame de Commercy je n’écouterai plus les homélies de M. l’abbé Rey ; et en moins de huit jours je ne pourrai plus vous voir.

— Non, je ne veux pas cela, répondit-elle avec tristesse ; et cependant, j’ai été profondément affligée depuis hier soir. Quand je vous ai engagé à aller parler un peu à mademoiselle Théodelinde et à madame de Puylaurens, je vous ai entendu dire à M. de Serpierre le contraire de ce que vous me dites.

— M. de Serpierre m’a intercepté au passage. Maudissez la province, où l’on ne peut vivre sans être hypocrite sur tout, ou maudissez l’éducation que j’ai reçue et qui m’a ouvert les yeux sur les trois quarts des sottises humaines. Vous me reprochez quelquefois que l’éducation de Paris empêche de sentir ; cela est possible mais, par compensation, elle apprend à y voir clair. Je n’y ai aucun mérite, et vous auriez tort de m’accuser de pédantisme ; la faute en est aux gens d’esprit que réunit le salon de ma mère. Il suffit d’y voir clair pour être frappé de l’absurdité de MM. de Puylaurens, Sanréal, Serpierre, d’Hocquincourt, pour comprendre l’hypocrisie de MM. Du Poirier, Fléron le sous-préfet, le colonel Malher, tous coquins plus méprisables que les premiers, lesquels, plus par bêtise que par égoïsme, préfèrent naïvement le bonheur de deux cent mille privilégiés à celui de trente-deux millions de Français. Mais me voici faisant de la propagande, ce qui serait employer bien gauchement mon temps auprès de vous. Hier, lequel vous semblait avoir raison, de M. de Serpierre dont je ne combattais pas les raisonnements, ou de moi, dont vous connaissez les véritables pensées ?

— Hélas ! tous les deux. Vous me changez, peut-être est-ce en mal. Quand je suis seule, je me surprends à croire que l’on m’a enseigné exprès de singuliers mensonges au couvent du Sacré-Cœur. Un jour que j’étais en différend avec le général (c’était M. de Chasteller), il me le dit presque en toutes lettres, et ensuite parut se repentir.

— Il venait de blesser son intérêt de mari. Il vaut mieux qu’une femme ennuie son mari faute d’esprit et qu’elle soit fidèle à ses devoirs. Là, comme ailleurs, la religion est le plus ferme appui du pouvoir despotique. Moi, je ne crains pas de blesser mes intérêts d’amant, ajouta Leuwen avec une noble fierté ; et après cette épreuve je suis sûr de moi dans tous les cas possibles.

Prendre un amant est une des actions les plus décisives que puisse se permettre une jeune femme. Si elle ne prend pas d’amant, elle meurt d’ennui, et vers les quarante ans devient imbécile ; elle aime un chien dont elle s’occupe, ou un confesseur qui s’occupe d’elle, car un vrai cœur de femme a besoin de la sympathie d’un homme, comme nous d’un partenaire pour faire la conversation. Si elle prend un amant malhonnête homme, une femme se précipite dans la possibilité des malheurs les plus affreux…, etc., etc. Rien n’était plus naïf, et quelquefois plus tendre dans l’intonation de voix, que les objections de madame de Chasteller.

C’était après des conversations de ce genre qu’il semblait impossible à Leuwen que madame de Chasteller eût eu une affaire avec le lieutenant-colonel du 20e régiment de hussards.

« Grand Dieu ! Que ne donnerais-je pas pour avoir, pendant une journée, le coup d’œil et l’expérience de mon père ! »

[Il aimait[13] pour la première fois. Madame de Chasteller avait cette simplicité de caractère qui s’allie si bien avec la vraie noblesse. Elle se fût reproché comme un crime avilissant la moindre fausseté, la moindre affectation envers les personnes qu’elle chérissait. Hors le seul fait de préférence passionnée qu’elle accordait à Leuwen, elle lui disait la vérité sur tout avec un naturel, une vivacité que l’on rencontre rarement chez une femme de vingt-deux ans.

— Je ne l’aimerais pas, se disait Leuwen, que les soirées que je passe près d’elle seraient encore les plus amusantes de ma vie.

Elle ne lui avait jamais dit précisément qu’elle l’aimait, mais quand il raisonnait de sang-froid, ce qui, à la vérité, était fort rare, il en était bien sûr. Madame de Chasteller avait la récompense d’une âme pure : quand elle n’était point effarouchée par la présence ou le souvenir d’êtres malveillants, elle avait encore la gaieté folle de la jeunesse. À la fin des visites de Leuwen, quand, depuis trois quarts d’heure ou une heure, il ne lui parlait pas précisément d’amour, elle était d’une gaieté folle avec lui. Oserai-je le dire ? Au point quelquefois de lui jouer des tours d’écoliers, qui seraient indécents à Paris, par exemple de lui cacher son shako. Mais si en cherchant ensemble ce shako Leuwen avait l’indiscrétion de lui prendre la main, à l’instant madame de Chasteller se relevait de toute sa hauteur. Ce n’était plus une jeune fille étourdie et heureuse, on eût dit une femme sévère de trente ans. C’était le remords qui contractait ses traits à ce point.

Leuwen était fort sujet à ce genre d’imprudence ; et, nous le dirons à sa honte, quelquefois, assez rarement, l’éducation de Paris prenait le dessus. Ce n’était pas pour le bonheur de serrer la main d’une femme qu’il aimait qu’il prenait celle de madame de Chasteller, mais parce que je ne sais quoi en lui disait qu’il était ridicule de passer deux heures tête à tête avec une femme dont les yeux montraient quelquefois tant de bienveillance, sans au moins lui prendre la main une fois.

Ce n’est pas impunément que l’on habite Paris depuis l’âge de dix ans. Dans quelque salon que l’on vive, dans quelque honneur qu’y soient tenus la simplicité et le naturel, quelque mépris que l’on y montre pour les grandes hypocrisies, l’affectation et la vanité du pays, avec ses petits projets, arrive jusqu’à l’âme qui se croit la plus pure.

Il résultait de ces imprudences de Leuwen et surtout de la franchise habituelle de sa manière d’être avec une femme pour laquelle son cœur n’avait aucun secret, et qui lui semblait avoir infiniment d’esprit, que ces entreprises hardies faisaient tache au milieu de sa conduite de tous les jours.

Madame de Chasteller voyait dans ces prétendus transports d’amour l’exécution d’un projet formé. Dans ces instants, elle remarquait avec effroi, chez Leuwen, un certain changement de physionomie sinistre pour elle. Cette expression singulière rappelait à madame de Chasteller les soupçons les plus sinistres et les plus faits pour reculer les espérances de Leuwen auprès d’une femme de ce caractère.

À l’instant où Leuwen venait troubler un bonheur tranquille et intime par ces entreprises ridicules, les idées les plus fâcheuses se représentaient en foule à l’esprit troublé de madame de Chasteller. Tout le bonheur de sa vie dépendait de la probité de Leuwen. Elle lui trouvait des manières charmantes, elle connaissait son esprit ; mais sentait-il tout ce qu’il exprimait ou joignait-il à ses autres qualités celle de comédien habile ?

« Il est jeune, il est riche, il porte un uniforme brillant, il vient de Paris, ne serait-ce après tout qu’un fat ? Tout le monde le dit à Nancy. Il afficherait la timidité au lieu de la confiance naturelle à ces messieurs, parce qu’il me suppose un caractère sérieux ; et moi j’ai la simplicité d’avoir en lui une confiance sans bornes ! Que deviendrai-je si jamais je suis réduite à le mépriser ? »

La possibilité de la fausseté chez l’homme qu’elle aimait allait jusqu’à inspirer à madame de Chasteller des moments de fureur contre elle-même qu’elle n’avait jamais connus. Dans les moments où elle était assaillie de ces soupçons on eût dit qu’elle était malade, tant le changement que ces idées imprimaient à ses traits était prompt, subit et profond. La physionomie qu’elle prenait tout d’un coup était faite pour ôter tout courage à l’amant le plus confiant, et Leuwen était bien loin d’être cet amant confiant. Il n’avait pas même l’esprit de voir combien ces imprudences irritaient profondément madame de Chasteller.]

Quoique bien traité en général, et se croyant aimé quand il était de sang-froid, Leuwen n’abordait cependant madame de Chasteller qu’avec une sorte de terreur. Il n’avait jamais pu se guérir d’un certain sentiment de trouble en sonnant à sa porte. Il n’était jamais sûr de la façon dont il allait être reçu. À deux cents pas de l’hôtel de Pontlevé, aussitôt qu’il l’apercevait, il n’était plus soi-même. Un fat du pays l’eût salué s’il lui eût rendu son salut avec trouble. La vieille portière de l’hôtel de Pontlevé était pour lui un être fatal, auquel il ne pouvait parler sans que la respiration lui manquât.

Souvent, ses phrases s’embrouillaient en parlant à madame de Chasteller, chose qui ne lui arrivait avec personne. C’était cet être-là que madame de Chasteller soupçonnait d’être un fat, et qu’elle regardait, elle aussi, avec terreur. Il était à ses yeux le maître absolu de son bonheur.

Un soir, madame de Chasteller eut à écrire une lettre pressée.

— Voilà un journal pour amuser vos loisirs », dit-elle en riant et en jetant à Leuwen un numéro des Débats ; et elle alla en sautant prendre un pupitre fermé qu’elle vint poser sur la table placée entre Leuwen et elle.

Comme elle ouvrait le pupitre, en se penchant avec une petite clef attachée à la chaîne de sa montre, Leuwen se baissa un peu sur la table et lui baisa la main.

Madame de Chasteller releva la tête : ce n’était plus la même femme.

« Il eût pu tout aussi bien me baiser le front », pensa-t-elle. La pudeur blessée la mit hors d’elle-même.

— Je ne pourrai donc jamais avoir la moindre confiance en vous ? Et ses yeux exprimaient la plus vive colère. « Quoi ! je veux bien vous recevoir, quand j’aurais dû fermer ma porte pour vous, comme pour tout le monde ; je vous admets à une intimité dangereuse pour ma réputation et dont vous auriez dû respecter les lois (ici sa physionomie comme sa voix prirent l’air le plus altier) ; je vous traite en frère, je vous engage à lire un moment, pendant que j’écris une lettre indispensable, et sans à-propos, sans grâce, vous profitez de mon peu de défiance pour vous permettre un geste aussi humiliant, à le bien prendre, pour vous que pour moi ! Allez, monsieur, je me suis trompée en vous recevant chez moi.

Il y avait dans le son de sa voix et dans son air toute la froideur et toute la résolution prise que son orgueil pouvait désirer. Leuwen sentait fort bien tout cela et était atterré.

Cette lâcheté de sa part augmenta le courage de madame de Chasteller. Il aurait dû se lever, saluer froidement madame de Chasteller, et lui dire :

« Vous exagérez, madame. D’une petite imprudence sans conséquence, et peut-être sotte chez moi, vous faites un crime in-folio. J’aimais une femme aussi supérieure par l’esprit que par la beauté, et, en vérité, je ne vous trouve que jolie en ce moment. »

En disant ces belles paroles, il fallait prendre son sabre, l’attacher tranquillement et sortir.

Bien loin de là : sans songer à ce parti, qu’il eût trouvé trop cruel pour soi et trop dangereux, Leuwen se bornait à être désolé d’être renvoyé. Il s’était bien levé mais il ne partait point ; il cherchait évidemment un prétexte pour rester.

— Je vous céderai la place, monsieur, reprit madame de Chasteller avec une politesse parfaite, au travers de laquelle perçait bien de la hauteur, et comme le méprisant de ce qu’il n’était point parti.

Comme elle repliait son pupitre pour le transporter ailleurs, Leuwen, tout à fait en colère, lui dit :

— Pardon, madame, je m’oubliais.

Et il sortit, outré de dépit contre soi-même et contre elle.

Il n’y avait eu de bon dans sa conduite que le ton de ces deux derniers mots, mais encore ce n’était pas talent, c’était hasard tout pur.

Une fois hors de cet hôtel fatal et délivré des regards curieux des domestiques, peu accoutumés à le voir sortir à cette heure :

« Il faut convenir, se dit-il, que je suis un bien petit garçon de me laisser traiter ainsi ! Je n’ai absolument que ce que je mérite. Quand je suis auprès d’elle, au lieu de chercher à me faire une position un peu convenable, je ne songe qu’à la regarder comme un enfant. À mon retour de l’expédition de N***, il y a eu un moment où il n’eût dépendu que de moi de m’assurer les privilèges les plus solides. J’aurais pu obtenir qu’elle me dît nettement qu’elle m’aime, et de l’embrasser chaque jour en entrant et en sortant. Et je ne puis pas même lui baiser la main ! Ô grand sot ! »

C’était ainsi que se parlait Leuwen en fuyant par la principale rue de Nancy. Il se faisait bien d’autres reproches encore.

Plein de mépris pour soi-même, il eut cependant l’esprit de se dire :

« Il faut faire quelque chose. »

Il était assez embarrassé de sa soirée, car c’était le jour de madame de Marcilly, maison d’une haute vertu, où, en présence d’un buste de Henri V, les bonnes têtes du pays se réunissaient pour commenter la Quotidienne et perdre trente sous au whist.

Leuwen se sentait absolument hors d’état de jouer la comédie. Il eut l’idée heureuse de monter chez madame d’Hocquincourt. De toutes les provinciales qui existèrent jamais, c’était celle qui avait le plus de naturel. Elle eût fait pardonner à la province ; elle avait un naturel impossible à Paris, il y ferait perdre la cote.


CHAPITRE XXIX


« Ah ! vous me décidez, monsieur ! s’écria-t-elle en le voyant entrer. Que je suis heureuse de vous voir ! Je n’irai pas chez madame de Marcilly. »

Et elle rappela le domestique qui sortait pour dire de faire dételer les chevaux.

— Mais comment faites-vous pour n’être pas aux pieds de la sublime Chasteller ? Est-ce qu’il y aurait brouille dans le ménage ?

Madame d’Hocquincourt examinait Leuwen d’un air riant et malin.

— Ah ! c’est clair, s’écria-t-elle en riant. Cet air contrit m’a tout dit. Mon malheur est écrit dans ces traits altérés, dans ce sourire forcé ; je ne suis qu’un pis-aller. Allons, contez-moi, puisque je ne suis qu’une humble confidente, contez-moi vos chagrins. Sous quel prétexte vous a-t-on chassé ? Vous chasse-t-on pour recevoir un homme plus aimable ou vous chasse-t-on parce que vous l’avez mérité ? Mais d’abord, soyez sincère, si vous voulez être consolé.

Leuwen eut beaucoup de peine à se tirer passablement des questions de madame d’Hocquincourt. Elle ne manquait point d’esprit, et, cet esprit se trouvant tous les jours au service d’une volonté ferme et d’une passion vive, il avait acquis toutes les habitudes du bon sens. Leuwen était d’abord trop occupé de sa colère pour savoir donner le change. Dans un moment où, tout en répondant à madame d’Hocquincourt, il pensait malgré lui à ce qui lui arrivait avec madame de Chasteller, il se surprit adressant des propos galants, presque des choses aimables et personnelles à la jeune femme qui, dans un négligé élégant et dans l’attitude de l’intérêt le plus vif, se trouvait à demi couchée sur un canapé, à deux pas devant lui.

Dans la bouche de Leuwen, ce langage avait pour madame d’Hocquincourt tout le mérite de la nouveauté. Leuwen remarqua que madame d’Hocquincourt, occupée de l’effet d’une attitude charmante, qu’elle regardait dans une armoire à glace voisine, cessait de le tourmenter sur madame de Chasteller. Leuwen, devenu machiavélique par le malheur, se dit :

« Le langage de la galanterie, en tête à tête avec une jeune femme qui lui fait l’honneur de l’écouter d’un air presque sérieux, ne peut guère se dispenser de prendre un ton hardi et presque passionné. »

Il faut avouer que Leuwen, en faisant ce raisonnement, trouvait un vif plaisir à n’être pas un petit garçon avec tout le monde. Pendant ce temps, madame d’Hocquincourt allait sur son compte de découvertes en découvertes. Elle commençait à le trouver l’homme le plus aimable de Nancy. Cela était d’autant plus dangereux qu’il y avait déjà plus de dix-huit mois que durait M. d’Antin, c’était un règne bien long et qui étonnait tout le monde.

Heureusement pour sa durée, le tête-à-tête fut interrompu par l’arrivée de M. de Murcé. C’était un grand jeune homme maigre, qui portait avec fierté une petite tête surmontée de cheveux très noirs. Fort taciturne au commencement d’une visite, son mérite consistait en une gaieté parfaitement naturelle et fort drôle à cause de sa naïveté, mais qui ne le prenait que lorsque depuis une heure ou deux il se trouvait avec des gens gais. C’était un être profondément provincial, mais cependant fort aimable. Aucune de ses gaietés ne se serait dite à Paris, mais elles étaient fort drôles et lui allaient fort bien.

Bientôt après survint un autre habitué de la maison, M. de Goëllo. C’était un gros homme blond et pâle, de beaucoup d’instruction et d’un peu d’esprit, qui s’écoutait parler et disait une fois au moins par jour qu’il n’avait pas encore quarante ans, ce qui était vrai : il avait trente-neuf ans passés. Du reste, c’était un être prudent : répondre oui à la question la plus simple, ou avancer, dans l’occasion, une chaise à quelqu’un était un sujet de délibération qui l’occupait un quart d’heure. Quand il agissait ensuite, il affectait les formes de la bonhomie et de l’étourderie la plus enfantine. Depuis cinq ou six ans, il était amoureux de madame d’Hocquincourt, il espérait toujours que son tour viendrait, et quelquefois cherchait à faire croire aux nouveaux arrivants que son tour était déjà venu et passé.

Un jour, au cabaret, madame d’Hocquincourt, le voyant occupé de ce rôle, lui dit :

— Tu es un futur, mon pauvre Goëllo, qui se fait passé, mais qui ne sera jamais présent. Car dans ses moments de fougue d’esprit elle tutoyait ses amis sans que personne y trouvât rien d’indécent ; on voyait que c’était l’intimité du brio, qui est à mille lieues des sentiments tendres.

M. de Goëllo fut suivi, à intervalles pressés, de quatre ou cinq jeunes gens.

« C’est, en vérité, tout ce qu’il y a de mieux et de plus gai dans la ville », se disait Leuwen en les voyant arriver.

— Je sors de chez madame de Marcilly, dit l’un d’eux, où ils sont tout tristes, et affectent d’être encore plus tristes qu’ils ne le sont.

— C’est ce qui est arrivé à N*** qui les rend si aimables.

— Moi, disait un autre, choqué de la façon dont madame d’Hocquincourt regardait Leuwen, quand j’ai vu que nous n’avions ni madame d’Hocquincourt, ni madame de Puylaurens, ni madame de Chasteller, j’ai pensé que je n’avais d’autre ressource que d’enterrer ma soirée dans une bouteille de champagne ; et c’était le parti que j’allais prendre si j’avais trouvé la porte de madame d’Hocquincourt fermée au vulgaire.

— Mais, mon pauvre Téran, reprit madame d’Hocquincourt à cette allusion hostile à la réputation de Leuwen, on ne menace pas de s’enivrer, on s’enivre. Il faut avoir l’esprit de voir cette différence.

— Rien de plus difficile, en effet, que de savoir boire, reprit le pédant Goëllo. (On craignit une anecdote.)

— Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire ? » s’écrièrent à la fois Murcé et un des comtes Roller.

