Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitres 58 à 68

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Volume IIIp. 247-420).


CHAPITRE LVIII[1]


Un jour, Lucien entra tout ému dans le cabinet du ministre : il venait de voir dans un rapport mensuel de police communiqué par le ministre de l’Intérieur à M. le maréchal ministre de la Guerre que le général Fari avait fait de la propagande à Sercey, où il avait été envoyé, par le ministre de la Guerre, huit ou dix jours avant les élections de ***, pour calmer un commencement de mouvement libéral.

— Rien au monde ne peut être plus faux. Le général est dévoué de cœur à son devoir, il a encore tout l’honneur que l’on a à vingt-cinq ans, le monde ne l’a point corrompu, être envoyé par le gouvernement dans un pays pour faire une chose, et faire le contraire, lui ferait horreur.

— Étiez-vous présent, monsieur, à l’événement au sujet duquel a été fait le rapport que vous accusez d’inexactitude ?

— Non, monsieur le comte, mais je suis sûr que le rapport a été fait par un homme de mauvaise foi.

Le ministre était prêt à partir pour le Château ; il sortit avec humeur et, dans la pièce voisine, dit des injures à son chasseur qui lui passait sa pelisse.

« S’il gagnait un écu à cette calomnie, je le comprendrais, se dit Lucien ; mais à quoi bon mentir d’une façon si nuisible ? Le pauvre Fari approche de soixante-cinq ans, il ne faut à la Guerre qu’un chef de bureau qui ne l’aime pas, il profite de ce rapport et fait mettre à la retraite un des meilleurs officiers de l’armée, un homme honnête par excellence… »

L’ancien secrétaire général de M. le comte de Vaize dans la dernière préfecture qu’il avait occupée avant que Louis XVIII l’appelât à la Chambre des Pairs était à Paris. Lucien, le trouvant le lendemain dans les bureaux de la rue de Grenelle, lui parla du général Fari.

— Qu’est-ce que le patron peut avoir contre lui ?

— Le ministre a cru dans un temps que Fari faisait la cour à sa femme.

— Quoi ! à l’âge du général ?

— Il amusait la jeune comtesse, qui mourait d’ennui à ***. Mais je parierais qu’il n’y a jamais eu un mot de galanterie prononcé entre eux.

— Et vous croyez que pour une cause aussi légère ?…

— Ah ! que vous ne connaissez pas le patron ! C’est un amour-propre qui se pique d’un rien, et il n’oublie jamais. Le cœur de cet homme, s’il a un cœur, est un trésor de haines. S’il avait le pouvoir d’un Carrier ou d’un Joseph Le Bon, il ferait guillotiner cinq cents personnes pour des offenses personnelles, dont les trois quarts auraient oublié jusqu’à son nom, s’il n’était pas ministre. Vous-même, qui le voyez tous les jours et qui peut-être lui tenez tête quelquefois, s’il avait le pouvoir suprême je vous conseillerais de passer le Rhin au plus vite.

Lucien courut chez M. Crapart aîné, directeur de la police du royaume sous le ministre.

« Quelle raison donnerai-je à ce coquin ? se disait Lucien en traversant la cour et les passages qui conduisent à la direction de la police. La vérité, l’innocence du général, sa pauvreté, mon amitié pour lui, toutes choses également ridicules aux yeux d’un Crapart. Il me prendra pour un enfant. »

L’huissier, qui respectait beaucoup M. le secrétaire intime, lui dit à mi-voix que Crapart était avec deux ou trois observateurs de très bonne compagnie.

Lucien regardait par la fenêtre les équipages de ces messieurs. Rien ne lui venait. Il les vit monter en voiture.

« De charmants espions, ma foi ! se dit-il ; on n’a pas l’air plus distingué. »

L’huissier vint l’avertir, Lucien le suivait tout pensif. Il était fort gai en entrant dans le bureau de M. Crapart.

Après les premiers compliments :

— Il y a de par le monde un maréchal de camp Fari.

Crapart prit l’air grave et sec.

— Cet homme est un pauvre diable, mais ne manque pas d’une certaine probité. Il paie chaque année deux mille francs à mon père sur sa solde. Autrefois, dans un moment d’imprudence, mon père lui a prêté mille louis, sur lesquels le Fari doit bien encore neuf ou dix mille francs. Nous avons donc un intérêt direct à ce qu’il soit employé encore quatre ou cinq ans.

Crapart restait pensif.

— Je ne vais point par deux chemins avec vous, mon cher collègue. Vous allez voir l’écriture du patron.

Crapart chercha un papier pendant sept à huit minutes, ensuite se mit à jurer.

— Est-ce qu’on m’égare mes minutes ? F… !

Un commis à mine atroce entra, il fut fort maltraité. Pendant qu’on l’injuriait, cet homme se mit à revoir les dossiers que Crapart avait parcourus, et dit enfin :

— Voici le rapport n° 5 du mois de…

— Laissez-nous, lui dit Crapart avec la dernière malhonnêteté. Voici votre affaire, dit-il à Lucien d’un air tranquille.

Il se mit à lire à demi bas :

« Hé… Hé… Hé… Ah ! voici. » Et il dit, en pesant sur les mots :

« La conduite du général Fari a été ferme, modérée, il a parlé aux jeunes gens d’une façon persuasive. Sa réputation d’honnête homme a beaucoup fait. »

— Voyez-vous cela ? dit Crapart. Eh bien ! mon cher, biffé ! biffé ! Et, de la main de Son Excellence :

« Tout serait allé mieux encore, mais, chose déplorable ! le général Fari a fait de la propagande tout le temps qu’il a été à *** et n’a parlé que des Trois Journées. »

— Cela vu, mon cher collègue, je ne puis rien faire pour la rentrée de vos dix mille francs. La phrase que vous venez de lire a été portée ce matin au ministère de la Guerre. Gare la bombe ! dit Crapart avec un gros rire commun.

Lucien lui fit mille remerciements et alla au ministère de la Guerre, au bureau de la police militaire.

— Le ministre de l’Intérieur m’envoie en toute hâte : on a inséré dans la dernière lettre une feuille du brouillon biffée par le ministre.

— Voici votre lettre, dit le chef de bureau ; je ne l’ai pas encore lue. Remportez-la si vous voulez, mais rendez-la-moi avant mon travail de demain, à dix heures.

— Si c’est une page du milieu, j’aime mieux l’enlever ici, dit Lucien.

— Voici des grattoirs, de la sandaraque, faites à votre aise.

Lucien se mit à une table.

— Eh bien ! votre grand travail sur les préfectures après les élections avance-t-il ? J’ai un cousin de ma femme sous-préfet à *** pour lequel on nous a promis Le Havre ou Toulon depuis deux ans…

Lucien répondit avec le plus grand intérêt et de façon à obliger le chef de bureau de la police militaire. Pendant ce temps, il recopiait la feuille du milieu de la lettre signée comte de Vaize. La phrase relative au général Fari était l’avant-dernière du verso à droite. Leuwen eut soin de ne pas serrer ses mots et ses lignes, et fit si bien qu’il supprima les sept lignes relatives au général Fari sans qu’il y parût.

— J’emporte notre feuille, dit-il au chef de bureau après un travail de trois quarts d’heure.

— À votre aise, monsieur, et dans l’occasion je vous recommande notre petit sous-préfet.

— Je vais voir son dossier et y mettre ma recommandation.

« Me voilà faisant pour le général Fari ce que Brutus n’aurait pas fait pour sa patrie ! »

Un commis de la maison Van Peters, Leuwen et Cie, qui partait pour l’Angleterre huit jours après, mit à la poste, à vingt lieues de la résidence du général Fari, une lettre qui lui donnait l’éveil sur la haine toujours vivante que le ministre de l’Intérieur avait pour lui. Sans signer, Leuwen cita deux ou trois phrases de leurs conversations sans témoins, qui nommaient au bon général l’auteur de l’avis salutaire.


CHAPITRE LIX[2]


Depuis le commencement de la session, le métier de Lucien était fort amusant. M. des Ramiers, le plus moral, le plus fénelonien des rédacteurs du journal ministériel par excellence, récemment nommé député à Escorbiac, dans le Midi, à une majorité de deux voix, faisait une cour assidue au ministre et à madame la comtesse de Vaize. Sa morale douce et conciliante avait fait la conquête de M. de Vaize et presque celle de Leuwen.

« C’est un homme sans vues politiques, se disait celui-ci, qui prétend concilier des choses incompatibles. Si les hommes étaient aussi bons qu’il les fait, la gendarmerie et les tribunaux seraient inutiles, mais son erreur est celle d’un bon cœur. »

Lucien le reçut donc très bien quand il vint, un matin, lui parler d’affaires.

Après un préambule du plus beau style et qui occuperait bien huit pages s’il était transcrit ici, M. des Ramiers exposa qu’il y avait des devoirs bien pénibles attachés aux fonctions publiques. Par exemple, il se trouvait dans la nécessité morale la plus étroite de réclamer la destitution de M. Tourte, commis à cheval des droits réunis, dont le frère s’était opposé de la façon la plus scandaleuse à la nomination de lui, M. des Ramiers[3]. Cela même fut dit avec des précautions savantes qui furent fort utiles à Leuwen pour le préserver d’un rire fou qui l’avait saisi à la première appréhension.

« De Fénelon réclamant une destitution ! »

Lucien s’amusa à répondre à M. des Ramiers en son propre style, il affecta de ne pas comprendre la question, saisit de quoi il s’agissait, et força barbarement le moderne Fénelon à demander la destitution d’un pauvre diable demi-artisan qui, moyennant un salaire de onze cents francs, vivait, lui, sa femme, sa belle-mère et cinq enfants.

Quand il eut assez joui de l’embarras de M. des Ramiers, que le manque d’intelligence de Leuwen força à employer les façons de parler les plus claires, et, par là, les plus odieuses et les plus contrastantes avec sa morale si douce, Lucien le renvoya au ministre et essaya de lui faire entendre que la présente conversation devait avoir un terme. Alors, M. des Ramiers insista et Lucien, ennuyé de la figure doucereuse de ce coquin, se trouva très disposé à le traiter durement.

— Mais ne pourriez-vous pas, monsieur, avoir l’extrême bonté d’exposer vous-même à Son Excellence la cruelle nécessité où je me trouve ? Mes mandataires me reprochent sérieusement d’être infidèle aux promesses que je leur ai faites. Mais d’un autre côté, réclamer moi-même auprès de Son Excellence la destitution d’un père de famille !… Cependant, j’ai des devoirs à remplir envers ma propre famille. La confiance du gouvernement pourrait m’appeler à la Cour des Comptes, par exemple, en ce cas il faudrait une réélection. Et comment me présenter devant mes mandataires étonnés si la conduite de M. Tourte n’a pas reçu une marque éclatante de désapprobation ?

— Je conçois : la majorité ayant été de deux voix, la moindre prépondérance acquise par le parti contraire peut être funeste à la future députation. Mais, monsieur, je ne me mêle d’élections que le moins possible. Je vous avouerai que je vois dans le mécanisme social beaucoup d’actions nécessaires, indispensables même, j’en conviens, auxquelles, pour rien au monde, je ne voudrais m’astreindre. Les arrêts des tribunaux doivent être exécutés, mais pour rien au monde je ne voudrais me charger de ce soin.

M. des Ramiers rougit beaucoup, et comprit enfin qu’il fallait se retirer.

« M. Tourte sera destitué, mais j’ai appelé bourreau ce nouveau Fénelon. »

Moins de quatre jours après, [il] trouva dans le portefeuille de la première division une grande lettre du ministre de l’Intérieur au ministre des Finances pour ordonner au directeur des Impositions indirectes de proposer la destitution de M. Tourte. Lucien appela un commis extrêmement adroit pour gratter et fit mettre partout Tarte au lieu de Tourte.

Il fallut quinze jours de démarches à M. des Ramiers pour trouver la cause qui arrêtait la destitution. Pendant ce temps, Leuwen avait trouvé l’occasion de raconter toute la scène renouvelée du Tartuffe que M. des Ramiers était venu faire dans son bureau. La bonne madame de Vaize ne voyait le mal que lorsqu’il était bien clairement expliqué et prouvé. Elle reparla sept à huit fois à Lucien du pauvre commis Tourte, dont le nom l’avait frappée, et deux ou trois fois elle oublia d’inviter M. des Ramiers aux dîners donnés aux députés du second ordre.

M. des Ramiers comprit d’où venait le coup et se mit à s’insinuer dans la très bonne compagnie, où il passait pour un philosophe hardi et pour un novateur trop libéral.

Lucien avait oublié le coquin lorsque le petit Desbacs, qui lui faisait la cour et qui enviait la fortune de M. des Ramiers, vint lui conter les propos de celui-ci. Cela parut bien fort à Lucien.

« Voici un coquin qui en calomnie un autre. »

Il alla voir M. Crapart, le chef de la police du ministère, et le pria de faire vérifier le propos. M. Crapart, un peu nouveau dans les salons de bonne compagnie, ne doutait pas que Leuwen ne fût bien avec madame la comtesse de Vaize, ou du moins bien près d’atteindre à ce poste si envié par les jeunes commis : amant de la femme du ministre. Il servit Lucien avec un zèle parfait, et huit jours après lui apporta les rapports originaux portant les propos tenus par M. des Ramiers sur madame de Vaize.

— Attendez-moi un instant, dit Lucien à M. Crapart.

Et il porta les rapports sans orthographe des observateurs de bonne compagnie à madame de Vaize, qui rougit beaucoup. Elle avait pour Lucien une confiance et une ouverture de cœur bien voisine d’un sentiment plus tendre ; Lucien le voyait un peu, mais il était si excédé de son amour pour madame Grandet que toute relation de ce genre lui faisait horreur. Une heure de promenade tranquille et sombre au pas de son cheval dans les bois de Meudon était ce qu’il avait trouvé de plus semblable au bonheur depuis qu’il avait quitté Nancy.

Lucien trouva les jours suivants madame de Vaize réellement irritée contre M. des Ramiers, et, comme elle avait plus de sensibilité que d’usage du monde, elle fit sentir sa colère au député journaliste d’une façon humiliante. Cet esprit si doux trouva, je ne sais comment, des mots cruels pour le moderne Fénelon, et ces mots, dits sans précaution au milieu de toute la cour qui entoure la femme d’un ministre puissant, furent cruels pour l’auréole de vertu et de philanthropie du député journaliste. Ses amis lui parlèrent, il y eut une allusion assez claire dans le Charivari, journal qui exploitait avec assez de bonheur la tartuferie de MM. du juste milieu.

Lucien avait vu passer une lettre du ministre des Finances annonçant que le directeur des Contributions indirectes répondait qu’il n’y avait point de M. Tarte parmi les commis à pied attachés aux Contributions indirectes. Mais M. des Ramiers avait eu le crédit de faire ajouter un post-scriptum à cette lettre par le ministre des Finances. On lisait, de la main même du ministre :

« Ne s’agirait-il point de M. Tourte, commis à Escorbiac ? »

Huit jours après, réponse de M. le comte de Vaize à son collègue :

« Oui, c’est précisément M. Tourte qui s’est mal conduit et dont je propose la destitution. »

Lucien vola la lettre et courut la montrer à madame de Vaize, que cette affaire intéressait au plus haut point.

— Que faisons-nous ? dit-elle à Lucien avec un air soucieux qui lui parut charmant. Il lui prit la main, qu’il baisa avec transport.

— Que faites-vous ? lui dit-on d’une voix éteinte.

— Je vais me tromper d’adresse, et faire mettre sur l’enveloppe de cette lettre l’adresse du ministre de la Guerre.

Onze jours après arriva la réponse du ministre de la Guerre annonçant l’erreur commise sur l’adresse. Lucien porta cette réponse à M. de Vaize. Le commis décacheteur avait placé trois lettres reçues du ministère de la Guerre ce jour-là dans une feuille de grand papier d’enveloppe, dont il avait fait ce qu’on appelle dans les bureaux une chemise, et sur cette feuille avait écrit : « Trois lettres de M. le ministre de la Guerre. »

Leuwen avait depuis huit jours en réserve une lettre du ministre de la Guerre réclamant son autorité sur la garde municipale à cheval de Paris. Lucien la substitua à la lettre qui renvoyait celle sur M. Tourte. M. des Ramiers n’avait pas de relations directes avec le ministère de la Guerre, il fut obligé d’avoir recours au fameux général Barbaut, et enfin ce ne fut que six mois après sa demande que M. des Ramiers put obtenir la destitution de M. Tourte, et quand madame de Vaize l’apprit elle remit à Leuwen cinq cents francs destinés à ce pauvre commis.

Lucien eut une vingtaine d’affaires de ce genre ; mais, comme on voit, ces détails de basse intrigue exigent huit pages d’imprimerie pour être rendus intelligibles, c’est trop cher.

La douce madame de Vaize, poussée à son insu par un sentiment nouveau pour elle, avait déclaré à son mari avec une fermeté qui le surprit infiniment qu’elle aurait mal à la tête et dînerait dans sa chambre toutes les fois que M. des Ramiers dînerait au ministère. Après deux ou trois essais, le comte de Vaize finit par effacer le nom de M. des Ramiers sur la liste des députés invités. Au su de cet événement une grande moitié du centre cessa de serrer la main au doucereux rédacteur du journal ministériel. Pour comble de misère, M. Leuwen père, qui ne sut l’anecdote que fort tard, par une indiscrétion de Desbacs, se la fit raconter avec détails par son fils, et, le nom de M. Tourte lui paraissant excellent, bientôt cette anecdote brilla dans les salons de la haute diplomatie. M. des Ramiers, qui se fourrait partout, ayant obtenu, je ne sais comment, d’être présenté à M. l’ambassadeur de Russie, le célèbre prince de N., dit tout haut, en recevant le salut de M. des Ramiers :

— Ah ! le des Ramiers de Tourte !

Sur quoi le Fénelon moderne devint pourpre, et le lendemain M. Leuwen père mit l’anecdote en circulation dans tout Paris.


CHAPITRE LX[4]


Le roi fit appeler M. Leuwen à l’insu de ses ministres. En recevant cette communication de M. de N…, officier d’ordonnance du roi, le vieux banquier rougit de plaisir. (Il avait déjà vingt ans quand la royauté tomba, en 1793.) Toutefois, s’apercevoir de son trouble et le dominer ne fut qu’un instant pour cet homme vieilli dans les salons de Paris. Il fut avec l’officier d’ordonnance d’une froideur qui pouvait passer également pour du respect profond ou pour un manque complet d’empressement.

En effet, l’officier se disait en remontant en cabriolet :

« Cet homme, malgré tout son esprit, est-il un jacobin, ou un nigaud ébahi devant un serrement de main ? »

M. Leuwen regarda le cabriolet s’éloigner ; au même instant le sang-froid lui revint.

« Je vais jouer le rôle si connu de Samuel Bernard promené par Louis XIV dans les jardins de Versailles. »

Cette idée suffit pour rendre à M. Leuwen tout le feu de la première jeunesse. Il ne se dissimula point le petit moment de trouble qu’avait causé le message de Sa Majesté, et moins encore le ridicule que lui eût donné ce trouble s’il eût été coté au foyer de l’Opéra.

Jusque-là, il n’y avait eu entre le roi et M. Leuwen que des phrases polies au bal ou à dîner. Il avait dîné deux ou trois fois avec le roi dans les premiers temps qui suivirent la révolte de Juillet. Elle portait alors un autre nom, et Leuwen, difficile à tromper, avait été un des premiers à discerner la haine qu’inspirait un exemple aussi pernicieux. Alors, il avait lu dans ce regard auguste :

« Je vais faire peur aux propriétaires et leur persuader que c’est la guerre des gens qui n’ont rien contre ceux qui ont quelque chose. »

Afin de ne pas passer pour aussi bête que quelques députés campagnards invités avec lui, Leuwen avait dirigé quelques plaisanteries enveloppées contre cette idée, que personne n’exprimait.

Leuwen craignit un instant qu’on ne voulût compromettre le petit commerce de Paris en lui faisant répandre du sang. Il trouva l’idée de mauvais goût et donna sans balancer sa démission de chef de bataillon, où l’avait porté le petit commerce en boutique, auquel il prêtait assez généreusement quelques billets de mille francs que même on lui rendait, et n’avait plus dîné chez les ministres sous prétexte qu’ils étaient ennuyeux.

Le comte de Beausobre, ministre des Affaires étrangères, lui disait pourtant : « Un homme comme vous… » et le poursuivait d’invitations à dîner. Mais Leuwen avait résisté à une éloquence aussi adroite.

En 1792, il avait fait une campagne ou deux, et le nom de République française était pour lui le nom d’une maîtresse autrefois aimée, et qui s’est mal conduite. Enfin, son heure n’avait pas sonné.

Le rendez-vous indiqué par le roi bouleversa toutes ses idées, il était d’autant plus attentif sur lui-même qu’il ne se sentait pas de sang-froid.

Au Château, M. Leuwen fut parfaitement convenable, mais d’un sang-froid parfait en apparence. L’esprit cauteleux et fin du premier personnage saisit bientôt cette nuance, et en fut fort mécontent. Il essaya en vain du ton amical, même de l’intérêt particulier, pour donner des ailes à l’ambition de ce bourgeois, rien n’y fit.

Mais n’outrageons point la réputation de finesse cauteleuse de cet homme célèbre. Que voulait-on qu’il fût sans victoires militaires et en présence d’une presse si méchante et si spirituelle ? Nous faisons observer d’ailleurs que ce personnage célèbre voyait Leuwen pour la première fois, [jusque-là, il n’y avait eu que des phrases polies à dîner].

Le procureur de Basse-Normandie, qui occupe le trône, commença par dire à Leuwen, comme son ministre : « Un homme tel que vous… » Mais, trouvant ce plébéien malin endurci contre ces douces paroles, voyant qu’il perdait le temps inutilement et ne voulant pas, par la longueur de l’entrevue, donner à Leuwen une idée exagérée du service qu’on lui demandait, le roi, en moins d’un quart d’heure, fut réduit à la bonhomie.

En observant ce changement de ton chez un homme si adroit, Leuwen fut content de soi, et ce premier succès lui rendit enfin la confiance en soi-même.

« Voilà, se dit-il, que Sa Majesté renonce aux finesses bourboniennes. »

On lui disait de l’air le plus paterne et comme si dans ce qu’on disait de décisif marqué l’on était poussé et comme contraint par les évènements :

— J’ai voulu vous voir, mon cher monsieur, à l’insu de mes ministres qui, je le crains, à l’exception du maréchal (le ministre de la Guerre) ne vous ont pas donné à vous et au lieutenant Leuwen, de grands sujets d’être contents d’eux. Demain aura lieu, selon toute apparence, le scrutin définitif sur la loi de…

Et je vous avouerai, monsieur, que je prends à cette loi un intérêt tout personnel. Je suis bien sûr qu’elle passera par assis et levés. N’est-ce pas votre avis ?

— Oui, sire.

— Mais au scrutin j’aurai un bel et bon rejet par huit ou dix boules noires. N’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Eh bien ! rendez-moi un service : parlez contre (vous le trouverez nécessaire à votre position), mais donnez-moi vos trente-cinq voix. C’est un service personnel que j’ai voulu vous demander moi-même.

— Sire, je n’ai que vingt-sept voix en ce moment, en comptant la mienne.

— Ces pauvres têtes (le roi parlait de ses ministres) se sont effrayées, ou plutôt piquées, parce que vous aviez donné une liste de huit petites places subalternes. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’approuve d’avance cette liste, et je vous engage, puisque nous trouvons une bonne occasion, à y joindre quelque chose pour vous, monsieur, ou pour le lieutenant Leuwen…

Heureusement pour M. Leuwen, le roi parla trois ou quatre minutes dans ce sens ; M. Leuwen reprit presque tout son sang-froid.

— Sire, lui dit M. Leuwen, je demande à Votre Majesté de ne rien signer pour moi ni pour mes amis, et je lui fais hommage de mes vingt-sept voix pour demain.

— Parbleu ! vous êtes un brave homme ! dit le roi, jouant, et pas trop mal, la franchise à la Henri IV ; il était nécessaire de se rappeler de son nom pour n’y être pas pris.

Sa Majesté parla un bon demi-quart d’heure dans ce sens.

— Sire, il est impossible que M. de Beausobre pardonne jamais à mon fils. Ce ministre a peut-être manqué un peu de fermeté personnelle envers ce jeune homme plein de feu que Votre Majesté appelle le lieutenant Leuwen. Je demande à Votre Majesté de ne jamais croire un mot des rapports que M. de Beausobre fera faire sur mon fils par sa police particulière ou même par celle du bon M. de Vaize, mon ami.

Et que vous servez avec tant de probité, dit le roi. Son œil brillait de finesse.

M. Leuwen se tut ; le roi répéta la question avec l’air étonné du manque de réponse.

— Sire, je craindrais en répondant de céder à mes habitudes de franchise.

— Répondez, monsieur, exprimez votre pensée, quelle qu’elle soit.

L’interlocuteur parlait en roi.

— Sire, personne ne doute des correspondances directes du roi avec les cours du Nord, mais personne ne lui en parle.

Cette obéissance si prompte et si entière eut l’air d’étonner un peu ce grand personnage. Il vit que M. Leuwen n’avait aucune grâce à lui demander. Comme il n’était pas accoutumé à donner ou à recevoir rien pour rien, il avait calculé que les vingt-sept voix devaient lui coûter 27.000 francs. « Et ce serait marché donné », pensait le barème couronné.

