Lucienne/Texte entier

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Calmann Lévy (p. 1-342).
LUCIENNE




PREMIÈRE PARTIE


I


C’était dans un salon, à l’entresol, rue de Chateaudun, le soir, vers la fin de juillet.

La lueur, adoucie par un globe recouvert d’une dentelle en papier bleu, d’une lampe en porcelaine chinoise, éclairait les cheveux et le front d’une jeune femme qui lisait. Agenouillée sur un pouf de soie, elle s’appuyait des deux coudes à la table, plongeant une main dans ses cheveux, et de l’autre main feuilletant un livre ouvert devant elle.

Elle était vêtue d’un long peignoir blanc négligemment agrafé ; un peigne garni de turquoises relevait à demi ses cheveux d’un blond ardent, très en désordre ; une de ses mules, tombée de son pied, gisait sur le tapis. Il était visible que, rendue paresseuse par la chaleur, elle ne s’était pas habillée de la journée.

Partout dans le salon coquet et futile, des cartons étaient posés sur les meubles. Le canapé disparaissait sous des robes étendues. Aux torchères, de chaque côté de la glace, on avait accroché par l’élastique deux ravissants chapeaux d’été que la modiste venait d’envoyer.

Quelques voitures roulant dans la vue empêchèrent la jeune femme d’entendre la porte du salon s’ouvrir derrière elle ; et elle poussa un léger cri en voyant un homme se laisser tomber dans un fauteuil, après avoir déplacé une boîte à gants.

Cet homme paraissait soixante ans environ. Il était un peu chauve, et ses favoris grisonnaient.

— Eh bien, as-tu trouvé, ma chère Lucienne ? dit-il, tout essoufflé par la montée de l’escalier, et en s’essuyant le front.

— Oui, dit-elle ; « plage magnifique, hôtel très-confortable, joli casino… »

— Tu appelles cela un endroit tranquille ! dit le nouveau venu en tendant la main.

— Soyez sûr que c’est un trou, dit-elle, en lui passant le Guide en Normandie. D’ailleurs je consens à me reposer quinze jours dans ce désert pour obéir à mon docteur, ensuite nous irons à Trouville. Vous entendez, monsieur Provot.

— Hélas ! oui, soupira-t-il. Puis, fermant un œil, soulevant la lèvre il approcha le livre de son visage, et lut entre ses dents : « F…, chef-lieu de canton, douze mille habitants, climat sain ! » — Eh bien ! quand veux-tu partir ?

— Demain ; il n’y a plus un chat à Paris, et on y étouffe.

— Tu seras prête ?

— Oui, Jeanne va finir mes malles ce soir. Nous partirons demain à deux heures.

— C’est bien décidé, nous allons à F…

— À F… d’abord ; à Trouville ensuite.

— C’est bon, c’est bon, dit M. Provot, en prenant son chapeau ; je te laisse, ma petite Lucienne. Je vais faire mes paquets, moi aussi.

Et, après l’avoir embrassée, il s’en alla.

Une fois seule, Lucienne s’étira les bras, bâilla longuement, puis chercha sa pantoufle perdue dans les plis de son peignoir. Quand elle l’eut trouvée, elle se leva, souleva la lampe avec effort, et entra dans sa chambre à coucher.

Là elle se laissa tomber dans un fauteuil, devant un secrétaire Louis XV dont la planchette était abaissée, avec la vague intention de mettre ses papiers en ordre.

Elle tira à elle un tiroir et regarda d’un œil distrait les paperasses qui s’en échappaient ; c’était un mélange de factures acquittées, de prospectus, de lettres, de billets de théâtre non utilisés.

Lucienne remua tout cela à poignées, avec un certain effroi du travail qu’elle allait entreprendre. Un petit paquet noué d’un ruban rouge tomba sur ses genoux.

— Ah ! s’écria-t-elle, on le saisissant vivement, je l’ai tant cherché !

Et elle dénoua le ruban.

C’étaient quelques lettres un peu jaunies et usées aux plis, écrites sur des papiers des nuances les plus tendres, d’une écriture presque enfantine. Lucienne en déploya quelques-unes ; elles étaient signées Jenny.

Jenny était une des amies de pension de Lucienne ; la plus chère, la plus regrettée. La jeune femme souriait tout en relisant ces lettres naïves. Elle les relut toutes ; puis elle soupira et tomba dans une profonde rêverie.

Elle revoyait nettement cette époque de sa vie, qui s’était écoulée au milieu d’un essaim de jeunes filles. Elle se souvenait du jour où sa mère, trouvant qu’elle grandissait beaucoup, l’avait conduite dans un pensionnat des environs de Paris, après avoir congédié la gouvernante qui jusqu’alors s’était occupée de son éducation. Elle avait quatorze ans lorsqu’elle entra à la pension. Grande, jolie déjà, plus élégante dans sa mise que les autres pensionnaires, elle les avait charmées par ce qui plus tard les aurait rendues jalouses et envieuses. On l’avait entourée, pressée de questions : — Où étiez-vous avant de venir ici ? Comment nomme-t-on votre mère ? Que fait votre père ?

Son père ! c’était la première fois qu’elle y pensait, on ne lui en avait jamais parlé.

Puis on l’avait aidée à mettre en ordre ses petites affaires de jeune fille, et parmi elles on avait trouvé toutes sortes de choses mondaines, entre autres un coupe-papier surmonté d’une figurine d’argent, et des jumelles ! Elle lisait donc des romans ? Elle allait donc au théâtre ? Mieux que cela, elle connaissait des acteurs, et il y avait un ténor du Théâtre-Italien qu’elle tutoyait ! Aux yeux de ces adolescentes pleines de candeur, mais dévorées de curiosité, elle avait pris aussitôt une importance extraordinaire.

Pendant les classes, au lieu d’étudier, elle faisait jaillir au nez de ses bonnes amies un mince fil d’eau parfumée contenue dans un tube de plomb, et désarmait la sous-maîtresse en lui offrant le corps du délit ; ou bien elle faisait jouer une tabatière à musique, dont les sons discrets n’étaient entendus que de ses compagnes les plus voisines.

Les jours de sortie, sa mère venait la chercher, en revenant du Bois, dans une voiture qu’elle conduisait elle-même. Lorsqu’elle rentrait à la pension, c’étaient des récits à n’en plus finir : elle avait été aux courses, au spectacle, et avait soupé à la Maison-d’Or.

— Ah ! disaient avec admiration ses amies, en la flairant de toutes leurs narines, tu sens le cigare !

Elle rapportait des romans-feuilletons roulés et travestis en bâtons de sucre de pomme. Sa mère l’avait aidée à les envelopper. On les lisait pendant l’étude, en cachette. Elle apporta aussi des cigarettes que l’on fumait sous le pupitre à demi ouvert. Un jour de carnaval, elle donna à Jenny un masque de velours noir qui sentait le musc.

Brusquement, on vint la chercher. Sa mère était mourante. Une fluxion de poitrine l’enleva en quelques jours.

On l’enterra sans pompe aucune, et aussitôt ses meubles furent vendus, ses dettes payées ; et il resta à Lucienne mille francs pour toute fortune.

Elle ne pouvait plus rentrer à la pension ; elle alla d’abord en apprentissage chez une modiste ; mais une des amies de sa mère lui dit : « Tu es jolie, mets-toi au théâtre, » n Elle prit donc quelques leçons de déclamation, de chant et de danse, et débuta après trois mois d’étude. Comme actrice, elle eut peu de succès ; comme femme, elle en eut beaucoup ; et elle entra de plain-pied dans la vie facile et déshonorante, sans avoir, depuis qu’elle était douée de raison, réfléchi une seule minute.

Un jour elle s’était croisée sur le boulevard avec une gracieuse jeune fille au bras de son père. C’étail Jenny. Les deux amies avaient fait un même mouvement l’une vers l’autre. Mais le père, fronçant le sourcil, avait retenu sa fille avec une phrase brusque et cruelle. Lucienne avait compris alors qu’elle était déchue, et le soir, dans son lit, elle pleura avant de s’endormir ; mais le lendemain elle n’y pensait plus.