C’était la question que tout le monde faisait sans que personne trouvât la réponse, quand parut M. d’Antin. Son air riant éclaircit tous les fronts. C’était un grand jeune homme blond de vingt-huit à trente ans, pour qui l’air sérieux et important était une impossibilité. Il eût annoncé l’incendie de la rue, que sa figure n’eût pas été lugubre. Il était fort joli homme, mais quelquefois on eût pu reprocher à sa charmante figure l’expression un peu louche et stupide de l’homme qui commence à s’enivrer. Quand on le connaissait, c’était une grâce de plus. Le fait est qu’il n’avait pas le sens commun, mais le meilleur cœur du monde et un fond de gaieté incroyable. Il achevait de manger une grande fortune, qu’un père fort avare lui avait laissée depuis trois ou quatre ans. Il avait quitté Paris où on l’avait pourchassé pour des plaisanteries sur un personnage auguste. C’était un homme unique pour organiser les parties de plaisir, rien ne pouvait languir dans les lieux où il se trouvait. Mais madame d’Hocquincourt connaissait toutes ces grâces, et la surprise, élément si essentiel de son bonheur, était impossible. Goëllo, qui avait appris ce mot de madame d’Hocquincourt, plaisantait lourdement M. d’Antin sur ce qu’il ne faisait plus rien de neuf, lorsque le comte de Vassignies entra.

— Vous n’avez qu’un moyen de durer, mon cher d’Antin, lui dit Vassignies, devenez raisonnable.

— Je m’ennuierais moi-même. Je n’ai pas votre courage, moi. J’aurai bien le temps d’être sérieux quand je serai ruiné ; alors, pour m’ennuyer d’une manière utile, je compte me jeter dans la politique et dans les sociétés secrètes en l’honneur de Henri V, qui est mon roi à moi. Me donnerez-vous une place ? En attendant, messieurs, comme vous êtes fort sérieux et encore tout endormis de l’amabilité de l’hôtel Marcilly, jouons à ce jeu italien que je vous ai appris l’autre jour, le pharaon. M. de Vassignies, qui ne le sait pas, taillera ; Goëllo ne pourra pas dire que j’arrange les règles du jeu pour gagner toujours. Qui sait le pharaon ici ?

— Moi, dit Leuwen.

— Eh bien ! soyez assez bon pour surveiller M. de Vassignies et lui faire suivre les règles du jeu. Vous, Roller, vous serez le croupier.

— Je ne serai rien, dit Roller d’un ton sec, car je file.

Le fait est que le comte Roller croyait s’apercevoir que Leuwen, qu’il n’avait jamais rencontré chez madame d’Hocquincourt, allait jouer un rôle agréable dans cette soirée, ce que ne pouvant digérer il sortit.

Une bonne partie de la société de Nancy, surtout les jeunes gens, ne pouvait souffrir Leuwen. Il avait eu le triste avantage de leur faire deux ou trois réponses insolentes qui passèrent, même à leurs yeux, pour fort spirituelles, et lui en firent des ennemis à la vie et à la mort.

— Après le jeu, à minuit, reprit d’Antin, quand vous serez ruinés comme de braves jeunes gens bien rangés, nous irons souper à la Grande Chaumière. (C’est le meilleur cabaret de Nancy, établi dans le jardin d’un ancien couvent de Chartreux.)

— J’y consens, dit madame d’Hocquincourt, si c’est un pique-nique.

— Sans doute, reprit d’Antin ; et comme M. Lafiteau, qui a d’excellent vin de Champagne, et M. Piébot, le seul glacier du pays, pourraient se coucher, je vais m’occuper, au nom du pique-nique, d’avoir du vin et de le faire frapper. J’enverrai à la Grande Chaumière. En attendant, M. Leuwen, voilà cent francs ; faites-moi l’honneur de jouer pour moi, et tâchez de ne pas séduire madame d’Hocquincourt, ou je me venge, et je passe à l’hôtel de Pontlevé pour vous dénoncer. »

Tout le monde obéit à ce qu’avait décidé d’Antin, même le politique Vassignies. On joua, et après un quart d’heure le jeu fut très animé. C’était sur quoi d’Antin avait compté pour chasser à jamais l’envie de bâiller, prise chez madame de Marcilly.

— Je jette les cartes par la fenêtre, dit madame d’Hocquincourt, si quelqu’un ponte plus de cinq francs. Est-ce que vous voulez faire de moi une marquise brelandière ?

D’Antin revint ; on partit à minuit et demi pour le jardin de la Grande Chaumière. Un petit oranger en fleurs, l’unique qui fût dans Nancy, se trouvait placé au milieu de la table. Le vin était parfaitement frappé. Le souper fut fort gai, personne ne s’enivra, et l’on se sépara les meilleurs amis du monde à trois heures du matin.

C’est ainsi qu’une femme se perd de réputation en province ; c’est ce dont madame d’Hocquincourt se moquait parfaitement. En se levant, le lendemain matin, elle alla voir son mari, qui lui dit en l’embrassant :

— Tu fais bien de t’amuser, ma pauvre petite, puisque tu en as le courage. Sais-tu ce qui est arrivé à X*** ? Ce roi que nous haïssons tant se perd, et après lui la république, qui coupera le cou à lui et à nous.

— À lui, non ; il a trop d’esprit. Et quand à vous, je vous enlève au delà du Rhin.

Leuwen prolongea le plus possible sa demeure à l’hôtel d’Hocquincourt ; il sortit avec les derniers de ses compagnons de soirée, il s’attacha à leur petite troupe qui s’allait diminuant à chaque coin de rue à mesure que chacun prenait le chemin de sa maison ; enfin, il accompagna fidèlement celui de ces messieurs qui demeurait le plus loin. Il parlait beaucoup, et éprouvait une répugnance mortelle à se trouver seul avec soi-même. C’est que, à l’hôtel d’Hocquincourt, tout en écoutant les contes et l’amabilité de ces messieurs, et, cherchant à conserver, par des mots bien placés, la position que madame d’Hocquincourt semblait lui donner et qui n’était pas d’un petit garçon, il avait pris une résolution pour le lendemain.

Il s’agissait de ne pas se présenter à l’hôtel de Pontlevé. Il souffrait.

« Mais il faut, se disait-il, avoir soin de son honneur, et si je m’abandonne moi-même, je verrai s’éteindre dans le mépris la préférence qu’il me semble quelquefois évident qu’elle a pour moi. D’un autre côté, Dieu sait quelle nouvelle insulte elle me prépare si j’arrive chez elle demain ! »

Ces deux pensées, qui se présentaient successivement, furent un enfer pour lui.

Ce lendemain arriva bien vite, et avec lui parut le sentiment vif du bonheur dont il allait se priver s’il n’allait pas à l’hôtel de Pontlevé. Tout lui semblait fade, décoloré, odieux, en comparaison de ce trouble délicieux qu’il trouverait dans la petite bibliothèque, en face de cette petite table d’acajou devant laquelle elle travaillait en l’écoutant parler. La seule résolution de s’y présenter changeait sa position dès ce moment.

« D’ailleurs, si je n’y vais pas ce soir, ajoutait Leuwen, comment m’y présenter demain ? (Son embarras mortel avait recours aux lieux communs.) Veux-je, après tout, me fermer cette maison ? Et pour une sottise encore, dans laquelle peut-être j’avais tort. Je puis demander une permission au colonel et aller passer trois jours à Metz… Je me punirais moi-même, j’y périrais de douleur. »

D’un autre côté, dans ses sentiments exagérés de délicatesse féminine, madame de Chasteller n’avait-elle point voulu lui faire entendre qu’il fallait rendre ses visites plus rares, par exemple les réduire à une par semaine ? En se présentant si tôt dans une maison de laquelle il avait été exclu en termes si formels, ne s’exposait-il pas à redoubler la colère de madame de Chasteller et, bien plus, à lui donner de justes motifs de plainte ? Il savait combien elle était susceptible pour ce qu’elle appelait les égards dus à son sexe. Il est très vrai que dans sa lutte désespérée contre le sentiment qu’elle avait pour Leuwen, madame de Chasteller, mécontente du peu de confiance qu’elle pouvait avoir dans ses résolutions les plus arrêtées, était souvent irritée contre elle-même, et lui faisait alors de bien mauvaises querelles.

Avec un peu plus d’expérience de la vie, ces querelles, sans sujet raisonnable de la part d’une femme qui avait autant d’esprit et dont la modestie et l’équité naturelles étaient bien loin de s’exagérer les torts des autres, ces querelles auraient montré à Leuwen de quels combats était le théâtre ce cœur qu’il assiégeait. Mais ce cœur politique avait toujours méprisé l’amour et ignorait l’art d’aimer, chose si nécessaire. Jusqu’au hasard qui lui avait fait voir madame de Chasteller et au mouvement de vanité qui lui avait rendu désagréable l’idée qu’une des plus jolies femmes de la ville pût avoir de justes raisons de se moquer de lui, il s’était dit :

« Que penserait-on d’un homme qui, en présence d’une éruption du Vésuve, serait tout occupé à jouer au bilboquet ? »

Cette image imposante a l’avantage de résumer son caractère et celui de ce qu’il y avait de mieux parmi les jeunes gens de son âge. Quand l’amour était venu remplacer dans le cœur de ce jeune Romain un sentiment plus sévère, ce qui restait de l’adoration du devoir s’était transformé en honneur mal entendu.

[Dans la position actuelle de Leuwen, le plus petit jeune homme de dix-huit ans, pour peu qu’il eût eu quelque sécheresse d’âme et un peu de ce mépris pour les femmes, si à la mode aujourd’hui, se fût dit : Quoi de plus simple que de se présenter chez madame de Chasteller sans avoir l’air d’attacher la moindre importance à ce qui s’est passé hier, sans même faire mine de se souvenir le moins du monde de cette petite boutade d’humeur, mais prêt à faire toutes les excuses possibles de ce qui s’était passé et ensuite à parler d’autre chose, s’il se trouvait que madame de Chasteller voulût encore attacher quelque importance au crime affreux de lui avoir baisé la main.]

Mais Leuwen était bien loin de ces idées. Au point de bon sens et de vieillesse morale où nous sommes, il faut, j’en conviens, faire un effort sur soi-même pour pouvoir comprendre les affreux combats dont l’âme de notre héros était le théâtre, et ensuite pour ne pas en rire.

Vers le soir, Leuwen, ne pouvant plus tenir en place, se promenait à pas inquiets sur un bout de rempart solitaire, à trois cents pas de l’hôtel de Pontlevé. Comme Tancrède, il se battait contre des fantômes, et il avait besoin d’un grand courage. Il était plus incertain que jamais, lorsqu’une certaine horloge qu’il entendait de fort près lorsqu’il se trouvait dans la petite chambre de madame de Chasteller vint à sonner sept heures et demie avec cette foule de quarts et de demi-quarts dont les heures sont entourées dans les horloges presque allemandes de l’est de la France.

Le son de cette cloche décida Leuwen. Sans se rendre compte de rien, il eut le vif souvenir de l’état de bonheur qu’il goûtait tous les soirs en entendant ces demi-quarts, et il prit en dégoût profond les sentiments tristes, cruels, égoïstes, auxquels il était en proie depuis la veille. Il est sûr qu’en se promenant sur ce triste rempart, il voyait tous les hommes bas et méchants. La vie lui semblait aride et dépouillée de tout plaisir et de ce qui fait qu’il vaut la peine de vivre. Mais, au son de la cloche, électrisé par cette communauté de sentiments de deux âmes grandes et généreuses, qui fait qu’elles s’entendent à demi-mot, il précipita ses pas vers l’hôtel de Pontlevé.

Il passa rapidement devant la portière.

— Où allez-vous, monsieur ? lui cria-t-elle de sa petite voix tremblante et en se levant de son rouet comme pour lui courir après. Madame est sortie.

— Quoi ! elle est sortie ? Vraiment ? » dit Lucien. Et il restait anéanti et comme pétrifié.

La portière prit son immobilité pour de l’incrédulité.

— Il y a près d’une heure, reprit-elle avec un air de candeur, car elle aimait Leuwen ; vous voyez bien la remise ouverte, et le coupé n’y est pas.

Leuwen prit la fuite à ces paroles, et en deux minutes il fut de nouveau sur son rempart. Il regardait sans voir le fossé fangeux, et au delà la plaine aride et désolée.

« Il faut avouer que j’ai fait là une jolie expédition ! Elle me méprise… et au point de sortir exprès une heure avant celle où elle me reçoit tous les jours. Digne punition d’une lâcheté ! Ceci doit me servir de règle pour l’avenir. Si je n’ai pas le courage de résister de près, eh bien, il faut solliciter une permission pour Metz. Je souffrirai, mais personne ne voit l’intérieur de mon cœur, et l’éloignement des lieux me sauvera [de] la possibilité de commettre ces sortes de fautes qui déshonorent. Oublions cette femme orgueilleuse… Après tout, je ne suis pas colonel ; il y a plus que de la folie à moi, il y a insensibilité au mépris de s’obstiner à lutter contre l’absence de rang. »

Il vola chez lui, attela lui-même les chevaux à sa calèche en maudissant la lenteur du cocher, et se fit conduire chez madame de Serpierre. Madame était sortie, et la porte était fermée.

« C’est évident, toutes les portes sont fermées pour moi aujourd’hui. »

Il monta sur le siège et alla au galop au Chasseur vert ; les dames de Serpierre n’y étaient point. Il parcourut avec fureur les allées de ce beau jardin. Les musiciens allemands buvaient dans un cabaret voisin ; ils l’aperçurent et coururent après lui.

— Monsieur, monsieur, voulez-vous les duos de Mozart ?

— Sans doute.

Il les paya et se jeta dans sa voiture pour regagner Nancy.

Il fut reçu chez madame de Commercy, où il fut d’une gravité parfaite. Il y fit deux robs de whist avec M. Rey, grand vicaire de Mgr l’évêque de Nancy, sans que [ce] vieux partenaire grognon pût lui reprocher la moindre étourderie.


CHAPITRE XXX


Après les deux robs, qui avaient paru à Leuwen d’une longueur interminable, il eut encore à soutenir sa partie dans l’histoire de l’enterrement d’un cordonnier auquel l’un des curés de la ville avait refusé le matin l’entrée de l’église.

Leuwen écoutait en pensant à autre chose cette dégoûtante histoire, quand le grand vicaire s’écria :

— Je n’en veux pour juge que M. Leuwen lui-même, quoique engagé au service.

La patience échappa à Leuwen :

— C’est précisément parce que je suis engagé à ce service et non pas quoique, que j’ai l’honneur de prier M. le grand vicaire de ne rien dire qui me force à faire une réponse désagréable.

— Mais, monsieur, cet homme réunissait les quatre qualités : acquéreur de biens nationaux, détenteur du… à l’époque du décès, marié devant la municipalité, n’ayant pas voulu contracter un nouveau mariage à son lit de mort.

— Vous en oubliez une cinquième, monsieur : payant une part de l’impôt qui pourvoit à vos appointements et aux miens.

Et il partit.

Plusieurs réponses de la sorte auraient pu ruiner la bonne réputation dont Lucien jouissait, mais celle-ci fut à propos.

Cependant, ce mot eut fini par le perdre, ou du moins par diminuer de moitié la considération dont il jouissait dans Nancy, s’il eût dû habiter encore longtemps cette ville.


Il rencontra dans cette maison son ami le docteur Du Poirier qui le prit par un bouton de son uniforme et, bon gré, mal gré, l’emmena se promener sur la place d’armes pour achever de lui expliquer son système de restauration pour la France : le Code civil, par les partages qui suivent le décès de chaque père de famille, va amener la division des terres à l’infini. La population augmentera mais ce sera une population malheureuse et manquant de pain. Il faut rétablir en France les grands ordres religieux ; ils auront de vastes propriétés et feront le bonheur du petit nombre de paysans nécessaires à la culture de ces vastes domaines.

— Croyez-moi, monsieur, rien de funeste comme une population trop nombreuse et trop instruite…

Leuwen se conduisit fort bien.

« Cela est plausible, répondit-il… il y a beaucoup à dire… Je ne suis point assez préparé sur ces hautes questions… »

Il fit quelques objections, mais ensuite eut l’air d’admettre les grands principes du docteur.

« Mais ce coquin-là, se disait-il tout en écoutant, croit-il à ce qu’il me dit ? (Il examinait attentivement cette grosse tête sillonnée de rides si profondes.) Je vois bien là-dessous la finesse cauteleuse d’un procureur bas-normand, mais non la bonhomie nécessaire pour croire à ces bourdes. Du reste, on ne peut refuser à cet homme un esprit vif, une parole chaleureuse, un grand art à tirer tout le parti possible des plus mauvais raisonnements, des suppositions les plus gratuites. Les formes sont grossières, mais, en homme d’esprit et qui connaît son siècle, loin de vouloir corriger cette grossièreté, il s’y complaît ; elle fait son originalité, sa mission et sa force ; on dirait qu’il l’exagère à dessein. C’est un moyen de succès. La noble fierté de ces hobereaux ne peut pas craindre qu’on le confonde avec eux. Le plus sot peut se dire : « Quelle différence de cet homme à moi ! » Et il en admet plus volontiers les bourdes du docteur. S’ils triomphent contre 1830, ils en feront un ministre, ce sera leur Corbière. »

— … Mais neuf heures sonnent, dit-il tout à coup au docteur Du Poirier. Adieu, cher docteur, il faut que je quitte ces raisonnements sublimes qui vous porteront à la Chambre et que vous finirez par mettre à la mode. Vous êtes vraiment l’homme éloquent et persuasif par excellence, mais il faut que j’aille faire ma cour à madame d’Hocquincourt.

— C’est-à-dire à madame de Chasteller. Ah ! jeune tête ! Vous prétendez me donner le change, à moi ? »

Et le docteur Du Poirier, avant de se coucher, alla encore dans cinq ou six maisons savoir les affaires de tous, les diriger, les aider à comprendre les choses les plus simples, tout en ménageant leur vanité infinie et parlant de leurs aïeux au moins une fois la semaine à chacun, et prêcher sa doctrine des grands établissements de moines quand il n’avait rien de mieux à faire ou quand l’enthousiasme l’emportait.

Il décida chez l’un le jour où l’on ferait la lessive, chez l’autre… Et il décidait bien, car il avait du sens, beaucoup de sagacité, un grand respect pour l’argent, et était sans passion à l’égard de la lessive et de…

Pendant que le docteur parlait lessive, Leuwen, la tête haute, marchait d’un pas ferme, avec la mine intrépide de la résignation et du vrai courage. Il était satisfait de la façon dont il remplissait son devoir. Il monta chez madame d’Hocquincourt, que ses amis de Nancy appelaient familièrement madame d’Hocquin.

Il y trouva le bon M. de Serpierre et le comte de Vassignies. On parlait de l’éternelle politique : M. de Serpierre expliquait longuement, et malheureusement avec preuves, comment les choses allaient au mieux, avant la Révolution, à l’Intendance de Metz, sous M. de Calonne, depuis ministre si célèbre.

— Ce courageux magistrat, disait M. de Serpierre, qui sut poursuivre ce malheureux La Chalotais, le premier des jacobins. On était alors en 1779…[14] »

Leuwen se pencha vers madame d’Hocquincourt et lui dit gravement :

Quel langage, madame, et pour vous et pour moi !

Elle éclata de rire. M. de Serpierre s’en aperçut.

— Savez-vous bien, monsieur,… reprit-il d’un air piqué, en s’adressant à Leuwen…

« Ah ! mon Dieu ! me voici en scène, pensa celui-ci. Il était écrit que je tomberais du Du Poirier dans le Serpierre. »

« Savez-vous bien, monsieur, continuait M. de Serpierre d’une voix tonnante, que les gentilshommes un peu titrés ou parents des titrés faisaient modérer les tailles et capitations de leurs protégés ainsi que leurs propres vingtièmes ? Savez-vous que, quand j’allais à Metz, je n’avais point d’autre auberge, moi qui vous parle, ainsi que tout ce qu’il y avait de comme il faut en Lorraine, que l’hôtel de l’intendance de M. de Calonne ? Là, table somptueuse, des femmes charmantes, les premiers officiers de la garnison, des tables de jeu, un ton parfait. Ah ! c’était le beau temps ! Au lieu de cela, vous avez un petit préfet morne et sombre, en habit râpé, qui dîne tout seul, et fort mal, en supposant qu’il dîne ! »

« Grand Dieu ! pensait Leuwen ; celui-ci est encore plus ennuyeux que le Du Poirier. »

Tandis que pour amener la fin de l’allocution il se contentait de répondre au discours de M. de Serpierre par une pantomime admirative, le peu d’attention qu’il donnait et à ce qu’il écoutait et à ce qu’il faisait laissèrent reprendre tout leur empire aux pensées tendres.