Il reconnut chez M. Leuwen cette physionomie ironique dont le rapport de son général Rumigny lui avait parlé si souvent.

— Sire, ajouta M. Leuwen, je me suis fait une position dans le monde en ne refusant rien à mes amis et en ne me refusant rien contre mes ennemis. C’est une vieille habitude, je supplie Votre Majesté de ne pas me demander de changer de caractère envers vos ministres. Ils ont pris des airs de hauteur avec moi, même ce bon ministre des Finances, qui m’a dit gravement à la Chambre, en parlant de mes huit places de 1.800 francs : « Cher ami, il ne faut pas être insatiable. » Je promets à Votre Majesté mes voix, qui seront vingt-sept au plus, mais je la supplie de me permettre de me moquer de ses ministres.

C’est ce dont M. Leuwen s’acquitta le lendemain avec une verve et une gaieté admirables. Après tout, son éloquence prétendue n’était qu’une saillie de caractère, c’était un être plus naturel qu’il n’est permis de l’être à Paris. Il était excité par l’idée d’avoir réduit le roi à être presque sincère avec lui.

La loi à laquelle le roi prétendait tenir passa à une majorité de treize voix, dont six ministres. Quand on proclama ce résultat, M. Leuwen, placé au second banc de la gauche, à trois pas des ministres, dit tout haut :

— Ce ministère s’en va, bon voyage !

Ce mot fut à l’instant répété par tous les députés voisins du banc. M. Leuwen se trouvant seul dans une chambre avec un laquais était heureux de l’approbation de ce laquais ; on peut juger combien il était sensible au succès de ses mots les plus simples tels que celui-ci.

« Ma réputation jure pour moi », se dit-il en passant la revue de ces yeux brillants fixés sur les siens.

D’abord, tout le monde voyait bien qu’il n’était passionnément pour aucune opinion. Il n’était peut-être que deux choses auxquelles il n’eût jamais consenti : le sang, et la banqueroute.

Trois jours après cette loi, emportée par treize voix dont six de ministres, M. Bardoux, le ministre des Finances, s’approcha, à la Chambre, de M. Leuwen, et lui dit d’un air fort ému (il avait peur d’une épigramme, et parlait à mi-voix :

— Les huit places étaient accordées.

— Fort bien, monsieur Bardoux, lui dit-il, mais vous vous devez à vous-même de ne pas contresigner ces grâces-là. Laissez cela à votre successeur aux Finances. J’attendrai, monseigneur[5]. »

M. Leuwen parlait fort clairement, tous les députés voisins furent émerveillés : se moquer d’un ministre des Finances, d’un homme qui peut faire un receveur général !

Il eut bien quelque peine à faire agréer ce succès aux huit membres de sa Légion du Midi à la famille desquels étaient destinées les huit places.

— Dans six mois, nous avons deux places au lieu d’une, il faut savoir faire des sacrifices.

— Voilà de belles calembredaines, lui dit un de ses députés plus hardi que les autres.

L’œil de M. Leuwen brilla, il lui vint deux ou trois réponses, mais il sourit agréablement. « Il n’y a qu’un sot, pensa-t-il, qui coupe la branche de l’arbre sur laquelle il est à cheval. »

Tous les yeux étaient fixés sur M. Leuwen. Un autre député enhardi, s’écria :

— Notre ami Leuwen nous sacrifie tous à un bon mot !

— Si vous voulez rompre mes relations, vous en êtes bien les maîtres, messieurs, dit Leuwen d’un ton grave. Auquel cas, je serai obligé de faire agrandir ma salle à manger pour recevoir les nouveaux amis qui me demandent chaque jour de voter avec moi.

— Là ! Là ! la paix ! s’écria un député rempli de bon sens. Que serions-nous sans M. Leuwen ? Quant à moi, je l’ai choisi pour général en chef pour toute ma carrière législative, je ne lui serai jamais infidèle.

— Ni moi.

— Ni moi.

Les deux députés qui avaient parlé hésitant, M. Leuwen alla leur prendre la main et voulut bien essayer de leur faire entendre qu’en acceptant ces huit places la société était ravalée à l’état des Trois-cents de M. de Villèle.

— Paris est un pays dangereux. Tous les petits journaux, dans huit jours, auraient été acharnés après vos noms.

À ces mots, les deux opposants frémirent.

« Le moins épais, se dit l’inexorable Leuwen, aurait bien pu fournir des articles. »

Et la paix fut faite.

Le roi faisait souvent inviter à dîner M. Leuwen et après dîner le tenait une demi-heure ou trois quarts d’heure dans l’embrasure d’une fenêtre.

« Ma réputation d’esprit est enterrée si je ménage les ministres. » Et il affectait de se moquer sans retenue de quelqu’un de ces messieurs, le lendemain de chaque dîner au Château. Le roi lui en parla.

— Sire, j’ai supplié Votre Majesté de me laisser carte blanche à cet égard. Je ne pourrai accorder quelque trêve qu’aux successeurs de ceux-ci. Ce ministère manque d’esprit, or, c’est ce que dans des temps tranquilles Paris ne peut pas pardonner. Il faut aux bonnes têtes de ce pays du prestige, comme Bonaparte revenant d’Égypte, ou de l’esprit. (À ce nom redouté, le roi fit la mine d’une jeune femme nerveuse devant laquelle on a nommé le bourreau.)

Peu de jours après cette conversation avec le roi, il vint une affaire à la Chambre à l’énoncé de laquelle tous les yeux cherchèrent M. Leuwen. Madame Destrois, ex-directrice de la poste aux lettres à Torville, se plaignait d’avoir été destituée comme accusée et convaincue d’une infidélité qu’elle n’avait pas commise. Elle voulait, en faisant une pétition, justifier son caractère. Quant à avoir justice, elle n’y songerait pas tant que M. Bardoux aurait la confiance du roi. La pétition était piquante, toujours sur le bord de l’insolence, mais point insolente ; on l’eut dite rédigée par feu M. de Martignac.

M. Leuwen parla trois fois, et à la seconde fut littéralement couvert d’applaudissements. Ce jour-là, l’ordre du jour demandé à deux genoux par M. le comte de Vaize fut obtenu à la majorité de deux voix, et encore par assis et levés, la majorité du ministre avait été de quinze ou vingt voix. M. Leuwen dit à ses voisins, formant groupe autour de lui, comme à l’ordinaire :

— M. de Vaize change les habitudes des gens timides : ordinairement on se lève pour la justice et l’on vote pour le ministère. Moi, j’ouvre une souscription en faveur de la veuve Destrois, ex-directrice de poste et qui sera toujours ex, et je m’inscris pour trois mille francs.

Autant M. Leuwen était tranchant avec les ministres, autant il était attentif à être le très humble serviteur de sa Légion du Midi. Il n’invitait à dîner chez lui que ses vingt-huit députés ; s’il eût voulu, son parti personnel, car ses opinions étaient fort accommodantes, se fût élevé à cinquante ou soixante.

« Les ministres donneraient bien les cent mille francs qu’ils ont envoyés trop tard à mon fils pour scinder ma bonne petite troupe. »

Assez ordinairement il avait tous ces messieurs à dîner le lundi pour convenir du plan de la campagne parlementaire pendant la semaine.

— Lequel de vous, messieurs, aurait pour agréable de dîner au Château ?

À ce mot, ces bons députés le virent ministre. Ces messieurs convinrent que M. Chapeau, l’un d’entre eux, devait avoir cet honneur le premier, et que plus tard, avant la fin de la session, on solliciterait le même honneur pour M. Cambray.

— J’ajouterai à ces noms ceux de MM. Lamorte et Debrée, qui ont voulu nous quitter.

Ces messieurs bredouillèrent et firent des excuses.

M. Leuwen alla solliciter l’aide de camp de service de Sa Majesté, et moins de quinze jours après ces quatre députés, plus obscurs qu’aucun de la Chambre, furent engagés à dîner chez le roi. M. Cambray fut tellement comblé de cette faveur inespérée qu’il tomba malade et ne put en profiter.

Le lendemain du dîner chez le roi, M. Leuwen pensa qu’il devait profiter de la faiblesse de ces bonnes gens, auxquels l’esprit seul manquait pour être méchants.

— Messieurs, leur dit-il, si Sa Majesté m’accordait une croix, lequel de vous devrait être l’heureux chevalier ?

Ces messieurs demandèrent huit jours pour se concerter, mais ils ne purent tomber d’accord. On alla au scrutin après dîner, suivant un usage que M. Leuwen laissait exprès tomber un peu en désuétude. On était vingt-sept. M. Cambray, malade et absent, eut treize voix, M. Lamorte quatorze, y compris celle de M. Leuwen. M. Lamorte fut désigné.

Il n’y avait pas la moindre apparence qu’il pût obtenir une croix. « Mais, pensa-t-il, cette idée les empêchera de se révolter. »

M. Leuwen allait assez régulièrement chez le maréchal N…, depuis que ce ministre avait nommé Lucien lieutenant. Le maréchal lui témoignait beaucoup de bienveillance, et ces messieurs finirent par se voir trois fois la semaine. Le maréchal finit par lui faire entendre, mais de façon à ne pas s’attirer de réponse, que si le ministère tombait et que lui maréchal fût chargé d’en former un autre, il ne se séparerait pas de M. Leuwen. M. Leuwen fut très reconnaissant, mais évita soigneusement de prendre un engagement analogue.

Depuis longtemps, M. Leuwen avait osé avouer ses lueurs d’ambition à madame Leuwen.

— Je commence à songer sérieusement à tout ceci. Le succès est venu me chercher ; moi être éloquent, comme [disent] les journalistes amis, cela me paraît plaisant : je parle à la Chambre comme dans un salon. Mais [si] ce ministère, qui ne bat plus que d’une aile, vient à tomber, je ne saurai plus que dire, car enfin je n’ai d’opinion sur rien, et certainement, à mon âge, je n’irai pas étudier pour m’en former une.

— Mais, mon père, vous possédez parfaitement les questions de finances ; vous comprenez le budget avec tous ses leurres, et il n’y a pas cinquante députés qui sachent exactement comment le budget ment, et ces cinquante députés sont achetés avec soin et avant tous les autres. Avant-hier, vous avez fait frémir M. le ministre des Finances dans la question du monopole des tabacs. Vous avez tiré un parti prodigieux de la lettre du préfet Noireau, qui refuse la culture à un homme qui pense mal.

— Ceci n’est que du sarcasme. Un peu fait bien, mais toujours du sarcasme finira par révolter la minorité stupide de la Chambre, qui au fond ne comprend rien à rien, et est presque la majorité. Mon éloquence et ma réputation sont comme une omelette soufflée ; un ouvrier grossier trouve que c’est viande creuse.

— Vous connaissez parfaitement les hommes en général, et surtout tout ce qui a paru dans les affaires à Paris depuis le consulat de Napoléon en 1800, cela est immense.

— La Gazette vous appelle le Maurepas de cette époque, dit madame Leuwen. Je voudrais bien avoir sur vous le crédit que madame de Maurepas avait sur son mari. Amusez-vous, mon ami, mais, de grâce, ne vous faites pas ministre, vous en mourriez. Vous parlez déjà beaucoup trop ; j’ai mal à votre poitrine.

— Il y a un autre inconvénient à être ministre : je me ruinerais. La perte de ce pauvre Van Peters se fait vivement sentir. Nous avons été pincés dernièrement dans deux banqueroutes d’Amsterdam, uniquement parce que depuis qu’il nous manque je ne suis pas allé en Hollande. Cette maudite Chambre en est la cause, et le maudit Lucien que voilà est la cause première de tous mes embarras. D’abord, il m’a enlevé la moitié de votre cœur. Ensuite, il devrait connaître le prix de l’argent et être à la tête de ma maison de banque. A-t-on jamais vu un homme né riche qui ne songe pas à doubler sa fortune ? Il mériterait d’être pauvre. Ses aventures de Caen lors de la nomination de M. Mairobert m’ont piqué. Sans la sotte réception que lui fit le de Vaize, je n’aurais songé à me faire une position à la Chambre. J’ai pris goût à ce jeu. Maintenant, je vais avoir une bien autre part à la chute de ce ministère, s’il tombe toutefois, que je n’en ai eu à sa formation.

« Mais une objection terrible se présente : que puis-je demander ? Si je ne prends rien de substantiel, au bout de deux mois le ministère que j’aurai aidé à naître se moque de moi, et je suis dans une position ridicule. Me faire receveur général, cela ne signifie rien pour moi comme argent et d’ailleurs c’est un avantage trop subalterne pour ma position actuelle à la Chambre. Faire Lucien préfet malgré lui, c’est ménager à celui de mes amis qui sera ministre de l’Intérieur le moyen de me jeter dans la boue en le destituant, ce qui arriverait avant trois mois.

— Mais ne serait-ce pas un beau rôle que de faire le bien et de ne rien prendre ? dit madame Leuwen.

— C’est ce que notre public ne croira jamais. M. de Lafayette a joué ce rôle pendant quarante ans, et a toujours été sur le point d’être ridicule. Ce peuple-ci est trop gangrené pour comprendre ces choses-là. Pour les trois quarts des gens de Paris, M. de Lafayette eût été un homme admirable s’il eût volé quatre millions. Si je refusais le ministère et montais ma maison de façon à dépenser cent mille écus par an, tout en achetant des terres (ce qui montrerait que je ne me ruine pas), on ajouterait foi à mon génie, et je garderais la supériorité sur tous ces demi-fripons qui vont se disputer le ministère.

Si tu ne me résous pas cette question-ci : Que puis-je prendre ? dit-il à son fils en riant, je te regarde comme un être sans imagination et je n’ai d’autre parti à suivre que de jouer la petite santé et d’aller passer trois mois en Italie pour laisser faire un ministère sans moi. Au retour, je me trouverai bien effacé, mais je ne serai pas ridicule.

En attendant que je trouve les moyens d’user de cette faveur combinée du roi et de la Chambre qui fait de moi l’un des représentants de la haute banque, il faut constater cette faveur et l’augmenter.

J’ai à vous demander une grande corvée, ma chère amie, ajouta-t-il en s’adressant plus particulièrement à sa femme ; il s’agirait de donner deux bals. Si le premier n’est pas well attended, nous nous dispenserons du second, mais je suppose qu’au second nous aurons toute la France, comme on disait dans ma jeunesse.

Les deux bals eurent lieu et avec un immense succès, ils furent pleinement favorisés par la mode. Le maréchal vint au premier, où la Chambre des députés afflua en masse, l’on peut dire ; le prince ne manqua pas ; mais, ce qui fut plus réel, le ministre de la Guerre affecta de prendre à part M. Leuwen pendant vingt minutes au moins ; ce qu’il y avait de singulier, c’est que pendant cet aparté, qui faisait ouvrir de grands yeux aux cent quatre-vingts députés présents, le maréchal avait réellement parlé d’affaires à M. Leuwen.

— Je suis bien embarrassé d’une chose, avait dit le ministre de la Guerre. En choses raisonnables, que trouveriez-vous à faire pour monsieur votre fils ! Le voulez-vous préfet ! Rien de si simple. Le voudriez-vous secrétaire d’ambassade ? Il y a une hiérarchie gênante. Je le ferais second, et dans trois mois premier.

Dans trois mois ?, dit M. Leuwen avec un air naturellement dubitatif et bien loin d’être exagéré.

Malgré cet air le maréchal eût pris ce mot pour une insolence dans tout autre. À M. Leuwen il répondit de l’air de la plus grande bonne foi et d’un embarras réel :

— Voilà une difficulté. Donnez-moi un moyen de la lever.

M. Leuwen, ne trouvant rien à répondre, se rejeta dans la reconnaissance, dans l’amitié la plus réelle, la plus simple, la plus…[6].

Ces deux plus grands trompeurs de Paris étaient sincères. Ce fut la réflexion de madame Leuwen quand M. Leuwen lui répéta le dialogue de son aparté avec le maréchal.

Au second bal, tous les ministres furent obligés de paraître. La pauvre petite madame de Vaize pleura presque en disant à Lucien :

— Aux bals de la saison prochaine, c’est vous qui serez ministres, et c’est moi qui viendrai chez vous.

— Je ne vous serai pas plus dévoué alors qu’aujourd’hui, parce que c’est impossible. Mais qui serait ministre dans cette maison ? Ce n’est pas moi, ce serait encore moins mon père, s’il est possible.

— Vous n’en êtes que plus méchants : vous nous renversez, et ne savez que mettre à la place. Tout cela parce que M. de Vaize ne vous a pas fait assez la cour à vous, monsieur, quand vous reveniez de Caen.

— Je suis désolé de votre chagrin. Que ne puis-je vous consoler en vous donnant mon cœur ! Mais vous savez bien qu’il est vôtre depuis longtemps, ce qui fut dit avec assez de sérieux pour n’être pas une impertinence.

La pauvre petite madame de Vaize n’avait pas assez d’esprit pour voir la réponse à faire, et était encore bien plus loin d’avoir assez d’esprit pour faire cette réponse. Elle se contenta de la sentir confusément. C’était à peu près :

« Si j’étais parfaitement sûre que vous m’aimez, si j’avais pu prendre sur moi d’accepter votre hommage, le bonheur d’être à vous serait peut-être la seule consolation possible au malheur de perdre le ministère. »

« Voilà encore un des malheurs de ce ministère que mon père côtoie. Il ne fut point un bonheur pour cette pauvre petite femme quand M. de Vaize y arriva. Le seul sentiment qu’il produisit probablement chez elle, autant que j’ai pu en juger, fut l’embarras, la crainte, etc., et voilà qu’elle va être au désespoir de le perdre, si elle le perd. C’est une âme qui ne demande qu’un prétexte pour être triste. Si le de Vaize est chassé, elle prendra peut-être le parti d’être triste pendant dix ans. Au bout de ces dix ans, elle sera au commencement de l’âge mûr, et si elle ne trouve pas un prêtre pour s’occuper d’elle exclusivement sous prétexte de diriger sa conscience, elle est ennuyée et malheureuse jusqu’à la mort. Il n’est aucune beauté, aucune élégance de manières qui puisse faire passer sur un caractère aussi ennuyeux. Requiescat in pace. Je serais bien attrapé si elle me prenait au mot et me donnait son cœur. Les temps sont maussades et tristes ; sous Louis XIV, j’eusse été galant et aimable auprès d’une telle femme, j’eusse essayé du moins. En ce XIXe siècle, je suis platement sentimental, c’est pour elle la seule consolation en mon pouvoir. »

Si nous écrivions des Mémoires de Walpole, ou tout autre livre de ce genre également au-dessus de notre génie, nous continuerions à donner l’histoire anecdotique de sept demi-coquins, dont deux ou trois adroits et un ou deux beaux parleurs, remplacés par le même nombre de fripons. Un pauvre honnête homme qui, au ministère de l’Intérieur, se fût occupé avec bonne foi de choses utiles eût passé pour un sot ; toute la Chambre l’eût bafoué. Il fallait faire sa fortune non pas en volant brutalement ; toutefois, avant tout, pour être estimé, il fallait mettre du foin dans ses bottes. Comme ces mœurs sont à la veille d’être remplacées par les vertus désintéressées de la république qui sauront mourir comme Robespierre, avec treize livres dix sous dans la poche, nous avons voulu en garder note.

Mais ce n’est pas même l’histoire des goûts au moyen desquels cet homme de plaisir écartait l’ennui que nous avons promise au lecteur. Ce n’est que l’histoire de son fils, être fort simple qui, malgré lui, fut jeté dans des embarras par cette chute de ministres, autant du moins que son caractère sérieux le lui permit.

Lucien avait un grand remords à propos de son père. Il n’avait pas d’amitié pour lui, c’est ce qu’il se reprochait souvent sinon comme un crime, du moins comme un manquement de cœur. Lucien se disait, quand les affaires dont il était accablé lui permettaient de réfléchir un peu :

« Quelle reconnaissance ne dois-je pas à mon père ? Je suis le motif de presque toutes ses actions ; il est vrai qu’il veut conduire ma vie à sa manière. Mais au lieu d’ordonner, il me persuade. Combien ne dois-je pas être attentif sur moi ! »

Il avait une honte intime et profonde à s’avouer, mais enfin il fallait bien qu’il s’avouât, qu’il manquait de tendresse pour son père. C’était un tourment pour lui, et un malheur presque plus âpre que ce qu’il appelait, dans ses jours de noir, avoir été trahi par madame de Chasteller.

Le véritable caractère de Lucien ne paraissait point encore. Cela est drôle à vingt-quatre ans. Sous un extérieur qui avait quelque chose de singulier et de parfaitement noble, ce caractère était naturellement gai et insouciant. Tel il avait été pendant deux ans après avoir été chassé de l’École, mais cette gaieté souffrait actuellement une éclipse totale depuis l’aventure de Nancy. Son esprit admirait la vivacité et les grâces de mademoiselle Raimonde, mais il ne pensait à elle que lorsqu’il voulait tuer la partie la plus noble de son âme.

Dans cette crise ministérielle vint se joindre à ce sujet de tristesse le remords cuisant de ne pas avoir d’amitié ou de tendresse pour son père. Le chasme[7] entre ces deux êtres était trop profond. Tout ce qui, à tort ou à raison, paraissait sublime, généreux, tendre à Lucien, toutes les choses desquelles il pensait qu’il était noble de mourir pour elles, ou beau de vivre avec elles, étaient des sujets de bonne plaisanterie pour son père et une duperie à ses yeux. Ils n’étaient peut-être d’accord que sur un seul sentiment : l’amitié intime consolidée par trente ans d’épreuves. À la vérité, M. Leuwen était d’une politesse exquise et qui allait presque jusqu’au sublime et à la reproduction de la réalité pour les faiblesses de son fils ; mais, ce fils avait assez de tact pour le deviner, c’était le sublime de l’esprit, de la finesse, de l’art d’être poli, délicat, parfait.


CHAPITRE LXI


Tout le monde voyait de plus en plus que M. Leuwen allait représenter la Bourse et les intérêts d’argent dans la crise ministérielle que tous les yeux voyaient s’élever rapidement à l’horizon et s’avancer. Les disputes entre le maréchal ministre de la Guerre et ses collègues devenaient journalières et l’on peut dire violentes. Mais ce détail se trouvera dans tous les mémoires contemporains et nous écarterait trop de notre sujet. Il nous suffira de dire qu’à la Chambre M. Leuwen était plus entouré que les ministres actuels.

L’embarras de M. Leuwen croissait de jour en jour. Tandis que tout le monde enviait sa façon d’être, son existence à la Chambre, dont il était fort content aussi, il voyait clairement l’impossibilité de la faire durer. Tandis que les députés instruits, les gros bonnets de la banque, les diplomates en petit nombre qui connaissent le pays où ils sont, admiraient la facilité et l’air de désoccupation avec lequel M. Leuwen conduisait et ménageait le grand changement de personnes à la tête duquel il s’était placé, cet homme d’esprit était au désespoir de ne point avoir de projet.

— Je retarde tout, disait-il à sa femme et à son fils, je fais dire au maréchal qu’il pourrait bien amener une enquête sur les quatre ou cinq millions d’appointements qu’il se donne, j’empêche le de Vaize, qui est hors de lui, de faire des folies, je fais dire à ce gros ministre des Finances que nous ne dévoilerons que quelques-unes des moindres bourdes de son budget, etc., etc. Mais au milieu de tous ces retards il ne me vient pas une idée. Qui est-ce qui me fera la charité d’une idée ?

— Vous ne pouvez pas prendre votre glace, et vous avez peur qu’elle ne se fonde, dit madame Leuwen. Quelle situation pour un gourmand !

— Et je meurs de peur de regretter ma glace quand elle sera fondue.

Ces conversations se renouvelaient tous les soirs autour de la petite table où madame Leuwen prenait son lichen.

Toute l’attention de M. Leuwen était appliquée maintenant à retarder la chute du ministère. Ce fut dans ce sens qu’il dirigea les trois ou quatre dernières conversations avec un grand personnage. Il ne pouvait pas être ministre, il ne savait qui porter au ministère, et si un ministère était fait sans lui, il perdait sa position.

Depuis deux mois, M. Leuwen était extraordinairement ennuyé par M. Grandet qui, à bon compte, s’était mis à se souvenir tendrement qu’ils avaient autrefois travaillé ensemble chez M. Perregaux. M. Grandet lui faisait la cour et semblait ne pas pouvoir vivre sans le père ou le fils.

— Ce fat-là voudrait être receveur général à Paris ou à Rouen, ou vise-t-il à la pairie ?

— Non, il veut être ministre.

— Ministre, lui ? Grand Dieu ! répondit M. Leuwen en éclatant de rire. Mais ses chefs de division se moqueraient de lui !

— Mais il a cette importance épaisse et sotte qui plaît tant à la Chambre des députés. Au fond, ces messieurs abhorrent l’esprit. Ce qui leur déplaisait en MM. Guizot et Thiers, qu’était-ce, sinon l’esprit ? Au fond, ils n’admettent l’esprit que comme mal nécessaire. C’est l’effet de l’éducation de l’Empire et des injures que Napoléon adressa à l’idéologie de M. Tracy à son retour de Moscou.

— Je croyais que la Chambre ne voudrait pas descendre plus bas que le comte de Vaize. Ce grand homme a juste le degré de grossièreté et d’esprit cauteleux à la Villèle pour être de plain-pied et à deux de jeu avec l’immense majorité de la Chambre. Mais ce M. Grandet, tellement plat, tellement grossier, le supporteront-ils ?