Tous ces souvenirs se déroulaient dans la mémoire de la jeune femme pendant qu’elle tenait entre ses mains les lettres de son ancienne amie. Elle était surprise de regretter aussi vivement la première période de sa vie.

Tandis que sa maîtresse rêvait ainsi, Jeanne allait et venait du salon à la chambre, terminant les préparatifs de départ, demandant de temps à autre quelques instructions à Lucienne qui lui répondait distraitement.

Enfin la jeune femme, renonçant à ranger ses papiers, se mit au lit, et, après avoir lu quelques pages d’un roman nouveau, elle s’endormit, impatiente d’être au lendemain.

II


F…, assez fréquenté aujourd’hui, l’était fort peu il y a quelques années. La foule s’entêtait à ne pas venir occuper les vastes établissements préparés à son intention et dont l’édification avait ruiné complétement celui qui l’avait entreprise.

Vers les premiers jours d’août d’une de ces dernières années, le successeur de l’entrepreneur malheureux trompé dans ses espérances, se tenait debout à la principale entrée de son établissement, en frac irréprochable, les joues dépassées par les deux pointes de sa cravate blanche, une main gantée, l’autre nue ; il souriait d’une façon amère aux voyageurs prochains qu’il attendait sans doute, car à chaque moment il regardait l’heure à sa montre.

M. Duplanchet, qui avait acquis une petite fortune dans le commerce à Paris, avait eu l’idée, en apprenant la mise en vente du Casino de F… et de ses dépendances, d’acquérir cet immeuble et de tâcher de réussir où un autre avait échoué. Il s’était rendu à F…, et un sourire de mépris pour la maladresse du vendeur ruiné avait effleuré ses lèvres, devant la beauté de la plage et la bonne tenue de l’établissement, bien fait d’ailleurs pour charmer les yeux.

En face des dernières maisons de la petite ville, humbles cabanes de pêcheurs à moitié ruinées, se dressent insolemment les écuries, les communs et les logements de ce que M. Duplanchet nomma son personnel ; puis la bâtisse tourne à angle droit et fait face à la mer. Elle se développe alors et rampe comme un reptile au pied de la falaise. Elle n’a qu’un étage, un rez-de-chaussée, couronné par une terrasse, et se compose d’une enfilade de salles, peu larges, mais en revanche d’une longueur extraordinaire. Les exigences du génie militaire ont motivé ce singulier mode architectural. Une batterie établie au flanc de la falaise surveille et défend les côtes, rien ne doit gêner la vue ni le tir, et le monument pour être toléré a dû s’aplatir le plus possible. Seuls deux pavillons de briques à toits en éteignoirs ont trouvé grâce et ont pu s’élever de trois étages, mais ils sont si éloignés l’un de l’autre que l’effet symétrique est perdu.

La construction de ce long édifice est d’une légèreté extrême, et il n’est pas sans danger de se promener sur les terrasses. Un jour, une dame étrangère s’y étant hasardée, le sol se creva sous ses pas comme une peau de tambour et deux individus qui jouaient au billard furent assez surpris de voir apparaître au-dessus de leurs têtes deux jambes en détresse qui s’agitaient. Depuis cet événement tragi-comique, l’accès des terrasses est interdit. À l’extérieur la muraille ou plutôt la cloison, car la muraille est de bois, est peinte horizontalement de bandes alternativement conteur de chocolat et couleur de pain d’épices, la frise à jour qui sert de balustrade à la terrasse est d’un beurre frais très-tendre.

La cloison est percée de très-nombreuses portes vitrées et de larges fenêtres, afin que l’on puisse voir, tout en dînant, non pas la mer, il est impossible de l’apercevoir, mais un talus qui se dresse entre la mer et l’établissement et qui monte vers un promenoir sablé.

Au-dessus de la porte d’entrée, on lit en vastes lettres jaunes sur fond marron : Grand hôtel des Bains de la Plage. M. Duplanchet a longuement mûri la formule de son enseigne ; il avait trouvé des titres plus ambitieux, mais il s’est dit : Il faut être simple.

Au delà de l’hôtel commence le casino proprement dit. Une barrière de bois peinte en jaune traverse la route et empêche de passer. Pour entrer dans le sanctuaire, il faut être abonné ou bien payer. Le « bureau » est un chalet suisse qui limite la promenade du talus. Il y a deux guichets, l’un pour les cachets des bains et la location des costumes, l’autre pour l’entrée du casino, mais une seule guichetière, la fille de M. Duplanchet. En échange de cinquante centimes elle vous donne en souriant un bout de papier rose, et vous entrez. Mais, la porte franchie, un vieil homme en costume d’invalide jaillit d’une sorte de guérite et vous prend poliment votre papier. Toute mise en scène remplit d’orgueil l’heureux M, Duplanchet. Enfin l’on se trouve dans un jardin, on marche sur une couche de jolis cailloux blancs si épaisse et si remuante, qu’on peut à peine se tenir debout. Ces cailloux sont d’ailleurs ce qu’il y a de mieux dans ce jardin où l’on n’aperçoit pas un seul arbre. Le dessin des plates-bandes est ingénieux, mais les fleurs se refusent absolument à y pousser. M. Duplanchet ne s’explique pas cet entêtement de la végétation. Quant au casino lui-même il présente la figure d’un E majuscule couché. La barre principale longe la falaise et fait face à la mer ; les deux antres lui présentent le flanc ; l’une est un café enrichi de plusieurs billards ; l’autre une salle de bal, de concerts et de spectacle. Le bâtiment qui les relie contient les salons de lecture, de jeu, de conversation, et une interminable galerie réservée aux solennités municipales.

Pour affirmer son autorité, M. Duplanchet a rédigé un avis qu’on peut lire dans tous les salons : « Défense d’emporter les journaux, — Défense de monter sur les meubles. » Derrière la salle de bal s’élèvent un établissement d’hydrothérapie et de gymnastique, puis un charmant hémicycle percé de vingt portes qui s’ouvrent sur des cabines de bains chauds. Enfin une brusque saillie de la falaise met un terme à cet essor architectural.

C’était donc sur la principale porte de l’hôtel que M. Duplanchet, dans une attente pleine de dignité, embrassait avec satisfaction l’ensemble de son domaine.

La falaise se dressait derrière les constructions encadrant la rougeur sombre des roches nues de l’admirable velours du gazon normand. Tout au faîte, des champs de blés dorés ou bruns tremblaient sur le bleu pâle du ciel, la nature s’ingéniait à harmoniser les couleurs, à les unir par des transitions d’une infinie délicatesse. La casino au contraire était net, brutal, criard ; la nature avait beau faire, elle ne pouvait se l’assimiler, il tranchait impitoyablement, se refusant à tout accord. M. Duplanchet s’inquiétait peu de cela.

Un bruit lointain de grelots et de chevaux qui trottent se fit entendre du côté de la ville. Le maître d’hôtel passa vivement sa main nue chargée de bagues sur sa chevelure collée par une pommade abondante. Un omnibus tourna l’angle du restaurant ; M. Duplanchet sourit, l’omnibus approcha. Mais il était vide. Une grande surprise se peignit sur les traits de l’ancien commerçant.

— C’est curieux, se dit-il, personne. Les étrangers sont en retard cette année. C’est égal, ils ne peuvent manquer de venir. J’ai fait tout ce qu’il fallait : articles dans les journaux, grandes affiches bleues avec une vue au milieu — et puis, un si bel endroit !

Il regarda encore une fois à sa montre.

— Allons ! fit-il.

Et il s’éloigna, faisant sonner ses bottes vernies sur le trottoir de bitume qui borde l’hôtel et le restaurant dans toute sa longueur.

Bientôt un tintement régulier domina le monotone bruissement de la mer : M. Duplanchet agitait lui-même la cloche de la table d’hôte.