« Il est évident, se disait-il, que, sans être le dernier des hommes, je ne puis plus me présenter chez madame de Chasteller. Tout est fini entre nous. Je ne puis plus me permettre, tout au plus, que quelque rare visite de convenance de temps à autre. En termes de l’art, j’ai mon congé. Les comtes Roller, mes ennemis, le grand cousin Blancet, mon rival, qui dîne cinq jours de la semaine à l’hôtel de Pontlevé et prend du thé, tous les soirs, avec le père et la fille, tout cela va bientôt s’apercevoir de ma disgrâce, et je vais être tympanisé d’importance. Gare le mépris, monsieur aux belles livrées jaunes et aux chevaux fringants ! Tous ceux dont vous avez fait trembler les vitres par le retentissement des roues de vos voitures qui ébranlent le pavé, célébreront à l’envi votre échec ridicule. Vous tomberez bien bas, mon ami ! Peut-être les sifflets vous chasseront-ils de ce Nancy que vous méprisez tant. Jolie façon pour cette ville de se graver dans votre souvenir ! »

Tout en se livrant à ces réflexions agréables, les yeux de Leuwen étaient fixés sur les jolies épaules de madame d’Hocquincourt, qu’une charmante camisole d’été, arrivée de Paris la veille, laissait fort découvertes. Tout à coup, il fut éclairé par une idée :

« Voilà mon bouclier contre le ridicule. Attaquons ! »

Il se pencha vers madame d’Hocquincourt et lui dit tout bas :

— Ce qu’il pense de M. de Calonne qu’il regrette tant, je le pense, moi, de notre joli tête-à-tête de l’autre jour. Je fus bien gauche de ne pas profiter de l’attention sérieuse que je lisais dans vos yeux pour essayer de deviner si vous voudriez de moi pour l’ami de votre cœur.

— Tâchez de me rendre folle, je ne m’y oppose pas », dit madame d’Hocquincourt d’un air simple et froid. Elle le regardait en silence avec beaucoup d’attention et une petite moue philosophique charmante. Sa beauté, en ce moment, était relevée par un petit air de grave impartialité, délicieux.

— Mais, ajouta-t-elle, quand il eut fait tout son effet, comme ce que vous me demandez n’est point un devoir, au contraire, tant que je ne serai pas folle de vos beaux yeux, mais folle à lier, n’attendez rien de moi.

Le reste de la conversation à mi-voix répondit à un début aussi vif.

M. de Serpierre cherchait toujours à engager Leuwen dans ses raisonnements. Lucien l’avait accoutumé à beaucoup de complaisance de sa part quand il se rencontrait chez lui sans madame de Chasteller. À la fin, M. de Serpierre vit bien aux sourires de madame d’Hocquincourt que l’attention que lui prêtait Leuwen ne devait être que de la politesse pénible. Le vénérable vieillard prit le parti de se rabattre complètement sur M. de Vassignies, et ces messieurs se mirent à se promener dans le salon.

Leuwen était du plus beau sang-froid ; il cherchait à s’enivrer de la peau si blanche et si fraîche et des formes si voluptueuses qui étaient à deux pieds de ses yeux. Tout en les louant beaucoup, il entendit que le Vassignies répondait à son partenaire en tâchant de lui inculquer les grands ordres religieux de M. Du Poirier, et les inconvénients de la division des terres et d’une population trop nombreuse.

La promenade politique de ces messieurs et la conversation galante de Leuwen duraient depuis un quart d’heure, lorsque Leuwen s’aperçut que madame d’Hocquincourt n’était pas sans intérêt pour les propos tendres qu’il débitait à grand effort de mémoire. En un clin d’œil, cet intérêt lui fournit des idées nouvelles et des paroles qui ne furent pas sans grâce. Elles exprimaient ce qu’il sentait.

« Quelle différence de cet air riant, poli, plein de considération, avec lequel elle m’écoute, et de ce que je rencontre ailleurs ! Et ces bras potelés qui brillent sous cette gaze si transparente ! ces jolies épaules dont la molle blancheur flatte l’œil ! Rien de tout cela auprès de l’autre ! Un air hautain, un regard sévère et une robe qui monte jusqu’au cou. Plus que tout cela, un penchant décidé pour les officiers d’un rang supérieur. Ici l’on me fait entendre, à moi non noble, et sous-lieutenant seulement, que je suis l’égal de tout le monde, au moins. »

La vanité blessée de Leuwen rendait bien vif, chez lui, le plaisir de réussir. MM. de Serpierre et de Vassignies, dans le feu de leur discussion, s’arrêtaient souvent à l’autre bout du salon. Leuwen sut profiter de ces instants de liberté complète, et on l’écoutait avec une admiration tendre[15].

Ces messieurs étaient à l’autre bout du salon depuis plusieurs minutes, arrêtés apparemment par quelque raisonnement frappant de M. de Vassignies en faveur des vastes terres et de la culture en grand, si favorables à la noblesse, quand arriva tout à coup, jusqu’à deux pas de madame d’Hocquincourt, madame de Chasteller, suivant de près, avec sa démarche jeune et légère, le laquais qui l’annonçait et que l’on n’avait pas écouté.

Il lui fut impossible de ne pas voir dans les yeux de madame d’Hocquincourt, et même dans ceux de Leuwen, combien elle arrivait peu à propos. Elle se mit à parler beaucoup, avec gaieté et à voix haute, de ce qu’elle avait remarqué dans ses visites de la soirée. De cette façon, madame d’Hocquincourt ne fut point embarrassée. Madame de Chasteller fut même mauvaise langue et commère, choses que jamais Leuwen n’avait vues chez elle.

« De la vie je ne lui aurais pardonné, se dit-il, si elle s’était mise à faire de la vertu et à embarrasser cette pauvre petite d’Hocquincourt. Au milieu de tout cela, elle a fort bien vu la nuance de trouble que commençait à créer mon talent pour la séduction. »

Leuwen était à demi sérieux en se prononçant cette phrase.

Madame de Chasteller lui parla avec liberté et grâce, comme à l’ordinaire. Elle ne disait rien qui fût remarquable, mais, grâce à elle, la conversation était vivante, et même brillante, car rien n’est amusant comme le commérage bien fait[16].

MM. de Vassignies et de Serpierre avaient quitté leur politique et s’étaient rapprochés, attirés par les grâces de la médisance. Leuwen parlait assez souvent.

« Il ne faut pas qu’elle s’imagine que je suis absolument au désespoir parce qu’elle m’a fermé sa porte. »

Mais en parlant et tâchant d’être aimable, il oublia jusqu’à l’existence de madame d’Hocquincourt. Sa grande affaire au milieu de son air riant et désoccupé était d’observer du coin de l’œil si ses beaux propos avaient quelque succès auprès de madame de Chasteller.

« Quels miracles mon père ne ferait-il pas à ma place, pensait Leuwen, dans une conversation ainsi adressée à une personne pour être entendue par une autre ! Il trouverait encore le moyen de la faire satirique ou complimenteuse pour une troisième. Je devrais par le même mot qui doit agir sur madame de Chasteller continuer à faire la cour à madame d’Hocquincourt. »

Ce fut la seule fois qu’il pensa à celle-ci, et encore à travers son admiration pour l’esprit de son père.

L’unique soin de madame de Chasteller était, de son côté, de voir si Leuwen s’apercevait de la vive peine qu’elle avait éprouvée en le trouvant établi ainsi d’un air d’intimité auprès de madame d’Hocquincourt[17].

« Il faudrait savoir s’il s’est présenté chez moi avant de venir ici », pensait-elle.

Peu à peu, il vint beaucoup de monde : M. de Murcé, de Sanréal, Roller, de Lanfort, et quelques autres inconnus au lecteur, et dont, en vérité, il ne vaut pas la peine de lui faire faire la connaissance. Ils parlaient trop haut et gesticulaient comme des acteurs. Bientôt parurent mesdames de Puylaurens, de Saint-Cyran, enfin M. d’Antin lui-même.

Malgré elle, madame de Chasteller regardait toujours les yeux de sa brillante rivale. Après avoir répondu à tout le monde et fait rapidement le tour du salon, ces yeux, qui ce soir-là avaient presque le feu de la passion, revenaient toujours à Leuwen et semblaient le contempler avec une curiosité vive.

« Ou, plutôt, ils lui demandent de l’amuser, se disait madame de Chasteller. M. Leuwen lui inspire plus de curiosité que M. d’Antin, voilà tout. Ses sentiments ne vont pas au-delà pour aujourd’hui ; mais chez une femme de ce caractère, les incertitudes ne sont pas de longue durée[18]. »

Rarement madame de Chasteller avait eu une sagacité aussi rapide. Ce soir-là, un commencement de jalousie la vieillissait.

Quand la conversation fut bien animée et que madame de Chasteller put se taire sans inconvénient, sa physionomie devint assez sombre ; ensuite, elle s’éclaircit tout à coup :

« M. Leuwen, se dit-elle, ne parle pas à madame d’Hocquincourt avec le son de voix qu’on a en parlant à ce qu’on aime. »

Pour se soustraire un peu aux compliments de tous les arrivants, madame de Chasteller s’était rapprochée d’une table sur laquelle était jetée une foule de caricatures contre l’ordre de choses. Leuwen bientôt cessa de parler ; elle s’en aperçut avec délices.

« Serait-il vrai ? se dit-elle. Quelle différence cependant de ma sévérité, qui peut-être est un peu rude et tient à mon caractère trop sérieux, avec la joie, le laisser-aller, les grâces toujours nouvelles, toujours naturelles, de cette brillante d’Hocquincourt ! Elle a eu trop d’amants, mais d’abord est-ce un défaut aux yeux d’un sous-lieutenant de vingt-trois ans, et qui a des opinions si singulières ? Et d’ailleurs, le sait-il ? »

Leuwen changeait fort souvent de position dans le salon. Il était enhardi à ces mouvements fréquents parce qu’il voyait tout le monde fort occupé de la nouvelle qui venait de se répandre qu’un camp de cavalerie allait être formé près de Lunéville. Cette nouvelle imprévue fit entièrement oublier Leuwen et l’attention que madame d’Hocquincourt lui accordait ce soir-là. Lui, de son côté, avait également oublié les personnes présentes. Il ne se souvenait d’elles que pour craindre les regards curieux. Il brûlait de s’approcher de la table des caricatures mais il trouvait que de sa part ce serait un manque de dignité impardonnable.

« Peut-être même un manque d’égards envers madame de Chasteller, ajoutait-il avec amertume. Elle a voulu m’éviter chez elle, et j’abuse de ma présence dans le même salon qu’elle pour la forcer à m’écouter ! »

Tout en trouvant ce raisonnement sans réplique, au bout de quelques minutes Leuwen se vit si rapproché de la table sur laquelle madame de Chasteller était un peu penchée, que ne pas lui parler du tout eût été une chose marquée.

« Ce serait du dépit, se dit Leuwen, et c’est ce qu’il ne faut pas. »

Il rougit beaucoup. Le pauvre garçon n’était pas assez sûr dans ce moment des règles du savoir-vivre, elles disparaissaient à ses yeux, il les oubliait.

Madame de Chasteller, en éloignant une caricature pour en prendre une autre, leva un peu les yeux et vit bien cette rougeur, qui ne fut pas sans influence sur elle. Madame d’Hocquincourt, de loin, voyait fort bien aussi tout ce qui se passait près de la table verte, et M. d’Antin, qui cherchait à l’amuser, dans ce moment, par une histoire plaisante, lui parut un conteur infini dans ses développements.

Leuwen osa lever les yeux sur madame de Chasteller, mais il tremblait de rencontrer les siens, ce qui l’eût forcé de parler à l’instant. Il trouva qu’elle regardait une gravure, mais d’un air hautain et presque en colère. La pauvre femme avait eu la mauvaise pensée de prendre la main de Leuwen, qu’il appuyait sur la table en tenant de l’autre une gravure, et de la porter à ses lèvres. Cette idée lui avait fait horreur et l’avait mise dans une véritable colère contre elle-même.

« Et j’ose quelquefois blâmer avec hauteur madame d’Hocquincourt ! se dit-elle ; dans le moment encore j’osais la mépriser. Je jurerais bien qu’une aussi infâme tentation ne s’est pas présentée à elle de toute la soirée. Dieu ! d’où de telles horreurs peuvent-elles me venir[19] ? »

« Il faut en finir, se dit Leuwen, un peu choqué de cet air hautain, et puis n’y plus songer. »

— Quoi ! madame, serais-je assez malheureux pour vous inspirer encore de la colère ? S’il en est ainsi, je m’éloigne à l’instant.

Elle leva les yeux, et ne put s’empêcher de lui sourire avec une extrême tendresse.

— Non, monsieur, lui dit-elle quand elle put parler. J’avais de l’humeur contre moi-même, pour une sotte idée qui m’était venue.

« Dieu ! Dans quelle histoire est-ce que je m’engage ? Il ne me manque plus que de lui en faire confidence ! »

Elle devint si excessivement rouge que madame d’Hocquincourt, dont l’œil ne les avait pas quittés, se dit :

« Les voilà réconciliés, et mieux que jamais. En vérité, s’ils l’osaient, ils se jetteraient dans les bras l’un de l’autre. »

Leuwen allait s’éloigner. Madame de Chasteller le vit.

— Restez auprès de moi, là, lui dit-elle ; mais, en vérité, je ne saurais vous parler en ce moment. »

Et ses yeux se remplirent de larmes. Elle se baissa beaucoup et regarda attentivement une gravure.

« Ah ! nous en sommes aux larmes ! » se dit madame d’Hocquincourt.

Leuwen était tout interdit, et se disait :

« Est-ce amour ? Est-ce haine ? Mais il me semble que ce n’est pas de l’indifférence. Raison de plus pour m’éclaircir, et en finir. »

— Vous me faites tellement peur que je n’ose vous répondre, lui dit-il d’un air en effet fort troublé.

— Et que pourriez-vous me dire ? reprit-elle avec hauteur.

— Que vous m’aimez, mon ange. Dites-le-moi, je n’en abuserai jamais.

Madame de Chasteller allait dire : « Eh bien ! oui, mais ayez pitié de moi », lorsque madame d’Hocquincourt, qui s’approchait rapidement frôla la table avec sa robe de toile anglaise toute raide d’apprêt, et ce fut par ce bruit seulement que madame de Chasteller s’aperçut de sa présence. Un dixième de seconde de plus, et elle répondait à Leuwen devant madame d’Hocquincourt.

« Dieu ! quelle horreur ! pensa-t-elle. Et à quelle infamie suis-je donc réservée ce soir ? Si je lève les yeux, madame d’Hocquincourt, lui-même, tout le monde, verra que je l’aime. Ah ! quelle imprudence j’ai commise en venant ici ce soir ! Je n’ai plus qu’un parti à prendre : dussé-je périr à cette place, je vais rester ici, immobile et en silence. Peut-être ainsi parviendrai-je à ne plus rien faire dont je doive rougir. »

Les yeux de madame de Chasteller restèrent en effet fixés sur une gravure, et elle se baissa extrêmement sur la table.

Madame d’Hocquincourt attendit un instant que madame de Chasteller relevât les yeux, mais sa méchanceté n’alla pas plus loin. Elle n’eut point l’idée de lui adresser quelque parole piquante qui, tout en augmentant son trouble, l’eût forcée à relever les yeux et à se donner en spectacle. Elle oublia madame de Chasteller et n’eut plus d’yeux que pour Leuwen. Elle le trouva ravissant en ce moment : il avait des yeux tendres, et cependant un petit air mutin. Lorsqu’elle ne pouvait pas s’en moquer chez un homme, cet air mutin décidait de la victoire.


CHAPITRE XXXI[20]


[Dans ses promenades aux environs de Nancy, Lucien remarqua un magnifique cheval anglais.

« Ce cheval vaut dix, douze, quinze mille francs, qui sait ? se disait-il. Mais peut-être il a des défauts… Il me semble un peu serré des épaules. »

L’homme qui le montait était fort à cheval, mais la tournure était celle d’un palefrenier qui a gagné un gros lot à une loterie de Vienne, en Autriche.

« Le cheval serait-il à vendre ? pensait Lucien. Mais jamais je n’oserai, cela est trop cher. »

À la seconde ou troisième fois que Lucien vit ce cheval, il se trouva plus près et remarqua la figure du cavalier qui était mis avec une recherche extraordinaire, et dont la mine lui sembla affectée, précisément parce qu’elle cherchait à conserver l’expression non affectée qu’un homme a quand il est seul dans sa chambre à se faire la barbe.

« Ma mère a raison, se dit Lucien. Ces Anglais sont les rois de l’affectation. » Et il ne pensa plus qu’au cheval ; mais son admiration croissait à chaque fois qu’il le rencontrait.

Madame d’Hocquincourt lui faisant compliment, un jour, sur le sien :

— Il n’est pas mal, je lui suis réellement attaché. Mais j’en rencontre un quelquefois qui, s’il n’a pas quelque défaut caché, est pour la légèreté des mouvements de beaucoup supérieur. Ce cheval semble ne pas toucher terre ou plutôt on croirait que la terre est élastique et dans les mouvements vifs, par exemple, au trot, le lance en l’air.

— Vous perdez terre vous-même, mon cher lieutenant. Quel feu ! Les beaux yeux que vous avez quand vous parlez de ce que vous aimez ! Vous êtes un autre homme. En vérité, par pure coquetterie, vous devriez aimer, et être amant indiscret, et parler de votre objet.

— Ce que j’aime dans ce moment n’abuse pas de son empire sur moi ; j’aurais peur de mes folies si j’aimais réellement : elles éteindraient bientôt l’amour qu’on pourrait avoir pour moi, et le malheur ne se ferait pas longtemps attendre. Vous autres femmes, vous ne passez pas pour vous exagérer le mérite de ce qu’on vous offre sans cesse, et de trop grand cœur.

Madame d’Hocquincourt fit une petite mine très agréable pour Lucien.

— Et ce cheval aimé est monté par un grand homme blond, de moyen âge, menton en avant et figure d’enfant ?

— Qui monte fort bien, mais en se donnant trop de mouvements des bras.

— Lui, de son côté, prétend que les Français ont l’air raides à cheval. Je le connais assez, c’est un milord anglais dont le nom s’écrit avec une orthographe extraordinaire, mais se prononce à peu près Link.

— Et que fait-il ici ?

— Il monte à cheval. On le dit exilé d’Angleterre. Voici trois ou quatre ans qu’il nous a fait l’honneur de s’établir parmi nous. Mais comment n’avez-vous pas été à son bal du samedi ?

— Il y a si peu de temps que j’ai l’honneur d’être admis dans la société de Nancy !

— Ce sera donc moi qui aurai celui de vous mener au bal qu’il nous donne régulièrement le premier samedi de chaque mois, hiver comme été. Il n’y en a pas eu il y a quinze jours parce que c’était l’Avent, et que M. Rey ne veut pas.

— C’est un drôle d’homme que votre M. Rey et l’empire qu’il exerce sur vous !

— Ah ! mon Dieu ! Pourquoi n’avez-vous pas dit cela à madame de Serpierre, que vous aimez tant ? Quel sermon vous auriez eu !

— C’est votre maître à toutes que ce M. Rey !

— Que voulez-vous ? Il nous répète sans cesse que nos pauvres privilèges ne peuvent redevenir ce qu’ils étaient dans le bon temps que par le retour des jésuites. C’est bien triste à penser, mais enfin, l’indispensable avant tout ; il ne faut pas que la république revienne pour nous envoyer à l’échafaud, comme en 93. D’ailleurs, M. Rey, personnellement, n’est point ennuyeux ; il m’amuse toujours pendant vingt minutes au moins. Ce sont ses lieutenants qui sont pesants ; lui est homme de mérite, amusant même ; du moins, on ne s’ennuie pas quand il parle. Il a voyagé : il a été employé quatre ans en Russie, et deux ou trois fois en Amérique. On l’emploie dans les postes difficiles. Il nous est venu depuis les glorieuses.

— Je lui trouve l’air un peu américain.

— C’est un Américain de Toulouse.

