Lucienne aimait Stéphane autant que cela était possible avec un cœur plein d’un autre. Ce qu’elle éprouvait pour lui était quelque chose de plus que l’amitié ; c’était cette sorte de tendresse presque maternelle que ressentent souvent les femmes pour l’homme à qui elles inspirent une passion profonde et véritable. L’amour qu’on a fait naître est un peu votre enfant, et l’on a pour lui des compassions et des douceurs de mère ; surtout lorsque celui qui porte cet amour est jeune, beau, ou environné d’un prestige quelconque. De plus, Lucienne était profondément reconnaissante à Stéphane du respect qu’il lui témoignait, lui qui connaissait sa vie. Il l’eût épousée, celui-là, pardonnant ses fautes passées, sans un reproche, sans une allusion blessante ; tandis qu’Adrien, s’il savait la vérité, repousserait peut-être loin de lui celle qu’il avait aimée.
L’amour de Stéphane était plus violent, plus absolu que celui d’Adrien, Lucienne le comprenait bien ; mais cela ne diminuait en rien son amour à elle ; au contraire, l’inquiétude, le vague effroi que lui inspirait son amant l’attachaient davantage à lui ; mais Stéphane l’attendrissait, et il occupait certainement la seconde place dans son cœur.
Aussi, lorsqu’il vint un jour lui annoncer que l’ordre de départ lui était arrivé, elle devint pâle et eut un violent serrement de cœur.
— Vous partez ! vous partez ! murmura-t-elle en baissant la tête.
— Vous m’aimez donc un peu, que vous êtes triste de cette nouvelle ? dit-il.
— Mon frère ! dit Lucienne en lui tendant les mains.
C’était vers la fin de l’automne. Stéphane partit un dimanche, à cinq heures du matin. Il fit ses adieux à Lucienne la veille au soir, en la reconduisant chez elle pour la dernière fois.
— N’oubliez pas, lui dit-il, qu’en n’importe quelle circonstance de votre vie, maintenant, dans vingt ans, toujours, si vous avez besoin d’un cœur dévoué et fidèle, je suis là. Appelez-moi, et j’abandonnerai tout pour voler à votre aide. Promettez-moi, si l’occasion se présente, de ne pas hésiter, de me considérer comme une chose à vous.
— Je vous promets, Stéphane, de me souvenir toujours de votre admirable cœur et de vous appeler dans la détresse.
— Au revoir, alors ; adieu peut-être, dit-il.
Et il la regarda avec l’angoisse de ne plus la revoir.
— Au revoir, frère ! pas adieu.
Il lui serra les mains une dernière fois.
— Vous ne partirez pas sans embrasser votre sœur, dit Lucienne.
Le jeune homme la saisit dans ses bras et appuya un long baiser sur son front, puis il s’enfuit en étouffant un sanglot.
Lucienne ne put dormir cette nuit-là. La mer hurlait d’une façon sinistre. Elle allait le reprendre, l’emporter, ne plus le rendre peut-être. Jusqu’au matin, la jeune fille songea aux tempêtes, aux naufrages, à la mort affreuse des marins, loin des leurs loin du monde.
Le lendemain, M. Lemercier vint voir Lucienne. Il se laissa tomber sur une chaise avec accablement.
— C’est fini, il est parti ! dit-il, il a emporté ton bouquet.
Et ils restèrent toute la journée ensemble sans presque se parler.
La vie reprit alors toute sa monotonie. La solitude se refit dans la ville. L’hiver vint ; les personnages qui s’effaçaient un peu pendant que F… était aux étrangers revenaient aux premiers plans. Le docteur Dartoc promenait de nouveau sa mélancolie le long des rues désertes ; Max avait grandi et la barbe lui poussait ; Félix Baker songeait à épouser une des demoiselles Lenoir. Les anecdotes et les cancans circulaient de plus belle. On disait, entre autres choses, que les esprits avaient cassé tous les meubles du docteur Pascou, et le bruit courait que la romanesque boulangère voulait se faire enlever. Lucienne, cédant à l’influence inévitable de la province, commençait à s’intéresser un peu à toutes ces petites choses.
Un jour, elle demanda à M. Lemercier pourquoi l’apparition de madame Heurtebise amenait presque toujours un sourire sur les lèvres de ceux qui la voyaient.