Alors trois vieilles misses sortirent, graves et raides, des profondeurs de l’hôtel et s’assirent solennellement à la table. Deux, parmi elles, étaient sœurs et offraient un visage analogue : long, aux dents saillantes, à la peau blanche et flasque, aux bandeaux plats et couleur d’acajou. L’autre ressemblait à une vieille petite marquise avec sa figure chiffonnée, ses cheveux gris disposés en boucles folles contenues par l’avancement d’un prodigieux chapeau à la mode en des temps disparus et qu’elle ne quittait jamais, pas plus que le petit châle vert orné d’une palme dans le dos qu’elle serrait sur ses maigres épaules. L’aimable demoiselle avait l’oreille dure ; mais, pour faire mentir le proverbe : « crier comme un sourd, » elle parlait d’une voix si discrète qu’il était impossible de saisir un mot de ce qu’elle disait ; deux commerçants du Havre de passage à F… entrèrent par la porte extérieure du restaurant ; madame et mademoiselle Duplanchet arrivèrent.

— Servez, dit le maître de l’établissement. Puis se penchant à la fenêtre : — Ne dételez pas, Félix, cria-t-il au cocher de l’omnibus, il va falloir aller à la gare pour l’arrivée du train de sept heures. Il nous viendra sans doute beaucoup de monde.

Puis il s’assit au bout de la table et murmura, en fermant à demi les yeux, au bruit des cuillers heurtant le fond des assiettes :

— Décidément, je suis enchanté de m’être embarqué dans cette entreprise !

Aussitôt le dîner fini, les trois misses replongèrent dans les profondeurs des corridors, les deux commerçants allèrent jouer au billard, et la famille Duplanchet resta seule.

Il faisait encore grand jour. Quelques personnes du pays se promenaient sur la plage ; bourgeois, matelots, femmes à la tête nue ou coiffée de bonnet. Un vieillard à la barbe blanche, aux yeux doux, s’approcha d’une des fenêtres du restaurant.

— Bonsoir, mesdames et monsieur, dit-il.

— Bonsoir, monsieur Lemercier, répondit toute la famille.

— Eh bien, Duplanchet, vous est-il venu des voyageurs, aujourd’hui ?

— Jusqu’à présent non ; mais il en viendra tout à l’heure.

— Pas plus qu’hier, pas plus qu’il n’en viendra demain.

— La journée n’est pas finie, insista Duplanchet.

— Quel homme admirable vous êtes ! l L’espoir ne meurt jamais en vous. À chaque omnibus qui vous, revient bredouille, vous vous dites : « Ce sera pour le prochain voyage. » Votre foi n’est pas ébranlée.

— Mais pourquoi n’aurions-nous pas d’étrangers ici ? Connaissez-vous une plage plus belle que la nôtre ?

— Non, il n’y en a pas de plus belle sur les côtes de Normandie.

— Les promenades des alentours sont magnifiques.

— C’est vrai.

— Avez-vous jamais vu un établissement plus confortable, plus vaste, plus artistique que le mien ?

— Je n’ai rien à dire contre votre établissement.

— Eh bien alors ?

— Eh bien, toutes les raisons sont pour vous, et c’est justement pour cela qu’il ne vient personne.

— Comment ? je ne comprends pas, dit Duplanchet.

— Voyez-vous, mon cher monsieur, la foule ne va pas dans les endroits beaux, commodes, agréables ; elle va dans les trous où il n’y a rien à voir, où elle est mal logée, où elle mange mal. C’est une façon à elle de faire preuve d’indépendance et d’originalité.

— Vous êtes paradoxal, monsieur Lemercier ! répondit Duplanchet non sans amertume ; à force de vivre avec les livres, vous vous êtes fait sur les hommes des idées tout à fait bizarres, et vous me permettrez d’avoir de l’humanité une opinion meilleure.

Et il ajouta entre ses dents :

— Les gens du pays n’ont pas tort de dire qu’il est fou.

Puis il reprit :

— Nous allons voir, d’ailleurs, voilà l’omnibus qui revient.

— Parions qu’il n’amène personne.

— Eh bien, je tiens le pari, s’écria Duplanchet en frappant sur la table ; que parions-nous ?

— Un pot de cidre, dit Lemercier.

— Allons donc ! une bouteille de champagne.

— Soit.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main au moment où l’omnibus tournait le coin de la rue.

— Eh ! eh ! eh ! dit Duplanchet, il me semble que l’impériale est bosselée par des bagages.

Les deux femmes se précipitèrent au dehors.

— Bah ! quelques bottes de foin que Félix rapporte de la ville ! insinua Lemercier

— Mais non, mais non, ce sont des malles, de vraies malles. Je les vois parfaitement.

Un sourire narquois éclairait le visage de M. Duplanchet, et il passait sa main dans ses cheveux comme un homme qui se prépare à un événement solennel.

— Ma foi ! c’est positif, dit Lemercier, ce sont des malles !

— Et deux voyageurs dans la voiture, ajouta l’honnête propriétaire.

— Deux, en effet, Allons, mon cher Duplanchet, c’est avec grand plaisir que je perds mon pari.

— Des voyageurs ! des voyageurs ! répétait Duplanchet rayonnant.

L’omnibus arriva. Félix fit faire une savante manœuvre à ses chevaux, afin que la portière de la voiture se trouvât en face du trottoir.

Les rares promeneurs de la plage s’étaient arrêtés curieusement. L’omnibus fit halte et la portière s’ouvrit. Un homme d’une soixantaine d’années descendit de l’omnibus, puis tendit la main à une jeune femme qui sauta lestement à terre.

— Vous avez deux chambres ? demanda-t-il.

— Presque toutes mes chambres sont retenues, répondit effrontément Duplanchet ; mais il y en a deux dont je puis disposer encore.

— Faites-y monter nos bagages et servez-nous à dîner.

Les nouveaux venus entrèrent dans la salle. La jeune femme alla vers un miroir, ota son chapeau et fit bouffer son extraordinaire chevelure blonde.

— Qu’est-ce que monsieur désire manger ? demanda Duplanchet gracieusement.

— Ma foi ! servez-moi ce que vous voudrez, dit le voyageur en s’asseyant au bout de la table.

— Et mademoiselle… votre fille ? …

La jeune femme éclata de rire.

— Mademoiselle n’est pas ma fille, dit l’étranger avec embarras, elle est ma… ma…

— Votre nièce ? dit Duplanchet en souriant.

— Oui, ma nièce.

— Vous m’excusez, n’est-ce pas ? je ne pouvais pas deviner.

— La bonne histoire ! s’écria la jeune femme riant toujours. — Allons, servez-nous vite, je meurs de faim.

— Tout de suite, mademoiselle ; et quel vin prendrez-vous ?

— Du Champagne, dit la nièce.

— Une bouteille de bordeaux pour moi, dit l’oncle.

Avant de servir, Duplanchet alla chercher le livre des voyageurs, le présenta tout ouvert à son hôte, et lui tendit une plume trempée dans l’encre.

L’étranger écrivit : M. Alfred Provot, rentier… » Il hésita un instant, et ajouta : « Mademoiselle Lucienne, sa nièce. »

— Sa nièce ! c’est donc sérieux ? murmura Lucienne, qui le regardait écrire.

— Tais-toi donc ! dit M. Provot.

Alors la jeune femme se tourna brusquement vers Duplanchet :

— Il me semble qu’il n’y a pas grand monde ici, dit-elle.

— Oh ! mademoiselle, dans quelques jours je ne saurai où mettre les voyageurs, dit Duplanchet qui s’éloigna un peu confus.

— M’expliquerez-vous ce que signifie cette parenté que vous avez imaginée ? dit Lucienne lorsque l’hôtelier fut hors de vue.

— Est-ce que je sais ? Nous sommes en province, ici. Ce brave homme m’a interloqué avec sa question. Je me suis fait oncle pour ne pas le choquer.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit que j’étais votre femme ?

— Par respect pour le mariage.

— Merci ! dit Lucienne.

— Est-ce que cela te fâchera d’être ma nièce pendant quelque temps ?