— Me présenterez-vous aussi à M. Rey ?

— Non, vraiment ! Il trouverait cette présentation tout à fait impropre. C’est un homme qu’il nous faut ménager, cela a du crédit sur les maris. Mais je vous présenterai au milord Link, lequel est remarquable par ses dîners.

— J’avais compris qu’il ne recevait jamais.

— Ce sont des dîners qu’il se donne à lui-même. On dit qu’il en a chaque jour trois ou quatre de préparés à Nancy et dans les villages environnants ; il va manger celui dont il se trouve le plus rapproché à l’heure de l’appétit.

— Pas mal inventé !

— M. de Vassignies, qui est un savant, dit que Lord Link est un grand partisan du système de l’utile en toutes choses, et avant tout prêché par un Anglais célèbre… un nom de prophète…

— Jérémie Bentham, peut-être ?

— Justement !

— C’est un ami de mon père.

— Eh bien ! ne vous en vantez pas aux milords anglais. M. de Vassignies dit que c’est leur bête noire, et M. Rey nous assurait l’autre jour que ce Jérémie anglais serait cent fois pis que Robespierre s’il avait le pouvoir. Et le milord Link est détesté de ses collègues pour être partisan de ce terroriste anglais. Enfin, pour comble de ridicule, il est ruiné et ne peut plus vivre dans le vouest ind (west end), c’est le quartier à la mode de Londres, car il a tout juste quatre mille livres de rente, c’est-à-dire cent mille francs.

— Et il les mange ici ?

— Non, il fait des économies malgré ses quatre dîners, et va de temps à autre à Paris manger son argent en fort mauvaise compagnie. Il prétend lui-même qu’il n’aime la bonne compagnie qu’en province. On dit qu’à Paris il parle ; ici, il nous fait bien l’honneur de passer toute une soirée sans desserrer les dents. Mais il perd toujours à tous les jeux, et je vous dirai un soupçon qui m’est venu, mais gardez-moi le secret : j’ai cru voir qu’il perd exprès. Il est homme à se dire : Je ne suis pas aimable, surtout pour les sots, eh bien ! je perdrai ! Les vieilles femmes de l’hôtel de Marcilly l’adorent.

— Pas mal en vérité !… Mais c’est vous qui lui prêtez de l’esprit. À présent que vous m’expliquez le personnage, il me semble que je l’ai vu chez madame de Serpierre. Je disais un jour que, quelque esprit qu’ait un Anglais, il a toujours l’air quand on le rencontre le matin de venir d’apprendre à l’instant même qu’il est compris dans une banqueroute ; mademoiselle Théodelinde me fit des yeux terribles de réprimande, et plus tard j’oubliai de lui en demander la raison.

— Elle avait tort, le milord ne se serait point fâché ; il dit, quand on le lui demande, qu’il méprise tant les hommes qu’à moins qu’on ne le prenne par le bouton de son habit pour lui dire une injure, il ne demande jamais la parole. Est-ce que le Père éternel me paie pour redresser les sottises du genre humain ? disait-il un jour à M. de Sanréal, qui ne savait pas trop s’il ne devait se fâcher, car il venait de dire coup sur coup trois ou quatre sottises bien insipides. Il y a Ludwig Roller qui prétend que le milord n’est pas sujet à se fâcher, en vérité, je ne vois pas pourquoi. Depuis Juillet, ce pauvre Ludwig n’a pas décoléré (n’est pas sorti de colère). Les deux mille francs de sa place de lieutenant sont un objet pour lui, d’ailleurs il ne sait plus de quoi parler ; il étudiait beaucoup son métier, et prétendait devenir maréchal de France. Ils ont eu un cordon rouge dans la famille.

— Je ne sais pas s’il sera maréchal, mais il est assommant, avec les théories de M. Rey, dont il s’est fait le répétiteur. Il prétend que le code civil est horriblement immoral, à cause de l’égale division des biens du père de famille entre les enfants. Il faut absolument rétablir les ordres monastiques et mettre toutes les terres de France en pâturages. Je ne m’oppose point à ce que la France soit un pâturage, mais je m’oppose à ce qu’on parle vingt minutes de la même chose.

— Eh bien ! tout cela n’est point ennuyeux dans la bouche de M. Rey.

— En revanche, son élève M. Roller m’a fait déserter deux ou trois fois, dès neuf heures, le salon de madame de Serpierre, où il avait pris la parole ; et, ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne savait rien répondre aux objections.

On revint au milord Link.

— Le milord aussi, dit madame d’Hocquincourt, fait de bonnes critiques de notre France.

— Bah ! je les entends d’ici : pays de démocratie, d’ironie, de mauvaises mœurs politiques. Nous manquons de bourgs pourris, et chez nous on trouve toujours des terres à vendre. Donc nous ne valons rien. Oh ! rien n’est ennuyeux comme l’Anglais qui se prend de colère parce que toute l’Europe n’est pas une servile copie de son Angleterre. Ces gens n’ont de bon que les chevaux et leur patience à conduire un vaisseau.

— Eh bien ! c’est vous qui blâmez ab hoc et ab hac. D’abord, ce pauvre milord dit toujours ce qu’il a à dire en deux mots, et puis il dit des choses si vraies qu’on ne les oublie plus. Enfin, il n’est pas Anglais en un point : s’il trouve que vous montez bien à cheval, il vous fera monter les siens, et même le fameux Soliman, c’est apparemment celui que vous admirez.

— Diable ! dit Lucien ; ceci change la thèse : je vais faire la cour à ce pauvre mari trompé.

— Venez dîner après-demain, je vais l’engager ; il ne me refuse jamais, et il refuse presque toujours madame de Puylaurens.

— Ma foi, la raison n’est pas difficile à deviner !

— Eh bien ! je ne sais quel insipide flatteur répétait cela, un beau jour, devant lui et devant moi ; je cherchais une réponse à un compliment aussi fort, quand il me tira d’embarras en disant simplement : madame de Puylaurens a trop d’esprit. Il fallait voir la mine de d’Antin, qui était entre le milord et moi ; malgré son esprit, il devint rouge comme un coq.

Madame de Puylaurens et d’Antin font profession de se tout dire ; je voudrais bien savoir s’il aura conté ce beau dialogue. Qu’auriez-vous fait à sa place ? Etc… Etc… Etc…[21]

— Cela ne prépare point, je l’avoue, à l’aveu d’un tendre penchant. Mais je me garderais bien de vous parler sur ce ton : j’ai trop peur de vous aimer. Quand vous m’auriez rendu tout à fait fou, vous vous moqueriez de moi !]


CHAPITRE XXXII


Madame de Chasteller avait oublié son amour pour être uniquement attentive au soin de sa gloire. Elle prêta l’oreille à la conversation générale. [On disait du mal de Louis-Philippe. Milord Link, qui était au milieu d’eux depuis une heure sans ouvrir la bouche, leur dit avec son air inanimé : « Un homme avait un bel habit ; son cousin le lui vola. Les amis du premier, en voulant faire la guerre au second, perçaient et abîmaient le bel habit. Qu’aurais-je donc si vous triomphez ? s’écriait le volé. — Que restera-t-il donc de la royauté ? pourrait vous dire Henri V. L’illusion qui est nécessaire à ce genre de comédie, où la prendrai-je ? Quel Français sera aux anges parce que le roi lui a parlé ? » Cela dit, milord Link crut avoir payé son billet d’entrée et ne desserra plus les dents.]

Le camp de Lunéville et ses suites probables, qui n’étaient rien moins que la chute immédiate du pouvoir usurpateur qui avait l’imprudence d’en ordonner la formation, occupaient encore toutes les attentions. Mais on en était à répéter des idées et des faits déjà dits plusieurs fois : on était beaucoup plus sûr de la cavalerie que de l’infanterie, etc., etc.

« Ce rabâchage, pensa madame de Chasteller, va bientôt impatienter madame de Puylaurens ; elle va prendre un parti pour ne pas s’ennuyer. Placée auprès d’elle et dans les rayons de sa gloire, je pourrai écouter et me taire, et surtout M. Leuwen ne pourra plus me parler. »

Madame de Chasteller traversa le salon sans rencontrer Leuwen. Ce fut un grand point. Si ce beau jeune homme avait eu un peu de talent, il se faisait dire qu’on l’aimait et se fût fait donner parole qu’on le recevrait tous les jours de la vie.

On connaissait le goût de madame de Chasteller pour l’esprit brillant de madame de Puylaurens ; elle se plaça auprès d’elle. Madame de Puylaurens décrivait l’abandon malséant et la solitude ennuyeuse où la désertion de la bonne compagnie des environs allait laisser le prince.

Réfugiée dans ce port, madame de Chasteller, qui se sentait presque les larmes aux yeux et qui surtout était hors d’état de regarder Leuwen, rit beaucoup des ridicules que madame de Puylaurens donnait à tout ce qui se mêlerait du camp de Lunéville.

Madame de Chasteller, une fois remise du mauvais pas et du moment de terreur qui lui avait fait tout oublier, remarqua que madame d’Hocquincourt ne quittait plus d’un pas M. Leuwen. Elle semblait vouloir le faire parler, mais madame de Chasteller croyait voir, à la vérité de fort loin, qu’il était assez taciturne.

« Serait-il choqué du ridicule que l’on veut jeter sur le prince qu’il sert ? Mais, il me l’a dit cent fois, il ne sert aucun prince ; il sert la patrie, et trouve fort ridicule la prétention du premier magistrat qui fait appeler ce métier être à son service. « C’est ce que je prétends lui montrer, ajoute souvent M. Leuwen, en aidant à le détrôner s’il continue à fausser ses paroles, si seulement nous pouvons nous trouver mille citoyens à penser de même[22] ! » Tout cela était pensé avec un petit acte d’admiration pour son amant, sans quoi tous ces détails de politique eussent été bien vite écartés. Lucien lui avait fait le sacrifice de son libéralisme, et elle à lui celui de son ultracisme ; ils étaient depuis longtemps parfaitement d’accord là-dessus.

« Ce silence, continua madame de Chasteller, voudrait-il montrer de l’insensibilité pour la cour marquée que lui fait madame d’Hocquincourt ? Il doit se croire bien maltraité par moi, serait-il malheureux ? En serais-je la cause ? »

Madame de Chasteller n’osait le croire, et cependant son attention avait redoublé. Leuwen parlait fort peu en effet, il fallait comme lui arracher les paroles. Sa vanité lui avait dit : « Il est possible que madame de Chasteller se moque de vous. S’il en est ainsi, bientôt tout Nancy l’imitera. Madame d’Hocquincourt serait-elle du complot ? En ce cas, auprès d’elle je ne dois montrer des prétentions que le lendemain de la victoire, et ici, si l’on songe à moi, quarante personnes peuvent m’observer. Dans tous les cas, mes ennemis ne manqueront pas de dire que je lui fais la cour pour masquer ma déconvenue auprès de Bathilde. Il faut montrer à ces bourgeois malveillants que c’est elle qui me fait la cour, et pour ce faire je ne dirai pas un mot du reste de la soirée. J’irai jusqu’au manque de politesse. »

Ce caprice de Leuwen redoubla celui de madame d’Hocquincourt. Elle n’eut plus d’yeux ni d’oreilles pour M. d’Antin ; elle lui dit deux ou trois fois d’un air bref et comme pressée de s’en délivrer :

« Mon cher d’Antin, ce soir vous êtes ennuyeux ! »

Puis, elle revenait bien vite à l’examen de ce problème si intéressant :

« Quelque chose a choqué Leuwen ; ce silence ne lui est pas naturel. Mais qu’ai-je pu faire qui ait pu lui déplaire ? »

Comme Leuwen ne s’approcha pas une seule fois de madame de Chasteller, madame d’Hocquincourt en conclut aisément que tout était fini entre eux. D’ailleurs, elle devait à son heureux caractère, à son génie naturel ce point de dissemblance marqué avec la province : elle s’occupait infiniment peu des affaires des autres, et poursuivait en revanche avec une activité incroyable les projets qui se présentaient à sa tête folle. Les siens sur Leuwen furent facilités par une circonstance grave : c’était vendredi le lendemain, et pour ne pas participer à la profanation de cette journée de pénitence, M. d’Hocquincourt, jeune homme de vingt-huit ans aux belles moustaches châtaines, s’était allé coucher longtemps avant minuit. À l’instant de son départ, madame d’Hocquincourt avait fait servir du vin de Champagne et du punch.

« On dit, pensait-elle, que mon bel officier aime à s’enivrer ; il doit être bien joli dans cet état-là. Voyons-le. »

Mais Leuwen ne se départit point d’une fatuité digne de sa patrie ; pendant toute la fin de cette soirée, il ne daigna pas dire trois mots de suite ; ce fut là tout le spectacle qu’il présenta à madame d’Hocquincourt. Elle en fut étonnée au dernier point et à la fin ravie.

« Quel être étonnant, et à vingt-trois ans ! pensait-elle. Quelle différence avec les autres ! »

L’autre partie du duetto pensé par Leuwen était celle-ci : « On ne saurait être trop chargé avec ces hobereaux-ci. C’est pour le coup qu’il faut frapper fort. »

La bêtise des raisonnements qu’il entendait faire sur le camp de Lunéville, d’où devait sortir évidemment la chute du roi, ne le piquait nullement à cause de l’habit qu’il portait, mais deux ou trois fois elle lui arracha, sur le ton d’une prière éjaculatrice :

« Grand Dieu ! dans quelle plate compagnie le hasard m’a-t-il jeté ! Que ces gens sont bêtes, et s’ils en avaient l’esprit, peut-être encore plus méchants ! Comment faire pour être plus sot et plus mesquinement bourgeois ? Quel attachement farouche au plus petit intérêt d’argent ! Et ce sont là les descendants des vainqueurs de Charles le Téméraire ! »

Telles étaient ses pensées en buvant avec gravité les verres de vin de Champagne que madame d’Hocquincourt lui versait avec ravissement.

« Est-ce que je ne pourrai donc pas lui faire quitter cet air hautain ? » pensait-elle.

Et Leuwen ajoutait tout bas :

« Les domestiques de ces gens-ci, après deux ans de guerre dans un régiment commandé par un colonel juste, vaudraient cent fois mieux que leurs maîtres. On trouverait chez ces domestiques un dévouement sincère à quelque chose. Et pour comble de ridicule, ces gens-ci parlent sans cesse de dévouement, c’est-à-dire justement de la chose au monde dont ils sont le plus incapables. »

Ces pensées égoïstes, philosophiques, politiques, très fausses peut-être, étaient la seule ressource de Leuwen quand madame de Chasteller le rendait malheureux. Ce qui faisait de Leuwen un sous-lieutenant philosophique, c’est-à-dire triste et assez plat sous l’effet d’un vin de Champagne admirablement frappé, comme c’était la mode alors, c’était une idée fatale qui commençait à poindre dans son esprit.

« Après ce que j’ai osé dire à madame de Chasteller, après ce mot de mon ange, d’une familiarité si crue (en vérité, quand je lui parle je n’ai pas le sens commun, je devrais écrire ce que je veux lui dire ; où est la femme, quelque indulgente qu’elle soit, qui ne s’offenserait pas d’être appelée mon ange, surtout quand elle ne répond pas du même ton ?), après ce mot si cruellement imprudent, le premier qu’elle m’adressera va décider de mon sort. Elle me chassera, je ne la verrai plus… Il faudra voir madame d’Hocquincourt. Et combien je vais être excédé par ces empressements continus et sans mesure, et il faudra m’y soumettre tous les soirs. Si je m’approche de madame de Chasteller, mon sort peut se décider ici. Et je ne pourrais pas répliquer. D’ailleurs, elle peut être encore dans le premier transport de la colère. Si ce mot est : « Je ne serai pas chez moi avant le 15 du mois prochain ? »

Cette idée fit tressaillir Leuwen.

« Sauvons du moins la gloire. Il faut redoubler de fatuité atroce envers ces noblilions. Leur haine pour moi ne peut pas être augmentée, et ces âmes basses me respecteront en raison directe de mon insolence[23]. »

À ce moment, un des comtes Roller disait à M. de Sanréal, déjà fort animé par le punch :

« Suis-moi. Il faut que je m’approche de ce fat-là, et lui dise deux mots fermes sur son roi Louis-Philippe. »

Mais alors précisément cette horloge à l’allemande, qui avait tant de pouvoir sur le cœur de Leuwen, sonnait avec tous ses carillons une heure du matin. Madame la marquise de Puylaurens elle-même, malgré son amour pour les heures avancées, se leva, et tout le monde la suivit. Ainsi notre héros n’eut point à montrer sa bravoure ce soir-là.

« Si j’offre mon bras à madame de Chasteller, elle peut me dire un mot décisif. »

Il se tint immobile à la porte et il la vit passer devant lui, les yeux baissés et fort pâle, donnant le bras à M. de Blancet.

« Et c’est là le premier peuple de l’univers ! pensait Leuwen en traversant les rues solitaires et puantes de Nancy pour revenir à son logement. Grand Dieu ! Que doit-il se passer dans les soirées des petites villes de Russie, d’Allemagne, d’Angleterre ! Que de bassesses ! Que de cruautés froidement atroces ! Là règne ouvertement cette classe privilégiée que je trouve, ici, à demi engourdie et matée par son exil du budget. Mon père a raison : il faut vivre à Paris, et uniquement avec les gens qui mènent joyeuse vie. Ils sont heureux, et par là moins méchants. L’âme de l’homme est comme un marais infect : si l’on ne passe vite, on enfonce. »

Un mot de madame de Chasteller eût changé ces idées philosophiques en extases de bonheur. L’homme malheureux cherche à se fortifier par la philosophie, mais pour premier effet elle l’empoisonne jusqu’à un certain degré en lui faisant voir le bonheur impossible.

Le lendemain matin, le régiment eut beaucoup d’affaires : il fallait préparer le livret de chaque lancier pour l’inspection qui devait avoir lieu avant le départ pour le camp de Lunéville ; on devait inspecter leur habillement pièce par pièce.

— Ne dirait-on pas, se disaient les vieilles moustaches, que nous allons passer la revue de Napoléon ?

— C’est plus qu’il n’en faut, disaient les jeunes sous-officiers, pour la guerre de pots de chambre et de pommes cuites à laquelle nous sommes appelés. Quel dégoût ! Mais si jamais il y a guerre, il faut se trouver ici, et savoir le métier.

Après le travail d’inspection dans les chambres de la caserne, le colonel donna une heure pour la soupe, fit sonner à cheval, et tint le régiment quatre heures à la manœuvre. Leuwen porta dans ces diverses occupations un sentiment de bienveillance pour les soldats ; il se sentait une tendre pitié des faibles, et, au bout de quelques heures, il n’était plus qu’amant passionné. Il avait oublié madame d’Hocquincourt ou, s’il s’en souvenait, ce n’était que comme un pis-aller qui sauverait sa gloire, mais en l’accablant d’ennui. Son affaire sérieuse, à laquelle il revenait dès que le mouvement actuel ne s’emparait pas de force de toute son attention, c’était ce problème : « Comment madame de Chasteller me recevra-t-elle ce soir ? »

Dès que Leuwen fut seul, son incertitude à cet égard alla jusqu’à l’anxiété. Après la pension, il tira sa montre en montant à cheval.