— La vivacité et la délicatesse de l’esprit seraient un défaut certainement mortel pour un ministre, la Chambre de gens de l’ancien régime à laquelle M. de Martignac avait affaire eut bien de la peine à lui pardonner un joli petit esprit de vaudeville, qu’eût-ce été s’il eût joint à ce défaut cette délicatesse qui choque tant les marchands épiciers et les gens à argent ? S’il doit y avoir excès, l’excès de grossièreté est bien moins dangereux ; on peut toujours y remédier.

— Mais ce Grandet ne conçoit pas d’autre vertu que de s’exposer au feu d’un pistolet ou d’une barricade d’insurgés. Dès que, dans une affaire quelconque, un homme ne se rendra pas à un bénéfice d’argent, à une place dans sa famille ou à quelques croix, il criera à l’hypocrisie. Il dit qu’il n’a jamais vu que trois dupes en France : MM. de Lafayette, Dupont de l’Eure et Dupont de Nemours qui entendait le langage des oiseaux. S’il avait encore quelque esprit, quelque instruction, quelque vivacité pour ferrailler agréablement dans la conversation, il pourrait faire quelque illusion ; mais le moins clairvoyant aperçoit tout de suite le marchand de gingembre enrichi qui veut se faire duc.

C’était un homme bien autrement commun encore que M. de Vaize.

— M. le comte de Vaize est un Voltaire pour l’esprit et un Jean-Jacques pour le sentiment romanesque, si on le compare à Grandet.

C’était un homme qui, comme le M. de Castries du siècle de Louis XVI, ne concevait pas que l’on pût tant parler d’un d’Alembert ou d’un Diderot, gens sans voiture. De telles idées étaient de bon ton en 1780, elles sont aujourd’hui au-dessous d’une gazette légitimiste de province et elles compromettent le parti.

Depuis le grand succès que son second discours à la Chambre avait procuré à M. Leuwen, Lucien remarqua qu’il était un tout autre personnage dans le salon de madame Grandet. Il tâchait de profiter de cette nouvelle fortune et parlait de son amour, mais au milieu de toutes les recherches du luxe le plus cher, Lucien n’apercevait que le génie de l’ébéniste ou du tapissier. La délicatesse de ces artisans ne lui faisait voir que plus clairement les traits moins délicats du caractère de madame Grandet. Il était poursuivi par une image funeste qu’il faisait de vains efforts pour éloigner : la femme d’un marchand mercier qui vient de gagner le gros lot à une de ces loteries de Vienne que les banquiers de Francfort se donnent tant de peine pour faire connaître.

Madame Grandet n’était point ce qu’on appelle une sotte, et s’apercevait fort bien de ce peu de succès.

— Vous prétendez avoir pour moi un sentiment invincible, lui dit-elle un jour avec humeur, et vous n’avez pas même ce plaisir à voir les gens qui précède l’amitié !

« Grand Dieu ! Quelle vérité funeste ! se dit Lucien. Est-ce qu’elle va avoir de l’esprit à mes dépens ? »

Il se hâta de répondre :

— Je suis d’un caractère timide, enclin à la mélancolie et ce malheur est aggravé par celui d’aimer profondément une femme parfaite et qui ne sent rien pour moi.

Jamais il n’avait eu plus grand tort de faire de telles plaintes : c’était désormais madame Grandet qui faisait pour ainsi dire la cour à Lucien. Celui-ci semblait profiter de cette position, mais il y avait cela de cruel qu’il semblait s’en prévaloir surtout quand il y avait beaucoup de monde. S’il trouvait madame Grandet environnée seulement par ses complaisants habituels, il faisait des efforts incroyables pour ne pas les mépriser.

« Ont-ils tort de sentir la vie d’une façon opposée à la mienne ? Ils ont la majorité pour eux ! »

Mais, en dépit de ces raisonnements fort justes, peu à peu il devenait froid, silencieux, sans intérêt pour rien.

« Comment parler de la vraie vertu, de la gloire, du beau, devant des sots qui comprennent tout de travers et cherchent à salir par de bonnes plaisanteries tout ce qui est délicat ? »

Quelquefois, à son insu, ce dégoût profond le servait et rachetait les mouvements qu’il avait encore quelquefois et que la société de Nancy avait fortifiés en lui au lieu de les corriger.

« Voilà bien l’homme de bon ton, se disait madame Grandet en le voyant debout devant sa cheminée, tourné vers elle et ne regardant rien. Quelle perfection pour un homme dont le grand-père peut-être n’avait pas de carrosse ! Quel dommage qu’il ne porte pas un nom historique ! Les moments vifs qui forment une sorte de tache dans ses manières seraient de l’héroïsme. Quel dommage qu’il n’arrive pas quelqu’un dans le salon pour jouir de la haute perfection de ses manières !… »

Elle ajoutait cependant :

« Ma présence devrait le tirer de cet état normal de l’homme comme il faut, et il semble que c’est surtout quand il est seul avec moi… et avec ces messieurs (madame Grandet eût presque dit en se parlant à soi-même : « avec ma suite » ) qu’il étale le plus de désintérêt et de politesse… S’il ne montrait jamais de chaleur pour rien, disait madame Grandet, je ne me plaindrais pas. »

Il est vrai que Lucien, désolé de s’ennuyer autant dans la société d’une femme qu’il devait adorer, eût été encore plus désolé que cet état de son âme parût ; et, comme il supposait ces gens-là très attentifs aux procédés personnels, il redoublait de politesse et d’attentions agréables à leur égard.

Pendant ce temps, la position de Lucien, secrétaire intime d’un ministre turlupiné par son père, était devenue fort délicate. Comme par un accord tacite, M. de Vaize et Lucien ne se parlaient presque plus que pour s’adresser des choses polies ; un garçon de bureau portait les papiers d’un bureau à l’autre. Pour marquer confiance à Lucien, le comte de Vaize l’accablait pour ainsi dire des grandes affaires du ministère.

« Croit-il pouvoir me faire crier grâce ? » pensait Lucien, et il travailla au moins autant que trois chefs de bureau. Il était souvent à son bureau dès sept heures du matin, et bien des fois pendant le dîner faisait faire des copies dans le comptoir de son père, et retournait le soir au ministère pour les faire placer sur la table de Son Excellence. Au fond, l’excellence recevait avec toute l’humeur possible ces preuves de ce qu’on appelle dans les bureaux du talent.

— Ceci est plus hébétant au fond, disait [Lucien] à Coffe, que de calculer le chiffre d’un logarithme qu’on veut pousser à quatorze décimales.

— M. Leuwen et son fils, disait M. de Vaize à sa femme, veulent apparemment me prouver que j’ai mal fait de ne pas lui offrir une préfecture à son retour de Caen. Que peut-il demander ? Il a eu son grade et sa croix, comme je le lui avais promis s’il réussissait, et il n’a pas réussi.

Madame de Vaize faisait appeler Lucien trois ou quatre fois la semaine, et lui volait un temps précieux pour ses paperasses.

Madame Grandet trouvait aussi des prétextes fréquents pour le voir dans la journée ; et, par amitié et reconnaissance pour son père, Lucien cherchait à profiter de ces occasions pour se donner les apparences d’un amour vrai. Il supputait qu’il voyait madame Grandet au moins douze fois la semaine.

« Si le public s’occupe de moi, il doit me croire bien épris et je suis à jamais lavé du soupçon de saint-simonisme. »

Pour plaire à madame Grandet, il marquait parmi les jeunes gens de Paris qui mettent le plus de soin à leur toilette[8].

— Tu as tort de te rajeunir, lui disait son père. Si tu avais trente-six ans, ou du moins la mine revêche d’un doctrinaire, je pourrais te donner la position que je voudrais.

Tout cet ensemble de choses durait depuis six semaines, et Lucien se consolait en voyant que cela ne pouvait guère durer six semaines encore, quand, un beau jour, madame Grandet écrivit à M. Leuwen pour lui demander une heure de conversation le lendemain, à dix heures, chez madame de Thémines.

« On me traite déjà en ministre, ô position favorable ! » dit M. Leuwen.

Le lendemain, madame Grandet commença par des protestations infinies. Pendant ces circonlocutions bien longues, M. Leuwen restait grave et impassible.

« Il faut bien être ministre, pensait-il, puisqu’on me demande des audiences ! »

Enfin, madame Grandet passa aux louanges de sa propre sincérité… M. Leuwen comptait les minutes à la pendule de la cheminée.

« Surtout, et avant tout, il faut me taire ; pas la moindre plaisanterie sur cette jeune femme si fraîche, si jeune, et déjà si ambitieuse. Mais que veut-elle ? Après tout, cette femme manque de tact, elle devrait s’apercevoir que je m’ennuie… Elle a l’habitude de façons plus nobles, mais moins de véritable esprit, qu’une de nos demoiselles de l’Opéra. »

Mais il ne s’ennuya plus quand madame Grandet lui demanda tout ouvertement un ministère pour M. Grandet.

— Le roi aime beaucoup M. Grandet, ajoutait-elle, et sera fort content de le voir arriver aux grandes affaires. Nous avons de cette bienveillance du Château des preuves que je vous détaillerai si vous le souhaitez et m’en accordez le loisir.

À ces mots, M. Leuwen prit un air extrêmement froid. La scène commençait à l’amuser, il valait la peine de jouer la comédie. Madame Grandet, alarmée et presque déconcertée, malgré la ténacité de son esprit qui ne s’effarouchait pas pour peu de chose, se mit à parler de l’amitié de lui, Leuwen, pour elle…

À ces phrases d’amitié qui demandaient un signe d’assentiment, M. Leuwen restait silencieux et presque absorbé, madame Grandet vit que sa tentative échouait.

« J’aurai gâté nos affaires », se dit-elle. Cette idée la prépara aux partis extrêmes et augmenta son degré d’esprit.

Sa position empirait rapidement : M. Leuwen était loin d’être pour elle le même homme qu’au commencement de l’entrevue. D’abord, elle fut inquiète, puis effrayée. Cette expression lui allait bien et lui donnait de la physionomie. M. Leuwen fortifia cette peur.

La chose en vint au point de gravité que madame Grandet prit le parti de lui demander ce qu’il pouvait avoir contre elle. M. Leuwen, qui depuis trois quarts d’heure gardait un silence presque morne, de mauvais présage[9], avait toutes les peines du monde en ce moment à ne pas éclater de rire.

« Si je ris, pensait-il, elle voit l’abomination de ce que je vais lui dire, et tout l’ennui qui m’assomme depuis une heure est perdu. Je manque l’occasion d’avoir le vrai tirant d’eau de cette vertu célèbre. »

Enfin, comme par grâce, M. Leuwen, qui était devenu d’une politesse désespérante, commença à laisser entrevoir que bientôt peut-être il daignerait s’expliquer. Il demanda des pardons infinis de la communication qu’il avait à faire, et puis du mot cruel qu’il serait forcé d’employer. Il s’amusa à promener la terreur de madame Grandet sur les choses les plus terribles.

« Après tout, elle n’a pas de caractère, et ce pauvre Lucien aura là une ennuyeuse maîtresse, s’il l’a. Ces beautés célèbres sont admirables pour la décoration, pour l’apparence extérieure, et voilà tout. Il faut la voir dans un salon magnifique, au milieu de vingt diplomates garnis de leurs crachats, croix, rubans. Je serais curieux de savoir si, après tout, sa madame de Chasteller vaut mieux que cela. Pour la beauté physique, si j’ose ainsi parler, la magnificence de la pose, la beauté réelle de ces bras charmants, c’est impossible. D’un autre côté, il est parfaitement exact que, quoique j’aie le plaisir de me moquer un peu d’elle, elle m’ennuie, ou du moins je compte les minutes à la pendule. Si elle avait le caractère que sa beauté semble annoncer, elle eût dû me couper la parole vingt fois et me mettre au pied du mur. Elle se laisse traiter comme un conscrit qu’on mène battre en duel. »

Enfin, après plusieurs minutes de propositions directes qui portèrent au plus haut point l’anxiété pénible de madame Grandet, M. Leuwen prononça ces mots d’une voix basse et profondément émue :

— Je vous avouerai, madame, que je ne puis vous aimer, car vous serez cause que mon fils mourra de la poitrine.

« Ma voix m’a bien servi, pensa M. Leuwen. Cela est juste de ton et expressif. »

Mais M. Leuwen n’était pas fait, après tout, pour être un grand politique auprès de personnages graves. L’ennui lui donnait de l’humeur, et il n’était pas sûr de pouvoir résister à la tentation de se distraire par une sortie plaisante ou insolente.

Après ce grand mot prononcé, M. Leuwen se sentit saisi d’un tel besoin d’éclater de rire qu’il s’enfuit[10].

Madame Grandet, après avoir remis le verrou à la porte, resta immobile près d’une heure sur son fauteuil. Son air était pensif, elle avait les yeux tout à fait ouverts, comme la Phèdre de M. Guérin au Luxembourg. Jamais ambitieux tourmenté par dix ans d’attente n’a désiré le ministère comme elle le souhaitait en ce moment.

« Quel rôle à jouer que celui de madame Roland au milieu de cette société qui se décompose ! Je ferai toutes les circulaires de mon mari, car il n’a pas de style.

« Je ne puis arriver à une belle position sans une passion grande et malheureuse, dont l’homme le plus distingué du faubourg Saint-Germain serait la victime. Ce fanal embrasé m’élèverait bien haut. Mais je puis vieillir dans ma position actuelle sans que je voie cet événement devenir un peu probable, tandis que les gens de cette sorte, non pas à la vérité de la nuance la plus noble, mais d’une couleur encore fort satisfaisante, [fort suffisante], m’environneront dès que M. Grandet sera ministre… madame de Vaize n’est qu’une petite sotte, et elle en regorge. Les gens sages en reviennent toujours au maître du budget. »

Les raisons se présentaient en foule à l’esprit de madame Grandet pour la confirmer dans le sentiment du bonheur d’être ministre[11]. Or, c’est ce qui n’était point en question. Ce n’étaient pas précisément ces pensées-là qui enflammaient la grande âme de madame Roland à la veille du ministère de son mari. Mais c’est ainsi que notre siècle imite les grands hommes de 93, c’est ainsi que M. de Polignac a eu du caractère ; on copie le fait matériel : être ministre, faire un coup d’État, faire une journée, un 4 prairial, un 10 août, un 18 fructidor ; mais les moyens de succès, mais les motifs d’action, on ne creuse pas si avant.

Mais quand il s’agissait du prix par lequel il fallait acheter tous ces avantages, l’imagination de madame Grandet le désertait, elle n’y voulait pas penser : son esprit était aride. Elle ne voulait pas y consentir ouvertement, mais bien moins encore s’y refuser, elle avait besoin d’une discussion oiseuse et longue pour y accoutumer son imagination. Son âme enflammée d’ambition n’avait plus d’attention à donner à cette condition désagréable, mais d’un intérêt secondaire. Elle sentait qu’elle allait avoir des remords, non pas de religion, mais de noblesse.

« Est-ce qu’une grande dame, une duchesse de Longueville, une madame de Chevreuse, eussent donné aussi peu d’attention à la condition désagréable ? » se répétait-elle à la hâte. Et elle ne se répondait pas, tant elle pensait peu à ce qu’elle se demandait, toute absorbée qu’elle était dans la contemplation du ministère. « Combien me faudra-t-il de valets de pied ? Combien de chevaux ? »

Cette femme d’une si célèbre vertu avait si peu d’attention au service de l’habitude de l’âme nommée pudeur, qu’elle oubliait de répondre aux questions qu’elle se faisait à cet égard et, il faut l’avouer, presque pour la forme. Enfin, après avoir joui pendant trois grands quarts d’heure de son futur ministère, elle prêta quelque attention à la demande qu’elle se répétait pour la cinq ou sixième fois :

« Mesdames de Chevreuse ou de Longueville y eussent-elles consenti ! — Sans doute, elles y eussent consenti, ces grandes dames. Ce qui les place au-dessous de moi sous le rapport moral, c’est qu’elles consentaient à ces sortes de démarches par une sorte de demi-passion, quand encore ce n’était pas par suite d’un penchant moins noble. [Plus physique.] Elles pouvaient être séduites, moi je ne puis l’être. (Et elle s’admira beaucoup[12].) Dans cette démarche, il n’y a que de la haute sagesse, de la prudence ; je n’y attache certes l’idée d’aucun plaisir. »

Après s’être sinon rassérénée tout à fait, du moins bien rassurée de ce côté féminin, madame Grandet s’abandonna de nouveau à la douce contemplation des suites probables du ministère pour sa position dans le monde…

« Un nom qui a passé par le ministère est célèbre à jamais. Des milliers de Français ne connaissent des gens qui forment la première classe de la nation que les noms qui ont été ministres. »

L’imagination de madame Grandet pénétrait dans l’avenir. Elle peuplait sa jeunesse des événements les plus flatteurs.

« Être toujours juste, toujours bonne avec dignité, et avec tout le monde, multiplier mes rapports de toutes sortes avec la société, remuer beaucoup, et avant dix ans tout Paris retentira de mon nom. Les yeux du public sont déjà accoutumés, il y a du temps, à mon hôtel et à mes fêtes. Enfin, une vieillesse comme celle de madame Récamier, et probablement avec plus de fortune. »

Elle ne se demanda qu’un instant, et pour la forme :

« Mais M. Leuwen aura-t-il assez d’influence pour donner un portefeuille à M. Grandet ? Mais, une fois que j’aurai payé le prix convenu, ne se moquera-t-il point de moi ! Sans doute il faut examiner cela, les premières conditions d’un contrat sont la possibilité de livrer la chose vendue. »

La démarche de madame Grandet était combinée avec son mari, mais elle s’abstint de rendre compte de la réponse avec la dernière exactitude. Elle entrevoyait bien qu’il n’eût pas été décidément impossible de l’amener à une façon raisonnable, et philosophique, et politique, de voir les choses, mais c’est toujours une discussion terrible, pour une femme qui se respecte. « Et, se dit-elle, il vaut bien mieux la sauter à pieds joints. »

Tout ne fut pas plaisir quand Lucien entra le soir chez elle ; elle baissa les yeux d’embarras. Sa conscience lui disait :

« Voilà l’être par lequel je puis être la femme du ministre de l’Intérieur. »

Lucien, qui n’était point dans la confidence de la démarche faite par son père, remarqua bien quelque chose de moins guindé et de plus naturel, et ensuite quelques lueurs de plus d’intimité et de bonté, dans la façon d’être de madame Grandet avec lui. Il aimait mieux cette façon d’être, qui rappelait, de bien loin il est vrai, l’idée de la simplicité et du naturel, que ce que madame Grandet appelait de l’esprit brillant. Il fut beaucoup auprès d’elle ce soir-là.

Mais décidément sa présence gênait madame Grandet, car elle avait bien plus les théories que la pratique de la haute intrigue politique qui, du temps du cardinal de Retz, faisait la vie de tous les jours des Chevreuse et des Longueville. Elle congédia Lucien, mais avec un petit air d’empire et de bonne amitié qui augmenta le plaisir que celui-ci trouvait à se voir rendre sa liberté dès onze heures.

Pendant cette nuit, madame Grandet ne put presque pas dormir. Ce ne fut qu’au jour que le bonheur d’être la femme d’un ministre la laissa reposer. Elle eût été dans l’hôtel de la rue de Grenelle que ses sensations de bonheur eussent été à peine aussi violentes. C’était une femme attentive au réel de la vie.

Pendant cette nuit, elle eut cinq ou six petites contrariétés, par exemple elle calculait le nombre et le prix des livrées. Celle de M. Grandet était composée en partie de drap serin, lequel, malgré toutes ses recommandations, ne pouvait guère conserver sa fraîcheur plus d’un mois. Combien cette dépense, combien surtout cette surveillance allait être augmentée par le grand nombre d’habits nécessaires ! Elle comptait : le portier, le cocher, les valets de pied… Mais elle fut arrêtée dans son calcul, elle avait des incertitudes sur le nombre de valets de pied.

« Demain, j’irai faire une visite adroite à madame de Vaize. Il ne faudrait pas qu’elle se doutât que je viens relever l’état de sa maison ; si elle pouvait faire une anecdote de cette visite, cela serait du dernier vulgaire. Ne pas savoir quel doit être l’état de maison d’un ministre ! M. Grandet devrait savoir ces choses-là, mais il a réellement bien peu de tête ! »

Ce ne fut qu’en s’éveillant, à onze heures, que madame Grandet pensa à Leuwen ; bientôt elle sourit, elle trouva qu’elle l’aimait, qu’il lui plaisait beaucoup plus que la veille : c’était par lui que toutes ces grandeurs qui lui donnaient une nouvelle vie pouvaient lui arriver.

Le soir[13], elle rougit de plaisir à son arrivée. « Il a des façons parfaites, pensait-elle. Quel air noble ! Combien peu d’empressement ! Combien cela est différent d’un grossier député de province ! Même les plus jeunes, devant moi ils sont comme des dévots à l’église. Les laquais dans l’antichambre leur font perdre la raison[14]. »


CHAPITRE LXII


Pendant que Lucien s’étonnait, à l’hôtel Grandet, de la physionomie singulière de l’accueil qu’il recevait ce jour-là, madame Leuwen avait une grande conversation avec son mari.

— Ah ! mon ami, lui disait-elle, l’ambition vous a tourné la tête, une si bonne tête, grand Dieu ! Votre poitrine va souffrir. Et que peut l’ambition pour vous ?… Est-ce de l’argent ? Est-ce des cordons ?

Ainsi parlait madame Leuwen à son mari, lequel se défendait mal.

Notre lecteur s’étonnera peut-être qu’une femme qui, à quarante-cinq ans, était encore la meilleure amie de son mari, fût sincère avec lui. C’est qu’avec un homme d’un esprit singulier et un peu fou, comme M. Leuwen, il eût été excessivement dangereux de n’être pas parfaitement naïve. Après avoir été dupe un mois ou deux, par étourderie, par laisser-aller, un beau jour toutes les forces de cet esprit vraiment étonnant se seraient concentrées, comme le feu dans un fourneau à réverbère, sur le point à l’égard duquel on voulait le tromper ; la feinte eût été découverte, moquée, et le crédit à jamais perdu.

Par bonheur pour le bonheur des deux époux, ils pensaient tout haut en présence l’un de l’autre. Au milieu de ce monde si menteur, et dans les relations intimes plus menteuses peut-être que dans celles de société, ce parfum de sincérité parfaite avait un charme auquel le temps n’ôtait rien de sa fraîcheur.

Jamais M. Leuwen n’avait été si près de mentir que dans ce moment. Comme son succès à la Chambre ne lui avait coûté aucun travail, il ne pouvait croire à sa durée, ni presque à sa réalité. Là était l’illusion, là était le coin de folie, là était la preuve du plaisir extrême produit par ce succès et la position incroyable qu’il avait créée en trois mois. Si M. Leuwen eût porté dans cette affaire le sang-froid qui ne le quittait pas au milieu des plus grands intérêts d’argent, il se serait dit :

« Ceci est un nouvel emploi d’une force que je possède déjà depuis longtemps. C’est une machine à vapeur puissante que je ne m’étais pas encore avisé de faire fonctionner en ce sens. »

Les flots de sensations nouvelles produites par un succès si étonnant faisaient un peu perdre terre au bon sens de M. Leuwen, et c’est ce qu’il avait honte d’avouer, même à sa femme. Après des discours infinis, M. Leuwen ne put plus nier la dette.

— Eh bien ! oui, dit-il enfin, j’ai un accès d’ambition, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que je ne sais pas quoi désirer.

— La fortune frappe à votre porte, il faut prendre un parti tout de suite. Si vous ne lui ouvrez pas, elle ira frapper ailleurs.

— Les miracles du Tout-Puissant éclatent surtout quand ils opèrent sur une matière vile et inerte. Je fais Grandet ministre, ou du moins je l’essaie.

— M. Grandet ministre ! dit madame Leuwen en souriant. Mais vous êtes injuste envers Anselme ! Pourquoi ne pas songer à lui ?

(Le lecteur aura peut-être oublié qu’Anselme était le vieux et fidèle valet de chambre de M. Leuwen.)

— Tel qu’il est, répondit M. Leuwen avec ce sérieux plaisant qui lui donnait tant de plaisir[15], avec ses soixante ans, Anselme vaut mieux pour les affaires que M. Grandet. Après qu’on lui aura accordé un mois pour se guérir de son étonnement, il décidera mieux les affaires, surtout les grandes, où il faut un vrai bon sens, que M. Grandet. Mais Anselme n’a pas une femme qui soit au moment d’être la maîtresse de mon fils, mais en portant Anselme au ministère de l’Intérieur, tout le monde ne verrait pas que c’est Lucien que je fais ministre en sa personne.

— Ah ! que m’apprenez-vous ? s’écria madame Leuwen. Et le sourire qui avait accueilli l’énumération des mérites d’Anselme disparut à l’instant. Vous allez compromettre mon fils. Lucien va être la victime de cet esprit sans repos, de cette femme qui court après le bonheur comme une âme en peine et ne l’atteint jamais. Elle va le rendre malheureux et inquiet comme elle. Mais comment n’a-t-il pas été choqué par ce que ce caractère a de vulgaire ? C’est une copie continue !

— Mais c’est la plus jolie femme de Paris, ou du moins la plus brillante. Elle ne peut avoir un amant, elle si sage jusqu’ici, sans que tout Paris ne le sache, et pour peu que cet amant ait déjà un nom un peu connu dans le monde, ce choix le place au premier rang.

Après une longue discussion qui ne fut pas sans charmes pour madame Leuwen, elle finit par convenir de cette vérité. Elle se borna à soutenir que Lucien était trop jeune pour pouvoir être présenté au public, et surtout aux Chambres, comme un homme d’affaires, un homme politique.