— Je voudrais l’être toujours.

— Tu comprends, maintenant je ne peux me dédire. J’aurais l’air d’un imbécile. Mais si le rôle de nièce t’ennuie, nous quitterons cet endroit dès demain ; nous irons ailleurs.

— Pas du tout ! s’écria Lucienne, soyez sans crainte, vous aurez une nièce accomplie.

— Oh ! je sais que tu es une excellente comédienne.

— Au théâtre, cela n’est pas sûr ; mais à la ville, je n’ai pas ma pareille.

Lorsqu’ils eurent dîné, elle se leva.

— Il faut aller vous coucher, mon petit oncle, dit-elle, le voyage a dû vous fatiguer, et je veux que vous soyez frais et dispos demain matin.

— Je suis à tes ordres, mignonne, dit M. Provot en souriant.

Les garçons se précipitèrent avec des flambeaux, et les précédèrent jusqu’à leurs chambres, le long d’un interminable corridor.

III


Vers le milieu de la nuit, à ce qu’elle crut du moins, Lucienne fut réveillée brusquement par un grand tapage. Elle pensa que la maison s’écroulait ou qu’une tempête s’était déchaînée.

Elle sauta lestement à bas du lit et courut à la fenêtre, que vaguement l’aube blanchissait déjà. Dès qu’elle eut soulevé le rideau, elle reconnut que ce qui avait causé son effroi était tout simplement l’arrivée de l’omnibus. Le cocher Félix remuait les bagages sur l’impériale, puis les faisait glisser le long d’une échelle. C’est tout ce que Lucienne put voir sans ouvrir sa fenêtre ; mais elle entendit, au milieu des piaffements des chevaux et du bruit de leurs grelots secoués, une voix de femme qui disait :

— Jenny, regarde dans la voiture, j’ai laissé tomber mon éventail.

— Jenny ! … le nom de mon ancienne amie, se dit Lucienne, qui, un peu frissonnante, se replongea entre ses draps et essaya de se rendormir.

Elle ne put y parvenir. Toutes sortes de bruits s’éveillaient dans l’hôtel. On marchait dans les corridors, sur le toit des pigeons roucoulaient, les coqs chantaient dans la cour.

— Quel vacarme ! murmura-t-elle.

Et, après avoir étiré ses bras, elle chercha des yeux un cordon de sonnette et sonna.

Une fille de chambre parut.

C’était une femme d’une quarantaine d’années, à la physionomie aimable, souriant d’un sourire édenté, parlant haut et familièrement, avec cet accent traînard particulier aux Normands.

— Eh bien, mademoiselle, dit-elle, avez-vous trouvé le lit bon ? avez-vous bien dormi ?

— Très-bien ! dit Lucienne, mais j’ai été réveillée par un bruit infernal.

— Ah ! c’est Félix en déchargeant les bagages ! s’écria la femme de chambre en riant, il nous est arrivé des voyageurs…

— De Paris ?

— Non, de Rouen. Ce sont des habitués de l’hôtel.

— Ah ! dit Lucienne en baillant.

— Faut-il vous faire monter du café au lait ?

— Non, du thé.

— Je vais le faire dire en bas. Si vous avez besoin de moi, vous n’aurez qu’à m’appeler ; je suis là en face, à la lingerie.

— Comment vous appelle-t-on ?

— Mame Mafflu.

— Quoi ? dit Lucienne en se soulevant sur un coude.

— Marne Mafflu, cria de nouveau la femme de chambre. C’est un drôle de nom, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle.

— Mais non, dit la jeune femme en souriant. Eh bien, madame Mafflu, voulez-vous ouvrir les rideaux ; puis prévenir mon… oncle que je suis éveillée. Dites-lui que je désire prendre un bain de mer avant le déjeuner.

Quelques heures plus tard, M. Provot était assis sur les galets de la plage, fumant un cigare et lisant un journal. À quelques pas de lui, Lucienne, étendue sur un châle déployé, jetait des pierres aux vagues et bâillait souvent.

Elle avait pris son bain et ne savait plus que faire.

— Tu n’as pas l’air de t’amuser beaucoup ! lui dit M. Provot.

Elle répondit par une petite moue significative.

Un brouillard léger voilait le ciel ; la mer d’un vert d’émeraude, plein de douceur et de transparence, était paisible ; les vagues roulaient presque sans bruit, avec un peu d’écume sur les galets ; au loin une goëlette passait.

Quelques personnes de la ville se baignaient ; elles s’accrochaient à une corde liée à des poteaux et sautaient, pour éviter les vagues, avec un manque d’ensemble qui avait fait d’abord sourire Lucienne, mais cette distraction l’avait vite lassée.

Un bruit de galets croulants annonça de nouveaux arrivants.

Le maître baigneur descendait la pente de la plage entre deux dames qu’il tenait par la main. Après avoir vaincu leur résistance par des paroles d’encouragement, il les entraîna dans la mer, où malgré leurs cris d’effroi, il leur fit exécuter une ronde de sa façon.

Un jeune homme, enveloppé d’un grand peignoir blanc, était descendu derrière ces dames. Il s’arrêta un instant sur le bord, et les regarda en riant et se moquant de leur terreur. Puis, rejetant son peignoir, il monta sur un tremplin que supportait au-dessus de l’eau le timon de deux immenses roues, et, s’élançant la tête la première, il disparut sous les flots.

Un assez long temps s’écoula.

— Grand Dieu ! mon oncle, ce monsieur se noie ! il se sera frappé la tête contre les pierres ! s’écria Lucienne en se levant brusquement.

— Quel monsieur ? dit Provot en retirant son pince-nez.

— Celui qui vient de sauter.

— Tu es folle, le voilà là-bas qui nage.

Et M. Provot se remit à lire son journal.

Lorsque le jeune homme sortit de la mer tout ruisselant, Lucienne le suivit des yeux, un peu émue encore de la peur qu’il lui avait causée.

Il avait ramassé son peignoir et luttait avec la brise qui le lui disputait ; le soleil faisait briller les gouttes d’eau qui glissaient sur ses bras nus. Il était beau comme un dieu marin. Bientôt il triompha du vent, secoua sa chevelure trempée, et grimpa lestement vers les cabines. Lucienne admirait sa grâce et sa force.

Peu après, la cloche du déjeuner tinta. M. Provot se leva et bâilla.

— Ma foi, dit-il, tu as raison, on s’ennuie joliment ici ! je ne serais pas fâché d’en partir.

— Comment ! s’écria Lucienne ; mais vous n’avez donc rien dans l’âme ! Vous osez dire que vous vous ennuyez en face d’un pareil tableau, devant cet horizon superbe, ces falaises majestueuses, cette mer splendide, ce ciel charmant ! Décidément, vous êtes encore plus bourgeois que je ne le croyais. En tout cas, je vous déclare que ce pays me plaît infiniment et que, si vous partez, vous partirez seul.

— Ah ! ah ! ah ! fit en riant M. Provot, voilà bien les femmes ! il suffit d’être de leur avis pour qu’elles en changent immédiatement. Je me souviendrai de cela à l’occasion. Venez-vous déjeuner, ma nièce ?

À table on s’observa, les trois vieilles misses étaient plus solennelles que de coutume, M. Duplanchet était plus pommadé que jamais.

Lucienne avait en face d’elle une charmante jeune fille, aux cheveux châtain-clair simplement nattés et tombant sur les épaules.

— C’est celle que j’ai entendu nommer Jenny, se disait Lucienne.

M. Provot était à côté de sa nièce, et faisait vis-à-vis à une dame d’une cinquantaine d’années, mince, élégante et qui avait dû être fort jolie. Au bout de la table, entre Lucienne et la jeune fille, était placé le beau nageur dont le plongeon avait si fort effrayé Lucienne. Elle comprit, d’après quelques mots saisis au vol, qu’il était le fils de la dame et le frère de la jeune fille.

