Lucienne/II/XIV

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Calmann Lévy (p. 329-334).

XIV


Le délire s’empara de Lucienne. Pendant huit jours elle ne reconnut personne. Elle croyait entendre le bruit d’une tempête et faisait des efforts pour s’élancer de son lit, disant que la mer l’appelait. Elle voulait marcher à travers les flots jusqu’à ce que l’eau la couvrit entièrement. Cela seul, disait-elle, pouvait calmer le feu qui la brûlait. Et elle luttait avec fureur contre ceux qui s’opposaient à la réalisation de son désir.

M. Lemercier avait installé auprès d’elle une jeune garde-malade qui la soignait avec dévouement. Lui-même ne la quittait pas, et le docteur Dartoc venait trois fois par jour.

Toute une semaine, la situation resta la même ; la vie de Lucienne était en question. Puis tout à coup la maladie sembla céder ; le calme se fit, la fièvre s’apaisa, et la malade, regardant autour d’elle, adressa un faible sourire à M. Lemercier.

Cependant les soins qu’on lui prodiguait semblaient l’irriter ; elle s’y dérobait le plus possible, et repoussait les potions prescrites.

Un jour, le marin l’entendit murmurer :

— Laissez-moi donc mourir tranquille !

— Comment ! Lucienne, dit-il, tu ne veux pas guérir, pour moi, pour Stéphane ?

— Stéphane !

— Il t’aime, tu le sais ; sans toi, il sera toujours malheureux ! tu ne veux pas faire cette bonne action de vivre pour nous ?

— Quoi ! vous savez l’amour de Stéphane ? dit-elle.

— Mon fils n’a pas de secret pour moi ; il m’a tout appris le jour où je lui ai dit ton histoire.

— Et vous ne m’en avez jamais parlé !

— À quoi bon, enfant ? pourquoi t’attrister de mon chagrin ?

— Ah ! vous êtes bon, vous ! dit-elle.

Le soir, après avoir été silencieuse toute la journée, elle s’écria avec une énergie fébrile :

— Je le veux, je guérirai ; j’oublierai ceux qui m’ont oubliée ; j’aimerai Stéphane.

À partir de ce moment, elle se laissa soigner avec soumission. Elle essaya de manger un peu, mais son estomac refusa toute nourriture. Ses yeux noirs s’agrandissaient dans son visage amaigri et aussi pâle que ses draps.

Elle ne parlait jamais d’Adrien ; mais nuit et jour, malgré elle, elle pensait à lui. Il lui semblait impossible que tout fût fini ainsi.

Un matin, elle entendit le facteur entrer en bas dans la boutique. La garde-malade descendit aussitôt. Mais Lucienne pensant que, dans la crainte de lui causer une émotion, on lai déroberait peut-être la lettre qui arrivait, et qu’un pressentiment lui disait être d’Adrien, elle sauta hors de son lit, et, se tenant à la rampe, elle se laissa glisser jusqu’au bas de l’escalier. Elle arracha la lettre des mains de la jeune garde stupéfaite et remonta.

Tout un monde d’espérance traversa l’esprit de Lucienne, tandis qu’elle tenait à la main cette lettre, qu’elle hésitait à ouvrir. Elle venait d’Adrien, il n’y avait pas à en douter, le chiffre du jeune homme était sur l’enveloppe, et Lucienne reconnaissait l’écriture. Alors elle s’imagina que rien n’était perdu, qu’elle s’était trompée, qu’Adrien l’aimait toujours, que cette femme qu’elle avait vue n’était pas sa femme, et qu’il allait la consoler d’un mot.

Elle déchira l’enveloppe et lut la lettre en tremblant.

Lucienne, disait Adrien, je ne veux pas vous laisser croire que j’ai manqué à notre rendez-vous parce que je ne vous aime plus et que j’ai oublié mes serments. Pour mon malheur, je n’ai pas cessé de vous aimer, et je n’ose pas espérer que votre image s’efface jamais de mon esprit. Si cela peut adoucir la déception et le chagrin que vous avez éprouvés, sachez qu’à cause de vous le bonheur n’existe plus dans ce monde pour moi, et que, si vous souffrez, je souffre autant que vous.

» Vous devinez que je sais la vérité sur votre vie, et vous comprenez sans doute quel coup terrible j’ai reçu en l’apprenant, moi si confiant, et qui vous respectais autant que je vous aimais ! Je parle maintenant sans colère, tout est mort en moi, la colère comme la joie ; mais j’ai eu, je vous l’avoue, des instants de rage et de désespoir où je touchais à la folie.