— Il a le tort d’avoir une tournure élégante et d’être vêtu avec grâce. Mais je compte, à la première occasion, faire la leçon là-dessus à madame Grandet… Enfin, ma chère amie, je compte avoir tout à fait chassé madame de Chasteller de ce cœur-là, et, je puis vous l’avouer aujourd’hui, elle me faisait trembler.

Il faut que vous sachiez que Lucien a un travail admirable. J’ai d’admirables nouvelles de lui par le vieux Dubreuil, sous-chef de bureau depuis mon ami Crétet, il y a vingt-neuf ans de cela. Lucien expédie autant d’affaires au ministère que trois chefs de bureau. Il ne s’est laissé gâter par aucune des bêtises de la routine que les demi-sots appellent l’usage, le trantran des affaires. Lucien les décide net, avec témérité, de façon à se compromettre peut-être, mais de manière aussi à ne pas avoir à y revenir, il s’est déclaré l’ennemi du marchand de papier du ministère et veut des lettres en dix lignes. Malgré la leçon qu’il a eue à Caen, il opère toujours de cette façon hardie et ferme. Et remarquez que, comme nous en étions convenus, je ne lui ai jamais dit mon avis net sur sa conduite dans l’élection de M. Mairobert. Je l’ai bien défendue indirectement à la Chambre, mais il a pu voir dans mes phrases l’accomplissement d’un devoir de famille.

Je le ferai secrétaire général si je puis. Si l’on me refuse ce titre à cause de son âge, il sera du moins secrétaire général en effet, la place restera vacante, et sous le nom de secrétaire intime il en fera les fonctions. Il se cassera le cou en un an, ou il se fera une réputation, et je dirai niaisement :

J’ai fait pour lui rendre
Le destin plus doux
Tout ce qu’on peut attendre
D’une amitié tendre.

« Quant à moi, je tire mon épingle du jeu. On voit que j’ai fait Grandet ministre parce que mon fils n’est pas encore de calibre à le devenir. Si je n’y réussis pas, je n’ai pas de reproches à me faire : la fortune ne frappait donc pas à ma porte. Si j’emporte le Grandet, me voilà hors d’embarras pour six mois.

— M. Grandet pourra-t-il se soutenir ?

— Il y a des raisons pour, il y en a contre. Il aura les sots pour lui, il aura, je n’en doute pas, un train de maison à dépenser cent mille francs en sus de ses appointements. Cela est immense. Il ne lui manquera absolument que de l’esprit dans la discussion, et du bon sens dans les affaires.

— Excusez du peu, dit madame Leuwen.

— Au demeurant, le meilleur fils du monde. À la Chambre, il parlera comme vous savez. Il lira comme un laquais les excellents discours que je commanderai aux meilleurs faiseurs, à cent louis par discours réussi. Je parlerai. Aurai-je du succès pour la défense comme j’en ai eu pour l’attaque ? C’est ce que je suis curieux de voir, et cette incertitude m’amuse. Mon fils et le petit Coffe me feront les carcasses de mes discours de défense… Tout cela peut être fort plat, je crois bien…

……………………


Mais au fond elle était très choquée de la partie féminine de cet arrangement.

— Cela est de mauvais goût. Je m’étonne comment vous pouvez donner les mains à de telles choses.

— Mais, ma chère amie, la moitié de l’histoire de France est basée sur des arrangements exactement aussi exemplaires que celui-ci. Les trois quarts des fortunes des grandes familles que vous voyez aujourd’hui si collet monté furent établies autrefois par les mains de l’amour.

— Grand Dieu ! quel amour !

— Allez-vous me disputer ce nom honnête que les historiens de France ont adopté ? Si vous me fâchez, je prendrai le mot exact. De François Ier à Louis XV, le ministère a été donné par les dames, au moins aux deux tiers des vacances. Toutes les fois que notre nation n’a pas la fièvre, elle revient à ces mœurs qui sont les siennes. Et y a-t-il du mal à faire ce qu’on a toujours fait ? (C’était là la vraie morale de M. Leuwen. Pour sa femme, née sous l’Empire, elle avait cette morale sévère qui convient au despotisme naissant.)

Elle eut quelque peine à s’accoutumer à cette morale.


CHAPITRE LXIII


[Madame Grandet n’avait rien de romanesque dans le caractère ni dans les habitudes, ce qui formait, pour qui avait des yeux et n’était pas ébloui par un port de reine et une fraîcheur digne d’une jeune fille anglaise, un étrange contraste avec sa façon de parler toute sentimentale et toute d’émotion, comme une nouvelle de M. Nodier. Elle ne disait pas : Paris, mais : cette ville immense. Madame Grandet, avec cet esprit si romanesque en apparence, portait dans toutes ses affaires une raison parfaite, l’ordre et l’attention d’un petit marchand de fil et de mercerie en détail.[16]]

Quand elle se fut accoutumée au bonheur d’être la femme d’un ministre, elle songea que M. Leuwen pouvait être égaré par la douleur de voir son fils devenir la victime d’un amour sans espoir, ou du moins se donner un ridicule, car elle ne mit jamais en question l’amour de Lucien[17]. Elle ne connaissait de l’amour que les mauvaises copies chargées que l’on voit ordinairement dans le monde, elle n’avait pas les yeux qu’il faut pour le voir là où il est et se cache. La grande question à laquelle madame Grandet revenait sans cesse était celle-ci :

« M. Leuwen a-t-il le pouvoir de faire un ministre ? C’est sans doute un orateur fort à la mode ; malgré sa voix presque imperceptible, c’est le seul homme que la Chambre écoute, on ne peut le nier. On dit que le roi le reçoit en secret. Il est au mieux avec le maréchal N…, ministre de la Guerre. La réunion de toutes ces circonstances constitue sans doute une position brillante, mais de là à porter le roi, cet homme si fin et si habile à tromper, à confier un ministère à M. Grandet, la distance est incommensurable ! » Et madame Grandet soupirait profondément.

Tourmentée par cette incertitude qui peu à peu [en deux jours de temps] minait tout son bonheur, madame Grandet prit son parti avec fermeté et demanda hardiment un rendez-vous à M. Leuwen : [« Il ne faut pas le traiter en homme, »] et elle eut l’audace d’indiquer ce rendez-vous chez elle…[18]

……………………

— Cette affaire est si importante pour nous que je pense que vous ne trouverez pas singulier que je vous supplie de me donner quelques détails sur les espérances que vous m’avez permis de concevoir.

« Ainsi, se dit M. Leuwen en souriant intérieurement, on ne discute pas le prix, mais seulement la sûreté de la livraison de la chose vendue. »

M. Leuwen, du ton le plus intime et le plus sincère :

— Je suis trop heureux, madame, de voir se resserrer de plus en plus les liens de notre ancienne et bonne amitié. Ils doivent être intimes dorénavant, et pour les amener bientôt à ce degré de douce franchise et de parfaite ouverture de cœur, je vous prie de me permettre un langage exempt de tout vain déguisement… comme si déjà vous faisiez partie de la famille. »

Ici, M. Leuwen retint à grand’peine un coup d’œil malin.

— Ai-je besoin de vous demander une discrétion absolue ? Je ne vous cache pas un fait, que d’ailleurs votre esprit profond autant que juste aura deviné de reste : M. le comte de Vaize est aux écoutes. Une seule donnée, un seul fait que ce ministre pourrait recueillir par un de ses cent espions, par exemple par M. le marquis de G… ou M. R…, que bien vous connaissez, pourrait déranger toutes nos petites affaires. M. de Vaize voit le ministère lui échapper, et l’on ne peut lui refuser beaucoup d’activité : tous les jours il fait dix visites avant huit heures du matin. Cette heure insolite pour Paris flatte les députés, auxquels elle rappelle l’activité qu’ils avaient autrefois, quand ils étaient clercs de procureur.

M. Grandet est, ainsi que moi, à la tête de la banque, et depuis Juillet la banque est à la tête de l’État. La bourgeoisie a remplacé le faubourg Saint-Germain, et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise. M. Laffitte, en se figurant que tous les hommes étaient des anges, a fait perdre le ministère à sa classe. Les circonstances appellent la haute banque à ressaisir l’empire et à reprendre le ministère, par elle-même ou par ses amis… On accusait les banquiers d’être bêtes, l’indulgence de la Chambre a bien voulu me mettre à même de prouver qu’au besoin nous savons affubler nos adversaires politiques de mots assez difficiles à faire oublier. Je sais mieux que personne que ces mots ne sont pas des raisons ; mais la Chambre n’aime pas les raisons, et le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. Le gouvernement a le plus grand intérêt à ménager la Bourse. Un ministère ne peut pas défaire la Bourse, et la Bourse peut défaire un ministère. Le ministère actuel ne peut aller loin.

— C’est ce que dit M. Grandet.

— Il a des vues assez justes ; mais, puisque vous me permettez le langage de l’amitié la plus intime, je vous avouerai que sans vous, madame, je n’eusse jamais songé à M. Grandet. Je vous le dirai brutalement : vous croyez-vous assez de crédit sur lui pour le diriger dans toutes les actions capitales de son ministère ? Il lui faut toute votre habileté pour ménager le maréchal (le ministre de la Guerre). Le roi veut l’armée, le maréchal peut seul l’administrer et la contenir. Or, il aime l’argent, il veut beaucoup d’argent, c’est au ministre des Finances à fournir cet argent. M. Grandet devra tenir la balance entre le maréchal et le ministre de l’argent, autrement il y a rupture. Par exemple, aujourd’hui les différends du maréchal avec le ministre des Finances ont amené vingt brouilles suivies de vingt raccommodements. L’aigreur des deux partis est arrivée au point de ne plus permettre de mettre en délibération les sujets les plus simples.

[L’argent est le nerf non seulement de la guerre, mais encore de l’espèce de paix armée dont nous jouissons depuis Juillet. Outre l’armée, indispensable contre les ouvriers, il faut donner des places à tout l’état-major de la bourgeoisie. Il y a là six mille bavards qui feront de l’éloquence contre vous, si vous ne leur fermez pas la bouche avec une place de six mille francs.]

Le maréchal, voulant toujours de l’argent, a donc dû jeter les yeux sur un banquier pour ministre de l’Intérieur ; il veut, entre nous soit dit, un homme à opposer, s’il le faut, au ministre des Finances, un homme qui comprenne les diverses valeurs de l’argent aux différentes heures de la journée. Ce banquier ministre de l’Intérieur, cet homme, qui peut comprendre la Bourse et dominer jusqu’à un certain point les mouvements de M. Rot[hschild] et du ministre des Finances, s’appellera-t-il Leuwen ou Grandet ? Je suis bien paresseux, bien vieux, tranchons le mot. Je ne puis pas encore faire mon fils ministre, il n’est pas député, je ne sais pas s’il saura parler, par exemple depuis six mois vous l’avez rendu muet… Mais je puis faire ministre l’homme présentable choisi par la personne qui sauvera la vie à mon fils.

— Je ne doute pas de la sincérité de votre bonne intention pour nous.

— J’entends, madame ; vous doutez un peu, et c’est une nouvelle raison pour moi d’admirer votre sagesse, vous doutez de mon pouvoir. Dans la discussion des grands intérêts de la Cour et de la politique, le doute est le premier des devoirs et ne se trouve une injure pour aucune des parties contractantes. On peut se faire illusion à soi-même et précipiter non seulement l’intérêt d’un ami, mais son intérêt propre. Je vous ai dit que je pourrais jeter les yeux sur M. Grandet, vous doutez un peu de mon pouvoir. Je ne puis vous donner le portefeuille de l’Intérieur ou des Finances comme je vous donnerais ce bouquet de violettes. Le roi lui-même, dans nos habitudes actuelles, ne peut vous faire un tel don. Un ministre, au fond, doit être élu par cinq ou six personnes, dont chacune a plutôt le veto sur le choix des autres que le droit absolu de faire triompher son candidat ; car enfin n’oubliez pas, madame, qu’il s’agit de plaire tout à fait au roi, plaire à peu près à la Chambre des députés, et enfin ne pas trop choquer cette pauvre Chambre des pairs. C’est à vous, ma toute belle, à voir si vous voulez croire que je veux faire tout ce qui est en moi pour vous placer dans l’hôtel de la rue de Grenelle. Avant d’estimer mon degré de dévouement à vos intérêts, cherchez à vous faire une idée nette de cette portion d’influence que pour deux ou trois fois vingt-quatre heures le hasard a mis dans mes mains.

— Je crois en vous, et beaucoup, et admettre avec vous une discussion sur un pareil sujet n’en est pas une faible preuve. Mais de la confiance en votre génie et en votre fortune à faire les sacrifices que vous semblez exiger, il y a loin.

— Je serais au désespoir de blesser le moins du monde cette charmante délicatesse de votre sexe, qui sait ajouter tant de charmes à l’éclat de la jeunesse et de la beauté la plus achevée. Mais madame de Chevreuse, la duchesse de Longueville, toutes les femmes qui ont laissé un nom dans l’histoire et, ce qui est plus réel, qui ont établi la fortune de leur maison, ont eu quelquefois des entretiens avec leur médecin. Eh bien ! moi je suis le médecin de l’âme, le donneur d’avis à la noble ambition que cette admirable position a dû placer dans votre cœur. Dans un siècle, au milieu d’une société où tout est sable mouvant, où rien n’a de la consistance, où tout s’est écroulé, votre esprit supérieur, votre grande fortune, la bravoure de M. Grandet et vos avantages personnels vous ont créé une position réelle, résistante, indépendante des caprices du pouvoir. Vous n’avez qu’un ennemi à craindre, c’est la mode ; vous êtes sa favorite dans ce moment, mais, quel que soit le mérite personnel, la mode se lasse. Si d’ici à un an ou dix-huit mois vous ne présentez rien de neuf à admirer à ce public qui vous rend justice en ce moment et vous place dans une situation si élevée, vous serez en péril ; la moindre vétille, une voiture de mauvais goût, une maladie, un rien, malgré votre âge si jeune vous placeront au rang des mérites historiques.

— Il y a longtemps que je connais cette grande vérité, dit madame Grandet avec l’accent d’humeur d’une reine à laquelle on rappelle mal à propos une défaite de ses armées, il y a longtemps que je connais cette grande vérité : la vogue est un feu qui s’éteint s’il ne s’augmente.

— Il y a une vérité secondaire non moins frappante, d’une application non moins fréquente, c’est qu’un malade qui se fâche contre son médecin, un plaideur qui se fâche contre son avocat, au lieu de réserver son énergie à combattre ses adversaires, n’est pas à la veille de changer sa position en bien.

M. Leuwen se leva.

— Ma chère belle, les moments sont précieux. Voulez-vous me traiter comme un de vos adorateurs et chercher à me faire perdre la tête ? Je vous dirai que je n’ai plus de tête à perdre, et je vais chercher fortune ailleurs.

— Vous êtes un cruel homme. Eh bien ! parlez.

Madame Grandet fit bien de ne pas continuer à faire des phrases ; M. Leuwen, qui était bien plus un homme de plaisir et d’humeur qu’un homme d’affaires et surtout qu’un ambitieux, trouvait déjà ridicule de faire dépendre ses plans des caprices d’une femmelette, et cherchait dans sa tête quelque autre arrangement pour mettre Lucien en évidence.

« Je ne suis pas fait pour le ministère, je suis trop paresseux, trop accoutumé à m’amuser, se disait-il pendant les phrases de madame Grandet, comptant trop peu sur le lendemain. Si au lieu d’avoir à déraisonner et battre la campagne devant moi, une petite femme de Paris, j’avais le roi, mon impatience serait la même, et elle ne me serait jamais pardonnée. Donc, je dois réunir tous mes efforts sur mon fils.

— Madame, dit-il comme revenant de bien loin, voulez-vous me parler comme à un vieillard de soixante-cinq ans pour le moment ambitieux et politique, ou voulez-vous continuer à me faire l’honneur de me traiter comme un beau jeune homme ébloui de vos charmes, comme ils le sont tous ?

— Parlez, monsieur, parlez ! » dit madame Grandet avec vivacité, car elle était habile à lire dans les yeux la résolution des gens avec qui elle parlait, et elle commençait à avoir peur. M. Leuwen lui paraissait ce qu’il était, c’est-à-dire sérieusement impatienté.

— Il faut que l’un de nous deux ait confiance en la fidélité de l’autre.

— Eh bien ! je vous répondrai avec toute la franchise qu’à l’instant même vous présentiez comme un devoir : pourquoi mon lot doit-il être d’avoir confiance !

— C’est la force des choses qui le veut ainsi. Ce que je vous demande, ce qui fait votre enjeu, si vous daignez me permettre cette façon de parler si vulgaire, mais pourtant si claire (et le ton de M. Leuwen perdit beaucoup de sa parfaite urbanité pour se rapprocher de celui d’un homme qui marchande une terre et qui [vient] de nommer son dernier prix)[19] , ce qui fait votre enjeu, madame, dans cette grande intrigue de haute ambition, dépend entièrement et uniquement de vous, tandis que la place assez enviée dont je vous offre l’achat dépend du roi, et de l’opinion de quatre ou cinq personnes, qui daignent m’accorder beaucoup de confiance, mais qui enfin ont leur volonté propre, et qui d’ailleurs, après un jour ou deux, après un échec de tribune, par exemple, peuvent ne plus vouloir de moi. Dans cette haute combinaison d’État et de haute ambition, celui de nous deux qui peut disposer du prix d’achat, de ce que vous m’avez permis d’appeler son enjeu, doit le délivrer, sous peine de voir l’autre partie contractante avoir plus d’admiration pour sa prudence que pour sa sincérité. Celui de nous deux qui n’a pas son enjeu en son pouvoir, et c’est moi qui suis cet homme, doit faire tout ce que l’autre peut humainement demander pour lui donner des gages[20]. »

Madame Grandet était rêveuse et visiblement embarrassée, mais plus des mots à employer pour faire la réponse que de la réponse même. M. Leuwen, qui ne doutait pas du résultat, eut un instant l’idée malicieuse de renvoyer au lendemain. La nuit eût porté conseil. Mais la paresse de revenir lui donna le désir de finir sur-le-champ. Il ajouta d’un ton tout à fait familier et en abaissant le son de sa voix d’un demi-ton, avec la voix basse de M. de Talleyrand :

— Ces occasions, ma chère amie, qui font ou défont la fortune d’une maison, se présentent une fois dans la vie, et elles se présentent d’une façon plus ou moins commode. La montée au temple de la Fortune qui se présente à vous est une des moins épineuses que j’aie vues. Mais aurez-vous du caractère ? Car enfin, la question se réduit de votre part à ce dilemme : Aurai-je confiance en M. Leuwen, que je connais depuis quinze ans ? Pour répondre avec sang-froid et sagesse, dites-vous : Quelle idée avais-je de M. Leuwen et de la confiance qu’il mérite il y a quinze jours, avant qu’il fût question de ministère et de transaction politique entre lui et moi ?

— Confiance entière ! dit madame Grandet avec soulagement, comme heureuse de devoir rendre à M. Leuwen une justice qui tendait à la faire sortir d’un doute bien pénible, confiance entière !

M. Leuwen dit, de l’air qu’on a en convenant d’une nécessité :

— Il faut que sous deux jours au plus tard je présente M. Grandet au maréchal.

— M. Grandet a dîné chez le maréchal il n’y a pas un mois, dit madame Grandet d’un ton net et piqué.

« J’ai fait fausse route avec cette vanité de femme ; je la croyais moins bête. »

— Certainement, je ne puis pas avoir la prétention d’apprendre au maréchal à connaître la personne de M. Grandet. Tout ce qui s’occupe à Paris de grandes affaires connaît M. Grandet, ses talents financiers, son luxe, son hôtel ; avant tout, il est connu par la personne la plus distinguée de Paris, à laquelle il a l’honneur de donner son nom. Le roi lui-même a beaucoup de considération pour lui, son courage est connu, etc., etc. Tout ce que j’ai à dire au maréchal, c’est ce traître mot : « Voilà M. Grandet, excellent financier, qui comprend l’argent et ses mouvements, dont vous pourriez faire un ministre de l’Intérieur capable de tenir tête au ministre des Finances. Je soutiendrais M. Grandet de toutes les forces de ma petite voix. » Voilà ce que j’appelle présenter, ajouta M. Leuwen, toujours d’un ton assez vif. Si sous trois jours je ne dis pas cela, je devrai dire, sous peine de me manquer à moi-même : « Toute réflexion faite, je me ferai aider par mon fils, si vous voulez lui donner le titre de sous-secrétaire d’État, et j’accepte le ministère. » Croyez-vous qu’après avoir présenté M. Grandet au maréchal je suis homme à lui dire en secret : « N’ayez aucune foi à ce que je viens de vous dire devant Grandet, c’est moi qui veux être ministre ? »

— Ce n’est pas de votre bonne foi qu’il peut être question, et vous appliquez un emplâtre à côté du trou.

« Ce que vous me demandez est étrange. Vous êtes un libertin, dit madame Grandet pour adoucir le ton du discours. Votre opinion bien connue sur ce qui fait toute la dignité de notre sexe ne vous permet pas de bien apprécier toute l’étendue du sacrifice. Que dira madame Leuwen ? Comment lui cacher ce secret ?

— De mille façons, par un anachronisme, par exemple[21].

— Je vous avouerai que je suis hors d’état de continuer la discussion. Daignez renvoyer la conclusion de notre entretien à demain.

— À la bonne heure ! Mais demain serai-je encore le favori de la fortune ? Si vous ne voulez pas de mon idée, il faut que je m’arrange autrement et que, par exemple, je cherche à distraire mon fils, qui fait tout mon intérêt en ceci, par un grand mariage. Songez que je n’ai pas de temps à perdre. L’absence de réponse demain est un non sur lequel je ne puis plus revenir.

Madame Grandet venait d’avoir l’idée de consulter son mari.


CHAPITRE LXIV[22]


M. Leuwen est un père passionné. Son principal motif, sa grande inquiétude dans toute cette affaire, c’est le goût que M. Lucien Leuwen montre pour mademoiselle Raimonde, de l’Opéra.

— Ma foi, tel père, tel fils !

— C’est ce que j’ai pensé, dit madame Grandet en riant. Il faut vous charger de ce sujet-là, ajouta-t-elle d’un air plus sérieux, ou bien vous n’aurez pas la voix de M. Leuwen.

— C’est une belle voix que vous me promettez là.

— Je sais que vous avez de l’esprit ; mais tant que cette petite voix se fera écouter, tant que ses sarcasmes seront de mode à la Chambre, on prétend qu’il peut défaire les ministères et l’on ne se hasardera pas à en composer un sans lui.

— C’est plaisant ! Un banquier à demi-hollandais, connu par ses campagnes à l’Opéra, et qui n’a pas voulu être capitaine de la garde nationale, ajouta M. Grandet d’un air tragique (son ambition datait des journées de juin), De plus, ajouta-t-il d’un air encore plus sombre (il était fort bien reçu par la reine), de plus, connu par d’infâmes plaisanteries sur tout ce que les hommes en société doivent respecter. Etc., etc.

M. Grandet était un demi-sot, lourd et assez instruit, qui chaque soir suait sang et eau pendant une heure pour se tenir au courant de notre littérature, c’était son mot. Du reste, il n’eût pas su distinguer une page de Voltaire d’une page de M. Viennet. On peut deviner sa haine pour un homme d’esprit qui avait des succès et ne se donnait aucune peine. C’était ce qui l’outrait davantage.

Madame Grandet savait qu’il n’y avait aucun parti à tirer de son mari jusqu’à ce qu’il eût épuisé toutes les phrases bien faites, à ce qu’il pensait, qu’un sujet quelconque pouvait lui fournir. Le malheur, c’est qu’une de ces phrases engendrait l’autre. M. Grandet avait l’habitude de se laisser aller à ce mouvement, il espérait arriver ainsi à avoir de l’esprit, et il eût eu raison, si au lieu de Paris il eût habité Lyon ou Bourges.

Quand madame Grandet, par son silence, fut tombée d’accord avec lui sur tous les démérites de M. Leuwen, et ce riche sujet occupa bien vingt minutes :

— Vous marchez maintenant dans la route de la haute ambition. Vous souvient-il du mot du chancelier Oxenstiern à son fils ?

— C’est mon bréviaire que ces bons mots des grands hommes, ils me conviennent tout à fait : « Ô mon fils, vous reconnaîtrez avec combien peu de talent l’on mène les grandes affaires de ce monde. »

— Eh bien ! pour un homme comme vous, M. Leuwen est un moyen. Qu’importe son mérite ! Si une Chambre composée de demi-sots s’amuse de ses quolibets et prend ses conversations de tribune pour l’éloquence à haute portée d’un véritable homme d’État, que vous importe ? Songez que c’est une faible femme, madame de… qui, parlant à une autre faible femme, la reine [Anne] d’Autriche, a fait entrer dans le Conseil le fameux cardinal de Richelieu. Quel que soit M. Leuwen, il s’agit de flatter sa manie tant que la Chambre aura celle de l’admirer. Mais ce que je vous demande, à vous qui courez les cercles politiques et qui voyez ce qui se passe avec un coup d’œil sûr, le crédit de M. Leuwen est-il réel ? Car il n’entre pas dans mon système de haute et pure moralité de faire des promesses et ensuite de ne les pas tenir avec religion. » Elle ajouta avec humeur : Cela ne m’irait point du tout.