« Il est cinq heures ; je serai de retour ici à sept heures et demie, et à huit mon sort sera décidé. Cette façon de parler : mon ange, est peut-être de mauvais goût avec tout le monde. Envers une femme légère, comme madame d’Hocquincourt, elle pourrait passer ; un mot galant et vif sur sa beauté l’excuserait. Mais avec madame de Chasteller ! Par quelle imprudence ce mot si cru a-t-il été mérité par cette femme sérieuse, raisonnable, sage ?… Oui, sage. Car enfin, je n’ai pas vu son intrigue avec le lieutenant-colonel du régiment de hussards[24], et ces gens-ci sont si menteurs, si calomniateurs ! Quelle foi peut-on ajouter à ce qu’ils disent ?… D’ailleurs, voici longtemps que je n’en entends plus parler… Enfin, pour le trancher net, je ne l’ai pas vu, et désormais je ne veux croire que ce que j’aurai vu. Il y a peut-être des nigauds parmi ces gens d’hier, qui, voyant le ton que j’ai pris avec madame d’Hocquincourt et ses prévenances incroyables, diront que je suis son amant… Eh bien ! tel pauvre diable qui en serait amoureux croirait à leurs rapports… Non, un homme sensé ne croit qu’à ce qu’il a vu, et encore bien vu. Dans les façons de madame de Chasteller, qu’est-ce qui trahit une femme habituée à ne pas vivre sans amant ?… On pourrait au contraire l’accuser d’un excès de réserve, de pruderie. La pauvre femme ! Hier, plusieurs fois, elle a été gauche par timidité… Avec moi, souvent, en tête à tête, elle rougit et ne peut pas terminer sa phrase ; évidemment, la pensée qu’elle voulait exprimer l’a abandonnée… Comparée à toutes ces dames d’hier soir, la pauvre femme a l’air de la déesse de la chasteté. Les demoiselles de Serpierre, dont la vertu est proverbiale dans le pays, à l’esprit près n’ont pas un ton différent du sien. La moitié des idées de madame de Chasteller leur sont invisibles, voilà tout, et ces idées ne peuvent s’exprimer qu’avec un langage un peu philosophique, et qui, par là, a l’air moins retenu. Même, je puis dire à ces demoiselles bien des choses dont madame de Chasteller conçoit la portée et qu’elle ne souffre pas. En un mot, de tous ces gens d’hier soir, à peine croirais-je leur témoignage, quand il s’agirait d’un fait matériel. Je n’ai contre madame de Chasteller de témoignage explicite que celui du maître de poste Bouchard. J’ai eu tort de ne pas cultiver cet homme ; quoi de plus simple que de prendre des chevaux chez lui, et d’aller les choisir dans son écurie ? C’est lui qui m’a donné mon marchand de foin, mon maréchal, ses gens me voient d’un bon œil. Je suis un nigaud. »

Leuwen ne s’avouait pas que la personne de Bouchard lui faisait horreur : c’était le seul homme qui eût parlé ouvertement mal de madame de Chasteller. Les demi-mots qu’il avait surpris un jour chez madame de Serpierre étaient fort indirects. Sa hauteur, à laquelle personne, dans Nancy, se fût bien gardé d’assigner une autre cause que les quinze ou vingt mille francs de rente que son mari lui avait laissés en mourant, n’était que l’impression de l’impatience que lui causaient les compliments un peu trop directs dont cette fortune la rendait l’objet.

Tout en faisant ces tristes raisonnements, Leuwen maintenait son cheval au grand trot. Il entendit sonner six heures et demie à l’horloge d’un petit village à mi-chemin de Darney.

« Il faut retourner, pensa-t-il, et dans une heure et demie mon sort sera décidé. »

Tout à coup, au lieu de tourner la tête de son cheval, il le poussa au galop. Il ne cessa de galoper qu’à Darney, cette petite ville où autrefois il était allé chercher une lettre de madame de Chasteller. Il tira sa montre, il était huit heures.

« Impossible de voir ce soir madame de Chasteller », se dit-il en respirant plus librement. C’était un malheureux condamné qui vient d’obtenir [un] sursis.

Le lendemain soir, après la journée la plus occupée de sa vie et pendant laquelle il avait changé deux ou trois fois de projets, Leuwen fut cependant forcé de se présenter chez madame de Chasteller. Elle le reçut avec ce qui lui sembla une froideur extrême : c’était de la colère contre soi-même, et de la gêne avec Leuwen.


CHAPITRE XXXIII


S’il se fût présenté la veille, madame de Chasteller s’était décidée : elle l’eût prié de ne venir chez elle, à l’avenir, qu’une fois la semaine. Elle était encore sous l’empire de la terreur causée par le mot que, la veille, madame d’Hocquincourt avait été sur le point d’entendre, et elle de prononcer. Sous l’empire de la soirée terrible passée chez madame d’Hocquincourt, à force de se dire qu’il lui serait impossible, à la longue, de cacher à Leuwen ce qu’elle sentait pour lui, madame de Chasteller s’était arrêtée, avec assez de facilité, à la résolution de le voir moins souvent. Mais à peine ce parti pris, elle en sentit toute l’amertume. Jusqu’à l’apparition de Leuwen à Nancy, elle avait été en proie à l’ennui, mais cet ennui eût été maintenant pour elle un état délicieux, comparé au malheur de voir rarement cet être qui était devenu l’objet unique de ses pensées. La veille, elle l’avait attendu avec impatience ; elle désirait avoir eu le courage de parler. Mais l’absence de Leuwen dérangeait tous ses sentiments. Son courage avait été mis aux plus rudes épreuves ; vingt fois, pendant trois mortelles heures d’attente, elle avait été sur le point de changer de résolution. D’un autre côté, le péril pour l’honneur était immense.

« Jamais mon père, pensait-elle, ni aucun de mes parents ne consentira à ce que j’épouse M. Leuwen, un homme du parti contraire, un bleu, et qui n’est pas noble. Il n’y faut pas même penser ; lui-même n’y pense pas. Que fais-je donc ? Je ne puis plus penser qu’à lui. Je n’ai point de mère pour me garder, je manque d’une amie à qui je puisse demander des conseils, mon père m’a séparée violemment de madame de Constantin. À qui, dans Nancy, oserais-je seulement faire entrevoir l’état de mon cœur ? Il faut donc que je sois sévère pour moi-même. Je n’en dois veiller qu’avec plus de vigilance sur la situation dangereuse dans laquelle je me trouve[25]. »

Ces raisonnements se soutenaient assez bien, quand enfin dix heures sonnèrent, ce qui est, à Nancy, le moment après lequel il n’est plus permis de se présenter dans une maison non ouverte.

« C’en est fait, se dit madame de Chasteller, il est chez madame d’Hocquincourt. Puisqu’il ne vient plus, ajouta-t-elle avec un soupir, en perdant toute occasion de le voir il est inutile de tant m’interroger moi-même pour savoir si j’aurai le courage de lui parler sur la fréquence de ses visites. Je puis me donner quelque répit. Peut-être même ne viendra-t-il pas demain. Peut-être ce sera lui qui, sans effort de ma part, et tout naturellement, cessera de venir ici tous les jours. »

Lorsque Leuwen parut enfin le lendemain, elle aussi, deux ou trois fois depuis la veille, avait entièrement changé de pensée à son égard. Il y avait des moments où elle voulait lui faire confidence de ses embarras comme à son meilleur ami, et lui dire ensuite : « Décidez. » — « Si, comme en Espagne, je le voyais au travers d’une grille par la fenêtre, moi au rez-de-chaussée de ma maison, et lui dans la rue, à minuit, je pourrais lui dire des choses dangereuses. Mais si tout à coup il me prend la main en me disant, comme avant-hier, d’un ton simple et si vrai : « Mon ange, vous m’aimez », puis-je répondre de moi ? »

Après les salutations d’usage, une fois assis l’un vis-à-vis de l’autre, ils étaient pâles, ils se regardaient, ils ne trouvaient rien à se dire.

— Vous étiez hier, monsieur, chez madame d’Hocquincourt ?

— Non, madame, dit Leuwen, honteux de son embarras et reprenant la résolution héroïque d’en finir et de faire décider son sort une fois pour toutes. Je me trouvais à cheval sur la route de Darney lorsqu’a sonné l’heure à laquelle j’aurais pu avoir l’honneur de me présenter chez vous. Au lieu de revenir, j’ai poussé mon cheval comme un fou pour me mettre dans l’impossibilité de vous voir. Je manquais de courage ; il était au-dessus de mes forces de m’exposer à votre sévérité habituelle pour moi. Il me semblait entendre mon arrêt de votre bouche.

Il se tut, puis ajouta d’une voix mal articulée et qui peignait la timidité la plus complète :

— La dernière fois que je vous ai vue, auprès de la petite table verte[26], je l’avouerai,… j’ai osé, en vous parlant, me servir d’un mot qui, depuis, m’a causé bien des remords. Je crains d’être puni par vous d’une façon sévère, car vous n’avez pas d’indulgence pour moi.

— Oh ! monsieur, puisque vous avez le repentir, je vous pardonne ce mot, dit madame de Chasteller en essayant de prendre une manière d’être gaie et sans conséquence. Mais j’ai à vous parler, monsieur, d’objets bien plus importants pour moi.

Et son œil, incapable de soutenir plus longtemps l’apparence de la gaieté, prit un sérieux profond.

Leuwen frémit ; il n’avait point assez de vanité pour que le dépit d’avoir peur lui donnât le courage de vivre séparé de madame de Chasteller. Que devenir les jours où il ne lui serait pas permis de la voir ?

— Monsieur, reprit madame de Chasteller avec gravité, je n’ai point de mère pour me donner de sages avis. Une femme qui vit seule, ou à peu près, dans une ville de province, doit être attentive aux moindres apparences. Vous venez souvent chez moi…

— Eh bien ? » dit Leuwen, respirant à peine.

Jusque-là, le ton de madame de Chasteller avait été convenable, sage, froid, aux yeux de Leuwen du moins. Le son de voix avec lequel il prononça ce mot : eh ! bien, eût manqué peut-être au Don Juan le plus accompli ; chez Leuwen il n’y avait aucun talent, c’était l’impulsion de la nature, le naturel. Ce simple mot de Leuwen changea tout. Il y avait tant de malheur, tant d’assurance, d’obéir ponctuellement dans ce mot, que madame de Chasteller en fut comme désarmée. Elle avait rassemblé tout son courage pour combattre un être fort, et elle trouvait l’extrême faiblesse. En un instant tout changeait, elle n’avait plus à craindre de manquer de résolution, mais bien plutôt de prendre un ton trop ferme, d’avoir l’air d’abuser de la victoire. Elle eut pitié du malheur qu’elle causait à Leuwen.

Il fallait continuer cependant. D’une voix éteinte et avec des lèvres pâles et comprimées avec effort pour tâcher d’avoir l’air de la fermeté, elle expliqua à notre héros les raisons qui lui faisaient désirer de le voir moins souvent et moins longtemps, tous les deux jours par exemple. Il s’agissait d’éviter de faire naître des idées, bien peu fondées sans doute, au public qui commençait à s’occuper de ces visites, et à mademoiselle Bérard surtout, qui était un témoin bien dangereux.

Madame de Chasteller eut à peine la force d’achever ces deux ou trois phrases. La moindre objection, le moindre mot, quel qu’il fût, de Leuwen, renversait tout ce projet. Elle avait une vive pitié du malheur où elle le voyait, elle n’eût jamais eu le courage de persister, elle le sentait. Elle ne voyait plus que lui dans la nature entière. Si Leuwen eût eu moins d’amour ou plus d’esprit, il eût agi tout autrement ; mais le fait difficile à excuser en ce siècle, c’est que ce sous-lieutenant de vingt-trois ans se trouva incapable d’articuler un mot contre ce projet qui le tuait. Figurez-vous un lâche qui adore la vie, et qui entend son arrêt de mort.

Madame de Chasteller voyait clairement l’état de son cœur ; elle était elle-même sur le point de fondre en larmes, elle se sentait saisie de pitié pour le malheur extrême qu’elle causait.

« Mais, se dit-elle tout à coup, s’il voit une larme, me voici plus engagée que jamais. Il faut à tout prix mettre fin à cette visite pleine de dangers. »

— D’après le vœu que je vous ai exprimé,… monsieur,… il y a déjà longtemps que je puis supposer que mademoiselle Bérard compte les minutes que vous passez avec moi… Il serait prudent d’abréger.

Leuwen se leva ; il ne pouvait parler, à peine si sa voix fut capable d’articuler à demi :

— Je serais au désespoir, madame… »

Il ouvrit une porte de la bibliothèque qui donnait sur un petit escalier intérieur qu’il prenait souvent pour éviter de passer dans le salon et sous les yeux de la terrible mademoiselle Bérard.

Madame de Chasteller l’accompagna, comme pour adoucir par cette politesse ce qu’il pouvait y avoir de blessant dans la prière qu’elle venait de lui adresser. Sur le palier de ce petit escalier, madame de Chasteller dit à Leuwen :

— Adieu, monsieur. À après-demain.

Leuwen se retourna vers madame de Chasteller. Il appuya la main droite sur la rampe d’acajou[27] ; il chancelait évidemment. Madame de Chasteller eut pitié de lui, elle eut l’idée de lui prendre la main à l’anglaise, en signe de bonne amitié. Leuwen, voyant la main de madame de Chasteller s’approcher de la sienne, la prit et la porta lentement à ses lèvres. En faisant ce mouvement, sa figure se trouva tout près de celle de madame de Chasteller ; il quitta sa main et la serra dans ses bras, en collant ses lèvres sur sa joue. Madame de Chasteller n’eut pas la force de s’éloigner et resta immobile et presque abandonnée dans les bras de Leuwen. Il la serrait avec extase[28] et redoublait ses baisers. À la fin, madame de Chasteller s’éloigna doucement, mais ses yeux baignés de larmes montraient franchement la plus vive tendresse. Elle parvint à lui dire pourtant :

— Adieu, monsieur…

Et comme il la regardait, éperdu, elle se reprit :

— Adieu, mon ami, à demain… Mais laissez-moi.

Et il la laissa, et il descendit l’escalier en se retournant, il est vrai, pour la regarder[29].

Leuwen descendit l’escalier dans un trouble inexprimable. Bientôt, il fut ivre de bonheur, ce qui l’empêcha de voir qu’il était bien jeune, bien sot.

Quinze jours ou trois semaines suivirent ; ce fut peut-être le plus beau moment de la vie de Leuwen, mais jamais il ne retrouva un tel instant d’abandon et de faiblesse. Vous savez qu’il était incapable de le faire naître à force d’en sentir le bonheur.

Il voyait madame de Chasteller tous les jours ; ses visites duraient quelquefois deux ou trois heures, au grand scandale de mademoiselle Bérard. Quand madame de Chasteller se sentait hors d’état de continuer une conversation un peu passable avec lui, elle lui proposait de jouer aux échecs. Quelquefois, il lui prenait timidement la main, un jour même il tenta de l’embrasser ; elle fondit en larmes, sans le fuir pourtant, elle lui demanda grâce et se mit sous la sauvegarde de son honneur. Comme cette prière était faite de bonne foi, elle fut écoutée de même. Madame de Chasteller exigeait qu’il ne lui parlât pas ouvertement de son amour, mais en revanche souvent elle plaçait la main dans son épaulette et jouait avec la frange d’argent. Quand elle était tranquille sur ses entreprises, elle était avec lui d’une gaieté douce et intime qui, pour cette pauvre femme, était le bonheur parfait.

Ils se parlaient de tout avec une sincérité parfaite, qui quelquefois eût semblé bien impolie à un indifférent, et toujours trop naïve. Il fallait l’intérêt de cette franchise sans bornes sur tout pour faire oublier un peu le sacrifice qu’on faisait en ne parlant pas d’amour. Souvent un petit mot indirect amené par la conversation les faisait rougir ; alors, il y avait un petit silence. C’était lorsqu’il se prolongeait trop que madame de Chasteller avait recours aux échecs.

Madame de Chasteller aimait surtout que Leuwen lui confiât ses idées sur elle-même, à diverses époques, dans le premier mois de leur connaissance, à cette heure… Cette confidence tendait à affaiblir une des suggestions de ce grand ennemi de notre bonheur nommé la prudence. Elle disait, cette prudence :

« Ceci est un jeune homme d’infiniment d’esprit et fort adroit qui joue la comédie avec vous. »

Jamais, Leuwen n’osa lui confier le propos de Bouchard sur le lieutenant-colonel de hussards et l’absence de toute feinte était si complète entre eux que deux fois ce sujet, approché par hasard, fut sur le point de les brouiller. Madame de Chasteller vit dans ses yeux qu’il lui cachait quelque chose.

— Et c’est ce que je ne pardonnerai pas, lui dit-elle avec fermeté.

Elle lui cachait, elle, que presque tous les jours son père lui faisait une scène à son sujet.

— Quoi ! ma fille, passer deux heures tous les jours avec un homme de ce parti, et encore auquel sa naissance ne permet pas d’aspirer à votre main !

Venaient ensuite les paroles attendrissantes sur un vieux père presque octogénaire abandonné par sa fille, par son unique appui.

Le fait est que M. de Pontlevé avait peur du père de Leuwen. Le docteur Du Poirier lui avait dit que c’était un homme de plaisir et d’esprit, dominé par ce penchant infernal, le plus grand ennemi du trône et de l’autel : l’ironie. Ce banquier pouvait être assez méchant pour deviner quel était le motif de son attachement passionné pour l’argent comptant de sa fille, et, qui plus est, le dire.


CHAPITRE XXXIV


Pendant que la pauvre madame de Chasteller oubliait le monde et croyait en être oubliée, tout Nancy s’occupait d’elle. Grâce aux plaintes de son père, elle était devenue pour les habitants de cette ville le remède qui les guérissait de l’ennui. À qui peut comprendre l’ennui profond d’une ville du second ordre, c’est tout dire.

Madame de Chasteller était aussi maladroite que Leuwen : lui, ne savait pas s’en faire aimer tout à fait ; pour elle, comme la société de Nancy était tous les jours moins amusante pour une femme occupée avec passion d’une seule idée, on ne la voyait presque plus chez mesdames de Commercy, de Marcilly, de Puylaurens, de Serpierre, etc., etc. Cet oubli passa pour du mépris et donna des ailes à la calomnie.

On s’était flatté, je ne sais à propos de quoi, dans la famille de Serpierre, que Leuwen épouserait mademoiselle Théodelinde ; car, en province, une mère ne rencontre jamais un homme jeune et noble sans voir en lui un mari pour sa fille.

Quand toute la société retentit des plaintes que M. de Pontlevé faisait à tout venant de l’assiduité de Leuwen chez sa fille, madame de Serpierre en fut choquée infiniment plus que ne le comportait même sa vertu si sévère. Leuwen fut reçu dans cette maison avec cette aigreur de l’espoir de mariage trompé qui sait se présenter avec tant de variété et sous des formes si aimables dans une famille composée de six demoiselles peu jolies.

Madame de Commercy, fidèle à la politesse de la cour de Louis XVI, traita toujours Leuwen également bien. Il n’en était pas de même dans le salon de madame de Marcilly : depuis la réponse indiscrète faite, à propos de l’enterrement d’un cordonnier, à M. le grand vicaire Rey, ce digne et prudent ecclésiastique avait entrepris de ruiner la position que notre sous-lieutenant avait obtenue à Nancy. En moins de quinze jours M. Rey eut l’art de faire pénétrer de toutes parts et d’établir dans le salon de madame de Marcilly que le ministre de la Guerre avait une peur particulière de l’opinion publique de Nancy, ville voisine de la frontière, ville considérable, centre de la noblesse de Lorraine, et peut-être surtout de l’opinion telle qu’elle se manifestait dans le salon de madame de Marcilly. Cela posé, le ministre avait expédié à Nancy un jeune homme, évidemment d’un autre bois que ses camarades, pour bien voir la manière d’être de cette société et pénétrer ses secrets : y avait-on du mécontentement simple, ou était-il question d’agir ? « La preuve de tout ceci, c’est que Leuwen entend sans sourciller des choses sur le duc d’Orléans (Louis-Philippe) qui compromettraient tout autre qu’un observateur. » Il avait été précédé à son régiment d’une réputation de républicanisme que rien ne justifiait, et dont il semblait faire bon marché devant le portrait d’Henri V. Etc., etc.

Cette découverte flattait l’amour-propre de ce salon, dont jusque-là les plus grands événements avaient été neuf à dix francs perdus par M. Un Tel au whist, un jour de guignon marqué. Le ministre de la Guerre, qui sait ? peut-être Louis-Philippe lui-même, songeait à leur opinion !

Leuwen était donc un espion du juste milieu. M. Rey avait trop de sens pour croire à une telle sottise, et comme il se pouvait faire qu’il eût besoin de quelque histoire un peu mieux bâtie pour détruire la position de Leuwen dans les salons de mesdames de Puylaurens et d’Hocquincourt, il avait écrit à M.***, chanoine de xxx, à Paris. Cette lettre avait été renvoyée à un vicaire de la paroisse sur laquelle résidait la famille de Leuwen, et M. Rey attendait chaque jour une réponse détaillée.