Lucienne regardait beaucoup son voisin. Presque malgré elle, son regard revenait toujours à lui. Elle le considérait avec une sorte de stupeur ; et, comme une femme qui en examine une autre, elle cherchait à lui trouver des défauts. Elle n’y parvenait pas. La tête du jeune homme semblait avoir été modelée d’après un des plus purs marbres grecs. L’éclat de ses yeux d’un gris pâle donnait néanmoins une grande originalité à sa physionomie. Sa mise était des plus correctes, élégante même, et il avait une expression réservée et froide peu en rapport avec sa grande jeunesse.

Le déjeuner s’écoula silencieusement. Lucienne répondait à peine à son oncle lorsqu’il lui parlait. Les murmures de la vieille miss étaient presque indistincts, et les nouveaux pensionnaires parlaient peu. Dès le dessert, ils se levèrent et sortirent, après avoir légèrement salué.

— Ah ! il s’en va ! se dit Lucienne avec un mouvement de dépit.

Elle était forcée de s’avouer qu’il n’avait paru faire aucune attention à elle.

Il lui avait seulement jeté, devant la ténacité de l’examen dont il était l’objet, quelques regards surpris, sous lesquels elle s’était sentie rougir.

— Il m’ennuie, ce beau dédaigneux ! murmura-t-elle, en se levant avec humeur.

Et laissant M. Provot qui attendait le moment de fumer son cigare, elle sortit et remonta dans sa chambre.

Là, elle se jeta sur un canapé, et demeura longtemps immobile, les regards fixés à terre.

Sa rêverie vagabondait comme un cheval débridé, mais revenait toujours au même point de départ, ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas. Sans chercher à se rendre compte de ce qu’elle ressentait, elle se laissait aller à l’impression qui l’envahissait en l’étourdissant comme un vin capiteux.

Les actes de sa vie passée tourbillonnaient dans sa pensée, comme s’ils s’enfuyaient pour se perdre à jamais dans l’oubli. Rien ne lui semblait devoir laisser de trace dans son souvenir ; et elle se demandait comment elle s’y était prise pour arriver à l’âge qu’elle avait sans mourir d’ennui.

Cependant, qu’était-il survenu dans sa vie ? Peu de chose. Elle avait déjeuné à côté d’un inconnu, qui l’avait regardée avec indifférence. Et cela suffisait à emplir de pensées son esprit vide d’ordinaire !

Un bruit de pas sur le bitume du trottoir la fit se lever d’un bond et courir à la fenêtre.

Elle se pencha pour regarder : c’était M. Duplanchet qui se rendait aux écuries.

— Décidément, je suis folle ! se dit-elle, en appuyant sa main sur son cœur ; j’ai cru que c’était lui qui passait, et mon cœur a battu plus vite ; il bat encore ! …

Lucienne se renversa sur le canapé en riant.

— Je n’ai pas seulement entendu le son de sa voix. Peut-être n’a-t-il pas d’esprit. Je ne sais même pas son nom.

Elle se mit alors à passer en revue tous les prénoms romanesques qu’elle connaissait, Raoul ou Gaston lui parurent les plus dignes d’être portés par l’inconnu.

Ensuite elle songea à la toilette qu’elle allait mettre pour retourner sur la plage à quatre heures, et se leva pour ouvrir ses malles.

Ses robes lui parurent bien tapageuses, et peu en harmonie avec le rôle que le hasard lui avait imposé. Elle mit tout sens dessus dessous, et finit par choisir une robe en toile brodée, très-chargée de volants et de garnitures, mais qui, à la rigueur, pouvait convenir à une jeune fille mondaine. Pour ne plus retomber dans cet embarras, Lucienne écrivit aussitôt à sa couturière.

M. Provot la surprit dans cette occupation.

— Que fais-tu, chère amie ? lui dit-il.

— Je me commande des toilettes de pensionnaire, répondit-elle. Votre pudeur d’hier au soir m’oblige à prendre cette mesure. Toute cette garde-robe de princesse ne convient nullement à la jeune bourgeoise dont je tiens le rôle.

— Comment ! tu vas renouveler toute ta garde-robe ? s’écria M. Provot avec épouvante.

— Il le faut bien, je ne puis pas faire mentir votre mensonge.

— Eh bien, allons sur une plage moins prude. Tes toilettes d’été m’ont coûté un prix fou !

Lucienne regarda le vieillard avec un souverain mépris.

— Si vous les regrettez à ce point, reprenez-les, et conservez-les dans le poivre, jusqu’à ce que vous ayez une nouvelle passion de ma taille, lui dit-elle.

— Tu te fâches pour une observation raisonnable, dit M. Provot. Je n’ai pas eu l’intention de te blesser.

— C’est bien, je vous pardonne, dit Lucienne radoucie, mais ne soyez plus aussi fantasque. Je suis devenue de tout mon cœur votre nièce, et je ne désire qu’une chose, c’est que vous soyez oncle éternellement.

— Je te remercie, dit le vieillard un peu piqué.

— Voyons, allez faire votre sieste, dit Lucienne, en lui tapotant légèrement la joue, et soyez ici à quatre heures.

— Je suis à tes ordres, ma toute belle, dit M. Provot en l’embrassant.

Et il sortit.

— Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, murmura-t-il en s’éloignant. Ah ! les femmes ! Le penseur qui a dit : « La punition de ceux qui les ont trop aimées est de les aimer toujours, » n’a jamais rien dit de plus vrai. C’est égal, renouveler toutes les toilettes d’été, c’est un peu vif !

IV


Dans l’après-midi, la plage de F… a une physionomie assez animée. Les riches bourgeois de la ville y accompagnent leurs femmes, qui rivalisent d’élégance avec les quelques étrangères en villégiature sur cette côte. Les hôtels situés dans le milieu de la ville, très-loin de la mer, l’hôtel du Chariot-d’Or, l’hôtel du Grand-Cerf, y amènent leurs pensionnaires dans de petits omnibus de famille. Les naturels du pays viennent pour la plupart dans des équipages, assez bizarres quelquefois : vieilles calèches attelées, d’un cheval de labour, cabriolets rustiques vernis à neuf, chars-à-bancs peints en couleur paille ; mais, quelquefois aussi, les voitures sont des plus élégantes, et traînées par des bêtes de prix ; celles-là appartiennent à de riches particuliers qui possèdent des châteaux dans les environs.

Tous ces véhicules se rangent avec ostentation devant la palissade qui borde le Casino, et attendent leur propriétaire au milieu des piaffements des chevaux et des conversations des cochers.

F… n’est pas assez éloigné de Paris pour que la mode n’y arrive pas dans toute sa fraîcheur. Cependant on distingue très-aisément les dames de la ville des étrangères. Tandis que ces dernières portent des toilettes charmantes, mais simples, et en apparence sans prétention, se coiffent de chapeaux pleins de fantaisie et de grâce, les provinciales s’habillent trop bien, leur costume est peu approprié au milieu et à la saison, il semble qu’elles rendent à la mer une visite de cérémonie.

À quatre heures, l’orphéon de la ville se range dans la galerie du Casino et, à grand renfort de trombones et de bugles, charme les oreilles des promeneurs par des valses déchirantes.

On s’installe sous la tente, en face de la mer ; les dames travaillent à de petits ouvrages ; les messieurs vont et viennent, causent avec elles, ou entrent au café pour jouer au billard.

Lucienne était là, appuyée à la balustrade de la terrasse, regardant parfois la mer, mais cherchant plus souvent des yeux le beau nageur qui n’arrivait pas.

M. Provot lisait son journal ; la jeune femme saisissait malgré elle des lambeaux de conversation ; elle les écoutait distraitement.

— Ah ! voici le petit docteur Pascou qui vient prendre son bain, disait quelqu’un.

— S’occupe-t-il toujours de magnétisme ?

— Certainement ; il donne des pilules magiques à ses malades et se fait dicter ses ordonnances par les esprits.

— Et les malades se trouvent bien de cela ?

— Comme tous les malades, ils ont foi en leur médecin ; ils guérissent souvent, meurent quelque-fois…

— N’est-ce pas la boulangère qui est là-bas ?

— Où donc ?