[Madame Grandet se moquait de son mari et ne sentait pas toute la portée du ridicule qu’elle exprimait.]

— Eh bien ! oui, répondit M. Grandet avec humeur, M. Leuwen a tout crédit pour le moment. Ses quolibets à la tribune séduisent tout le monde. Déjà, pour le goût littéraire, je suis de l’avis de mon ami Viennet, de l’Académie française : nous sommes en pleine décadence. Le maréchal le porte, car il veut de l’argent avant tout et M. Leuwen, je ne sais en vérité pourquoi ni comment, est le représentant de la Bourse. Il amuse le vieux maréchal par ses calembredaines de mauvais ton. Il n’est pas difficile d’être aimable quand l’on se permet de tout dire. Le roi, malgré son goût exquis, souffre cet esprit de M. Leuwen. On dit que c’est lui uniquement qui a démoli le pauvre de Vaize, au Château, dans l’esprit du roi.

— Mais, en vérité, M. de Vaize à la tête des Arts, cela était trop plaisant. On lui propose un tableau de Rembrandt à acheter pour le Musée, il écrit en marge du rapport : « Me dire ce que M. Rembrandt a exposé au dernier salon. »

— Oui, mais M. de Vaize est poli, et Leuwen sacrifiera toujours un ami à un bon mot[23].

— Vous sentez-vous le courage de prendre M. Lucien Leuwen, ce fils silencieux d’un père si bavard, pour votre secrétaire général ?

— Comment ! Un sous-lieutenant de lanciers secrétaire général ! Mais c’est un rêve ! Cela ne s’est jamais vu ! Où est la gravité ?

— Hélas ! nulle part. Il n’y a plus de gravité dans nos mœurs, c’est déplorable. M. Leuwen n’a pas été grave en me donnant son ultimatum, sa condition sine qua non… Songer, monsieur, que si nous faisons une promesse, il faut la tenir.

— Prendre pour secrétaire général un petit sournois qui s’avise aussi d’avoir des idées ! Il jouera auprès de moi le rôle que M. de N…[24] jouait auprès de M. de Villèle. Je ne me soucie pas d’un ennemi intime.

Madame Grandet eut encore à supporter vingt minutes d’humeur, les phrases spirituelles et profondes d’un demi-sot qui cherchait à imiter Montesquieu, qui ne comprenait pas un mot à sa position, et qui avait l’intelligence bouchée par cent mille livres de rente. Cette réplique chaleureuse de M. Grandet, et toute palpitante d’intérêt, comme il l’aurait appelée lui-même, ressemblait comme deux gouttes d’eau à un article de journal (de MM. Salvandy ou Viennet), et nous en ferons grâce au lecteur, [qui] aura certainement lu quelque chose dans ce genre-là ce matin.

Enfin, M. Grandet, qui comprit un peu qu’il ne pouvait avoir quelque chance de ministère que par M. Leuwen, consentit à laisser la place de secrétaire général à la nomination de celui-ci.

— Quant au titre de son fils, M. Leuwen en décidera. À cause de la Chambre, il vaudra peut-être mieux qu’il soit simple secrétaire intime, comme il est aujourd’hui sous M. de Vaize, mais avec toutes les affaires du secrétaire général.

— Tout ce tripotage ne me convient guère. Dans une administration loyale, chacun doit porter le titre de ses fonctions.

« Alors, vous devriez vous appeler intendant d’une femme de génie qui vous fait ministre », pensa madame Grandet.

Il fallut encore perdre quelques minutes. Madame Grandet savait qu’on ne pouvait prendre ce brave colonel de garde nationale, son mari, que par pure fatigue physique. En parlant avec sa femme, il s’exerçait à avoir de l’esprit à la Chambre des députés. On devine toute la grâce et l’à-propos qu’une telle prétention devait donner en un négociant parfaitement raisonnable et privé de toute espèce d’imagination.

— Il faudra étourdir d’affaires M. Lucien Leuwen, lui faire oublier mademoiselle Raimonde.

— Noble fonction, en vérité.

— C’est la marotte de l’homme qui par un jeu ridicule de la fortune, a le pouvoir maintenant, mais je dis tout pouvoir. Et quoi de respectable comme l’homme qui a le pouvoir !

Dix minutes après, M. Grandet riant de la bonhomie de M. Leuwen, on reparla de mademoiselle Raimonde. M. Grandet ayant dit sur ce sujet tout ce qu’on peut dire, il dit enfin :

— Pour faire oublier cette passion ridicule, un peu de coquetterie de votre part ne serait pas déplacée. Vous pourriez lui offrir votre amitié.

Ceci fut dit avec simple bon sens, c’était le ton naturel de M. Grandet, jusque-là il avait eu de l’esprit. (La conférence était arrivée à son septième quart d’heure.)

— Sans doute, répondit madame Grandet avec le ton de la plus grande rondeur, et, au fond, beaucoup de joie. (« Voilà un immense pas de fait, pensa-t-elle, il fallait le constater. »)

Elle se leva.

— Voilà une idée, dit-elle à son mari, mais elle est pénible pour moi.

— Votre réputation est placée si haut, votre conduite, à vingt-six ans, et avec tant de beauté, a été si pure, a paru à une distance tellement élevée au-dessus de tous les soupçons, même de l’envie qui poursuit mes succès, que vous avez toute liberté de vous permettre, dans les limites de l’honnêteté, et même de l’honneur, tout ce qui peut être utile à notre maison. »

« Le voilà qui parle de ma réputation comme il parlerait des bonnes qualités de son cheval. »

— Ce n’est pas d’hier que le nom de Grandet est en possession de l’estime des honnêtes gens. Nous ne sommes pas nés sous un chou.

« Ah ! Grand Dieu, pensa madame Grandet, il va me parler de son aïeul le capitoul de Toulouse ! »

— Sentez bien, M. le ministre, toute l’étendue de l’engagement que vous allez souscrire ! Il ne convient pas à ma considération d’admettre de changement brusque dans ma société. Si une fois M. Lucien est notre ami intime, tel qu’il aura été pendant les deux premiers mois de notre ministère, tel il faudra qu’il soit pendant deux ans, même dans le cas où M. Leuwen perdrait son crédit à la Chambre ou auprès du roi, même dans le cas peu probable où votre ministère finirait…

— Les ministères durent bien au moins trois ans, la Chambre a encore quatre budgets à voter, répliqua M. Grandet d’un ton piqué.

« Ah ! Grand Dieu ! se dit madame Grandet, je viens de m’attirer encore dix minutes de haute politique à la façon du comptoir. »

Elle se trompait, la conversation ne revint qu’au bout de dix-sept minutes à l’engagement à prendre par M. Grandet d’admettre M. Lucien Leuwen à une amitié intime de trois ans, si l’on se déterminait à l’admettre pour un mois.

— Mais le public vous le donnera pour amant !

— C’est un malheur dont je souffrirai plus que personne. Je m’attendais que vous chercheriez à m’en consoler… Mais enfin, voulez-vous être ministre ?

— Je veux être ministre, mais par des voies honorables, comme Colbert.

— Où est le cardinal Mazarin mourant, pour vous présenter au roi ?

Ce trait d’histoire, cité à propos, inspira de l’admiration à M. Grandet et lui sembla une raison.


CHAPITRE LXV


Madame Grandet eût été fâchée d’être obligée de ne pas admettre Lucien à la première place dans son cœur. Si la situation se fût prolongée huit ou dix jours, elle eût peut-être continué, à ses frais, la route pour la première idée de laquelle il avait fallu la payer par un ministère. Elle eût aimé Lucien sérieusement.

Elle voulut faire une partie d’échecs avec lui.

[Lucien lui dit : « Par un petit sentier détourné et auquel un buisson cache la plaine immense que nous dominons, mon père m’a fait parvenir au faîte de la fortune. »]

Elle était, ce soir-là, animée, brillante, d’une fraîcheur encore plus admirable qu’à l’ordinaire. Sa beauté, qui était du premier rang, n’avait rien de sublime, d’austère, en un mot de ce qui charme les cœurs distingués et fait peur au vulgaire. Le succès de madame Grandet auprès des quinze ou vingt personnes qui successivement s’approchèrent de la table d’échecs était frappant.

« Et une telle femme me fait presque la cour ! pensait Lucien, tout en donnant à madame Grandet le plaisir de le gagner. Il faut que je sois un être bien singulier pour n’être pas heureux. »

Tout à coup, il se dit :

« Je suis dans une position analogue à celle de mon père. Je perds ma position dans ce salon si je n’en profite pas, et qui me dit que je ne la regretterai pas ? J’ai toujours méprisé cette position, mais je ne l’ai jamais occupée. La méprise serait d’un sot. »

— C’est un avantage bien cruel pour moi que celui de jouer aux échecs avec vous. Si vous ne répondez pas à mon fatal amour, il ne me reste d’autre ressource que de me brûler la cervelle.

— Eh bien ! vivez et aimez-moi… Votre présence ce soir m’ôterait tout l’empire que je dois avoir sur moi-même pour répondre à tant de monde. Allez parler cinq minutes à mon mari, et venez demain à une heure, à cheval s’il fait beau[25].

— Me voilà donc heureux », pensa Lucien en remontant dans son cabriolet.

Il n’eut pas fait cent pas dans la rue qu’il accrocha.

« Je suis donc vraiment heureux, se dit-il en faisant monter son domestique pour conduire, je suis troublé.

« N’est-ce donc que cela, que le bonheur que peut donner le monde ? Mon père va faire un ministère, il a le plus beau rôle à la Chambre, la femme la plus brillante de Paris semble céder à ma prétendue passion… »

Lucien eut beau torturer ce bonheur-là, le serrer dans tous les sens, il n’en put tirer que cette sensation :

« Goûtons bien ce bonheur, pour ne pas le regretter comme un enfant quand il sera passé. »

Quelques jours après[26], Lucien, descendant de cabriolet pour monter chez madame Grandet, fut séduit par l’éclat d’un beau clair de lune qu’il apercevait par la porte cochère sur la place de la Madeleine. Au lieu de monter, il sortit, ce qui étonna fort MM. les cochers.

Pour se délivrer de leurs regards, il alla à cent pas plus loin, alluma humblement son cigare au feu d’un marchand de marrons, et se laissa aller à admirer la beauté du ciel et à réfléchir.

Lucien n’était nullement dans la confidence de tout ce que son père venait de faire pour lui, et nous ne nierons pas qu’il ne fût un peu fier de ses succès auprès de cette madame Grandet, dont la conduite irréprochable, la rare beauté, la haute fortune jetaient un certain éclat dans la société de Paris. Si elle eût réuni de la naissance à ces avantages, elle eût été célèbre ; mais quoi qu’elle fît, jamais elle n’avait pu avoir de milords anglais chez elle.

Ce bonheur fut beaucoup plus vivement senti par Lucien après quelque temps que les premiers jours.

Madame Grandet était la plus grande dame qu’il eût jamais approchée, car nous avouerons, et ceci lui nuira infiniment dans l’esprit de nos belles lectrices qui, pour leur bonheur, ont trop de noblesse ou trop de fortune, que les prétentions infinies de mesdames de Commercy, de Marcilly et autres cousines de l’empereur dépourvues de fortune qu’il avait rencontrées à Nancy lui avaient toujours semblé ridicules…

« Le culte des vieilles idées, l’ultracisme, est bien plus ridicule en province qu’à Paris ; à mes yeux il l’est moins, car en province, au moins, ce grand corps est pur d’énergie. Ces gens-ci ont de l’envie et de la peur, et à cause de ces deux aimables passions ils oublient de vivre. »

Ce mot, par lequel Lucien se résumait toutes ses sensations de province, lui gâtait la charmante figure de madame d’Hocquincourt comme l’esprit supérieur de madame de Puylaurens. Cette peur continue, ce regret d’un passé qu’on n’ose pas défendre comme estimable, empêchaient aux yeux de Lucien toute vraie grandeur. Il y avait au contraire tant de luxe, de richesse véritable et d’absence de peur et d’envie dans les salons de madame Grandet !

« Là seulement on sait vivre », se disait Lucien. Et il se passait quelquefois des semaines entières sans qu’il fût choqué par quelque propos bas, tel qu’on n’en entendait jamais de pareil dans les salons de madame d’Hocquincourt ou de madame de Puylaurens. Ces propos bas, montrant toute la vileté de l’âme, étaient tenus par quelque député du centre qui, en se vendant au ministère pour un ruban ou une recette de tabac, n’avait pas encore appris à placer un masque sur sa laideur. Au grand chagrin de son père, jamais Lucien n’adressait la parole à ces êtres lourds ; il les entendait en passant qui, à propos des vingt-cinq millions du président Jackson, du droit sur les sucres ou de quelque autre question du moment, agitaient lourdement quelque point d’économie politique sans pouvoir s’élever à comprendre même les bases de la question.

« Voilà sans doute la lie de la France, pensait Lucien ; cela est bête et vendu. Mais du moins cela n’a pas peur et ne regrette pas le passé, et ils n’hébètent pas leurs enfants en les réduisant pour toute lecture à la Journée du Chrétien.

« Dans ce siècle où tout est argent, où tout se vend, quoi de comparable à une immense fortune dépensée d’une main adroite et cauteleuse ? Ce Grandet ne dépense pas dix louis sans songer à la position qu’il occupe dans le monde. Ni lui ni sa femme ne se permettent les caprices que je me passe, moi, fils de famille. »

Il les voyait lésiner souvent pour la location d’une loge ou demander une loge au Château ou au ministère de l’Intérieur.

Lucien voyait madame Grandet entourée des hommages universels. Au milieu de toute cette philosophie, un certain instinct monarchique existant encore chez les Français à carrosse lui disait bien qu’il serait plus flatteur d’être préféré par une femme portant l’un des noms célèbres de la monarchie.

« Mais si j’arrivais, chose impossible pour moi, dans les salons de cette opinion à Paris, j’y trouverais pour toute différence [que] les trois ou quatre officiers de Saint-Louis de MM. de Serpierre et de Marcilly seraient remplacés par trois ou quatre ex-pairs soutenant, comme M. de Saint-Lérant chez madame de Marcilly, que l’empereur Nicolas a un trésor de six cents millions, à lui légué par l’empereur Alexandre, dans une petite caisse, avec commission d’exterminer les jacobins de France aussitôt qu’il en aura le loisir. Il y a sans doute, ici comme là-bas, un abbé Rey régnant en despote sur ces pauvres jolies femmes et les obligeant par la terreur à aller passer deux heures au sermon d’un M. l’abbé Poulet. La maîtresse que j’aurais, si l’âge de ses aïeux touchait au berceau du monde, serait obligée, comme madame d’Hocquincourt, à se mêler malgré elle dans une discussion de vingt minutes au moins sur le mérite du dernier mandement de monseigneur l’évêque de… Les louanges des Pères qui firent brûler Jean Huss seraient, il est vrai, présentées avec une élégance parfaite, mais que cette élégance trahit de dureté de cœur ! Dès que je l’aperçois, elle me met sur mes gardes. Dans les livres elle me plaît, mais dans le monde elle me glace et au bout d’un quart d’heure m’inspire de l’éloignement[27].

« Chez madame Grandet, grâce à son nom bourgeois, ce genre d’absurdité est entièrement réservé à ses colloques du matin avec madame de Thémines, madame Toniel ou autres mères de l’Église, et j’en serai quitte pour quelques mots de respect pour ce qui est respectable répétés une fois la semaine.

« Les hommes que je vois chez madame Grandet ont au moins fait quelque chose, quand ce ne serait que leur fortune. Qu’ils l’aient acquise par le négoce, ou par des articles de journaux, ou par des discours vendus au gouvernement, enfin ils ont agi.

« Ce monde que je vois chez ma maîtresse, dit-il en riant, est comme une histoire écrite en mauvais langage, mais intéressante pour le fond des choses. Le monde de madame de Marcilly, c’est des théories absurdes, ou même hypocrites, basées sur des faits controuvés et recouvertes d’un langage poli, mais l’âpreté du regard dément à chaque instant l’élégance de la forme. Toute cette éloquence onctueuse et imitée de Fénelon exhale, pour qui a des sens fins, une odeur fine et pénétrante de coquinerie et de friponnerie.

« Chez la madame de Marcilly de Paris je pourrais prendre peu à peu l’habitude de cette absence d’intérêt pour ce que je dis et de ces expressions diminuant ma pensée que ma mère me recommande souvent. Je commence bien quelquefois à me repentir de ne pas avoir eu ces vertus du XIXe siècle, mais je m’ennuierais moi-même ; je compte que la vieillesse y pourvoira.

« Je remarque que l’effet assuré de cette espèce d’élégance chez le petit nombre de jeunes habitants du faubourg Saint-Germain, gens qui ont pu l’acquérir sans laisser leur bon sens à l’école, est de répandre autour de l’homme accompli une méfiance profonde. Ces discours élégants sont comme un oranger qui croîtrait au milieu de la forêt de Compiègne : ils sont jolis, mais ne semblent pas de notre siècle.

« Le hasard n’a pas voulu me faire naître dans ce monde-là. Et pourquoi me changer ? Que demandé-je au monde ? Mes yeux me trahiraient, et madame de Chasteller me l’a dit vingt fois… »

Son parler si coulant fut interrompu net, comme jadis celui de cet homme faible qui, devant le pouvoir, venait de désavouer son ami arrêté pour opinions politiques par la police, fut averti par le chant du coq. Lucien resta immobile, comme Bartolo dans le Barbiere de Rossini. Huit ou dix fois depuis son bonheur auprès de madame Grandet l’idée de madame de Chasteller s’était présentée à lui, mais jamais aussi nettement ; toujours il avait été distrait par quelque phrase rapide, comme : « Mon cœur n’est pour rien dans cette aventure de jeunesse et d’ambition. » Mais par toutes les combinaisons qui avaient précédé le rappel du nom de madame de Chasteller il prenait des mesures pour faire durer longtemps cette nouvelle liaison. Madame Grandet ne le portait pas simplement à rompre avec la personne de mademoiselle Raimonde, mais avec le souvenir cher et sacré de madame de Chasteller. L’impiété était plus grande.

Il y avait deux mois qu’il avait rencontré dans la collection des porcelaines divines de M. Constantin une tête qui l’avait fait rougir par sa ressemblance avec madame de Chasteller, et il l’avait fait copier en ne quittant pas un moment le jeune peintre dont, par son anxiété et sa douceur, il s’était fait un ami. Il courut chez lui comme pour faire amende honorable devant cette sainte image. Sera-t-il tout à fait déshonoré si nous avouons que, comme le personnage célèbre auquel nous avons eu naguère le courage de le comparer, il répandit des pleurs ?

Sur la fin de la soirée, il prit sur lui de venir passer un moment chez madame Grandet. Lucien était un autre homme. Madame Grandet s’aperçût de ce changement dans ses idées. Huit jours auparavant, cette nuance morale eût passé inaperçue. Sans se l’avouer, elle n’était plus seulement dominée par l’ambition, elle commençait à prendre du goût pour ce jeune homme qui n’était pas triste comme les autres, mais sérieux. Elle lui trouvait un charme inexprimable. Si elle eût eu plus d’expérience ou plus d’esprit, elle eût appelé naturel cette façon d’être singulière qui l’attachait à Lucien.

Elle avait vingt-six ans passés, elle était mariée depuis sept ans, et depuis cinq régnait dans la plus brillante si ce n’est la plus noble société. Jamais un homme n’avait osé lui baiser la main en tête-à-tête.

Le lendemain, il y eut une scène entre M. Leuwen et madame Grandet. M. Leuwen, parfaitement honnête homme dans toute cette affaire, s’était hâté de présenter M. Grandet au vieux maréchal, lequel, rempli de bon sens et de vigueur quand il ne se laissait pas engourdir par la paresse ou par l’humeur, avait fait à ce futur collègue quatre ou cinq questions brusques, auxquelles le riche banquier, peu accoutumé à s’entendre parler aussi nettement, avait répondu par des phrases qu’il croyait bien arrondies. Sur quoi le maréchal qui détestait les phrases, d’abord parce qu’elles sont détestables, et ensuite parce qu’il ne savait pas en faire, lui avait tourné le dos.

— Mais, votre homme n’est qu’un sot !

M. Grandet était rentré chez lui pâle et désespéré. De toute la journée il ne fut plus tenté de se comparer à Colbert. Il avait justement le degré de tact nécessaire pour comprendre qu’il avait souverainement déplu au maréchal. Il est vrai que la grossièreté du vieux général, ennuyé, voleur et rongé de bile, avait proportionné sa conduite à la rapidité de tact de M. Grandet.

Celui-ci raconta son malheur à sa femme, qui accabla son mari de flatteries mais prit sur-le-champ la ferme opinion que M. Leuwen l’avait trompée. Elle méprisait bien son mari, ainsi que le doit toute honnête femme, mais elle ne le méprisait pas assez.

« Quel est son métier ? se disait-elle depuis trois ans. Il est banquier et colonel de la garde nationale. Eh bien ! comme banquier il gagne de l’argent, comme colonel il est brave. Les deux métiers s’entraident ; comme colonel, il fait avoir de l’avancement dans la Légion d’honneur à certains régents de la Banque de France ou du syndicat des agents de change, qui de temps à autre lui font prêter un million ou deux pendant trente-six heures pour faire une hausse ou une baisse. Mais M. le comte de Vaize exploite la Bourse par son télégraphe, comme M. Grandet par une hausse[28]. Deux ou trois ministres font comme M. de Vaize, et leur maître à tous ne s’en fait pas faute et quelquefois les ruine, comme il est arrivé à ce pauvre Castelfulgens. Mon mari a sur tous ces gens-là l’avantage d’être un très brave colonel. »

Madame Grandet ne croyait pas que le monde s’aperçût de la détestable manie de faire de l’esprit qui possédait son lourd mari ; or, jamais homme n’avait reçu de la nature une imagination plus calme pour tout ce qui n’était pas de l’argent comptant réalisé ou perdu par une cote de change. Tout ce que l’on disait lui semblait toujours, à lui vrai marchand, un bavardage destiné à enjôler un acheteur.

Depuis quatre ou cinq ans que M. Grandet, piqué d’honneur par le luxe de M. Thourette, donnait de belles fêtes, madame Grandet ne le voyait jamais qu’entouré de flatteurs. Un jour, un pauvre petit bonhomme d’esprit, pauvre et pas trop bien mis, M. Gamont[29] avait osé différer un peu d’opinion avec M. Grandet sur le plus ou moins de beauté de la cathédrale d’Auch, M. Grandet l’avait chassé de chez lui à l’instant avec une grossièreté, avec un triomphe barbare des écus sur la pauvreté qui avait choqué même madame Grandet. Quelques jours après elle envoya, avec une lettre anonyme alléguant [une] restitution, cinq cents francs au pauvre Gamont qui, trois mois après, eut la bassesse de se laisser réinviter à dîner par M. Grandet.

Lorsque M. Leuwen dit à madame Grandet la vérité, encore bien adoucie, sur le vide, la platitude, les fausses grâces des réponses de M. Grandet au vieux maréchal, madame Grandet lui fit entendre avec un froid dédain, qui allait admirablement au genre de sa beauté, qu’elle croyait qu’il la trahissait.

M. Leuwen se conduisit comme un jeune homme : il fut au désespoir de cette accusation, et pendant trois jours son unique affaire fut de prouver son injustice à madame Grandet.

Ce qui compliquait la question, c’est que le roi, qui depuis cinq ou six mois devenait chaque jour plus ennemi des résolutions décisives, avait envoyé son fils chez le ministre des Finances afin de moyenner un raccommodement avec le vieux maréchal, sauf ensuite, quand le raccommodement ne conviendrait plus à lui roi, de désavouer son fils et de l’exiler à la campagne. Le raccommodement avait réussi, car le vieux maréchal tenait beaucoup à ce qu’une certaine fourniture de chevaux fût entièrement soldée avant sa sortie du ministère. M. Salomon C…, le chef de cette entreprise, avait sagement stipulé que les cent mille francs de nantissement donnés par le fils du maréchal et les bénéfices appartenant à la même personne ne seraient payés qu’avec les fonds provenant de l’ordonnance de solde signé par M. le ministre des Finances. Le roi savait bien la spéculation sur les chevaux, mais n’avait pas connaissance de ce détail, quand il l’apprit par un petit espion intérieur du ministre des Finances qui adressait des comptes rendus à sa sœur. Il fut humilié et furieux de ne pas l’avoir deviné, et dans sa colère il fut sur le point de donner le commandement d’une brigade à Alger à M. le G., le chef de sa police particulière. La politique du roi avec ses ministres eût été toute différente s’il avait été sûr de tenir le maréchal par des liens invincibles pendant quinze jours encore.

M. Leuwen ne savait pas ce détail, il prit ce délai de quinze jours pour un nouveau symptôme de timidité ou même d’affaiblissement dans le génie du roi, mais cette raison il n’osa jamais la donner à madame Grandet. Il avait pour principe qu’il est certaines choses qu’il ne faut jamais dire aux femmes.

Il résulta de là que, parlant avec une ouverture de cœur et une bonne foi parfaites, sauf ce détail, [à] madame Grandet, dont l’esprit était aiguisé en cette circonstance par l’anxiété la plus vive, crut voir qu’il n’était pas sincère avec elle.

M. Leuwen s’aperçut de ce soupçon. Dans son désespoir d’honnête homme, qui fut vif et violent comme toutes ses sensations, ce même jour M. Leuwen, qui n’osait traiter à fond de certain sujet en présence de sa femme, après le dîner de famille partit de bonne heure pour l’Opéra, emmena son fils, ferma avec soin le verrou de sa loge. Ces précautions prises, il osa lui raconter en détail et dans le style le plus simple le marché fait avec madame Grandet[30]. M. Leuwen croyait parler à un homme politique, et commettait lui-même une lourde gaucherie.