Par les soins du même M. Rey, Leuwen vit tomber son crédit dans la plupart des salons où il se présentait. Il y fut peu sensible, et ne s’arrêta même pas trop à cette idée, car le salon d’Hocquincourt faisait exception, et une brillante exception. Depuis le départ de M. d’Antin, madame d’Hocquincourt avait si bien fait que son tranquille mari avait pris Leuwen en amitié particulière. M. d’Hocquincourt avait su un peu de mathématiques dans sa jeunesse ; l’histoire, loin de le distraire de ses idées noires sur l’avenir, l’y replongeait plus avant.

« Voyez les marges de l’Histoire d’Angleterre de Hume ; à chaque instant, vous y lisez une petite note marginale, disant : N. se distingue, Ses actions, Ses grandes qualités, Sa condamnation, Son exécution. Et nous copions cette Angleterre ; nous avons commencé par le meurtre d’un roi, nous avons chassé son frère, comme elle son fils. » Etc., etc.

Pour éloigner la conclusion qui, revenant sans cesse : la guillotine nous attend, lui avait persuadé de revenir à la géométrie, qui d’ailleurs peut être utile à un militaire, il acheta des livres, et quinze jours après découvrit par hasard que Leuwen était précisément l’homme fait pour le diriger. Il avait bien songé à M. Gauthier, mais M. Gauthier était un républicain ; mieux valait cent fois renoncer au calcul intégral. On avait sous la main M. Leuwen, homme charmant et qui venait tous les soirs dans l’hôtel. Car voici ce qui s’était établi.

À dix heures ou dix heures et demie au plus tard, la décence et la peur de mademoiselle Bérard forçaient Leuwen à quitter madame de Chasteller. Leuwen était peu accoutumé à se coucher à cette heure ; il allait chez madame d’Hocquincourt. Sur quoi il arriva deux choses : M. d’Antin, homme d’esprit, qui ne tenait pas infiniment à une femme plutôt qu’à l’autre, voyant le rôle que madame d’Hocquincourt lui préparait, reçut une lettre de Paris qui le força à un petit voyage. Le jour du départ, madame d’Hocquincourt le trouva bien aimable ; mais, à partir du même moment, Leuwen le devint beaucoup moins. En vain, le souvenir des conseils d’Ernest Dévelroy lui disait : « Puisque madame de Chasteller est une vertu, pourquoi ne pas avoir une maîtresse en deux volumes ? Madame de Chasteller pour les plaisirs du cœur, et madame d’Hocquincourt pour les instants moins métaphysiques. » Il lui semblait qu’il mériterait d’être trompé par madame de Chasteller s’il la trompait lui-même. La vraie raison de la vertu héroïque de notre héros, c’est que madame de Chasteller, elle seule au monde, semblait une femme à ses yeux. Madame d’Hocquincourt n’était qu’importune pour lui, et il redoutait mortellement les tête-à-tête avec cette jeune femme, la plus jolie de la province. Jamais il n’avait éprouvé cette folie, et il s’y livrait tête baissée.

La froideur subite de ses discours après le départ de d’Antin porta presque jusqu’à la passion le caprice de madame d’Hocquincourt ; elle lui disait, même devant sa société, les choses les plus tendres. Leuwen avait l’air de les recevoir avec un sérieux glacial que rien ne pouvait dérider.

Cette folie de madame d’Hocquincourt fut peut-être ce qui fit le plus haïr Leuwen parmi les hommes prétendus raisonnables de Nancy. M. de Vassignies lui-même, homme de mérite, M. de Puylaurens, personnage d’une toute autre force de tête que MM. de Pontlevé, de Sanréal, Roller, et parfaitement inaccessibles aux idées adroitement semées par M. Rey, commencèrent à trouver fort incommode ce petit étranger grâce auquel madame d’Hocquincourt n’écoutait plus un seul mot de tout ce qu’on pouvait lui dire. Ces messieurs aimaient à parler un quart d’heure tous les soirs à cette femme si jeune, si appétissante, si bien mise. M. d’Antin ni aucun de ses prédécesseurs n’avaient donné à madame d’Hocquincourt la mine froide et distraite qu’elle avait maintenant en écoutant leurs propos galants.

« Il nous confisque cette jolie femme, notre unique ressource, disait le grave M. de Puylaurens. Impossible de faire avec une autre une partie de campagne passable. Or, maintenant, quand on propose une course, au lieu de saisir avec enthousiasme une occasion de faire trotter des chevaux, madame d’Hocquincourt refuse tout net. »

Elle savait bien qu’avant dix heures et demie Leuwen n’était pas libre. D’ailleurs, M. d’Antin savait tout mettre en train, la joie redoublait dans les lieux où il paraissait, et Leuwen, sans doute par orgueil, parlait fort peu et ne mettait rien en train. C’était un éteignoir.

Telle commençait à être sa position, même dans le salon de madame d’Hocquincourt, et il n’avait plus pour lui absolument que l’amitié de M. de Lanfort et le cas que madame de Puylaurens, inexorable sur l’esprit, faisait de son esprit.

Lorsqu’on sut que madame Malibran, allant ramasser des thalers en Allemagne, allait passer à deux lieues de Nancy, M. de Sanréal eut l’idée d’organiser un concert. Ce fut une grande affaire, qui lui coûta cher. Le concert eut lieu, madame de Chasteller n’y vint pas, madame d’Hocquincourt y parut environnée de tous ses amis. On vint à parler d’ami de cœur, on fit sur ce thème de la morale de concert.

— Vivre sans un ami de cœur, disait M. de Sanréal plus qu’à demi ivre de gloire et de punch, ce serait la plus grande des sottises, si ce n’était pas une impossibilité.

— Il faut se hâter de choisir, dit M. de Vassignies.

Madame d’Hocquincourt se pencha vers Leuwen, qui était devant elle.

— Et si celui qu’on a choisi, lui dit-elle à voix basse, porte un cœur de marbre, que faut-il faire ?

Leuwen se retourna en riant, il fut bien surpris de voir qu’il y avait des larmes dans les yeux qui étaient fixés sur les siens. Ce miracle lui ôta l’esprit, il songea au miracle au lieu de songer à la réponse. Elle se borna de sa part à un sourire banal.

En quittant le concert on revint à pied, et madame d’Hocquincourt prit son bras. Elle ne parlait guère. Au moment où tout le monde la saluait, dans la cour de son hôtel, elle serra le bras de Leuwen ; il la quitta avec les autres.

Elle monta chez elle et fondit en larmes, mais elle ne le haït point, et le lendemain, à une visite du matin, comme madame de Serpierre blâmait avec la dernière aigreur la conduite de madame de Chasteller, madame d’Hocquincourt se tut et ne dit pas un mot contre sa rivale. Le soir, Leuwen, pour dire quelque chose, lui faisait compliment sur sa toilette :

— Quel admirable bouquet ! Quelles jolies couleurs ! Quelle fraîcheur ! C’est l’emblème de la beauté qui le porte !

— Vous croyez ? Eh bien ! soit ; il représente mon cœur, et je vous le donne.

Le regard qui accompagna ce dernier mot n’avait plus rien de la gaieté qui avait régné jusque-là dans la conversation. Il ne manquait ni de profondeur ni de passion, et à un homme sensé ne pouvait laisser aucun doute sur le sens du don du bouquet. Leuwen le prit, ce bouquet, dit des choses plus ou moins dignes de Dorat sur ces jolies fleurs, mais ses yeux furent gais, légers. Il comprenait fort bien, et ne voulut pas comprendre.

Il fut violemment tenté, mais il résista. Le soir du lendemain, il eut l’idée de conter son aventure à madame de Chasteller avec l’air de lui dire : « Rendez-moi ce que vous me coûtez », mais il n’osa pas.

Ce fut une de ses erreurs : en amour, il faut oser ou l’on s’expose à d’étranges revers. Madame de Chasteller avait déjà appris avec douleur le départ de M. d’Antin. Le lendemain du concert madame de Chasteller sut par les plaisanteries fort claires de son cousin Blancet que, la veille, madame d’Hocquincourt s’était donnée en spectacle ; le goût qu’elle commençait à prendre pour Leuwen était une vraie fureur, disait le cousin. Le soir, Leuwen trouva madame de Chasteller fort sombre ; elle le traita mal. Cette humeur sombre ne fit que s’accroître les jours suivants, et il régna entre eux des moments de silence d’un quart d’heure ou vingt minutes. Mais ce n’était plus ce silence délicieux d’autrefois, qui forçait madame de Chasteller à avoir recours à une partie d’échecs.

Étaient-ce là les mêmes êtres qui, huit jours auparavant, n’avaient pas assez de toutes les minutes de deux longues heures pour s’apprendre tout ce qu’ils avaient à se dire ?


CHAPITRE XXXV


Le surlendemain, madame de Chasteller fut saisie d’une fièvre violente. Elle avait des remords affreux, elle voyait sa réputation perdue. Mais tout cela n’était rien : elle doutait du cœur de Leuwen[30].

Sa dignité de femme était effrayée par la nouveauté du sentiment qu’elle éprouvait, et surtout par la violence de ses transports. Ce sentiment était d’autant plus vif qu’elle ne craignait plus pour sa vertu. Dans un cas d’extrême danger, un voyage à Paris, où Leuwen ne pouvait la suivre, la mettait à l’abri de tous les périls, tout en la séparant violemment du seul lieu de la terre où elle crût le bonheur possible.

Depuis quelques jours, la possibilité de ce remède l’avait rassurée, lui avait rendu en quelque sorte une vie tranquille. Une lettre, envoyée à l’insu du marquis, et par un exprès, à madame de Constantin, son amie intime, pour lui demander conseil, avait rapporté une réponse favorable et approuvé le voyage de Paris en un cas extrême. Ses remords une fois adoucis, madame de Chasteller était heureuse.

Tout à coup, aux récits, aux plaisanteries grossières, quoique exprimées en bons termes, dont, le lendemain du concert de madame Malibran, M. de Blancet fut prodigue sur ce qui s’était passé la veille, elle fut surprise d’une douleur atroce, et dont son âme pure avait honte.

« Blancet n’a pas de tact, se dit-elle, il est au nombre de ceux qui sentent péniblement la supériorité de M. Leuwen. Il exagère peut-être ; comment M. Leuwen, si sincère avec moi, qui m’a avoué un jour qu’il avait cessé de m’aimer, me tromperait-il aujourd’hui ?…

« Rien de plus facile à expliquer, reprit avec amertume le parti de la prudence. Il est agréable et de bon goût pour un jeune homme d’avoir deux maîtresses à la fois, surtout si l’une d’elles est triste, sévère, se retranchant toujours derrière les craintes d’une ennuyeuse vertu, tandis que l’autre est gaie, aimable, jolie, et ne passe pas pour désespérer ses amants par sa sévérité. M. Leuwen peut me dire : Ou ne soyez pas pour moi d’une si haute vertu, ne me faites pas une scène lorsque j’essaie de vous prendre la main… (Il est vrai que je l’ai traité bien mal pour un mince sujet !…) »

Après un silence, elle continua avec un soupir :

«… Ne soyez pas de cette vertu outrée, ou permettez-moi de profiter d’un moment d’admiration que madame d’Hocquincourt peut éprouver pour mon petit mérite.

« — Mais quelque peu délicat que soit ce raisonnement, reprit avec rage le parti de l’amour, encore fallait-il me faire cette déclaration. Tel était le rôle d’un honnête homme. Mais M. de Blancet exagère peut-être… Il faut éclaircir tout ceci. »

Elle demanda ses chevaux et se fit conduire précipitamment successivement chez mesdames de Serpierre et de Marcilly. Tout fut confirmé ; madame de Serpierre alla même bien plus loin que M. de Blancet.

En rentrant chez elle, madame de Chasteller ne pensait presque plus à Leuwen ; toute son imagination, enflammée par le désespoir, était occupée à se figurer les charmes et l’amabilité séduisante de madame d’Hocquincourt. Elle les comparait à sa manière d’être retirée, triste, sévère. Cette comparaison la poursuivit toute la nuit ; elle passa par tous les sentiments qui font l’horreur de la plus noire jalousie.

Tout l’étonnait, tout effrayait sa retenue de femme, sa…[31] dans la passion dont elle était victime. Elle n’avait eu que de l’amitié pour le général de Chasteller et de la reconnaissance pour ses procédés parfaits. Elle n’avait pas même l’expérience des livres : on lui avait peint tous les romans, au Sacré-Cœur, comme des livres obscènes. Depuis son mariage, elle ne lisait presque pas de romans ; il ne fallait pas connaître ce genre de livres quand on était admis à la conversation d’une auguste princesse. D’ailleurs, les romans lui semblaient grossiers.

« Mais puis-je dire même que je suis fidèle à ce qu’une femme se doit à elle-même ? se dit-elle vers le matin de cette nuit cruelle. Si M. Leuwen était là, vis-à-vis de moi, me regardant en silence, comme il fait quand il n’ose me dire tout ce qu’il pense, malheureux par les folles exigences que prescrit ma vertu, c’est-à-dire mon intérêt personnel, pourrais-je supporter ses reproches muets ? Non, je céderais… Je n’ai aucune vertu, et je fais le malheur de ce que j’aime… »

Cette complication de douleurs fut trop forte pour sa santé ; une fièvre se déclara.

La tête exaltée par la fièvre, qui dès le premier jour alla jusqu’au délire, elle voyait sans cesse sous ses yeux madame d’Hocquincourt gaie, aimable, heureuse, parée de fleurs charmantes à ce concert de madame Malibran (on lui avait parlé du fameux bouquet), ornée de mille grâces séduisantes, et Leuwen était à ses pieds. Ensuite, revenait ce raisonnement :

« Mais, malheureuse que je suis, qu’ai-je accordé à M. Leuwen qui puisse l’engager avec moi ? À quel titre puis-je prétendre l’empêcher de répondre aux prévenances d’une femme charmante, plus jolie que moi, et surtout bien autrement aimable, et aimable comme il faut l’être pour plaire à un jeune homme habitué à la société de Paris : une gaieté toujours nouvelle et jamais méchante ? »

En suivant ces tristes raisonnements, madame de Chasteller ne put s’empêcher de demander un petit miroir ovale. Elle s’y regardait. À chaque expérience de ce genre, elle se trouva moins bien. Enfin, elle conclut qu’elle était décidément laide, et en aima davantage Leuwen du bon goût qu’il avait de lui préférer madame d’Hocquincourt.

Le second jour, la fièvre fut terrible et les chimères qui déchiraient le cœur de madame de Chasteller encore plus sombres. La vue seule de mademoiselle Bérard lui donnait des convulsions. Elle ne voulut point voir M. de Blancet ; elle avait horreur de lui, elle le voyait sans cesse lui racontant ce concert fatal. M de Pontlevé lui faisait deux visites de cérémonie chaque jour. Le docteur Du Poirier la soigna avec l’activité et la suite qu’il mettait à tout ce qu’il entreprenait ; il venait trois fois le jour à l’hôtel de Pontlevé. Ce qui frappa surtout madame de Chasteller dans ses soins, c’est qu’il lui défendit absolument de se lever ; dès lors, elle ne put plus espérer de voir Leuwen. Elle n’osait prononcer son nom et demander à sa femme de chambre s’il venait demander de ses nouvelles. Sa fièvre était augmentée par l’attention continue et impatiente avec laquelle elle prêtait l’oreille pour chercher à entendre le bruit des roues de son tilbury, qu’elle connaissait si bien.

Leuwen se permettait de venir chaque matin. Le troisième jour de la maladie, il quittait l’hôtel du Pontlevé fort inquiet des réponses ambiguës de M. Du Poirier. En montant en tilbury, il lança son cheval avec trop de rapidité, et sur la place garnie de tilleuls taillés en parasol qu’on appelait promenade publique, passa fort près de M. de Sanréal. Celui-ci sortait de déjeuner et, en attendant le dîner, s’appuyant sur le bras du comte Ludwig Roller, promenait son oisiveté dans les rues de Nancy.

Ce couple formait un contraste burlesque. Sanréal, quoique fort jeune, était énorme, haut en couleur, n’avait pas cinq pieds de haut, et portait d’énormes favoris d’un blond hasardé. Ludwig Roller, long, blême, malheureux, avait l’air d’un moine mendiant qui a déplu à son supérieur. Au haut d’un grand corps de cinq pieds dix pouces au moins, une petite tête blême recouverte de cheveux noirs retombant sur les oreilles en couronne, comme ceux d’un moine ; des traits maigres et immobiles entouraient un œil éteint et insignifiant ; un habit noir, serré et râpé, achevait le contraste entre l’ex-lieutenant de cuirassiers, pour qui sa solde était une fortune, et l’heureux Sanréal, dont depuis [de] longues années l’habit ne pouvait plus se boutonner, et qui jouissait de quarante mille livres de rente au moins. À l’aide de cette fortune il passait pour fort brave, car il avait des éperons en fer brut longs de trois pouces, ne pouvait pas dire trois mots sans jurer, et ne parlait guère un peu au long que pour s’embarquer dans quelque histoire de duel à faire frémir. Il était donc fort brave, quoique ne s’étant jamais battu apparemment à cause de la peur qu’on avait de lui. D’ailleurs, il possédait l’art de lancer les frères Roller sur les gens qui lui déplaisaient.

Depuis les journées de Juillet, suivies de leur démission, ces messieurs s’ennuyaient bien plus qu’auparavant ; entre eux trois ils avaient un cheval, et ne sortaient guère avec plaisir de leur apathie que pour se battre en duel, ce dont ils s’acquittaient fort bien, et ce talent faisait leur considération.

Comme il n’était que midi quand le tilbury de Leuwen fit trembler le pavé sous les pas de l’énorme Sanréal, il n’était encore entré dans aucun café et ne se trouvait pas tout à fait gris. Soutenu par Ludwig Roller, il s’amusait à prendre sous le menton les jeunes paysannes qui passaient à sa portée. Il donnait des coups de cravache aux tentes placées devant la porte des cafés et aux chaises rangées sous ces tentes ; il effeuillait aussi les branches des tilleuls de la promenade publique qui pendaient trop bas.

Le passage rapide du tilbury le tira de ces aimables passe-temps.

— Crois-tu qu’il ait voulu nous braver ? dit-il à Ludwig Roller en le regardant avec un sérieux de matamore.

— Écoute, lui dit le comte Ludwig en pâlissant, ce fat-là est assez poli, et je ne crois pas qu’il ait voulu nous offenser avec son tilbury ; mais je ne l’en déteste que plus, à cause de sa politesse. Il sort de l’hôtel de Pontlevé ; il prétend nous enlever en toute douceur, et sans nous fâcher, la plus jolie femme de Nancy et la plus riche héritière, du moins dans la classe où toi et moi pouvons choisir une femme… Et cela, ajouta Roller d’un ton ferme, je ne le souffrirai pas.

— Dis-tu vrai ? répondit Sanréal, enchanté.

— Dans ces choses-là, mon cher, répliqua Roller d’un ton sec et piqué, tu dois savoir que je ne dis jamais faux[32].

— Est-ce que tu vas me faire des phrases, à moi ? répondit Sanréal d’un air de spadassin. Nous nous connaissons. L’essentiel est qu’il ne nous échappe pas ; l’animal est futé et s’est bien tiré de deux duels qu’il a eus à son régiment…

— Des duels à l’épée ! C’est une belle affaire ! On a appliqué deux sangsues à la blessure qu’il a faite au capitaine Bobé. Mais avec moi, morbleu ! ce sera un bon duel au pistolet, et à dix pas ; et s’il ne me tue pas, je te réponds qu’il lui faudra plus de deux sangsues.

— Allons chez moi ; il ne faut pas parler de ces choses devant les espions du juste milieu qui remplissent notre promenade. J’ai reçu hier une caissette de kirschwasser de Fribourg-en-Brisgau. Envoyons prévenir tes frères et Lanfort.