— Près de madame Dumont ; la robe de soie bleue.

— Oui ! oui ! c’est elle.

Et les deux causeurs partirent d’un éclat de rire qui dura longtemps. Cette gaîté était sans doute excitée par le souvenir de quelque mystérieuse histoire. Lucienne tourna les yeux du côté de celle dont on parlait ; elle vit une grande fille maigre, à long nez rouge, habillée d’une façon prétentieuse et criarde. Mais que lui importait la boulangère et son histoire ? celui qu’elle cherchait des yeux n’était pas là.

Tout à coup, en levant la tête vers le ciel pour suivre le vol d’une mouette, elle crut le voir au sommet de la falaise. Deux dames l’accompagnaient ; il leur montrait quelque chose au loin, du bout de sa canne ; c’était bien lui.

— Le point de vue doit être superbe de là-haut, dit alors Lucienne en tirant M. Provot de sa lecture. Si nous allions sur la falaise, mon oncle ?

— Comment ! tu veux gravir cette montagne, dit M. Provot avec inquiétude.

— Cela vous fera du bien, dit Lucienne.

Et elle s’élança gaiement du côté de la falaise.

Mais elle eut beau se hâter ; lorsqu’elle arriva au haut de la côte, ceux qu’elle cherchait avaient disparu. La promenade s’acheva de la façon la plus maussade, et M. Provot, tout essoufflé, recommença ses tristes réflexions sur l’instabilité de l’humeur féminine.

Au dîner, la gaieté de Lucienne était revenue. Les étrangers s’humanisèrent un peu. Ils avaient évidemment pris des renseignements sur leurs voisins de table, consulté peut-être le livre des voyageurs, et, rassurés sur leur état social, ils se laissèrent aller à causer.

On parla de la baignade du matin, La dame trouvait la mer très-froide, et M, Provot était de son avis. Lucienne et Jenry se récrièrent, prétendant qu’elle était très-bonne. Le jeune homme, lui aussi, trouvait l’eau un peu froide.

— Sans cela, disait-il, je passerais toute la journée dans la mer.

— Vous nagez si merveilleusement bien ! s’écria Lucienne.

Cette exclamation lui valut sous la table un coup de genou de M. Provot.

— Il y a bal ce soir au Casino, dit Jenny avec un soupir ; nous n’irons pas, nous sommes trop fatigués.

Lucienne soupira à son tour ; elle eût pu danser avec lui à ce bal.

— Vous aimez beaucoup la danse, mademoiselle ? dit-elle.

— Ah ! je l’adore. Ce n’est pas comme mon frère. Ce vilain Adrien ne peut pas la souffrir.

— Ah ! dit Lucienne.

— Et vous, l’aimez-vous ? reprit Jenny.

— Quelquefois, répondit Lucienne en levant les yeux vers le jeune homme.

On se retira de bonne heure, et, malgré la fatigue du premier bain de mer et de l’air vif des plages, Lucienne ne put dormir. Elle appelait cependant le sommeil de toutes ses forces, pour n’avoir pas les yeux gonflés le lendemain ; mais sa pensée ne voulait pas se taire et la tenait éveillée. Elle s’endormit un peu vers le matin et se leva tard.

Lorsqu’elle arriva sur la plage, Adrien était appuyé à la coque d’un canot tiré sur le galet ; il regardait la mer en fumant une cigarette.

Au bruit que fit Lucienne descendant sur les pierres, il se retourna et la salua ; puis il reporta ses regards vers l’horizon. Comprenant qu’il avait déjà pris son bain, elle déclara à son oncle qu’elle n’avait pas envie de se baigner, et tandis que M, Provot allait s’enfermer dans une cabine pour se déshabiller, elle s’assit sur les galets à quelque distance du jeune homme.

Elle le regardait souvent à la dérobée, mais son regard n’avait plus rien de son effronterie accoutumée ; il était humble, presque craintif en se levant vers lui. Elle sentait confusément que cet homme pouvait bouleverser sa vie et lui apprendre à connaître le chagrin, le désespoir même. Il lui apparaissait, à travers une vague terreur, comme un justicier chargé de lui faire expier les fautes de sa vie.

Il s’occupait cependant bien peu d’elle. Clignant légèrement les yeux, il s’efforçait de mieux voir un trois-mâts qui se découpait comme une légère fumée sur l’horizon blanc. Lucienne, tout en le regardant, souriait des idées bizarres qui maintenant la hantaient.

— L’air de la mer me trouble la cervelle ! se disait-elle pour se rassurer.

M. Provot lui avait confié la garde de son peignoir, et prenait son bain, barbotant dans les premières vagues.

— L’eau est très-bonne, criait-il à Lucienne, tu as tort de ne pas te baigner.

— J’aime mieux regarder la mer, dit-elle.

Mais bientôt le jeune homme s’en alla, sa mère et sa sœur l’appelant d’en haut.

Lucienne, tristement, le regarda s’éloigner.

— Pourquoi donc m’a-t-on dit souvent que j’étais jolie ? murmurait-elle, avec une vague envie de pleurer ? voici quelqu’un qui donne un démenti brutal à toutes les flatteries dont on m’a accablée. Il s’est certainement aperçu de l’attention dont il est l’objet, et il ne daigne pas plus me regarder que si j’étais le plus épouvantable des laiderons. Ah ! je ne céderai pas ! continua-t-elle en serrant le poing, il m’aimera, je le jure ! alors je le mépriserai à mon tour.

Au déjeuner, elle ne le regarda pas une seule fois, et ce fut elle qui sortit de table la première.

Elle monta dans sa chambre et s’assit devant un miroir.

— Voyons, se dit-elle, décidément suis-je, oui ou non, jolie ?

Elle ouvrit tout grands ses beaux yeux noirs, puis les ferma à demi et fit glisser ses prunelles sous les franges de ses longs cils. Elle s’accorda que ses yeux n’étaient pas mal. Elle examina ensuite son nez, de trois quarts, de profil ; il était fin, délicat, spirituel. Elle ne trouva rien à reprendre à ce nez. Les lèvres roses, un peu grasses, relevées légèrement aux commissures, avaient un charme incontestable. Elle les entr’ouvrit pour voir ses dents. Deux rangs de perles, elle fut obligée d’en convenir. Alors elle défit ses cheveux d’or et les secoua sur ses épaules. La teinture les avait un peu séchés et durcis, mais ils étaient abondants et longs.

— Je suis jolie, certainement ! prononça-t-elle.

Elle trouva seulement que sa peau, très-blanche d’ordinaire, était un peu irritée par l’air de la mer. Elle prit alors dans son nécessaire de voyage toutes sortes de pommades, de fards, de poudres, et se les apphqua sur le visage. Lorsqu’elle eut fini, elle éclata de rire.

— Je ressemble à une de ces figures de cire que l’on voit chez les coiffeurs, s’écria-t-elle.

Et elle courut se débarbouiller à grandes eaux.

Elle avait encore la figure dans sa cuvette, lorsqu’on frappa à la porte.

— Entrez, dit-elle brusquement, croyant que c’était M. Provot.

La porte s’ouvrit, Jenny entra.

Lucienne faillit pousser un cri.

— Est-ce que je vous dérange, mademoiselle ? dit la jeune fille.

— Nullement, s’écria Lucienne en s’essuyant à la hâte le visage. J’avais un peu mal à la tête, je me rafraîchissais le front.

Elle attira Jenny sur le canapé.

— Quelle charmante idée de venir me voir !

— C’est que j’ai quelque chose à vous demander, dit Jenny.

— Quelque chose à me demander, à moi ?

— Voici. Nous avons formé le projet d’aller visiter un château en ruine dans les environs ; la promenade est charmante, à ce qu’il paraît ; nous prendrions une grande voiture et nous dînerions à l’auberge du village. Voulez-vous que nous y allions ensemble ? On s’amuse bien mieux en société.

— Comme vous êtes aimable et charmante ! dit Lucienne, dont les yeux étincelèrent de plaisir.

— Acceptez-vous ?