» Voici comment j’ai appris l’horrible vérité. Ce fut deux ans après m’être séparé de vous. J’avais, suivant votre conseil, travaillé ardemment. J’étais avocat, presque célèbre, à Rouen ; on me confiait bien des causes. J’étais triste cependant ; mais l’espoir me soutenait et le bonheur était au bout de ma route. Un jour, une affaire m’appela à Paris. C’était en automne. J’allais repartir, mon affaire terminée, lorsque je rencontrai sur le boulevard celui que je croyais votre oncle. Je courus à lui joyeusement, lui demandant des nouvelles de sa nièce ! — Ma nièce ! dit-il… Alors il m’avoua la vérité, en s’excusant de nous avoir trompés. Brutalement, avec un sourire paisible, il me déchira le cœur, sans se douter de ce qu’il faisait. Je ne voulais pas le croire ; je pensais qu’il était fou. Mais, voyant que je doutais de ses paroles, il m’entraîna vers la devanture d’un marchand de photographies du passage Jouffroy. — Tenez, me dit-il, son portrait est encore là, et elle est représentée dans une pose et dans un costume qui ne vous laisseront aucun doute. — Il disait vrai, hélas ! Il m’apprit encore que vous vous étiez fait passer pour morte, mais qu’il vous avait retrouvée à F…, modiste, protégée par un vieillard terrible qui chassait vos anciens amis à coups de poing. — Je comprends maintenant, ajouta-t-il, elle se faisait oublier, elle s’habitue à une vie tranquille et honnête pour arriver à vous épouser. Ma foi ! je suis bien aise d’avoir pu vous armer contre cette sirène.

» Je revins à Rouen, fou de douleur. Je m’enfermai, me disant malade, ne voulant parler à personne, tout à mon désespoir. Je me souvins alors de vos hésitations, de vos scrupules, de vos larmes, et je compris leur véritable sens. Je compris aussi que vous vouliez expier vos fautes, et que vous aviez inventé ce conte d’une séparation de trois ans exigée par votre mère. J’admirai votre habileté à mentir. Cependant, je crus que vous m’aimiez véritablement et que vous étiez sincère dans votre repentir. Je me sentis un instant de faiblesse ; j’eus l’idée de feindre de tout ignorer, de vous laisser aller jusqu’au bout de l’épreuve que vous vous étiez imposée par amour pour moi, et de vous épouser. Mais la colère, la jalousie étouffèrent bientôt ces sentiments, et je compris que ceux qui se dressaient désormais entre nous étaient un obstacle éternel à notre bonheur. J’essayai de vous rejeter hors mon cœur, mais je m’aperçus que le coup que j’avais reçu, mortel pour l’estime que je vous portais, avait laissé l’amour vivant, et que vous restiez dans mon cœur malgré moi. Une nouvelle lâcheté me tenta. Je songeai à courir à vous, à vous emporter dans un pays de soleil, à vous donner quelques années de ma vie. Fou que j’étais ! c’est toute ma vie que je vous aurais donné ; je le sentais bien. Me défiant de moi-même, me voyant sans force contre cet amour tenace qui triomphait de la douleur et du mépris et me jetait vingt fois par jour dans des projets insensés, je me confiai à ma mère. Elle trouva le remède au mal ; remède terrible, mais radical. — Tu finiras, dit-elle, par céder à ton amour et par introduire dans ta famille une femme déchue, si tu ne mets entre lui et toi un obstacle infranchissable. Marie-toi. Ta passion s’apaisera, tu aimeras ta femme plus tard, je te connais, tu es l’esclave de tes devoirs. J’obéis à ma mère, après bien des luttes. On dit à Jenny que vous étiez morte ; la pauvre enfant pleura beaucoup ; et j’épousai la première venue. Pour moi, elle n’est qu’un bouclier entre vous et moi, Lucienne ; mais elle porte mon nom, elle a mon serment, sa vie sera calme et heureuse.

» Après vous avoir vue l’autre jour, à cette date queje n’avais pu oublier, j’ai voulu vous expliquer les raisons qui m’ont dicté ma conduite, je n’ai pas osé vous parler, je me sentais trop faible, trop ému auprès de vous. C’est pourquoi je vous écris.

» Maintenant, tout rapport cesse entre nous, tout est bien fini. Ma mère croit que je vous ai oubliée, je le lui laisse croire. À vous seule, j’avoue la vérité : je vous hais de m’avoir trompé ; mais je ne pourrai jamais aimer que vous. »