— Ai-je besoin de tant de monde, moi ? Une demi-feuille de papier va faire l’affaire. Et le comte Ludwig marchait vivement vers un café.

— Si tu veux faire le brutal avec moi, je te plante là… Il s’agit d’empêcher que, par quelque tour de passe-passe, ce maudit Parisien ne nous mette dans notre tort, et par suite ne se moque de nous. Qui l’empêche de répandre dans son régiment que nous avons formé entre nous, jeune noblesse lorraine, une société d’assurance pour ne pas nous laisser enlever les veuves qui ont de bonnes dots ?

Les trois Roller, Murcé et Goëllo, que le garçon de café trouva à dix pas de là, faisant une poule au billard, furent bientôt rassemblés dans le bel hôtel de M. de Sanréal, enchanté d’avoir à parler de quelque chose ; aussi parlaient-ils tous ensemble. Le conseil se tenait autour d’une superbe table d’acajou massif. Il n’y avait pas de nappe, pour imiter les dandys anglais, mais sur l’acajou circulaient de magnifiques flacons de cristal de la manufacture voisine de Baccarat. Un kirschwasser limpide comme de l’eau de roche, une eau-de-vie d’un jaune ardent comme le madère brillaient dans ces flacons. Il se trouva bientôt que chacun des trois frères Roller voulait se battre avec Leuwen. M. de Goëllo, fat de trente-six ans, sec et ridé, qui dans sa vie avait prétendu à tout, et même à la main de madame de Chasteller, plaidait sa cause avec poids et mesure, et voulait se battre le premier avec Leuwen, car enfin il se trouvait lésé plus qu’aucun.

— Est-ce qu’avant son arrivée je ne prêtais pas à la dame des romans anglais de Baudry ?

— Baudry toi-même, dit M. de Lanfort, qui était survenu. Ce beau monsieur nous a tous offensés, et personne plus que le pauvre d’Antin, mon ami, qui est allé se dépiquer.

— Digérer ses cornes, interrompit Sanréal en riant très fort.

— D’Antin est mon ami de cœur, reprit Lanfort choqué de ce ton grossier. S’il était ici, il se battrait avec vous tous, plutôt que de n’avoir pas affaire le premier à cet aimable vainqueur. Et pour toutes ces raisons, moi aussi je veux me battre.

Le courage de Sanréal se trouvait depuis vingt minutes dans une situation pénible. Il voyait fort bien que tout le monde voulait se battre, lui seul n’avait point annoncé de prétention. Celle de Lanfort, être doux, aimable, élégant par excellence, le poussa à bout.

« Dans tous les cas, messieurs, dit-il enfin d’une voix contrainte et criarde, je me trouve le second sur la liste : c’est Roller et moi qui avons fait le projet dans la grande promenade, sous les jeunes tilleuls.

— Il a raison, dit M. de Goëllo ; tirons au sort à qui défera le pays de cette peste publique. (Et il se rengorgea, fier de la beauté de la phrase.)

— À la bonne heure, dit Lanfort ; mais, messieurs, qu’on ne se batte qu’une fois. Si M. Leuwen doit avoir affaire à quatre ou cinq d’entre nous, l’Aurore s’emparera de cette histoire, je vous en avertis, et vous vous verrez dans les journaux de Paris.

— Et s’il tue un de nos amis ? dit Sanréal. Faudra-t-il donc laisser le mort sans vengeance ? »

La discussion se prolongea jusqu’au dîner, que Sanréal avait fait préparer abondant et excellent. On se donna parole d’honneur en se quittant, à six heures, de ne parler de cette affaire à qui que ce soit ; et, avant huit heures, M. Du Poirier savait tout[33].

Or, il y avait ordre précis de Prague d’éviter toute querelle entre la noblesse et les régiments du camp de Lunéville ou des villes voisines. Le soir, M. Du Poirier s’approcha de Sanréal avec la grâce d’un bouledogue en colère ; ses petits yeux avaient le brillant de ceux d’un chat irrité[34].

« Demain, vous me donnez à déjeuner à dix heures. Invitez MM. Roller, de Lanfort, de Goëllo, et tous ceux qui sont du projet. Il faut qu’ils m’entendent. »

Sanréal eût bien voulu se fâcher, mais il craignit un mot piquant de Du Poirier qui serait répété par tout Nancy. Il accepta d’un signe de tête presque aussi gracieux que la mine du docteur.

Le lendemain, tous les convives du déjeuner firent la mine quand ils apprirent à qui ils auraient affaire. Il arriva d’un air affairé.

« Messieurs, dit-il aussitôt et sans saluer personne, la religion et la noblesse ont bien des ennemis ; les journaux entre autres, qui racontent à la France et enveniment tout ce que nous faisons. S’il ne s’agissait ici que de bravoure chevaleresque, je me contenterais d’admirer et je me garderais bien d’ouvrir la bouche, moi, pauvre plébéien, fils d’un petit marchand, et qui ai l’honneur de m’adresser aux représentants de tout ce qu’il y a de plus noble en Lorraine. Mais, messieurs, il me semble que vous êtes un peu en colère. La colère seule, sans doute, vous a empêchés de faire une réflexion qui est de mon domaine à moi. Vous ne voulez pas qu’un petit officier vous enlève madame de Chasteller ? Eh bien ! quelle force au monde peut empêcher madame de Chasteller de quitter Nancy et de s’établir à Paris ? Là, environnée de ses amies qui lui donneront de la force, elle adressera à M. de Pontlevé les lettres les plus touchantes du monde. « Je ne puis être heureuse qu’avec M. Leuwen », dira-t-elle, et elle le dira bien parce que, d’après ce que vous avez observé, elle le pense. M. de Pontlevé refuse-t-il, ce qui est douteux, car sa fille parle sérieusement, et il ne voudra pas rompre avec une personne qui a 400.000 francs dans les fonds publics. M. de Pontlevé refuse-t-il ? Madame de Chasteller, fortifiée par les conseils de ses amies de Paris, parmi lesquelles nous comptons des dames de la plus haute distinction, madame de Chasteller se passe fort bien du consentement d’un père de province.

Êtes-vous sûrs de tuer M. Leuwen raide ? En ce cas, je n’ai rien à dire ; madame de Chasteller ne l’épousera pas. Mais croyez-moi, elle n’épousera, pour cela, aucun de vous ; c’est, selon moi, une femme d’un caractère sérieux, tendre, obstiné. Une heure après la mort de M. Leuwen, elle fait mettre ses chevaux, en va prendre d’autres à la poste prochaine, et Dieu sait où elle s’arrêtera ! À Bruxelles, à Vienne peut-être, si son père a des objections invincibles contre Paris. Quoi qu’il en soit, tenez-vous-en à ceci : si Leuwen est mort, vous la perdez pour toujours. S’il est blessé, tout le département saura la cause du duel ; avec sa timidité, elle se croit déshonorée, et le jour où Leuwen est hors de danger elle s’enfuit à Paris, où un mois après il la rejoint. En un mot, la seule timidité de madame de Chasteller la retient à Nancy ; donnez-lui un prétexte, et elle part.

En tuant Leuwen, vous satisfaites un bel accès de colère, je l’avoue, et à vous sept vous le tuerez sans doute, mais les beaux yeux et la dot de madame de Chasteller s’éloignent de vous à tout jamais. »

Ici l’on murmura, mais l’audace de Du Poirier en fut doublée.

— Si deux ou trois de vous, reprit-il avec énergie et en élevant la voix, se battent successivement contre Leuwen, vous passez pour des assassins, et le régiment tout entier prend parti contre vous.

— C’est justement ce que nous demandons, s’écria Ludwig Roller avec toute la fureur d’une colère longtemps contenue.

— C’est cela, dirent ses frères. Nous verrons les bleus.

— Et c’est justement ce que je vous défends, messieurs, au nom de M. le commissaire du roi en Alsace, Franche-Comté et Lorraine. »

Tout le monde se leva à la fois. On s’insurgea contre l’audace de ce petit bourgeois qui prenait ce ton avec la fleur de la noblesse du pays. C’était précisément dans ces occasions que jouissait la vanité de Du Poirier ; son génie fougueux aimait ces sortes de batailles. Il n’était pas sans sentir vivement les marques de mépris, et avait besoin, dans l’occasion, d’écraser l’orgueil des gentilshommes.

Après des torrents de paroles insensées, dictées par la vanité puérile qu’on appelle orgueil de la naissance, la présente bataille tourna tout à fait à l’avantage du tacticien Du Poirier.

« Voulez-vous désobéir non à moi, qui suis un ver de terre, mais à notre roi légitime, Charles X ? leur dit-il quand il vit que chacun à son tour s’était donné le plaisir de parler de ses aïeux, de sa bravoure, et de la place qu’il avait occupée dans l’armée avant les fatales journées de 1830… Le roi ne veut pas se brouiller avec ses régiments. Rien de plus impolitique qu’une querelle entre son corps de noblesse et un régiment. »

Du Poirier répéta cette vérité si souvent et avec tant de termes différents qu’elle finit par pénétrer dans ces têtes peu habituées à comprendre le nouveau. Les amours-propres capitulèrent au moyen d’un bavardage dont Du Poirier calcula la durée à trois quarts d’heure ou une heure.

Pour tâcher de perdre moins de temps, Du Poirier, dont l’âpre vanité commençait à être calmée par l’ennui, prit sur soi d’adresser un mot agréable à tout le monde. Il fit la conquête de M. de Sanréal, qui fournissait des raisons aux Roller, en lui demandant du vin brûlé. Sanréal avait inventé une façon nouvelle de faire ce breuvage adorable et courut à l’office le préparer lui-même.

Quand tout le monde eut accordé la dictature à Du Poirier :

— Voulez-vous réellement, messieurs, éloigner M. de Leuwen de Nancy et ne pas perdre madame Chasteller ?

— Sans doute, répondit-on avec humeur.

— Eh bien ! j’en sais un moyen assuré… Vous le devinerez probablement en y songeant.

Et son œil malin jouissait de leur air attentif.

— Demain à pareille heure, je vous dirai quel est ce moyen ; il n’y a rien de plus simple. Mais il a un défaut, il exige un secret profond pendant un mois. Je demande de ne m’ouvrir qu’à deux commissaires désignés par vous, messieurs.

En disant ces paroles, il sortit brusquement, et à peine sorti Ludwig Roller le chargea d’injures atroces. Tous suivirent cet exemple, à l’exception de Lanfort, qui dit :

— Il a un fichu physique, il est laid, malpropre, son chapeau a bien dix-huit mois de date, il est familier jusqu’à la grossièreté. La plupart de ses défauts tiennent à sa naissance : son père était marchand de chanvre, comme il nous l’a dit. Mais les plus grands rois se sont servis d’ignobles conseillers. Du Poirier est plus fin que moi, car du diable si je devine son moyen infaillible. Et toi, Ludwig, qui parles tant, le devineras-tu ?

Tout le monde rit, excepté Ludwig, et Sanréal, enchanté de la tournure que prenaient les affaires, les engagea à déjeuner pour le lendemain. Mais avant de se séparer, quelque piqué que l’on fût contre Du Poirier, on désigna les deux commissaires qui devaient s’aboucher avec lui, et naturellement le choix tomba sur les deux personnes qui auraient le plus crié de n’être pas nommées, MM. de Sanréal et Ludwig Roller.

En quittant ces fougueux gentilshommes, Du Poirier alla d’un pas pressé chercher, au fond d’une rue étroite, un petit prêtre que le sous-préfet croyait son espion dans la bonne compagnie et qui, comme tel, accrochait un assez bon lopin des fonds secrets.

— Vous allez dire à M. Fléron, mon cher Olive, que nous avons reçu une dépêche de Prague, sur laquelle nous avons délibéré cinq heures, en séance, chez M. de Sanréal ; mais cette dépêche est d’une telle importance que demain, à dix heures et demie, nous nous réunissons de nouveau au même lieu.

L’abbé Olive avait de Mgr l’évêque la permission de porter un habit bleu extrêmement râpé et des bas gris de fer. Ce fut dans ce costume qu’il alla trahir M. Du Poirier et annoncer à M. l’abbé Rey, grand vicaire, la commission qu’il venait de recevoir du docteur. Ensuite, il se glissa chez le sous-préfet qui, sur cette grande nouvelle, ne dormit pas de la nuit.

Le lendemain, de grand matin, il fit dire à l’abbé Olive qu’il paierait cinquante écus une copie fidèle de la dépêche de Prague, et il osa écrire directement au ministre de l’Intérieur, au risque de déplaire à son préfet, M. Dumoral, ancien libéral renégat et homme toujours inquiet. M. Fléron écrivit aussi à ce dernier, mais la lettre fut jetée à la boîte une heure trop tard et de façon à laisser vingt-quatre heures d’avance à l’avis important donné au ministre par le simple sous-préfet.


CHAPITRE XXXVI


« Quoi ! se dit Du Poirier en apprenant le choix des deux commissaires qu’on lui avait donnés, ces animaux-là ne sauront pas même nommer deux commissaires ! Du diable si je leur raconte mon projet ! »

À la réunion du lendemain, Du Poirier, plus grave et plus rogue que de coutume, prit par le bras MM. Ludwig Roller et de Sanréal et les conduisit dans le cabinet du dernier, qu’il ferma à clef. Du Poirier fut avant tout fidèle aux formes, il savait que c’était la seule chose que Sanréal comprenait dans cette affaire.

Une fois placés dans trois fauteuils, Du Poirier dit après un petit silence :

— Messieurs, nous sommes ici réunis pour le service de Sa Majesté Charles X, notre roi légitime. Vous me jurez un secret absolu, même sur le peu qu’il m’est permis de vous révéler aujourd’hui ?

— Parole d’honneur ! dit Sanréal, ahuri de respect et de curiosité.

— Eh ! f….. ! dit Roller, impatienté.

— Messieurs, vos domestiques sont payés par les républicains ; cette secte se glisse partout, et sans un secret absolu, même envers nos meilleurs amis, le bon parti ne pourrait parvenir à rien et vous, messieurs, ainsi que moi, pauvre plébéien, nous nous verrions vilipendés dans l’Aurore.

En faveur du lecteur, j’abrège infiniment le discours que Du Poirier se vit dans la nécessité de débiter à cet homme riche et à cet homme brave. Comme il ne voulait leur rien dire, il allongea encore plus qu’il n’était nécessaire.

— Le secret que j’espérais pouvoir vous soumettre, dit-il enfin, n’est plus à moi. Pour le moment, je ne suis chargé que de demander à votre bravoure, dit-il en s’adressant surtout à Sanréal, une trêve qui lui coûtera beaucoup.

— Certes ! dit Sanréal.

— Mais, messieurs, quand on est membre d’un grand parti, il faut savoir faire des sacrifices à la volonté générale, eût-elle tort. Autrement, on n’est rien, on ne parvient à rien. On ne mérite que le nom d’enfant perdu. Il faut, messieurs, que personne d’entre vous ne provoque M. Leuwen avant quinze grands jours.

— Il faut… Il faut… répéta Ludwig Roller avec amertume.

— Vers cette époque, M. Leuwen quittera Nancy, ou du moins il n’ira plus chez madame de Chasteller. C’est, ce me semble, ce que vous désirez, et ce que je vous ai montré que vous n’obtiendriez pas par un duel[35]. »

Il fallut répéter cela en termes différents pendant une heure. Les deux commissaires prétendaient que leur droit, comme leur devoir, étaient de savoir un secret.

— Quel rôle jouerons-nous, disait Sanréal, si ces messieurs qui nous attendent dans mon salon apprennent que nous sommes restés ici une heure entière pour ne rien apprendre ?

— Eh bien ! laissez croire que vous savez, dit froidement Du Poirier ; je vous seconderai.

Il fallut encore une bonne heure pour faire accepter ce mezzo termine à la vanité de ces messieurs.

Le docteur Du Poirier se tira bien de cette épreuve de patience, au milieu de laquelle son orgueil jouissait. Il aimait surtout à parler et à avoir à convaincre des personnages ennemis. C’était un homme d’un extérieur repoussant mais d’un esprit ferme, vif, entreprenant. Depuis qu’il se mêlait d’intrigues politiques, l’art de guérir, où il avait obtenu l’une des premières places, l’ennuyait. Le service de Charles X, ou ce qu’il appelait la politique, donnait un aliment à son envie de faire, de travailler, d’être compté. Ses flatteurs lui disaient : « Si des bataillons prussiens ou russes nous ramènent Charles X, vous serez député, ministre, etc. Vous serez le Villèle de cette nouvelle position. »

— Alors comme alors, répondait Du Poirier.

En attendant, il avait tous les plaisirs de l’ambition conquérante. Voici comment : MM. de Puylaurens et de Pontlevé avaient reçu des pouvoirs de qui de droit pour diriger les efforts des royalistes dans la province dont Nancy était le chef-lieu ; Du Poirier ne devait être que l’humble secrétaire de cette commission ou plutôt de ce pouvoir occulte, lequel n’avait qu’une chose de raisonnable : il ne se divisait pas. Il était confié à M. de Puylaurens, en son absence à M. de Pontlevé, en l’absence de ce dernier à M. Du Poirier, et cependant depuis un an Du Poirier faisait tout. Il rendait des comptes fort légers aux deux titulaires de l’emploi et ceux-ci ne se fâchaient pas trop. C’est qu’il avait l’art de leur faire entrevoir la guillotine, ou tout au moins le château de Ham, au bout de leurs menées, et ces messieurs, qui n’avaient ni zèle, ni fantaisie, ni dévouement, étaient bien aises, au fond, de laisser se compromettre ce bourgeois hardi et grossier, sauf à se brouiller avec lui et à tâcher de le jeter au bas de l’échelle, s’il y avait succès quelconque ou troisième restauration.

Du Poirier n’avait nulle haine contre Leuwen ; mais dans son ardeur de faire, puisqu’il s’était chargé de le faire déguerpir, il voulait, et voulait fermement, en venir à bout.

Le premier jour, lorsqu’il demanda deux commissaires à la réunion Sanréal, le second lorsqu’il se débarrassa de la curiosité inquiète de ces deux commissaires, il n’avait encore aucun plan bien arrêté. Celui qu’il suivit ne se présenta à lui que par parties successives, et à mesure qu’il se persuada que laisser avoir lieu ce duel qu’il avait défendu au nom du roi serait une défaite marquée, un fiasco pour sa réputation et son influence en Lorraine dans la moitié jeune du parti.

Il commença par confier, sous le sceau du secret, à mesdames de Serpierre, de Marcilly et de Puylaurens que madame de Chasteller était plus malade qu’on ne le pensait, et que sa maladie serait longue tout au moins. Il engagea madame de Chasteller à souffrir un vésicatoire à la jambe et l’empêcha ainsi de marcher pendant un mois[36]. Peu de jours après, il arriva chez elle d’un air sérieux qui devint sombre en lui tâtant le pouls, et il l’engagea à toutes les cérémonies religieuses qui, en province, sont comprises dans ce seul mot : se faire administrer. Tout Nancy retentit de ce grand événement, et l’on peut juger de l’impression qu’il fit sur Leuwen : madame de Chasteller était donc en danger de mort ?

« Mourir n’est donc que cela ? se disait madame de Chasteller, qui était loin de se douter qu’elle n’avait qu’une fièvre ordinaire. La mort ne serait rien absolument si j’avais M. Leuwen là, auprès de moi. Il me donnerait du courage si je venais à en manquer. Au fait, sans lui la vie aurait eu peu de charmes pour moi. On me fait bouder au fond de cette province, où avant lui ma vie était si triste… Mais il n’est pas noble, mais il est soldat du juste-milieu ou, ce qui est encore pis, de la république… »

Madame de Chasteller parvint à désirer la mort.

Elle était sur le point de haïr madame d’Hocquincourt, et quand elle surprenait ce commencement de haine dans son cœur, elle se méprisait. Comme depuis quinze grands jours elle ne voyait plus Leuwen, le sentiment qu’elle avait pour lui ne lui donnait que du malheur.

Leuwen, dans son désespoir, était allé mettre à la poste à Darney trois lettres, heureusement fort prudentes, lesquelles avaient été interceptées par mademoiselle Bérard, maintenant parfaitement d’accord avec le docteur Du Poirier.