— Si j’accepte ? mais avec joie !

— Ah ! quel bonheur ! que vous êtes gentille ! s’écria Jenny en serrant les mains de Lucienne. Mais votre oncle voudra-t-il venir ?

— Je réponds de lui.

— Votre mal de tête ne vous incommodera pas ?

— C’est passé. Mais, dites-moi, c’est vous qui avez eu cette charmante idée de m’emmener ?

— Non, dit Jenny, c’est maman.

— Ah ! … dit Lucienne, qui un instant avait espéré que c’était Adrien.

— Relevez vite vos beaux cheveux et préparez-vous ; je vais dire voire réponse à maman, et Adrien ira tout de suite choisir la voiture.

Jenny s’enfuit en courant dans la couloir sonore, Lucienne sonna madame Mafflu et fit appeler son oncle.

M. Provot dormait profondément. Le bain, le grand air, la chaleur l’accablaient, et on eut toutes les peines du monde à l’éveiller. Madame Mafflu avait beau le tirer par la manche et lui frapper sur l’épaule, il ne bougeait pas. Elle alla chercher Lucienne en riant. Celle-ci prit une éponge mouillée et la jeta brusquement sur les yeux du dormeur.

— Vous allez le saisir, le pauvre homme ! disait madame Mafflu.

En effet, M. Provot poussa des cris d’épouvante, et fut quelques minutes avant de comprendre ce qu’on lui voulait.

— Mais, ma chère, dit-il, inquiet, lorsqu’il fut rentré en possession de lui-même, c’est très-grave ce que tu me dis là. Il ne faut pas trop nous lier avec ces braves gens ; ce serait abuser de leur confiance. Ils te prennent pour une jeune fille honnête, et moi pour un oncle sérieux ; il ne faut pas profiter de leur erreur pour se glisser dans leur intimité.

— Ah ! vous m’ennuyez ! dit Lucienne ; est-ce qu’il y a quelque chose à reprendre dans mes manières ou dans mon langage, depuis que je suis votre nièce ?

— En public, tu te tiens très-bien, c’est vrai. Mais quelqu’un pourrait te reconnaître.

— Qui donc ? les pêcheurs de crevettes ?

— C’est vrai qu’il n’y a pas grand monde.

— Vous vous plaisez à me contrarier toujours. Est-ce que je les avalerai, ces bourgeois ? Est-ce que j’ai la peste ? Vous êtes d’une impertinence ! D’ailleurs, dites tout ce que vous voudrez, j’ai promis.

— Si tu as promis, il n’y a plus rien à dire, et du moment que cela te fait plaisir, j’obéis. Après tout, cela m’est égal, ce n’est pas moi qui leur ai fait des avances ?

— C’est bon ! arrangez-vous un peu, vous êtes tout ébouriffé, dit Lucienne. Prenez un paletot pour ce soir, et garnissez bien votre porte-monnaie ; nous dînerons là-bas, nous boirons du bon vin.

La voiture arriva bientôt. C’était une grande calèche aux ressorts usés, traînée par deux forts chevaux caparaçonnés de grelots. Le cocher avait un faux air de postillon. On emporta des ombrelles, des manteaux, des parapluies. Adrien monta sur le siège près du cocher, et le véhicule s’ébranla.

— Bonne promenade ! cria de la porte madame Mafflu, en agitant la main.

On enfila bruyamment les rues de la ville, la voiture sautait sur les pavés, les grelots tintaient, le cocher faisait claquer son fouet. On se mettait aux fenêtres pour voir passer ce beau tintamarre. Puis on roula sur la terre unie d’une grande route, ce qui permit de causer. Madame Després demanda à M. Provot s’il aimait les ruines.

— Ma foi, dit-il, au point de vue de la curiosité, je ne dis pas qu’elles n’offrent quelque intérêt, mais à tout autre point de vue, un bon hôtel bien construit et presque neuf…

— Vous ne savez ce que vous dites, mon oncle ! interrompit vivement Lucienne, il ne s’agit pas de savoir quel est le meilleur local pour abriter des rhumatismes.

— Comme tu me parles, ma nièce ! dit M. Provot.

— C’est vrai ; pardon, mon bon petit oncle ! pourquoi m’avez-vous tant gâtée ? répondit Lucienne d’un air contrit très-bien joué.

— Moi, j’aimerais à habiter des ruines ! dit Jenny.

— Avec les chouettes et les chauves-souris ? demanda Adrien en se retournant à demi.

— Oh ! non, non ! je leur ferais donner congé avant d’emménager.

Lucienne pensait qu’avec « lui » elle pourrait bien habiter une ruine, une cave, un cachot ; et se trouverait heureuse !

Jamais une promenade en voiture ne lui avait causé un tel plaisir ; elle aspirait délicieusement l’air tiède chargé du chaud parfum des fermes. Des canards barbotant dans une mare, une volée d’oiseaux pillant un buisson de mûres, une abeille suspendue aux pétales d’un bleuet l’attendrissaient profondément. Le rayonnement qui était en elle débordait et illuminait toute chose à ses yeux. Il lui semblait qu’elle voyait la nature pour la première fois.

On avait pris un chemin étroit à travers champs. Par instant, les épis de blé frôlaient les roues de la voiture, puis on entrait dans un bouquet d’arbres et l’on se trouvait tout à coup enveloppé d’une pénombre verte.

— Comme c’est joli ! disait Jenny en abaissant son ombrelle et en levant la tête.

Le jeune homme se penchait un peu pour éviter les branches.

Ces bouquets de verdure abritaient des fermes ; leurs toits de chaume, moussus et roux, descendant presque jusqu’au sol, se montraient derrière les troncs lisses des trembles. Des marmots accouraient sur les portes, des chiens aboyaient. Sous les pommiers penchés en tous sens, de jeunes veaux paissaient l’herbe épaisse.

Puis l’ombre cessait, on se retrouvait en plein champ.

Le cocher parlait à Adrien et lui nommait, en les désignant du bout de son fouet, les villages qui se découpaient sur l’horizon.

— Quand nous aurons grimpé cette côte, là-bas, disait-il, nous n’aurons plus qu’à descendre, nous serons à Valmont.

Bientôt la côte fut gravie, la voiture résonna sur les pavés inégaux du village où l’on se rendait, et elle entra bruyamment dans une cour d’auberge.

En même temps que la voiture, un personnage singulier, suivi d’une troupe de paysans, de femmes et de gamins, s’engageait sous la voûte de la porte cochère. C’était un berger, un vieillard grand et sec, au visage rasé, à la peau tannée par le grand air et ayant pris la teinte du vieux chêne. Quelques mèches de cheveux blancs lui descendaient jusque sur les épaules, s’échappant du bonnet de coton noir qui lui moulait le crâne sous son feutre déteint. Il s’enveloppait dans un vieux manteau brun tout rapiécé, et, s’appuyant sur un grand bâton recourbé, il s’avançait avec une certaine solennité. Deux chiens roux marchaient derrière lui. Puis venaient les curieux qui le suivaient en silence.

— Est-ce que c’est un sorcier ? dit Adrien en sautant à terre.

— Hé ! hé ! c’est un vieux malin, toujours ! dit le cocher, qui déjà dételait ses chevaux ; il n’est pas bavard, mais il en sait long sur bien des choses. C’est un berger des environs, il perche sur la hauteur, du côté de Colleville. On l’appelle Mathusalem. C’est un sobriquet, comme vous pensez. Eh mais, c’est qu’il ne doit pas être loin de ses cent ans.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici, suivi de tout ce monde ? dit madame Després.

— Il vient sans doute pour faire danser un voleur, dit le cocher qui s’éloigna, emmenant ses bêtes à l’écurie.

— Qu’est-ce qu’il nous chante ? dit M. Provot.

— Il n’a pas l’air de douter la moins du monde que nous ne comprenions le sens de ses paroles, dit Lucienne.

— Ah, maman, suivons le berger ! s’écria Jenny ; il va faire des sorcelleries, ce sera amusant ; le voilà qui entre dans l’auberge.