La vanité de Lucien fut consternée, il se sentit froid dans la poitrine, car notre héros, en cela fort différent des héros des romans de bon goût, n’est point absolument parfait, il n’est même pas parfait tout simplement. Il est né à Paris, par conséquent il a des premiers mouvements d’une force incroyable.

Cette vanité immense, parisienne, n’était pas cependant unie à sa compagne vulgaire, la sottise de croire posséder des avantages qu’on n’a pas. Du côté des choses qui lui manquaient, il se jugeait même avec sévérité. Par exemple, il se disait :

« Je suis trop simple, trop sincère, je ne sais pas assez dissimuler l’ennui, et encore moins l’amour que je sens, pour arriver jamais à des succès marquants auprès des femmes de la société. »

Tout à coup, et d’une façon imprévue, madame Grandet, avec son port de reine, sa rare beauté, son immense fortune, sa conduite irréprochable, était venue donner un brillant démenti à ces prévisions philosophiques, mais tristes. Lucien goûtait ce hasard avec délices.

« Ce succès n’aura jamais de pendant, se disait-il ; jamais je ne réussirai, sans amour de ma part, auprès d’une femme à haute vertu et à grand état dans le monde. Je n’aurai jamais de succès, si j’en ai, que, comme me le dit Ernest, par le plat et vulgaire moyen de la contagion de l’amour. Je suis trop ignare pour savoir séduire qui que ce soit, même une grisette. Au bout de huit jours, ou elle m’ennuie, je la plante là, ou elle me plaît trop, elle le voit, et se moque de moi. Si la pauvre madame de Chasteller m’a aimé, comme je suis quelquefois tenté de le croire, et encore aimé après la faute commise avec cet exécrable lieutenant-colonel de hussards, être si commun, si plat, si dégoûtant comme rival, ce n’est pas que j’aie eu du talent, c’est tout simplement que je l’aimais à la folie… comme je l’aime. »

Lucien s’arrêta un moment. Sa vanité était si vivement piquée en ce moment, qu’il avait de l’amour plutôt le souvenir récent que la conscience de sa présence actuelle.

[L’aventure de madame Grandet commençait donc à plaire à Lucien comme une chance heureuse. « Il est drôle, se disait-il avant la confidence faite par son père, que sans rouerie, sans fausseté autre que de parler de mon amour, sans scélératesse d’aucune espèce, j’ai eu un succès de femme. Les habiles croient une telle chose impossible. » ]

Ce fut précisément à l’instant où l’aventure de madame Grandet commençait à plaire extrêmement à Lucien que le mot de son père vint faire disparaître tout cet échafaudage de contentement de soi-même. Une heure auparavant, il se répétait encore :

« Ernest se sera trompé une fois quand il m’a prédit que de la vie je n’obtiendrais une femme comme il faut, sans l’aimer, autrement que par la pitié, les larmes et tout ce que ce chimiste de malheur [appelle] la voie humide. »

Le traître mot dit par son père succédant à une journée de triomphe le plongea dans l’amertume.

« Mon père, se dit Lucien, se moque de moi ! »

Par excès de vanité, il sut ne pas se laisser dominer par l’œil fin et scrutateur de son père qu’il voyait attaché aux siens, il déroba à ce moqueur impitoyable son désappointement cruel. M. Leuwen eût été bien heureux de deviner son fils. Il savait par expérience que le même fonds de vanité qui fait sentir cruellement les malheurs de ce genre ne les laisse pas sentir longtemps. Il avait au contraire une crainte profonde de l’intérêt inspiré par madame de Chasteller. Il ne sut rien voir et trouva son fils un homme politique comprenant fort bien la position du roi avec ses ministres et ne s’exagérant d’un côté ni la finesse cauteleuse, ni la bassesse rampante de l’autre, bassesse qui toutefois se réveille sous le coup de fouet cruel de la plaisanterie parisienne.

Une minute ne s’était pas passée que M. Leuwen n’était plus attentif qu’à bien pénétrer Lucien du rôle qu’il devait jouer auprès de madame Grandet pour la bien persuader que lui, Leuwen père, ne la trahissait en aucune façon et que c’était la lourdise de M. Grandet qui avait fait tout le mal ; mais lui, Leuwen, se chargeait de réparer ce mal.

Heureusement pour notre héros, après une séance d’une heure M… vint parler à son père.

— Tu vas place de la Madeleine, n’est-ce pas !

— Sans doute, répondit Lucien avec une véracité jésuite.

En effet, il alla presque en courant jusque sur la place de la Madeleine[31], seul endroit de ces environs où, à cette heure, il pût trouver quelque tranquillité et la certitude de n’être pas abordé, car il était un petit personnage et on lui faisait la cour.

Là, pendant une heure entière il se promena sur les dalles des trottoirs solitaires et put se dire et se redire :

« Non, je n’ai pas gagné un quine à la loterie, oui, je suis un nigaud incapable d’obtenir une femme par mon esprit et de la gagner autrement que par la méthode plate de la contagion de l’amour.

« Oui, mon père est comme tous les pères, ce que je n’avais pas su voir jusqu’ici ; avec infiniment plus d’esprit et même de sentiment qu’un autre, il n’en veut pas moins me rendre heureux à sa façon et non à la mienne. Et c’est pour servir cette passion d’un autre que je m’hébète depuis huit mois par le travail de bureau le plus excessif, et dans le fait le plus stupide. Car les autres victimes du fauteuil de maroquin au moins sont ambitieux, le petit Desbacs par exemple. Ces phrases emphatiques et convenues que j’écris avec variations, dans la bonne intention de faire pâlir un préfet qui souffre un café libéral dans sa ville, ou pour faire pâmer d’aise celui qui, sans se compromettre, a pu gagner un jury et envoyer en prison un journaliste, ils les trouvent belles, convenables, gouvernementales. Ils ne pensent pas que celui qui les signe n’est qu’un fripon. Mais un sot comme moi, affligé de cette délicatesse, j’ai tout le déboire du métier sans aucune de ses jouissances. Je fais sans goût des choses que je trouve à la fois déshonorantes et stupides. Et tôt ou tard ces paroles aimables que je me dis ici, j’aurai le plaisir de me les entendre adresser tout haut et en public, ce qui ne laissera pas d’être flatteur. Car enfin, à moins que l’excès de l’esprit ne tue, comme disent les bonnes femmes, je n’ai que vingt-quatre ans, et, en conscience ce château de cartes de friponneries éhontées, combien peut-il durer ! Cinq ans ? Dix ans ? Vingt ans ? Probablement pas dix ans. Quand j’en aurai quarante à peine, et qu’il y aura réaction contre ces fripons-ci, mon rôle sera le dernier des rôles, le fouet de la satire, poursuivit-il avec un sourire plein d’amertume, me vilipendera pour des péchés qui, pour moi, n’ont pas été aimables.

_____________Si vous vous damnez,
Damnez-vous [donc] au moins pour des péchés aimables !

Desbacs, au contraire, jouera le beau rôle. Car enfin, aujourd’hui il serait ivre de bonheur de se voir maître des requêtes, préfet, secrétaire général, tandis que je ne puis voir dans M. Lucien Leuwen qu’un sot complet, qu’un butor endurci. La boue de Blois même n’a pas pu me réveiller. Qui te réveillera donc, infâme ? Attends-tu le soufflet personnel ?

« Coffe a raison : je suis plus grandement dupe qu’aucun de ces cœurs vulgaires qui se sont vendus au gouvernement. Hier, en parlant de Desbacs et consorts, Coffe ne m’a-t-il pas dit avec sa froideur inexorable : « Ce qui fait que je ne les méprise pas trop, c’est qu’au moins ils n’ont pas de quoi dîner. »

« Un avancement merveilleux pour mon âge, mes talents, la position de mon père dans le monde, m’a-t-il jamais donné d’autre sentiment que cet étonnement sans plaisir : « N’est-ce que ça ? »

« Il est temps de se réveiller. Qu’ai-je besoin de fortune ! Un dîner de cinq francs et un cheval ne me suffisent-ils pas, et au delà ? Tout le reste est bien plus souvent corvée que plaisir, à présent surtout que je pourrai dire : « Je ne méprise pas ce que je ne connais point, comme un sot philosophe à la Jean-Jacques. Succès du monde, sourires, serrements de mains des députés campagnards ou des sous-préfets en congé, bienveillance grossière dans tous les regards d’un salon, je vous ai goûtés !… Je vais vous retrouver dans un quart d’heure au foyer de l’Opéra. »

« Et si je partais, sans rentrer à l’Opéra, pour aller entrevoir le seul pays au monde où soit pour moi le peut-être du bonheur ?… En dix-huit heures, je puis être dans la rue de la Pompe ! »

Cette idée s’empara de son attention pendant une heure entière. Depuis quelques mois, notre héros était devenu beaucoup plus hardi, il avait vu de près les motifs qui font agir les hommes chargés des grandes places. Cette sorte de timidité qui a un œil clairvoyant annonce une âme sincère et grande n’avait pu tenir contre la première expérience des grandes affaires. S’il eût usé sa vie dans le comptoir de son père, il eût peut-être été toute la vie un homme de mérite, connu pour tel d’une personne ou deux. Il osait maintenant croire à son premier mouvement, et y tenir jusqu’à ce qu’on lui eût prouvé qu’il avait tort. Et il devait à l’ironie de son père l’impossibilité de se payer de mauvaises raisons.

Pendant une heure entière, ces idées occupèrent sa promenade agitée.

« Au fond, je n’ai à ménager dans tout ceci que le cœur de ma mère et la vanité de mon père, qui au bout de six semaines oubliera ses châteaux en Espagne sur un fils qui se trouve être mille fois trop paysan du Danube pour ce qu’il en veut faire : un homme adroit faisant une bonne brèche dans le budget. »

Avec ces idées établies dans son esprit comme des idées incontestables et nouvelles, Lucien rentra à l’Opéra. La musique plate et les charmants pas de mademoiselle Elssler lui causèrent un enchantement qui l’étonna. Il se disait vaguement qu’il ne jouirait pas longtemps encore de toutes ces belles choses, et à cause de cela elles ne lui donnaient pas d’humeur.

Pendant que la musique donnait des ailes à son imagination, sa raison parcourait avec intérêt plusieurs chances de la vie.

« Si par l’agriculture on n’était pas mis en rapport avec des paysans fripons, avec un curé qui les ameute contre vous, avec un préfet qui vous fait voler votre journal à la poste, comme avant-hier encore je l’ai insinué à ce benêt de préfet de…, ce serait une manière de travailler qui me conviendrait… Vivre dans une terre avec madame de Chasteller et faire produire à cette terre les douze ou quinze mille francs nécessaires à notre luxe modeste !

« Ah ! l’Amérique !… Là point de préfets comme M. de Séranville ! » Et toutes ses anciennes idées sur l’Amérique et sur M. de Lafayette lui revinrent à l’esprit. Quand il rencontrait tous les dimanches M. de Laf[ayette] chez M. de Tracy, il se figurait qu’avec son bon sens, sa probité, sa haute philosophie, les gens d’Amérique auraient aussi l’élégance de ses manières. Il avait été rudement détrompé : là règne la majorité, laquelle est formée en grande partie par la canaille. « À New York, la charrette gouvernative est tombée dans l’ornière opposée à la nôtre. Le suffrage universel règne en tyran, et en tyran aux mains sales. Si je ne plais pas à mon cordonnier, il répand sur mon compte une calomnie qui me fâche, et il faut que je flatte mon cordonnier. Les hommes ne sont pas pesés, mais comptés, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson, et souvent rencontre plus de sympathie. Le clergé les hébète encore plus que nous ; ils font descendre un dimanche matin un voyageur qui court dans la malle-poste parce que, en voyageant le dimanche, il fait œuvre servile et commet un gros péché… Cette grossièreté universelle et sombre m’étoufferait… Enfin, je ferai ce que Bathilde voudra… »

Il raisonna longtemps sur cette idée, enfin elle l’étonna : il fut heureux de la trouver si profondément enracinée dans son esprit.

« Je suis donc bien sûr de lui pardonner ! Ce n’est pas une illusion. » Il avait entièrement pardonné la faute de madame de Chasteller. « Telle qu’elle est, elle est pour moi la seule femme qui existe… Je crois qu’il y aura plus de délicatesse à ne jamais laisser soupçonner que je connais les suites de la faiblesse pour M. de Busant de Sicile. Elle m’en parlera si elle veut m’en parler. Ce stupide travail de bureau me prouve au moins que je suis capable de gagner au besoin ma vie et celle de ma femme.

— À qui l’a-t-il prouvé ? dit le parti contraire. Et à cette objection le regard de Lucien devint hagard. À ces gens-ci que peut-être tu ne reverras jamais, qui, si tu les quittes, te calomnieront…[32]

— Eh ! non, parbleu, il l’a prouvé à moi, et c’est là l’essentiel. Et que me fait l’opinion de cette légion de demi-fripons qui regardent avec ébahissement ma croix et mon avancement rapide ? Je ne suis plus le jeune sous-lieutenant de lanciers partant pour Nancy afin de rejoindre son régiment, esclave alors de cent petites faiblesses de vanité, et encore regimbant sous ce mot brûlant d’Ernest Dévelroy : « Ô trop heureux d’avoir un père qui te donne du pain ! » Bathilde m’a dit des mots vrais ; par ses ordres, je me suis comparé à des centaines d’hommes, et des plus estimés… Faisons comme le monde, laissons la moralité de nos actions officielles. Eh bien ! je sais que je puis travailler deux fois autant que le chef de bureau le plus lourd, et partant le plus considéré, et encore à un travail que je méprise, et qui à Blois m’a couvert d’une boue méritée peut-être. »

Ce fonds de pensées était à peu près le bonheur pour Lucien. Les sons d’un orchestre mâle et vigoureux, les pas divins et pleins de grâce de mademoiselle Elssler le distrayaient de temps en temps de ses raisonnements et leur donnaient une grâce et une vigueur séduisantes. Mais bien plus céleste encore était l’image de madame de Chasteller, qui à chaque moment venait dominer sa vie. Ce mélange de raisonnements et d’amour fit de cette fin de soirée, passée dans un coin de l’orchestre, un des soirs les plus heureux de sa vie. Mais le rideau tomba.

Rentrer à la maison et être aimable pendant une conversation avec son père, c’était retomber de la façon la plus désagréable dans le monde réel, et, il faut avoir le courage de le dire, dans un monde ennuyeux. « Il ne faut rentrer à la maison qu’à deux heures, ou gare le dialogue paternel ! »

Lucien monta dans un hôtel garni, prit un petit appartement. Il paya, mais on insistait pour un passeport. Il se mit d’accord avec son hôte en assurant qu’il ne coucherait pas cette nuit et que le lendemain il apporterait son passeport.

Il se promena avec délices dans ce joli petit appartement, dont le plus beau meuble était cette idée : « Ici, je suis libre ! » Il s’amusa comme un enfant du faux nom qu’il se donnerait dans cet hôtel garni[33].

« Il faut un faux nom pour assurer encore plus ma liberté. Ici je serai, se disait-il en [se] promenant avec délices, je serai tout à fait à l’abri de la sollicitude paternelle, maternelle, sempiternelle ! »

Oui, ce mot si grossier fut prononcé par notre héros, et j’en suis fâché non pour lui, mais pour la nature humaine. Tant il est vrai que l’instinct de la liberté est dans tous les cœurs et qu’on ne le choque jamais impunément dans les pays où l’ironie a désenchanté les sottises. Un instant après, Lucien se reprocha vivement ce mot grossier à l’égard de sa mère, mais enfin, sans se l’avouer sans doute, cette excellente mère aussi avait attenté à sa liberté. Madame Leuwen croyait fermement avoir mis toute la délicatesse et toute l’adresse possibles à ses procédés, elle n’avait pas prononcé une seule fois le nom de madame de Chasteller. Mais un sentiment plus fin que l’esprit de la femme de Paris à qui l’on en accordait le plus avait donné à Lucien la certitude que sa mère haïssait madame de Chasteller. « Or, se disait-il, ou plutôt sentait-il sans se l’avouer, ma mère ne doit ni aimer ni haïr madame de Chasteller ; elle doit ne pas savoir qu’elle existe. »

[Le souvenir, vif et imprévu de madame de Chasteller avait fait une révolution dans le cœur de Lucien.

Mais il était enchaîné à Paris par la vive amitié qu’il avait pour ses parents.

La confidence de son père sur le marché fait avec madame Grandet fut une grande faute chez cet homme, adroit il est vrai, admirable d’expédients, mais trop de premier mouvement pour être politique.]

On pense bien qu’au milieu de telles idées Lucien n’eut pas la moindre tentation d’aller s’asphyxier dans les idées épaisses du salon de madame Grandet, et encore moins se soumettre à ses serrements de main. Cependant, on l’attendait dans ce salon avec anxiété. Le voile sombre qui quelquefois obscurcissait les qualités aimables de Lucien et le réduisait, en apparence du moins et aux yeux de madame Grandet, au rôle d’un froid philosophe, avait fait révolution chez cette femme jusque-là sage et ambitieuse.

« Il n’est pas aimable, mais du moins, se disait-elle, il est parfaitement sincère. »

Ce mot fut comme le premier pas qui la jeta dans un sentiment jusque-là si inconnu pour elle et si impossible.


CHAPITRE LXVI


Lucien avait encore[34] la mauvaise habitude et la haute imprudence d’être naturel dans l’intimité, même quand elle n’était pas amenée par l’amour vrai. Dissimuler avec un être avec lequel il passait quatre heures tous les jours eût été pour lui la chose la plus insupportable. Ce défaut, joint à sa mine naïve, fut d’abord pris pour de la bêtise, et lui valut ensuite l’étonnement, et puis l’intérêt de madame Grandet, ce dont il se serait bien passé. Car s’il y avait dans madame Grandet la femme ambitieuse, parfaitement raisonnable, soigneuse de la réussite de ses projets, il y avait aussi un cœur de femme qui jusque-là n’avait point aimé. Le naturel de Lucien était en apparence bien ridicule auprès d’une femme de vingt-six ans envahie par le culte de la considération et de l’adoration du privilège qui procure l’appui de l’opinion noble. Mais par hasard, de la part d’un homme dont l’âme naïve et étrangère aux adresses vulgaires donnait à toutes les démarches une teinte de singularité et de noblesse singulière, ce naturel était ce qu’il y avait de mieux calculé pour faire naître un sentiment extraordinaire dans ce cœur si sec jusque-là.

Il faut avouer qu’en arrivant à la seconde demi-heure d’une visite il parlait peu et pas très bien, et il n’osait pas se permettre de dire ce qui lui venait à la tête.

Cette habitude, antisociale à Paris, avait été voilée jusqu’à cette époque de sa vie parce que, à l’exception de madame de Chasteller, personne n’avait été intime avec Lucien, et de la vie on ne l’avait vu prolonger une visite plus de vingt minutes. Sa manière de vivre avec madame Grandet vint mettre à découvert ce défaut cruel, celui de tous qui est le plus fait pour casser le cou à la fortune d’un homme. Malgré des efforts incroyables, Lucien était absolument hors d’état de dissimuler un changement d’humeur, et il n’y avait pas, au fond, de caractère plus inégal. Cette mauvaise qualité, en partie voilée par toutes les habitudes les plus nobles et les plus simples de politesse exquise données par une mère femme d’esprit, avait été jadis un charme aux yeux de madame de Chasteller. Ce fut une nouveauté charmante pour elle, accoutumée qu’elle était à cette égalité de caractère, le chef-d’œuvre de cette hypocrisie qui s’appelle aujourd’hui : une éducation parfaite chez les personnes trop nobles et trop riches, et qui laisse un fond d’incurable sécheresse dans l’âme qui la pratique comme dans celle qui est sa partner. Pour Lucien, le souvenir d’une idée qui lui était chère, une journée de vent du nord avec des nuages sombres, la vue soudaine de quelque nouvelle coquinerie, ou tel autre événement aussi peu rare, suffisait pour en faire un autre homme. Il n’avait rencontré dans sa vie qu’une ressource contre ce malheur, ridicule et si rare en ce siècle, de prendre les choses au sérieux : être enfermé avec madame de Chasteller dans une petite chambre, et avoir d’ailleurs l’assurance que la porte était bien gardée et ne s’ouvrirait pour aucun importun qui pût paraître à l’improviste.

Après toutes ces précautions, ridicules, il faut en convenir, pour un lieutenant de lanciers, il était alors peut-être plus aimable que jamais. Mais ces précautions délicates et faites pour un esprit malade et singulier, il ne pouvait les espérer auprès de madame Grandet, et elles lui eussent été importunes et odieuses. Aussi était-il souvent silencieux et absent. Cette disposition était redoublée par le genre d’esprit peu encourageant des personnes qui formaient la cour habituelle de cette femme célèbre.

Cependant, on l’attendait dans ce salon avec anxiété. Pendant la première heure de cette soirée qui faisait une révolution dans le cœur de Lucien, madame Grandet avait régné comme à l’ordinaire. Ensuite, elle avait été en proie d’abord à l’étonnement, puis à la colère la plus vive. Elle n’avait pu s’occuper un seul instant d’un autre être que de Lucien. Une telle constance d’attention était chose inouïe pour elle. L’état où elle se voyait l’étonnait un peu, mais elle était fermement persuadée que la fierté seule ou l’honneur blessé était la cause unique de l’état violent où elle se voyait[35]. Elle interrogeait avec un parler bref, un sein haletant et des yeux à paupières contractées et immobiles, et qui n’avaient jamais été en cet état que par l’effet de quelque douleur physique[36], chacun des députés, des pairs ou des hommes mangeant au budget qui arrivaient successivement dans son salon. Avec tous, madame Grandet n’osait pas également prononcer le nom sur lequel toute son attention était fixée ce soir-là. Elle était souvent obligée d’engager ces messieurs dans des récits infinis, espérant toujours que le nom de M. Leuwen fils pourrait se montrer comme circonstance accessoire.

M. le prince royal avait fait annoncer une partie de chasse dans la forêt de Compiègne, il s’agissait de forcer des chevreuils. Madame Grandet savait que Lucien avait parié vingt-cinq louis contre soixante-dix que le premier chevreuil serait forcé en moins de vingt et une minutes après la vue. Lucien avait été introduit en si haute société par le crédit du vieux maréchal ministre de la Guerre. Aucune distinction n’était plus flatteuse alors pour un jeune homme attaché au gouvernement. On pensait beaucoup à l’utile ; or, quelle part au budget ne pouvait pas espérer d’ici à dix ans l’homme qui chassait, lui dixième, avec le prince royal ! Le prince n’avait voulu absolument que dix personnes, car un des hommes de lettres de sa chambre venait de découvrir que monseigneur, fils de Louis XIV et dauphin de France, n’admettait que ce nombre de courtisans à ses chasses au loup.

« Se pourrait-il, se disait madame Grandet, que le prince royal eût fait dire à l’improviste qu’il recevait ce soir les futurs chasseurs au chevreuil ? » Mais les pauvres députés et pairs qu’elle recevait songeaient au solide et étaient trop peu du monde avec lequel on essayait de refaire une cour pour se trouver au courant de ces choses-là. Après cette réflexion, elle renonça à savoir la vérité par ces messieurs.

« Dans tous les cas, se dit-elle, ne devrait-il pas paraître ici, ou au moins écrire un mot ? Cette conduite est affreuse. »

Onze heures sonnèrent, onze heures et demie, minuit. Lucien ne paraissait pas.

« Ah ! je saurai bien le guérir de ces petites façons-là ! » se dit madame Grandet hors d’elle-même.

Cette nuit, le sommeil n’approcha pas de sa paupière, comme disent les gens qui savent écrire[37]. Dévorée de colère et de malheur, elle chercha une distraction dans ce que ses complaisants appelaient ses études historiques ; sa femme de chambre se mit à lui lire les Mémoires de madame de Motteville qui, l’avant-veille encore, lui semblaient le manuel d’une femme du grand monde. Ces mémoires chéris lui semblèrent, cette nuit-là, dépourvus de tout intérêt. Il fallut avoir recours à ces romans contre lesquels, depuis huit ans, madame Grandet faisait dans son salon des phrases si morales.

Toute la nuit, madame Trublet, la femme de chambre de confiance, fut obligée de monter à la bibliothèque, située au second étage, ce qui lui semblait fort pénible. Elle en rapporta successivement plusieurs romans. Aucun ne plaisait, et enfin, de chute en chute, la sublime madame Grandet, dont Rousseau était l’horreur, fut obligée d’avoir recours à la Nouvelle Héloïse. Tout ce qu’elle s’était fait lire dans le commencement de la nuit lui semblait froid, ennuyeux, rien ne répondait à sa pensée. Il se trouva que l’emphase un peu pédantesque qui fait fermer ce livre par les lecteurs un peu délicats était justement ce qu’il fallait pour la sensibilité bourgeoise et commençante de madame Grandet.

Quand elle aperçut l’aube à travers les joints de ses volets, elle renvoya madame Trublet. Elle venait de penser que dès le matin elle recevrait une lettre d’excuses. « On me l’apportera vers les neuf heures, et je saurai répondre de bonne encre. » Un peu calmée par cette idée de vengeance, elle s’endormit enfin en arrangeant les phrases de son billet de réponse.