Leuwen ne quittait plus le docteur. Ce fut une fausse démarche. Leuwen était loin d’être assez savant en hypocrisie pour pouvoir se permettre la société intime d’un intrigant sans moralité. Sans s’en douter, il l’offensa mortellement. Le docteur, piqué de la naïveté du mépris de Leuwen pour les fripons, les renégats, les hypocrites, parvint à le haïr. Étonné de la chaleur de son bon sens lorsqu’il était question entre eux du peu d’apparence du retour des Bourbons :

— Mais à ce compte, moi, lui dit un jour le docteur poussé à bout, je ne suis donc qu’un imbécile ?

Il continua tout bas :

« Nous allons voir, jeune insensé, ce qu’il va advenir de ton plus cher intérêt. Raisonne sur l’avenir, répète des idées que tu trouves toutes faites dans ton Carrel, moi je suis maître de ton présent et vais te le faire sentir. Moi, vieux, ridé, mal mis, homme de mauvaises manières à tes yeux, je vais t’infliger la douleur la plus cruelle, à toi beau, jeune, riche, doué par la nature de manières si nobles, et en tout si différent de moi, Du Poirier. J’ai usé les trente premières années de ma vie mourant de froid dans un cinquième étage, en tête à tête avec un squelette ; toi, tu t’es donné la peine de naître, et tu prétends en secret que quand ton gouvernement raisonnable sera établi on ne punira que par le mépris les hommes forts tels que moi ! Cela serait bête à ton parti ; en attendant, c’est bête à toi de ne pas deviner que je vais te faire du mal, et beaucoup. Souffre, jeune bambin ! »

Et le docteur se mit à parler à Leuwen de la maladie de madame de Chasteller dans les termes les plus inquiétants. S’il voyait le sourire effleurer les lèvres de Leuwen, il lui disait :

— Tenez, c’est dans cette église qu’est le caveau de famille des Pontlevé. Je crains bien, ajoutait-il avec un soupir, que bientôt il ne soit rouvert.

Il attendait depuis plusieurs jours que Leuwen, fou comme le sont les amants, entreprît de voir en secret madame de Chasteller.

Depuis la conférence avec les jeunes gens du parti chez M. de Sanréal, Du Poirier, qui méprisait assez la méchanceté plate et sans but de mademoiselle Bérard, s’était rapproché d’elle. Il chercha à lui faire jouer un rôle dans la famille : c’était à elle de préférence, et non pas à M. de Pontlevé, à M. de Blancet ou aux autres parents, qu’il s’ouvrait sur le prétendu danger de madame de Chasteller.

Il y avait une grande difficulté au projet qui peu à peu se débrouillait dans la tête de M. Du Poirier : c’était la présence continuelle de mademoiselle Beaulieu, femme de chambre de madame de Chasteller, et qui adorait sa maîtresse.

Le docteur la gagna en lui témoignant toute confiance, et fit consentir mademoiselle Bérard à ce que souvent, en sa présence, il s’entretînt de préférence avec mademoiselle Beaulieu sur les soins nécessaires à la malade jusqu’à la prochaine visite de lui, docteur.

Cette bonne femme de chambre comme la très peu bonne mademoiselle Bérard croyaient également madame de Chasteller fort dangereusement malade.

Le docteur confia à la femme de chambre qu’il supposait qu’un chagrin de cœur alimentait la maladie de sa maîtresse. Il insinua qu’il trouverait naturel que M. Leuwen cherchât à voir encore une fois madame de Chasteller.

— Hélas ! monsieur le docteur, il y a quinze jours que M. Leuwen me tourmente pour le laisser venir ici pour cinq minutes. Mais que dirait le monde ? J’ai refusé absolument.

Le docteur répondit par une quantité de phrases arrangées de façon à ce que l’intelligence de la femme de chambre fût hors d’état de jamais les répéter, mais dans le fait ces phrases engageaient indirectement cette bonne fille à permettre l’entrevue demandée.

Enfin, il arriva qu’un soir M. de Pontlevé, d’après l’ordre du docteur, alla faire sa partie de whist chez madame de Marcilly, partie interrompue par deux ou trois accès de larmes. Justement, M. le vicomte de Blancet n’avait pu résister à une partie de chasse pour le passage des bécasses[37]. Leuwen vit à la fenêtre de mademoiselle Beaulieu le signal dont l’espérance donnait encore à la vie quelque intérêt pour lui. Leuwen vola chez lui, revint habillé en bourgeois, et enfin, annoncé avec des précautions infinies par la bonne femme de chambre, qui ne quitta pas le voisinage du lit, il put passer dix minutes avec madame de Chasteller.

[Détails d’amour… madame d’Hocquincourt nommée à la fin par madame de Chasteller :

« Je ne m’y suis pas présenté depuis que vous êtes malade[38]. »]


CHAPITRE XXXVII


Le lendemain, le docteur trouva madame de Chasteller sans fièvre et tellement bien, qu’il eut peur d’avoir perdu tous les soins qu’il se donnait depuis trois semaines. Il affecta l’air très inquiet devant la bonne mademoiselle Beaulieu. Il partit comme un homme pressé, et revint une heure après, à une heure insolite.

— Beaulieu, lui dit-il, votre maîtresse tombe dans le marasme.

— Oh ! mon Dieu, monsieur !

Ici, le docteur expliqua longuement ce qu’est le marasme.

— Votre maîtresse a besoin de lait de femme. Si quelque chose peut lui sauver la vie, c’est l’usage du lait d’une jeune femme et fraîche paysanne. Je viens de faire courir dans tout Nancy, je ne trouve que des femmes d’ouvriers, dont le lait ferait plus de mal que de bien à madame de Chasteller. Il faut une jeune paysanne…

Le docteur remarqua que Beaulieu regardait attentivement la pendule.

— Mon village, Chefmont, n’est qu’à cinq lieues d’ici. J’arriverai de nuit, mais n’importe.

— Bien, très bien, brave et excellente Beaulieu. Mais si vous trouvez une jeune nourrice, ne lui faites pas faire les cinq lieues tout d’une traite. N’arrivez qu’après-demain matin ; le lait échauffé serait un poison pour votre pauvre maîtresse.

— Croyez-vous, monsieur le docteur, que voir encore une fois M. Leuwen puisse faire du mal à madame ? Elle vient en quelque sorte de m’ordonner de le faire entrer ce soir s’il se présente. Elle lui est si attachée !…

Le docteur croyait à peine au bonheur qui lui arrivait.

— Rien de plus naturel, Beaulieu. (Il insistait toujours sur le mot naturel.) Qui est-ce qui vous remplacera ?

— Anne-Marie, cette brave fille si dévote.

— Eh bien ! donnez vos instructions à Anne-Marie. Où M. Leuwen se place-t-il en attendant le moment où vous pouvez l’annoncer ?

— Dans la soupente où couchait Joseph autrefois, dans l’antichambre de madame.

— Dans l’état où est votre pauvre maîtresse, elle n’a pas besoin de trop d’émotions à la fois. Si vous m’en croyez, vous ferez défendre la porte pour tout le monde absolument, même pour M. de Blancet.

Ce détail et beaucoup d’autres furent convenus entre le docteur et mademoiselle Beaulieu. Cette bonne fille quitta Nancy à cinq heures, laissant ses fonctions à Anne-Marie.

Or, depuis longtemps, Anne-Marie, que madame de Chasteller ne gardait que par bonté et qu’elle avait été sur le point de renvoyer une ou deux fois, était entièrement dévouée à mademoiselle Bérard, et son espion contre Beaulieu.

Voici ce qui arriva : à huit heures et demie, dans un moment où mademoiselle Bérard parlait à la vieille portière, Anne-Marie fit passer dans la cour Leuwen qui, deux minutes après, fut placé dans un retranchement en bois peint qui occupait la moitié de l’antichambre de madame de Chasteller. De là, Leuwen voyait fort bien ce qui se passait dans la pièce voisine et entendait presque tout ce qui se disait dans l’appartement entier.

Tout à coup, il entendit les vagissements d’un enfant à peine né. Il vit arriver dans l’antichambre le docteur essoufflé portant l’enfant dans un linge qui lui parut taché de sang.

— Votre pauvre maîtresse, dit-il en toute hâte à Anne-Marie, est enfin sauvée. L’accouchement a eu lieu sans accident. M. le marquis est-il hors de la maison ?

— Oui, monsieur.

— Cette maudite Beaulieu n’y est pas ?

— Elle est en route pour son village.

— Sous un prétexte je l’ai envoyée chercher une nourrice, puisque celle que j’ai retenue au faubourg ne veut pas d’un enfant clandestin.

— Et M. de Blancet ?

— Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que votre maîtresse ne veut pas le voir.

— Je le crois pardieu bien, dit Anne-Marie, après un tel cadeau !

— Après tout, peut-être l’enfant n’est pas de lui.

— Ma foi ! ces grandes dames, ça ne va pas souvent à l’église, mais en revanche cela a plus d’un amoureux.

— Je crois entendre gémir madame de Chasteller, je rentre, dit le docteur. Je vais vous envoyer mademoiselle Bérard.

Mademoiselle Bérard arriva, elle exécrait Leuwen, et dans une conversation d’un quart d’heure eut l’art, en disant les mêmes choses que le docteur, d’être bien plus méchante. Mademoiselle Bérard était d’avis que ce gros poupon, comme elle l’appelait, appartenait à M. de Blancet ou au lieutenant-colonel de hussards[39].

« Ou à M. de Goëllo, dit naturellement Anne-Marie.

— Non, pas à M. de Goëllo, dit mademoiselle Bérard[40], madame ne peut plus le souffrir. C’était de lui la fausse couche qui faillit, dans les temps, la brouiller avec ce pauvre M. de Chasteller. »

On peut juger de l’état où se trouvait Leuwen. Il fut sur le point de sortir de sa cachette et de s’enfuir, même en présence de mademoiselle Bérard.

« Non, se dit-il ; elle s’est moquée de moi comme d’un vrai blanc-bec que je suis. Mais il serait indigne de la compromettre. »

À ce moment, le docteur, craignant de la part de mademoiselle Bérard quelque raffinement de méchanceté trop peu vraisemblable, vint à la porte de l’antichambre.

— Mademoiselle Bérard ! Mademoiselle Bérard ! dit-il d’un air alarmé, il y a une hémorragie. Vite, vite, le seau de glace que j’ai apporté sous mon manteau.

Dès qu’Anne-Marie fut seule, Leuwen sortit en remettant sa bourse à Anne-Marie, en quoi faisant il vit, bien malgré lui, l’enfant qu’elle portait avec ostentation et qui, au lieu de quelques minutes de vie, avait bien un mois ou deux. C’est ce que Leuwen ne remarqua pas. Il dit avec beaucoup de tranquillité apparente à Anne-Marie :

— Je me sens un peu indisposé. Je ne verrai madame de Chasteller que demain. Voulez-vous venir parler à la portière pendant que je sortirai ?

Anne-Marie le regardait avec des yeux extrêmement ouverts :

« Est-ce qu’il est d’accord, lui aussi ? » pensait-elle.

Heureusement pour le succès des projets du docteur, comme le geste de Leuwen la pressait fort, elle n’eut pas le temps de commettre une indiscrétion ; elle ne dit rien, alla déposer l’enfant sur un lit dans la chambre voisine, descendit chez la portière.

« Cette bourse si pesante, se disait-elle, est-elle remplie d’argent ou de jaunets ? »

Elle conduisit la portière au fond de sa loge, et Leuwen put sortir inaperçu.

Il courut chez lui et s’enferma à clef dans sa chambre. Ce ne fut qu’à ce moment qu’il se permit de considérer en plein tout son malheur. Il était trop amoureux pour être furieux, dans ce premier moment, contre madame de Chasteller.

« M’a-t-elle jamais dit qu’elle n’eût aimé personne avant moi ? D’ailleurs, vivant avec moi comme avec un frère par ma sottise et ma très grande sottise, me devait-elle une telle confidence ?… Mais, ma chère Bathilde, je ne puis donc plus t’aimer ? » s’écriait-il tout à coup en fondant en larmes.

« Il serait digne d’un homme, pensa-t-il au bout d’une heure, d’aller chez madame d’Hocquincourt que j’abandonne sottement depuis un mois, et de chercher à prendre une revanche. »

Il s’habilla en se faisant une violence mortelle et, comme il allait sortir, il tomba évanoui dans le salon.

Il revint à lui quelques heures après ; un domestique le heurta du pied, en allant voir à trois heures du matin s’il était rentré.

— Ah ! le voilà encore ivre-mort ! Quelle saleté pour un maître ! dit cet homme.

Leuwen entendit fort bien ces paroles ; il se crut d’abord dans l’état que disait ce domestique ; mais tout à coup l’affreuse vérité lui apparut, et il fut bien plus malheureux que dans la soirée.

Le reste de la nuit se passa dans une sorte de délire. Il eut un instant l’ignoble idée d’aller faire des reproches à madame de Chasteller ; il eut horreur de cette tentation. Il écrivit au lieutenant-colonel Filloteau qui, par bonheur, commandait le régiment, qu’il était malade, et sortit de Nancy fort matin, espérant n’être pas vu.

Ce fut dans cette promenade solitaire qu’il sentit en plein toute l’étendue de son malheur.

« Je ne puis plus aimer Bathilde ! » se disait-il tout haut de temps en temps.

À neuf heures du matin, comme il se trouvait à six lieues de Nancy, l’idée d’y rentrer lui parut horrible.

« Il faut que j’aille à Paris à franc étrier, voir ma mère. »

Ses devoirs comme militaire avaient disparu à ses yeux, il se sentait comme un homme qui approche des derniers moments. Toutes les choses du monde avaient perdu leur importance à ses yeux, deux objets surnageaient seuls : sa mère et madame de Chasteller.

Pour cette âme épuisée par la douleur, l’idée folle de ce voyage fut comme une consolation, la seule qu’il entrevît. C’était une distraction.

Il renvoya son cheval à Nancy et écrivit au colonel Filloteau pour le prier de ne pas faire parler de son absence.

« Je suis mandé secrètement par le ministre de la Guerre. »

Ce mensonge se trouva sous sa plume parce qu’il eut la crainte folle d’être poursuivi.

Il demanda un cheval à une poste. Comme, sur son air égaré, on lui faisait quelques objections, il se dit envoyé par le colonel Filloteau, du 27e de lanciers, à une compagnie du régiment qui était détachée à Reims pour faire la guerre aux ouvriers.

Les difficultés qu’il eut pour obtenir le premier cheval ne se renouvelèrent plus, et trente-deux heures après il était à Paris.

Près d’entrer chez sa mère, il pensa qu’il lui ferait peur ; il alla descendre à un hôtel garni voisin, et ne revint chez lui que quelques heures plus tard.


[ — Maman, je suis fou. Je n’ai pas manqué à l’honneur, mais à cela près je suis le plus malheureux des hommes.

— Je vous pardonne tout, lui dit-elle en lui sautant au cou. Ne crains aucun reproche, mon Lucien. Est-ce une affaire d’argent ? J’en ai.

— C’est bien autre chose. J’aimais, et j’ai été trompé.]

  1. Je dessine tous les muscles, sauf à adoucir. Volupté est peut-être trop fort.
  2. Stendhal indique que ce fragment entre crochets doit être placé ailleurs. N. D. L. É.
  3. Laisserai-je cette phrase de femme de chambre ? Oui, pour la clarté.
  4. Ton d’un philosophe qui voit de haut. Est-ce bon ? Comme de la niaiserie dans le cœur d’un Allemand.
  5. Promenade au Chasseur vert.
  6. Quand la société vous a humilié, on humilie son aide de camp ou sa dame de compagnie.
  7. Caractère de cet opus : Chimie exacte ; je décris exactement ce que les autres annonçaient par un mot vague et éloquent.
  8. Premier changement de direction : jalousie. Il n’est pas si sûr de son triomphe.
  9. Oui, tigre.
  10. À compter, note Stendhal. En réalité cette entrevue est la huitième. N. D. L. É.
  11. Contradiction avec la croyance en sa faiblesse pour les lieutenants-colonels
  12. Excuse plus ou moins spirituelle et à la mode au moment de l’impression, car l’esprit ne vit que mille ans : voir Lucien. Molière a déjà perdu cette fleur. La raison ne la perd pas si vite. Voici cette raison : transition de temps ou excuse. Mais les amants sont si heureux dans les scènes qu’ils ont ensemble que le lecteur, au lieu de sympathiser avec la peinture de ce bonheur, en devient jaloux. (On voit bien cela dans l’amitié : si intime qu’elle soit, on peut faire confidence de tout, excepté du bonheur parfait de l’amour.)
  13. Le long fragment que le lecteur trouvera ici entre crochets avait été jugé ennuyeux par Stendhal le 29 septembre 1834. Il résolut de remplacer « ce mauvais La Bruyère par de l’action. » Ces pages n’avaient pourtant pas été biffées, aussi ai-je tenu à les conserver. N. D. L. E.
  14. Voyez le procès de La Chalotais.
  15. Cela fait-il entendre que Leuwen osait beaucoup ?
  16. Ce petit La Bruyère d’une ligne fait-il bien ?
  17. Peut-être trop de symétrie dans la forme. Est-ce une grâce ?
  18. Style. – Longues ou de longue durée ? Combat entre l'énergie et le beau style, l'élégance, ce dernier n'est quelque chose qu'autant qu'il exprime non le bel esprit acquis de l'écrivain, mais la délicatesse qui réveille certaines sensations fines chez le lecteur.
  19. De la matrice, ma petite !
  20. Tout ce chapitre intercalé ici entre crochets, au risque de ralentir un peu le récit, provient du carton R. 288. C’est une esquisse que Stendhal espérait reprendre un jour et qui vient du temps où il peignait la société de Nancy d’après ses observations de Grenoble. N. D. L. E.
  21. Si je voulais une réponse :
        — Mentir, mentir, toujours mentir et protester de sa franchise.
        — C’est bien peu galant, ce que vous me dites là.
  22. C’est un jacobin qui parle.
  23. C’est un fat qui parle.
  24. Stendhal par inadvertance écrit cuirassier. N. D. L. E.
  25. En marge de ces deux dernières phrases dont aucune n’est biffée, Stendhal indique qu’il faudra choisir entre elles. N. D. L. E.
  26. Il évite le nom d’Hocquincourt.
  27. Acajou pour diminuer le son s’il est trop fort.
  28. Stendhal, après avoir hésité sur le mot extase, prend le parti de le maintenir et écrit en marge : – « Extase, car il s’apercevait qu’elle ne le fuyait point, qu’elle s’abandonnait. 3 octobre. » Puis en interligne, il ajoute : « Vrai, mais trop fort. Mme Sand dit plus, et est à la mode. » N. D. L. E.
  29. Sur quoi l’historien dit : on ne peut pas espérer d’une femme honnête qu’elle se donne absolument ; encore faut-il la prendre. For me. – Le meilleur chien de chasse ne peut que faire passer le gibier à portée de fusil du chasseur. Si celui-ci ne tire pas, le chien n’y peut mais. Le romancier est comme le chien de son héros.
  30. Le cœur d’une femme tendre, le chœur de jeunes fats piqués, opposition.
  31. Le mot est en blanc dans le manuscrit. N. D. L. E.
  32. Style piquant ou style vrai. Combat.
  33. Style lourd, mais vrai.
  34. Vrai, mais peu gracieux. Vu ce matin.
  35. Exprès cette grossièreté.
  36. Est-ce ignoble ? Mais tout est ignoble en fait d’intrigue aux yeux de nos délicats. Il faudrait réussir avec des feuilles de rose.
  37. À vérifier. Les bécasses passent en octobre et novembre.
  38. Détails jetés à la suite d’un blanc, pour une scène qui n’a jamais été écrite. N. D. L. E.
  39. Cuirassiers, écrit Stendhal distrait. N. D. L. E.
  40. Stendhal répète par erreur le nom d’Anne-Marie, qu’il vient de faire parler dans la réplique précédente ajoutée en surcharge. N. D. L. E.