— C’est au souvenir d’une aventure bien niaise, dont la ville s’est divertie pendant deux mois, dit le vieillard. En se mariant, la jeune boulangère, qui est fort riche, déploya un luxe peu en rapport avec son rang. On trouva cela de mauvais goût, et je ne sais quel garnement attacha derrière la voiture de noces un grand panier de boulanger. C’est à cause de cette farce que l’on rit en voyant la boulangère.
— Ce n’est que cela ! dit Lucienne.
L’hiver fut rude cette année-là ; il neigea presque continuellement et l’on pouvait à peine sortir. Il semblait à Lucienne que le temps ne marchait plus et que jamais les jours d’épreuve ne finiraient. Les semaines se ressemblaient toutes tellement, qu’il était impossible de se souvenir de l’une ou de l’autre, et elles étaient longues comme des mois.
Le printemps finit cependant par revenir et il arriva alors à Lucienne une aventure qui jeta le trouble dans sa vie.
Un jour, elle était assise dans sa boutique, travaillant, tandis que M. Lemercier s’occupait à coller des algues marines dans un album. Un homme passa devant la vitrine ; il regarda distraitement Lucienne, puis revint sur ses pas et la regarda encore.
Tout à coup il entra dans la boutique.
— Eh ! mais je ne me trompe pas, c’est bien toi. dit-il ; que diable fais-tu là ? Je me disais bien aussi que ta mort n’était qu’une frime. Tu es ressuscitée modiste !
— Monsieur Provot ! s’écria Lucienne pétrifiée.
— Mais oui ; pas trop changé, comme tu vois, dit-il ; je me soigne. Mais toi tu es superbe, avec tes cheveux noirs ; quelle drôle d’idée avais-tu donc de te teindre ?
— Vous devez vous tromper, monsieur ; une ressemblance vous égare, dit M. Lemercier ; vous ne pouvez connaître cette jeune fille.
— Du tout, du tout, je ne me trompe pas, dit M. Provot ; je la connais très-bien, et elle m’a reconnu aussi. Nous avons été très-bons amis autrefois. Il est vrai qu’elle m’a planté là un peu brutalement, mais je ne lui garde pas rancune. Ça fait plaisir de retrouver de vieilles connaissances, surtout lorsqu’on les croyait mortes.
— La personne dont vous parlez est bien morte en effet, dit M. Lemercier ; la jeune fille que vous voyez ici est pure et laborieuse ; tout le monde l’aime et la respecte. Si, autrefois, sans guide dans la vie, elle a pris un mauvais chemin, elle est revenue sur ses pas et a effacé ses fautes passées sous ses vertus présentes. Cessez donc, je vous prie, de l’outrager, et mettez fin à cette scène pénible pour elle.
M. Provot ouvrait des yeux démesurés.
— Quoi ! le repentir, le travail, les privations, à son âge ! Cela n’est guère vraisemblable ! dit-il avec une forte envie de rire. C’est quand il est vieux que le diable se fait ermite. Tout cela cache quelque chose.
— Assez, monsieur ! s’écria le marin d’une voix qui fit trembler les vitres ; et sortez d’ici, où vous n’avez que faire.
— Comment ! Lucienne, c’est ainsi que tu laisses traiter un ancien ami qui te retrouve ! dit M. Provot.
— Allons ! silence, et décampez ! dit le vieillard en le poussant promptement dehors, tandis que la jeune fille fondait en larmes.
Lucienne fut longtemps à se remettre de l’émotion pénible que lui avait causée la brusque apparition de M. Provot. Cette dernière phase de sa vie passée, surgissant devant elle dans la personne de ce vieillard, lui fit horreur et l’épouvanta. Ceux qu’elle avait oubliés se souvenaient d’elle ! on la reconnaissait, on lui parlait sur le même ton qu’autrefois ! Tout ce qu’elle avait accompli pour se racheter, pour effacer à jamais sa première existence, était donc vain ! Cet homme pouvait faire rentrer l’ancienne Lucienne, celle qu’au théâtre on appelait Cornaline, au nombre des vivants, révéler le subterfuge de sa mort simulée, renverser tout l’édifice si péniblement élevé. Cette appréhension la bouleversa tellement, qu’elle tomba malade. Une fièvre nerveuse la retint au lit plus d’un mois. Mais les soins intelligents et dévoués que lui prodigua M. Lemercier la guérirent, et ses exhortations finirent par ramener le calme et la confiance dans l’âme de la jeune fille. Peu à peu, l’impression pénible s’effaça tout à fait.