Dès huit heures, madame Grandet sonna avec impatience, elle supposait qu’il était midi.

« Mes lettres, mes journaux ! » s’écria-t-elle avec humeur.

On sonna le portier, qui arriva n’ayant dans les mains que de sales enveloppes de journaux. Quel contraste avec le joli petit billet si élégant et si bien plié que son œil avide cherchait parmi ces journaux ! Lucien était remarquable pour l’art de plier ses billets, et c’était peut-être celui de ses talents élégants auquel madame Grandet avait été le plus sensible[38].

La matinée[39] s’écoula en projets d’oubli, et même de vengeance, mais elle n’en sembla pas moins interminable à madame Grandet. Au déjeuner, elle fut terrible pour ses gens et pour son mari. Comme elle le vit gai, elle lui raconta avec aigreur toute l’histoire de sa lourdise auprès du maréchal ministre de la Guerre. M. Leuwen ne la lui avait pourtant confiée que sous la promesse d’un secret éternel.

Une heure sonna, une heure et demie, deux heures. Le retour de ces sons, qui rappelaient à madame Grandet la nuit cruelle qu’elle avait passée, la mit en fureur. Pendant assez longtemps, elle fut comme hors d’elle-même.

Tout à coup (qui l’aurait imaginé d’un caractère dominé par la vanité la plus puérile ?), elle eut l’idée d’écrire à Lucien. Pendant une heure entière, elle se débattit avec cette horrible tentation : écrire la première. Elle céda enfin, mais sans se dissimuler toute l’horreur de sa démarche.

« Quel avantage ne vais-je pas lui donner sur moi ! Et que de journées sévères ne faudra-t-il pas pour lui faire oublier la position que la vue de mon billet va lui faire prendre à mon égard ! Mais enfin, dit l’amour se masquant en paradoxe, qu’est-ce qu’un amant ? C’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir[40]. M. Cuvier me disait : « Votre chat ne vous caresse pas, il se caresse à vous. » Eh bien, dans ce moment le seul plaisir que puisse me donner ce petit monsieur, c’est celui de lui écrire, que m’importe sa sensation ? La mienne sera du plaisir, dit-elle avec une joie féroce, et c’est ce qui m’importe. »

Ses yeux dans ce moment étaient superbes.

Madame Grandet fit une lettre dont elle ne fut pas contente, une seconde, une troisième, enfin elle fit partir la sept ou huitième.

Lettre.

« Mon mari, monsieur, a quelque chose à vous dire. Nous vous attendons, et pour ne pas attendre toujours, malgré le rendez-vous donné, connaissant votre bonne tête, je prends le parti de vous écrire.

« Recevez mes compliments.

« Augustine Grandet.

« P.S. — Venez avant trois heures. »

Or, quand cette lettre, qu’on avait trouvé la moins imprudente et surtout la moins humiliante pour la vanité partit, il était plus de deux heures et demie.

Le valet de chambre de madame Grandet trouva Lucien fort tranquille à son bureau, rue de Grenelle, mais au lieu de venir il écrivit :

« Madame,

« Je suis doublement malheureux : je ne puis avoir l’honneur de vous présenter mes respects ce matin, ni peut-être même ce soir. Je me trouve cloué à mon bureau par un travail pressé, dont j’ai eu la gaucherie de me charger. Vous savez que, comme un respectueux commis, je ne voudrais pas, pour tout au monde, fâcher mon ministre. Il ne comprendra certainement jamais toute l’étendue du sacrifice que je fais au devoir en ne me rendant pas aux ordres de M. Grandet et aux vôtres.

« Agréez avec bonté les nouvelles assurances du plus respectueux dévouement. »

Madame Grandet était occupée depuis vingt minutes à calculer le temps absolument nécessaire à Lucien pour voler à ses pieds. Elle prêtait l’oreille pour entendre le bruit des roues de son cabriolet, que déjà elle avait appris à connaître. Tout à coup, à son grand étonnement, son domestique frappa à la porte et lui remit le billet de Lucien.

À cette vue, toute la rage de madame Grandet se réveilla ; ses traits se contractèrent, et presque en même temps elle devint pourpre.

« L’absence de son bureau eût été une excuse. Mais quoi ! il a vu ma lettre, et au lieu de voler à mes pieds, il écrit !

« Sortez ! » dit-elle au valet de chambre avec des yeux qui l’atterrèrent.

« Ce petit sot peut se raviser, il va venir dans un quart d’heure, se dit-elle. Il est mieux qu’il voie sa lettre non ouverte. Mais il serait encore mieux, pensa-t-elle après quelques instants, qu’il ne me trouvât pas même chez moi. »

Elle sonna et fit mettre les chevaux. Elle se promenait avec agitation ; le billet de Lucien était sur un petit guéridon à côté de son fauteuil, et à chaque tour elle le regardait malgré elle.

On vint dire que les chevaux étaient mis. Comme le domestique sortait, elle se précipita sur la lettre de Lucien et l’ouvrit avec un mouvement de fureur, et sans s’être pour ainsi dire permis cette action. La jeune femme l’emportait sur la capacité politique[41].

Cette lettre si froide mit madame Grandet absolument hors d’elle-même. Nous ferons observer, pour l’excuser un peu d’une telle faiblesse, qu’à vingt-six ans qu’elle avait elle n’avait jamais aimé. Elle s’était sévèrement interdit même ces amitiés galantes qui peuvent conduire à l’amour. Maintenant, l’amour prenait sa revanche, et depuis dix-huit heures l’orgueil le plus invétéré, le plus fortifié par l’habitude, lui disputait le cœur de madame Grandet, dont la tenue dans le monde était si imposante et le nom si haut placé dans les annales de la vertu contemporaine.

Jamais tempête de l’âme ne fut plus pénible ; à chaque reprise de cette affreuse douleur, le pauvre orgueil était battu et perdait du terrain. Il y avait trop longtemps que madame Grandet lui obéissait en aveugle, elle était ennuyée de ce genre de plaisirs qu’il procure.

Tout à coup, cette habitude de l’âme et la passion cruelle, qui se disputaient le cœur de madame Grandet, réunirent leurs efforts pour la mettre au désespoir. Quoi ! voir ses ordres éludés, désobéis, méprisés par un homme !

« Mais il ne sait donc pas vivre ? » se disait-elle.

Enfin, après deux heures passées au milieu de douleurs atroces et d’autant plus poignantes qu’elles étaient senties pour la première fois, elle, rassasiée de flatteries, d’hommages, de respects, et de la part des hommes les plus considérables de Paris, l’orgueil crut triompher. Dans un transport de malheur, forcée par la douleur à changer de place, elle descendit de chez elle et monta en voiture. Mais à peine y fut-elle qu’elle changea d’avis.

« S’il vient, il ne me trouvera pas », se dit-elle.

« Rue de Grenelle, au ministère de l’Intérieur ! » cria-t elle au valet de pied. Elle osait aller chercher elle-même Lucien à son bureau.

Elle se refusa à l’examen de cette idée. Si elle s’y fût arrêtée, elle se serait évanouie. Elle gisait comme anéantie par la douleur dans un coin de sa voiture. Le mouvement forcé imprimé par les secousses de la voiture lui faisait un peu de bien en la distrayant un peu[42].


CHAPITRE LXVII


Quand Lucien vit entrer dans son bureau madame Grandet, l’humeur la plus vive s’empara de lui.

« Quoi ! je n’aurai jamais la paix avec cette femme-là ! Elle me prend sans doute pour un des valets qui l’entourent ! Elle aurait dû lire dans mon billet que je ne veux pas la voir. »

Madame Grandet se jeta dans un fauteuil avec toute la fierté d’une personne qui depuis six ans dépense chaque année cent vingt mille francs sur le pavé de Paris. Cette nuance d’argent saisit Lucien, et toute sympathie fut détruite chez lui.

« Je vais avoir affaire, se dit-il, à une épicière demandant son dû. Il faudra parler clair et haut pour être compris. »

Madame Grandet restait silencieuse dans ce fauteuil, Lucien était immobile, dans une position plus bureaucratique que galante : ses deux mains étaient appuyées sur les bras de son fauteuil et ses jambes étendues dans toute leur longueur. Sa physionomie était tout à fait celle d’un marchand qui perd ; pas l’ombre de sentiments généreux, au contraire, l’apparence de toutes les façons de sentir âpres, strictement justes, aigrement égoïstes.

Après une minute, Lucien eut presque honte de lui-même.

« Ah ! si madame de Chasteller me voyait ! Mais je lui répondrais : la politesse déguiserait trop ce que je veux faire comprendre à cette épicière fière des hommages de ses députés du centre, [trop fière d’un bien mal acquis et gâtée par les lourds hommages de ces plats juste milieu, toujours à genoux devant l’argent, et fiers seulement devant le mérite pauvre. Je suis placé de façon à lui rendre son insolence pour tout ce qui n’est pas riche et bien reçu chez les ministres. » Lucien se rappela la façon dont elle avait reçu M. Coffe, quoique présenté par lui. Presque en même temps, son oreille fut comme frappée du son des paroles méprisantes avec lesquelles elle parlait, il y a huit jours, des pauvres prisonniers du Mont-Saint-Michel et blessait aigrement les gens qui donnaient à la quête. Ce dernier souvenir acheva de fermer le cœur de Lucien[43].]

« Faudra-t-il, monsieur, lui dit madame Grandet, que je vous prie de faire retirer votre huissier ? »

Le langage de madame Grandet ennoblissait les fonctions, suivant son habitude. Il ne s’agissait que d’un simple garçon de bureau qui, voyant une belle dame à équipage entrer d’un air si troublé, était resté par curiosité, sous prétexte d’arranger le feu qui allait à merveille. Cet homme sortit sur un regard de Lucien. Le silence continuait.

— Quoi ! monsieur, dit enfin madame Grandet, vous n’êtes pas étonné, stupéfait, confondu, de me voir ici ?

— Je vous avouerai, madame, que je ne suis qu’étonné d’une démarche très flatteuse assurément, mais que je ne mérite plus.

Lucien n’avait pu se faire violence au point d’employer des mots décidément peu polis, mais le ton avec lequel ces paroles étaient dites éloignait à jamais toute idée de reproche passionné et les rendait presque froidement insultantes. L’insulte vint à propos renforcer le courage chancelant de madame Grandet. Pour la première fois de sa vie, elle était timide, parce que cette âme si sèche, si froide, depuis quelques jours éprouvait des sentiments tendres.

— Il me semblait, monsieur, reprit-elle d’une voix tremblante de colère, si j’ai bien compris les protestations, quelquefois longues, relatives à votre haute vertu, que vous prétendiez à la qualité d’honnête homme.

— Puisque vous me faites l’honneur de me parler de moi, madame, je vous dirai que je cherche encore à être juste, et à voir sans me flatter ma position et celle des autres envers moi.

— Votre justice appréciative s’abaissera-t-elle jusqu’à considérer combien ma démarche de ce moment est dangereuse ? Madame de Vaize peut reconnaître ma livrée.

— C’est précisément, madame, parce que je vois le danger de cette démarche, que je ne sais comment la concilier avec l’idée que je me suis faite de la haute prudence de madame Grandet, et de la sagesse qui lui permet toujours de calculer toutes les circonstances qui peuvent rendre une démarche plus ou moins utile à ses magnanimes projets.

— Apparemment, monsieur, que vous m’avez emprunté cette prudence rare, et que vous avez trouvé utile de changer en vingt-quatre heures tous les sentiments dont les assurances se renouvelaient sans cesse et m’importunaient tous les jours ?

« Parbleu ! madame, pensa Lucien, je n’aurai pas la complaisance de me laisser battre par le vague de vos phrases. »

— Madame, reprit-il avec le plus grand sang-froid, ces sentiments, dont vous me faites l’honneur de vous souvenir, ont été humiliés par un succès qu’ils n’ont pas dû absolument à eux-mêmes. Ils se sont enfuis en rougissant de leur erreur. Avant que de partir, ils ont obtenu la douloureuse certitude qu’ils ne devaient un triomphe apparent qu’à la promesse fort prosaïque d’une présentation pour un ministère. Un cœur qu’ils avaient la présomption, sans doute déplacée, de pouvoir toucher, a cédé tout simplement au calcul d’ambition, et il n’y a eu de tendresse que dans les mots. Enfin, je me suis aperçu tout simplement qu’on me trompait, et c’est un éclaircissement, madame, que mon absence voulait essayer de vous épargner. C’est là ma façon d’être honnête homme.

Madame Grandet ne répondait pas.

« Eh bien ! pensa Lucien, je vais vous ôter tout moyen de ne pas comprendre. »

Il ajouta du même ton :

— Avec quelque fermeté de courage qu’un cœur qui sait aspirer aux hautes positions supporte toutes les douleurs qui viennent aux sentiments vulgaires, il est un genre de malheur qu’un noble cœur supporte avec dépit, c’est celui de s’être trompé dans un calcul. Or, madame, je le dis à regret et uniquement parce que vous m’y forcez, peut-être vous êtes-vous… trompée dans le rôle que votre haute sagesse avait bien voulu destiner à mon inexpérience. Voilà, madame, des paroles peu agréables que je brûlais de vous épargner, et en cela je me croyais honnête homme, je l’avoue, mais vous me forcez dans mes derniers retranchements, dans ce bureau…

Lucien eût pu continuer à l’infini cette justification trop facile. Madame Grandet était atterrée. Les douleurs de son orgueil eussent été atroces si, heureusement pour elle, un sentiment moins sec ne fût venu l’aider à souffrir. Au mot fatal et trop vrai de présentation à un ministère, madame Grandet s’était couvert les yeux de son mouchoir. Peu après, Lucien crut remarquer qu’elle avait des mouvements convulsifs qui la faisaient changer de position dans cet immense fauteuil doré du ministère. Malgré lui, Lucien devint fort attentif.

« Voilà sans doute, se disait-il, comment ces comédiennes de Paris répondent aux reproches qui n’ont pas de réponse. »

Mais malgré lui il était un peu touché par cette image bien jouée de l’extrême malheur. Ce corps d’ailleurs qui s’agitait sous ses yeux était si beau[44].

Madame Grandet sentait en vain qu’il fallait à tout prix arrêter le discours fatal de Lucien, qui allait s’irriter par le son de ses paroles et peut-être prendre avec lui-même des engagements auxquels il ne songeait peut-être pas en commençant. Il fallait donc faire une réponse quelconque, et elle ne se sentait pas la force de parler.

Ce discours de Lucien que madame Grandet trouvait si long finit enfin, et madame Grandet trouva qu’il finissait trop tôt, car il fallait répondre, et que dire ! Cette situation affreuse changea sa façon de sentir ; d’abord, elle se disait, comme par habitude : « Quelle humiliation ! » Bientôt elle ne se trouva plus sensible aux malheurs de l’orgueil ; elle se sentait pressée par une douleur bien autrement poignante : ce qui faisait le seul intérêt de sa vie depuis quelques jours allait lui manquer ! Et que ferait-elle après, avec son salon et le plaisir d’avoir des soirées brillantes, où l’on s’amusât, où il n’y eût que la meilleure société de la cour de Louis-Philippe !

Madame Grandet trouva que Lucien avait raison, elle voyait combien sa colère à elle était peu fondée, elle n’y pensait plus, elle allait plus loin : elle prenait le parti de Lucien contre elle-même.

Le silence dura plusieurs minutes ; enfin, madame Grandet ôta le mouchoir qu’elle avait devant les yeux, et Lucien fut frappé d’un des plus grands changements de physionomie qu’il eût jamais vus. Pour la première fois de sa vie, du moins aux yeux de Lucien, cette physionomie avait une expression féminine[45]. Mais Lucien observait ce changement, et en était peu touché. Son père, madame Grandet, Paris, l’ambition, tout cela en ce moment était frappé du même anathème à ses yeux. Son âme ne pouvait être touchée que de ce qui se passerait à Nancy.

— J’avouerai mes torts, monsieur ; mais pourtant ce qui m’arrive est flatteur pour vous. Je n’ai en toute ma vie manqué à mes devoirs que pour vous. La cour que vous me faisiez me flattait, m’amusait, mais me semblait absolument sans danger. J’ai été séduite par l’ambition, je l’avoue, et non par l’amour ; mais mon cœur a changé (ici madame Grandet rougit profondément, elle n’osait pas regarder Lucien), j’ai eu le malheur de m’attacher à vous. Peu de jours ont suffi pour changer mon cœur à mon insu. J’ai oublié le juste soin d’élever ma maison, un autre sentiment a dominé ma vie. L’idée de vous perdre, l’idée surtout de n’avoir pas votre estime, est intolérable pour moi… Je suis prête à tout sacrifier pour mériter de nouveau cette estime.

Ici, madame Grandet se cacha de nouveau la figure, et enfin de derrière son mouchoir elle osa dire :

— Je vais rompre avec M. votre père, renoncer aux espérances du ministère, mais ne vous séparez pas de moi.

Et en lui disant ces derniers mots madame Grandet lui tendit la main avec une grâce que Lucien trouva bien extraordinaire.

« Cette grâce, ce changement étonnant chez cette femme si fière, c’était votre mérite qui en était l’auteur, lui disait la vanité. Cela n’est-il pas plus beau que de l’avoir fait céder à force de talent ? »

Mais Lucien restait froid à ces compliments de la vanité. Sa physionomie n’avait d’autre expression que celle du calcul. La méfiance ajoutait :

« Voilà une femme admirablement belle, et qui sans doute compte sur l’effet de sa beauté. Tâchons de n’être pas dupe. Voyons : madame Grandet me prouve son amour par un sacrifice assez pénible, celui de la fierté de toute sa vie. Il faut donc croire à cet amour… Mais doucement ! Il faudra que cet amour résiste à des épreuves un peu plus décisives et d’une durée un peu plus longue que ce qui vient d’avoir lieu. Ce qu’il y a d’agréable, c’est que, si cet amour est réel, je ne le devrai pas à la pitié. Ce ne sera pas un amour inspiré par contagion, comme dit Ernest. »

Il faut avouer que la physionomie de Lucien n’était point du tout celle d’un héros de roman pendant qu’il se livrait à ces sages raisonnements. Il avait plutôt l’air d’un banquier qui pèse la convenance d’une grande spéculation.

« La vanité de madame Grandet, continua-t-il, peut regarder comme le pire des maux d’être quittée, elle doit tout sacrifier pour éviter cette humiliation, même les intérêts de son ambition. Il se peut fort bien que ce ne soit pas l’amour qui fasse ces sacrifices, mais tout simplement la vanité, et la mienne serait bien aveugle si elle se glorifiait d’un triomphe d’une nature aussi douteuse. Il convient donc [d’]être rempli d’égards, de respect ; mais au bout du compte sa présence ici m’importune, je me sens incapable de me soumettre à ses exigences, son salon m’ennuie. C’est ce qu’il s’agit de lui faire entendre avec politesse. »

— Madame, je ne m’écarterai point avec vous du système d’égards les plus respectueux. Le rapprochement qui nous a placés pour un instant dans une position intime a pu être la suite d’un malentendu, d’une erreur, mais je n’en suis pas moins à jamais votre obligé. Je me dois à moi-même, madame, je dois encore plus à mon respect pour le lien qui nous unit un court instant l’aveu de la vérité. Le respect, la reconnaissance même remplissent mon cœur, mais je n’y trouve plus d’amour.

Madame Grandet le regarda avec des yeux rougis par les larmes, mais dans lesquels l’extrême attention suspendait les larmes.

Après un petit silence, madame Grandet se remit à pleurer sans nulle retenue. Elle regardait Lucien, et elle osa dire ces étranges paroles :

— Tout ce que tu dis est[46] vrai, je mourais d’ambition et d’orgueil. Me voyant extrêmement riche, le but de ma vie était de devenir une dame titrée, j’ose t’avouer ce ridicule amer. Mais ce n’est pas de cela que je rougis en ce moment. C’est par ambition uniquement que je me suis donnée à toi. Mais je meurs d’amour. Je suis une indigne, je l’avoue. Humilie-moi ; je mérite tous les mépris. Je meurs d’amour et de honte. Je tombe à tes pieds, je te demande pardon, je n’ai plus d’ambition ni même d’orgueil. Dis-moi ce que tu veux que je fasse à l’avenir. Je suis à tes pieds, humilie-moi tant que tu voudras ; plus tu m’humilieras, plus tu seras humain envers moi. »

« Tout cela, est-ce encore de l’affectation ? » se disait Lucien. Il n’avait jamais vu de scène de cette force.

Elle se jeta à ses pieds. Depuis un moment, Lucien, debout, essayait de la relever. Arrivée à ces derniers mots, il sentit ses bras faiblir dans ses mains qui les avaient saisis par le haut[47]. Il sentit bientôt tout le poids de son corps : elle était profondément évanouie.

Lucien était embarrassé, mais point touché. Son embarras venait uniquement de la crainte de manquer à ce précepte de sa morale : ne faire jamais de mal inutile. Il lui vint une idée, bien ridicule en cet instant, qui coupa court à tout attendrissement. L’avant-veille, on était venu quêter chez madame Grandet, qui avait une terre dans les environs de Lyon, pour les malheureux prévenus du procès d’avril, que l’on allait transférer de la prison de Perrache à Paris par le froid, et qui n’avaient pas d’habits[48].

— Il m’est permis, messieurs, avait-elle dit aux quêteurs, de trouver votre demande singulière. Vous ignorez apparemment que mon mari est dans l’État, et M. le préfet de Lyon[49] a défendu cette quête. »

Elle-même avait raconté tout cela à sa société. Lucien l’avait regardée, puis avait dit en l’observant :

— Par le froid qu’il fait, une douzaine de ces gueux-là mourront de froid sur leurs charrettes ; ils n’ont que des habits d’été, et on ne leur distribue pas de couvertures.

— Ce sera autant de peine de moins pour la cour de Paris », avait dit un gros député, héros de juillet[50].

L’œil de Lucien était fixé sur madame Grandet ; elle ne sourcilla pas.

En la voyant évanouie, ses traits, sans expression autre que la hauteur qui leur était naturelle, lui rappelèrent l’expression qu’ils avaient lorsqu’il lui présentait l’image des prisonniers mourant de froid et de misère sur leurs charrettes[51]. Et au milieu d’une scène d’amour Lucien fut homme de parti.

« Que ferai-je de cette femme ? se dit-il. Il faut être humain, lui donner de bonnes paroles, et la renvoyer chez elle à tout prix. »

Il la déposa doucement contre le fauteuil, elle était assise par terre. Il alla fermer la porte à clef. Puis, avec son mouchoir trempé dans le modeste pot à l’eau de faïence, seul meuble culinaire d’un bureau, il humecta ce front, ces joues, ce cou, sans que tant de beauté lui donnât un instant de distraction.

« Si j’étais méchant, j’appellerais Desbacs au secours, il a dans son bureau toutes sortes d’eaux de senteur. »

Madame Grandet soupira enfin.

« Il ne faut pas qu’elle se voie assise par terre, cela lui rappellerait la scène cruelle. »

Il la saisit à bras-le-corps et la plaça assise dans le grand fauteuil doré. Le contact de ce corps charmant lui rappela cependant un peu qu’il tenait dans ses bras et qu’il avait à sa disposition une des plus jolies femmes de Paris. Et sa beauté, n’étant pas d’expression et de grâce, mais une vraie beauté sterling et pittoresque, ne perdait presque rien à l’état d’évanouissement.

Madame Grandet se remit un peu, elle le regardait avec des yeux encore à demi voilés par le peu de force de la paupière supérieure.

Lucien pensa qu’il devait lui baiser la main. Ce fut ce qui hâta le plus la résurrection de cette pauvre femme amoureuse.

— Viendrez-vous chez moi ? lui dit-elle d’une voix basse et à peine articulée.

— Sans doute, comptez sur moi. Mais ce bureau est un lieu de danger. La porte est fermée, on peut frapper. Le petit Desbacs peut se présenter…

L’idée de ce méchant rendit des forces à madame Grandet.

— Soyez assez bon pour me soutenir jusqu’à ma voiture.

— Ne serait-il pas bien de parler d’entorse devant vos gens ?

Elle le regarda avec des yeux où brillait le plus vif amour.

— Généreux ami, ce n’est pas vous qui chercheriez à me compromettre et à afficher un triomphe. Quel cœur est le vôtre !

Lucien se sentit attendri ; ce sentiment fut désagréable. Il plaça sur le dossier du fauteuil la main de madame Grandet qui s’appuyait sur lui, et courut dans la cour dire aux gens d’un air effaré :

— Madame Grandet vient de se donner une entorse, peut-être elle s’est cassé la jambe. Venez vite !

Un homme de peine du ministère tint les chevaux, le cocher et le valet de pied accoururent et aidèrent madame Grandet à gagner sa voiture.

Elle serrait la main de Lucien avec le peu de force qui lui était revenu. Ses yeux reprirent de l’expression, celle de la prière, quand elle lui dit de l’intérieur de la voiture :

— À ce soir !

— Sans doute, madame ; j’irai savoir de vos nouvelles.

L’aventure parut fort louche aux domestiques, surpris de l’air ému de leur maîtresse. Ces gens-là deviennent fins à Paris, cet air-là n’était pas celui de la douleur physique pure.

Lucien se renferma de nouveau à clef dans son bureau. Il se promenait à grands pas dans la diagonale de cette petite pièce.

« Scène désagréable ! se dit-il enfin. Est-ce une comédie ? A-t-elle chargé l’expression de ce qu’elle sentait ? L’évanouissement était réel… autant que je puis m’y connaître… C’est là un triomphe de vanité… Ça ne fait aucun plaisir. »

Il voulut reprendre un rapport commencé, et il s’aperçut qu’il écrivait des niaiseries. Il alla chez lui, monta à cheval, passa le pont de Grenelle, et bientôt se trouva dans les bois de Meudon. Là, il mit son cheval au pas et se mit à réfléchir. Ce qui surnagea à tout, ce fut le remords d’avoir été attendri au moment où madame Grandet avait écarté le mouchoir qui cachait sa figure, et celui, plus fort, d’avoir été ému au moment où il l’avait saisie insensible, assise à terre devant le fauteuil, pour l’asseoir dans ce fauteuil.

« Ah ! si je suis infidèle à madame de Chasteller, elle aura une raison de l’être à son tour.

— Il me semble qu’elle ne commence pas mal, dit le parti contraire. Peste, un accouchement ! Excusez du peu !

— Puisque personne au monde ne voit ce ridicule, répondit Lucien piqué, il n’existe pas. Le ridicule a besoin d’être vu, ou il n’existe pas. »

En rentrant à Paris, Lucien passa au ministère ; il se fit annoncer chez M. de Vaize et lui demanda un congé d’un mois. Ce ministre, qui depuis trois semaines ne l’était plus qu’à demi, et vantait les douceurs du repos (otium cum dignitate, répétait-il souvent), fut étonné et enchanté de voir fuir l’aide de camp du général ennemi.

« Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? » pensait M. de Vaize.

Lucien, muni de son congé en bonne forme, écrit par lui et signé par le ministre, alla voir sa mère, à laquelle il parla d’une partie de campagne de quelques jours.

— De quel côté ? demanda-t-elle avec anxiété.

— En Normandie, répondit Lucien, qui avait compris le regard de sa mère.

Il avait eu quelques remords de tromper une si bonne mère, mais la question : de quel côté ? avait achevé de les dissiper.

« Ma mère hait madame de Chasteller, » se dit-il. Ce mot était une réponse à tout.

Il écrivit un mot à son père, passa à cheval chez madame Grandet qu’il trouva bien faible, il fut très poli et promit de repasser dans la soirée.

Dans la soirée, il partit pour Nancy, ne regrettant rien à Paris et désirant de tout cœur d’être oublié par madame Grandet[52].


CHAPITRE LXVIII[53]


Après la mort subite de M. Leuwen, Lucien revint à Paris. Il passa une heure avec sa mère, et ensuite alla au comptoir. Le chef de bureau, M. Reffre, homme sage à cheveux blancs couronnés dans les affaires, lui dit, même avant de parler de la mort du chef :

— Monsieur, j’ai à vous parler de vos affaires ; mais, s’il vous plaît, nous passerons dans votre chambre.

À peine arrivés :

— Vous êtes un homme, et un brave homme. Préparez-vous à tout ce qu’il y a de pis. Me permettez-vous de parler librement ?

— Je vous en prie, mon cher monsieur Reffre. Dites-moi nettement tout ce qu’il y a de pis.

— Il faut faire banqueroute.

— Grand Dieu ! Combien doit-on ?

— Juste autant qu’on a. Si vous ne faites pas banqueroute, il ne vous reste rien.

— Y a-t-il moyen de ne pas faire banqueroute ?

— Sans doute, mais il ne vous restera pas peut-être cent mille écus, et encore il faudra cinq ou six ans pour opérer la rentrée de cette somme.

— Attendez-moi un instant, je vais parler à ma mère.

— Monsieur, madame votre mère n’est pas dans les affaires. Peut-être ne faudrait-il pas prononcer le mot de banqueroute aussi nettement. Vous pouvez payer soixante pour cent, et il vous reste une honnête aisance. M. votre père était aimé de tout le haut commerce, il n’est pas de petit boutiquier auquel il n’ait prêté une ou deux fois en sa vie une couple de billets de mille francs. Vous aurez votre concordat signé à soixante pour cent avant trois jours, même avant la vérification du grand livre. Et, ajouta M. Reffre en baissant la voix, les affaires des dix-neuf derniers jours sont portées à un livre à part que j’enferme tous les soirs. Nous avons pour 1.900.000 francs de sucre, et sans ce livre on ne saurait où les prendre.

« Et cet homme est parfaitement honnête », pensa Lucien.

M. Reffre, le voyant pensif, ajouta :

— M. Lucien a un peu perdu l’habitude du comptoir depuis qu’il est dans les honneurs, il attache peut-être à ce mot banqueroute la fausse idée qu’on en a dans le monde. M. Van Peters, que vous aimiez tant, avait fait banqueroute à New York, et cela l’avait si peu déshonoré que nos plus belles affaires sont avec New York et toute l’Amérique du Nord.

« Une place va me devenir nécessaire », pensait Lucien.

M. Reffre, croyant le décider, ajouta :

« Vous pourriez offrir quarante pour cent ; j’ai tout arrangé dans ce sens. Si quelque créancier de mauvaise humeur veut nous forcer la main, vous le réduirez à trente-cinq pour cent. Mais, suivant moi, quarante pour cent serait manquer à la probité. Offrez soixante, et madame Leuwen n’est pas obligée de mettre à bas son carrosse. Madame Leuwen sans voiture ! Il n’est pas un de nous à qui ce spectacle ne perçât le cœur. Il n’est pas un de nous à qui monsieur votre père n’ait donné en cadeau plus du montant de ses appointements. »

Lucien se taisait encore et cherchait à voir s’il était possible de cacher cet événement à sa mère.

— Il n’est pas un de nous qui ne soit décidé à tout faire pour qu’il reste à madame votre mère et à vous une somme ronde de 600.000 francs ; et d’ailleurs, ajouta Reffre (et ses sourcils noirs se dressèrent sur ses petits yeux), quand aucun de ces messieurs ne le voudrait, je le veux, moi qui suis leur chef, et, fussent-ils des traîtres, vous aurez 600.000 francs, aussi sûr que si vous les teniez, outre le mobilier, l’argenterie, etc.

— Attendez-moi, monsieur, dit Lucien.

Ce détail de mobilier, d’argenterie, lui fit horreur. Il se vit s’occupant d’avance à partager un vol.

Il revint à M. Reffre après un gros quart d’heure ; il avait employé dix minutes à préparer l’esprit de sa mère. Elle avait, comme lui, horreur de la banqueroute, et avait offert le sacrifice de sa dot, montant à 150.000 francs, ne demandant qu’une pension viagère de 1.200 francs pour elle et 1.200 francs pour son fils.

M. Reffre fut atterré de la résolution de payer intégralement tous les créanciers. Il supplia Lucien de réfléchir vingt-quatre heures.

— C’est justement, mon cher Reffre, la seule et unique chose que je ne puisse pas vous accorder.

— Eh bien ! monsieur Lucien, au moins ne dites mot de notre conversation. Ce secret est entre madame votre mère, vous et moi. Ces messieurs[54] ne font tout au plus qu’entrevoir des difficultés.

— À demain, mon cher Reffre. Ma mère et moi ne vous regardons pas moins comme notre meilleur ami.

Le lendemain, M. Reffre répéta ses offres, il suppliait Lucien de consentir à la banqueroute en donnant quatre-vingt-dix pour cent aux créanciers. Le surlendemain, après un nouveau refus, M. Reffre dit à Lucien :

— Vous pouvez tirer bon parti du nom de la maison. Sous la condition de payer toutes les dettes, dont voici l’état complet, dit-il en montrant une feuille de papier grand aigle chargée de chiffres, avec condition de payer intégralement les dettes et l’abandon de toutes les créances de la maison, vous pourrez vendre le nom de la maison 50.000 écus peut-être. Je vous engage à prendre des informations sous le sceau du secret. En attendant, moi qui vous parle, Jean-Pierre Reffre, et M. Gavardin (c’était le caissier), nous vous offrons 100.000 francs comptant, avec recours contre nous pour toutes sortes de dettes de feu M. Leuwen, notre honoré patron, même ce qu’il peut devoir à son tailleur et à son sellier.

— Votre proposition me plaît fort. J’aime mieux avoir affaire à vous, brave et honnête ami, pour 100.000 francs, que de recevoir 150.000 francs de tout [autre], qui n’aurait peut-être pas la même vénération pour l’honneur de mon père. Je ne vous demande qu’une chose : donnez un intérêt à M. Coffe.

— Je vous répondrai avec franchise. Travailler avec Monsieur Coffe m’ôte tout appétit à dîner. C’est un parfait honnête homme, mais sa vue me cire[55]. Mais il ne sera pas dit que la maison Reffre et Gavardin refuse une proposition faite par un Leuwen. Notre prix d’achat pour la cession complète sera 100.000 francs comptant, 1.200 francs de pension viagère pour madame, autant pour vous, monsieur, tout le mobilier, vaisselle, chevaux, voiture, etc., sauf un portrait de notre sieur Leuwen et un autre de notre sieur Van Peters, à votre choix. Tout cela est porté dans le projet d’acte que voici, et sur lequel je vous engage à consulter un homme que tout Paris vénère et que le commerce ne doit nommer qu’avec vénération : Monsieur Laffitte. Je vais y ajouter, dit Monsieur Reffre en s’approchant de la table, une pension viagère de 600 francs pour Monsieur Coffe. »

Toute l’affaire fut traitée avec cette rondeur. Leuwen consulta les amis de son père, dont plusieurs, poussés à bout, le blâmèrent de ne pas faire banqueroute avec soixante pour cent aux créanciers.

— Qu’allez-vous devenir, une fois dans la misère ? lui disait-on. Personne ne voudra vous recevoir.

Leuwen et sa mère n’avaient pas eu une seconde d’incertitude. Le contrat fut signé avec MM. Reffre et Gavardin, qui donnèrent 4.000 francs de pension viagère à madame Leuwen parce qu’un autre commis offrait cette augmentation. Du reste, le contrat fut signé avec les clauses indiquées ci-dessus. Ces messieurs payèrent 100.000 francs comptant, et le même jour madame Leuwen mit en vente ses chevaux, ses voitures et sa vaisselle d’argent. Son fils ne s’opposa à rien ; il lui avait déclaré que pour rien au monde il ne prendrait autre chose que sa pension viagère de 1.200 francs et 20.000 francs de capital.

Pendant ces transactions, Lucien vit fort peu de monde. Quelque ferme qu’il fût dans sa ruine, les commisérations du vulgaire l’eussent impatienté.

Il reconnut bientôt l’effet des calomnies répandues par les agents de M. le comte de Beausobre. Le public crut que ce grand changement n’avait nullement altéré la tranquillité de Lucien, parce qu’il était saint-simonien au fond, et que, si cette religion lui manquait, au besoin il en créerait une autre.

Lucien fut bien étonné de recevoir une lettre de madame Grandet, qui était à une maison de campagne près de Saint-Germain, et qui lui assignait un rendez-vous à Versailles, rue de Savoie, n° 62. Lucien avait grande envie de s’excuser, mais enfin il se dit :

« J’ai assez de torts envers cette femme, sacrifions encore une heure. »

Lucien trouva une femme perdue d’amour et ayant à grand-peine la force de parler raison. Elle mit une adresse vraiment remarquable à lui faire, avec toute la délicatesse possible, la scabreuse proposition que voici : elle le suppliait d’accepter d’elle une pension de 12.000 francs, et ne lui demandait que de venir la voir, en tout bien tout honneur, quatre fois la semaine.

— Je vivrai les autres jours en vous attendant.

Lucien vit que s’il répondait comme il le devait il allait provoquer une scène violente. Il fit entendre que, pour certaines raisons, cet arrangement ne pouvait commencer que dans six mois, et qu’il se réservait de répondre par écrit dans vingt-quatre heures. Malgré toute sa prudence, cette ennuyeuse visite ne finit pas sans larmes, et elle dura deux heures et un quart.

Pendant ce temps, Lucien suivait une négociation bien différente avec le vieux maréchal ministre de la Guerre, qui, toujours à la veille de perdre sa place depuis quatre mois, était encore ministre de la Guerre. Quelques jours avant la course à Versailles, Lucien avait vu entrer chez lui un des officiers du maréchal qui, de la part du vieux ministre, l’avait engagé à se trouver le lendemain au ministère de la Guerre, à six heures et demie du matin.

Lucien alla à ce rendez-vous, encore tout endormi. Il trouva le vieux maréchal qui avait l’apparence d’un curé de campagne malade.

— Eh bien ! jeune homme, lui dit le vieux général d’un air grognon, sic transit gloria mundi ! Encore un de ruiné. Grand Dieu ! on ne sait que faire de son argent ! Il n’y a de sûr que les terres, mais les fermiers ne paient jamais. Est-il vrai que vous n’avez pas voulu faire banqueroute, et que vous avez vendu votre fonds 100.000 francs ?

— Très vrai, monsieur le maréchal.

— J’ai connu votre père, et pendant que je suis encore dans cette galère, je veux demander pour vous à Sa Majesté une place de six à huit mille francs. Où la voulez-vous ?

— Loin de Paris.

— Ah ! je vois : vous voulez être préfet. Mais je ne veux rien devoir à ce polisson de de Vaize. Ainsi, pas de ça, Larirette. (Ceci fut dit en chantant.)

— Je ne pensais pas à une préfecture. Hors de France, voulais-je dire.

— Il faut parler net entre amis. Diable ! je ne suis pas ici pour vous faire de la diplomatie. Donc, secrétaire d’ambassade ?

— Je n’ai pas de titre pour être premier ; je ne sais pas le métier. Attaché est trop peu : j’ai 1.200 francs de rente.

— Je ne vous ferai ni premier, ni dernier, mais second. Monsieur le chevalier Leuwen, maître des requêtes, lieutenant de cavalerie, a des titres. Écrivez-moi demain si vous voulez ou non être second.

Et le maréchal le congédia de la main, en disant :

— Honneur !

Le lendemain, Lucien, qui pour la forme avait consulté sa mère, écrivit qu’il acceptait.

En revenant de Versailles, il trouva un mot de l’aide de camp du maréchal qui l’engageait à se rendre au ministère, le même soir, à neuf heures. Lucien n’attendit pas. Le maréchal lui dit :

— J’ai demandé pour vous à Sa Majesté la place de second secrétaire d’ambassade à Capel. Vous aurez, si le roi signe, 4.000 francs d’appointements, et de plus une pension de 4.000 francs pour les services rendus par feu votre père, sans lequel ma loi sur… ne passait pas. Je ne vous dirai pas que cette pension est solide comme du marbre, mais enfin cela durera bien quatre ou cinq ans, et dans quatre ou cinq ans, si vous servez votre ambassadeur comme vous avez servi de Vaize et si vous cachez vos principes jacobins (c’est le roi qui m’a dit que vous étiez jacobin ; c’est un beau métier, et qui vous rapportera gros ;) enfin, bref, si vous êtes adroit, avant que la pension de 4.000 francs ne soit supprimée vous aurez accroché six ou huit mille francs d’appointements. C’est plus que n’a un colonel. Sur quoi, bonne chance. Adieu. J’ai payé ma dette, ne me demandez jamais rien, et ne m’écrivez pas.

Comme Leuwen s’en allait :

— Si vous ne recevez rien de la rue Neuve-des-Capucines d’ici à huit jours, revenez à neuf heures du soir. Dites au portier en sortant que vous reviendrez dans huit jours. Bonsoir. Adieu.

Rien ne retenait Lucien à Paris, il désirait n’y reparaître que lorsque sa ruine serait oubliée.

— Quoi ! vous qui pouviez espérer tant de millions ! lui disaient tous les nigauds qu’il rencontrait au foyer de l’Opéra.

Et plusieurs de ces gens-là le saluaient de façon à lui dire : « Ne nous parlons pas. »

Sa mère montra une force de caractère et un esprit du meilleur goût ; jamais une plainte. Elle eût pu garder son magnifique appartement dix-huit mois encore. Avant le départ de Lucien, elle s’était établie dans un appartement de quatre pièces au troisième étage, sur le boulevard. Elle annonça à un petit nombre d’amis qu’elle leur offrirait du thé tous les vendredis, et que pendant son deuil sa porte serait fermée tous les autres jours.

Le huitième jour après la dernière entrevue avec le maréchal, Lucien se demandait s’il devait se présenter ou attendre encore, quand on lui apporta un grand paquet adressé à Monsieur le chevalier Leuwen, second secrétaire d’ambassade à [Capel]. Lucien sortit à l’instant pour aller chez le brodeur commander un petit uniforme ; il vit le ministre, reçut un quartier d’avance de ses appointements, étudia au ministère la correspondance de l’ambassade de Capel, moins les lettres secrètes. Tout le monde lui parla d’acheter une voiture, et trois jours après avoir reçu avis de sa nomination il partit bravement par la malle-poste. Il avait résisté héroïquement à l’idée de se rendre à son poste par Nancy, Bâle et Milan.

Il s’arrêta deux jours, avec délices, sur le lac de Genève et visita les lieux que la Nouvelle Héloïse a rendus célèbres ; il trouva chez un paysan de Clarens un lit brodé qui avait appartenu à madame de Warens.

À la sécheresse d’âme qui le gênait à Paris, pays si peu fait pour y recevoir des compliments de condoléances, avait succédé une mélancolie tendre : il s’éloignait de Nancy peut-être pour toujours.

Cette tristesse ouvrit son âme au sentiment des arts. Il vit, avec plus de plaisir qu’il n’appartient de le faire à un ignorant, Milan, Saronno, la Chartreuse de Pavie, etc. Bologne, Florence le jetèrent dans un état d’attendrissement et de sensibilité aux moindres petites choses qui lui eût causé bien des remords trois ans auparavant.

Enfin, en arrivant à son poste, à Capel, il eut besoin de se sermonner pour prendre envers les gens qu’il allait voir le degré de sécheresse convenable.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME
  1. Le général Fari calomnié.
  2. Tourte.
  3. Modèle : M. Saint-Marc Girardin et l’inspecteur des Poids et Mesures.
  4. Marche au ministère.
  5. Allusion à M. de Bernis. Est-elle bonne ?
  6. En blanc dans le texte. N. D. L. E.
  7. Séparation.
  8. Dire : c’est un homme à la mode du jour.
  9. Dogged.
  10. Il faut laisser le demi-jour. La peine de comprendre ôtera l’indécence pour les sots. Autrement, je dirais : Après avoir fait comprendre en des termes si honnêtes que si elle voulait courir la chance de voir son mari ministre, il fallait commencer par faire le bonheur de Lucien, M. Leuwen n’y put tenir : il s’enfuit.
  11. Elle se dit de Lucien : C’est un être bon, fort amoureux, mais qui a peur de moi.
  12. Elle se glorifie de ce qui fait la pauvreté de son âme.
  13. C’est le second soir.
  14. Donner quelque chose d’humain, quelques détails vrais (Et les placer près du commencement) aux personnages odieux, comme le comte de Vaize et Mme Grandet ; autrement, j’en ferai, ils seront, sans que je m’en doute, de simples mannequins à abominations ministérielles, comme les personnages de M. le Préfet de M. Lamothe-Langon.
  15. Humour.
        Définition de l’humour qui me vient le 7 février [1835] : le sérieux qui donne du plaisir à qui s’en sert.
  16. En note Stendhal indique que ce portrait devra être reporté dans la première partie : Nancy, à la scène du bal où le lecteur doit voir Mme Grandet pour la première fois. On sait que cette présentation n’a pas eu lieu. N. D. L. E.
  17. Pour le comique, examiner si Mme Grandet doit croire si fermement que Lucien l’aime.
  18. [Scène à faire. — Position des deux interlocuteurs : M. Leuwen promet un ministère et veut que Mme Grandet se donne à Lucien avant que l’Ordonnance ne soit dans le Moniteur. Mme Grandet, avec tout l’honnêteté de paroles possible (là est la source du comique), dit : « Je me donnerai bien, la difficulté n’est pas là ; mais me donnerez-vous un ministère ? Mais ferez-vous mon mari ministre ? Une fois que je me serai attachée à M. votre fils, le ministère peut tarder. »
        La forme est tout, et je ne veux pas me donner la peine de faire le dialogue avant d’être sûr que j’emploierai cette scène.
        Le fond raisonnable est que M. Leuwen lui dit : « Prenez des informations. Demandez si je puis, oui ou non, disposer probablement d’un ministère. J’avoue qu’il n’y a de sûr que ce qui est dans le Moniteur ; or, cette certitude, je ne puis pas vous l’offrir. D’ailleurs, la difficulté serait la même une fois le nom de M. Grandet dans le Moniteur, seulement elle changerait de côté, vos paroles d’à présent, ce serait alors à moi à les prononcer. Vous pourriez peut-être oublier votre pitié pour les souffrances de mon fils. »
        On s’ajourne. Mme Grandet prend des informations ; il en résulte que dans le cas de dislocation du ministère actuel M. Leuwen a les plus grandes chances d’être ministre de l’Intérieur ou de faire nommer qui il voudra à cette place, car sans lui dans les premiers moments le ministère n’aurait pas la majorité à la Chambre. Il est possible, qu’après deux mois le roi se moque de M. Leuwen et le force, par des dégoûts, à demander sa démission.
        Elle s’assure que M. Leuwen est de bonne foi avec elle. (Mais comment ? )
        Enfin, elle consent à prendre Lucien comme amant.
        Scènes de Mme Grandet avec Lucien pendant les cinq jours que dure la négociation que nous venons d’indiquer. Comique.]
  19. M. Leuwen doit-il prendre la petite rouerie de détail d’employer exprès des mots choquants pour la délicatesse de Mme Grandet ? Je penche pour oui.
  20. Ennoblir tout ceci ou le parterre siffle : c’est le joint de la cuirasse. Civita-Vecchia, 31 janvier [1835]. — Ne pas trop ennoblir ; c’est assez bien ainsi. 11 février.
  21. [« Mme Grandet est l’amie de mon fils depuis deux mois avant que le ministère ne menaçât ruine. »]
  22. Scène avec le mari.
  23. M. Grandet a une peur du diable des épigrammes, comme Martial, comme les sots qui s’imposent la corvée de lire et d’être littéraires.
  24. Renneville.
  25. Déclaration de Madame. Reddition de la place.
  26. Soliloque de Lucien après l’intimité avec madame Grandet.
  27. Exemple : la méchanceté de M. de Courchamp (Mémoires de Créqui). Les relire en donnant le dernier vernis aux conversations des salons imitant Saint-Germain.
  28. Exemple celle du 3 et 4 février 1835.
  29. M. l’abbé de MontGaillard, voyage à Auch, de Tobie.
  30. Sotte confidence.
  31. Seconde promenade sur la place de la Madeleine.
  32. Tournure de tu dans le monologue.
  33. [L’idée de prendre ce petit appartement à l’angle de la rue Lepelletier, fit époque dans la vie de Lucien. Son premier soin, le lendemain, fut de porter à l’hôtel de Londres un passeport portant le nom de M. Théodose Martin, de Marseille, que M. Crapart lui donna].
  34. Première entrevue après la lettre de madame Grandet.
  35. Mme Grandet a la mauvaise habitude de se juger elle-même souvent. Habitude de Paris : timidité et vanité.
  36. J’arrangerai cela quand je serai sûr de le conserver.
  37. Stendhal ajoute en note : « Suivant Grandnez, Besan et autres… » On sait que le premier nom était le sobriquet de M. d’Argout et sous le second nous reconnaissons Besançon, c’est-à-dire le baron de Mareste. N. D. L. E.
  38. Modèle : Mme la duchesse de Massa et M. de Rigny.
  39. Scène où l’amour triomphe de l’orgueil.
  40. Mettre cela au moral. Style honnête.
  41. Exactement la matrice l’emportait sur la tête.
  42. Sans s’en douter Lucien fait tout ce qu’il faut pour faire naître l’amour dans ce cœur qui n’est qu’orgueil (et dont la matrice vient seulement de se réveiller.)
        … Il faut encore deux ou trois réponses fières puis elle s’humilie devant Lucien. Une fois qu’elle s’est humiliée devant lui, il est un homme unique pour elle. Il n’y a pas de raison pour qu’elle ne fasse pas tout au monde.
  43. Vrai mais longueur.
  44. Art. — N’expliquer au lecteur les mauvaises qualités, les qualités sèches de Mme Grandet, que lorsque le lecteur s’y sera un peu attaché, au moins comme à une compagne de voyage.
  45. [Cette tête si belle de Mme Grandet certes en ce moment ne manquait pas d’expression, charme si rare chez elle. Pour extrême augmentation de charmes, elle avait les cheveux un peu en désordre ; elle venait de jeter son chapeau avec distraction. Et toutefois cette tête si belle et si jeune, que Paul Véronèse eût voulu avoir pour modèle, faisait, exactement parlant, mal aux yeux de Lucien. Il n’y voyait plus qu’une catin triomphant d’être assez belle pour se vendre afin d’acheter un ministère. Plus elle réunissait de richesses, de considération et d’avantages sociaux, plus à ses yeux il était odieux de se vendre. « Elle est à cent piques au-dessous d’une pauvre fille du coin de la rue qui se vend pour avoir du pain ou acheter une robe. » ]
  46. Au fond sorte de courtisane amoureuse.
  47. À la région du deltoïde.
  48. Voir les journaux du commencement de mars 1835.
  49. Gasparrin.
  50. M. Chauven.
  51. Pilotis : car l’évanouissement relâche, détend les nerfs.
  52. Stendhal laisse ici de nombreuses pages blanches, mais ce nouveau voyage à Nancy ne fut jamais écrit. N. D. L. E.
  53. 226 Ruine de Lucien.
  54. Les Commis.
  55. Me porte malheur.