Adrien aida les dames à descendre de voiture. Lucienne, qui suivait des yeux le vieux berger, oublia plus longtemps qu’il n’était nécessaire sa main dans celle du jeune homme.

On courut se mêler aux groupes, bourdonnant devant la porte que venait de franchir le sorcier.

— Il monte l’escalier, disait-on ; quel dommage qu’on ne puisse pas le suivre !

— Il faut qu’il soit seul pour faire ses momeries.

— Tout ça, c’est des bêtises, dit un marchand de fromages qui portait un panier à son bras. Pourtant,’ça ne peut pas Faire de mal.

— Tâchons de tirer quelque chose de ce demi-sceptique, dit Adrien en se rapprochant du marchand. C’est donc un sorcier, ce berger ? lui dit-il.

— Le vieux finaud ! il l’a fait accroire à bien des gens ; et même ceux qui ne le croient pas vont le chercher tout de même.

— Pourquoi a-t-on été le chercher ?

— C’est pour faire danser le voleur, dit une vieille paysanne, qui écoutait, les poings sur les hanches.

— Vous ne comprenez pas, dit le marchand en riant ; c’est une idée d’ici. On vient de voler des breloques à une fermière qui était descendue à l’auberge ; elle a envoyé chercher le berger ; quand il aura fait des gestes et dit des paroles dans la chambre où a eu lieu le vol, la personne qui s’en est rendue coupable commencera à se sentir des picotements dans les jambes ; puis elle se mettra à danser et dansera par force jusqu’à ce qu’elle ait rendu l’objet volé ; ils croient ça, du moins, ajouta le narrateur ; pour moi, je suis d’avis qu’il aurait mieux valu aller chercher la police.

— Est-ce qu’on n’a pas vu cent fois les voleurs rapporter ce qu’ils avaient volé, par peur du berger ? dit la paysanne.

— C’est vrai, on l’a vu souvent, dit le marchand.

— C’est incroyable qu’une scène pareille puisse se produire de nos jours, à quelques heures de Paris, dit sentencieusemant M. Provot.

— La scène est en tout cas originale et curieuse, dit Adrien.

— J’aurais voulu demander au sorcier de me prédire l’avenir, dit Lucienne, qui s’éloignait à regret.

— Ah ! moi aussi, s’écria Jenny ; il m’aurait dit si mon mari sera brun ou blond.

On s’engagea dans les rues du village et l’on marcha vers le vieux château.

— Offre ton bras à mademoiselle, Adrien, dit madame Després, qui avait pris le bras de M. Provot.

Lucienne dissimula sa joie et appuya légèrement sa main gantée sur le bras du jeune homme. La réserve de ce dernier n’allait pas jusqu’à la gaucherie ; il lui parla avec la plus parfaite aisance.

— Vous aimez beaucoup la campagne, à ce que je crois, mademoiselle ? dit-il ; vous paraissez tout heureuse.

— Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en ce moment ! s’écria Lucienne en le regardant avec passion.

Puis elle baissa brusquement les yeux.

— J’adore la mer, ajouta-t-elle.

— Savez-vous nager ? demanda le jeune homme, sans paraître s’être aperçu de ce singulier regard.

— Je croyais savoir ; mais, depuis que je vous ai vu dans l’eau, je reconnais que je ne sais que barboter.

— Je vous donnerai des leçons si vous voulez, dit Adrien avec un sourire, dans lequel Lucienne crut voir une ombre de raillerie.

— C’est un détestable professeur ! dit Jenny qui s’était rapprochée. Imaginez-vous qu’il n’a jamais pu m’apprendre, à moi.

— Avoue que tu es une exécrable élève. Jugez-en, mademoiselle : elle refuse obstinément de détacher ses pieds du fond.

— C’est plus fort que moi, dit Jenny. J’ai peur.

On était arrivé. Le château situé au milieu d’un parc admirable, parfaitement entretenu, semblait être en très-bon état. La partie la plus ancienne était une tour ronde, coiffée d’un toit pointu, qui se dressait à l’un des angles de l’édifice et se mirait dans l’eau d’un fossé ; un petit pont d’une seule arcbe, reliant la tour à la terre, arrondissait son demi-cercle, dont le reflet faisait un cercle parfait.

Le château proprement dit appartenait au siècle de Louis XIII et montrait, comme les monuments de cette époque, un mélange de briques et de pierres, et des rampes soigneusement ouvragées.

Ce qu’on appelait la ruine était un reste de chapelle gothique envahi par les lierres et les plantes grimpantes ; mais, au milieu de ces allées sablées, de ces gazons anglais, de ces massifs de géraniums, la ruine semblait artificielle. Elle était charmante néanmoins, avec ses gracieux arceaux se découpant sur l’azur du ciel. La toiture avait complètement disparu ; le dallage, au contraire, était presque intact, et l’on pouvait lire encore les inscriptions funéraires indiquant les morts qu’il recouvrait. Dans les ogives des fenêtres, le caprice des liserons dessinait des vitraux que le soleil traversait gaiement. Derrière l’autel encore debout, fleurissait un églantier à la place des vases sacrés. Deux papillons blancs palpitaient au-dessus du même calice.

Sur l’autel était posé un album, et les visiteurs y écrivaient des vers, des pensées, ou simplement leur nom.

Lucienne, toujours au bras d’Adrien, monta les degrés de pierre et vint feuilleter ce livre.

— Vous avez l’air de deux fiancés, dit Jenny en les rejoignant ; les oiseaux chantent la messe.

Lucienne tressaillit et baissa la tête, tandis que le jeune homme laissait tomber sur elle un regard singulièrement doux, qu’elle ne vit pas.

On se promena longtemps dans le parc, puis on retourna à l’auberge où le dîner était commandé. Il se passa joyeusement. Madame Després était enchantée de ses nouvelles connaissances. M. Provot trouvait cette dame fort aimable. Lucienne seule était un peu mélancolique. Pendant le retour, à travers une nuit charmante embellie par le clair de lune, elle demeura silencieuse, absorbée par un monde de pensées qu’avait éveillées dans son esprit la parole de Jenny : « Vous avez l’air de deux fiancés. »

V


Quelques jours plus tard, Lucienne, dont la gaieté n’était pas revenue, travaillait, auprès de madame Després, à un ouvrage au crochet que Jenny lui avait appris à faire.

C’était sur la terrasse du casino ; la musique de l’orphéon résonnait bruyamment ; le ciel était pur, mais il ventait un peu, la tente de toile claquait sur les traverses de bois.

M. Provot était allé faire une partie de billard avec Adrien.

Jenny surveillait son élève du coin de l’œil ; souvent elle lui arrachait l’ouvrage des mains.

— Quelle tête dure ! s’écriait-elle ; et elle corrigeait une erreur, puis lui rendait le crochet en riant.

Lucienne s’efforçait de ne plus commettre de fautes, mais sa pensée était ailleurs.

Madame Després l’observait depuis quelque temps ; cette mélancolie donnait à son maintien quelque chose de réservé et de modeste qui plaisait beaucoup à la mère de Jenny et la faisait revenir sur la mauvaise impression que lui avait d’abord causée Lucienne. Certains détails de sa toilette l’inquiétaient encore ; mais elle se disait qu’à Paris on a beaucoup de mauvais exemples sous les yeux et que les jeunes filles sont très-étourdies. C’est pourquoi elle s’était promis de faire quelques observations à Lucienne.

Quand les orphéonistes, prenant un peu de repos, permirent à la voix humaine de se faire entendre, madame Després posa sa tapisserie sur ses genoux et tourna sa tête vers Lucienne.

— Ma chère petite, lui dit-elle, pourquoi faites-vous tomber vos cheveux si bas sur votre front ? c’est mauvais genre.

— Je l’ignorais, madame, dit Lucienne en rougissant ; mon oncle trouve cela joli.

— Moi aussi je trouve cela joli ! s’écria Jenny.

— C’est donc pour cela, mademoiselle, que depuis quelque temps tous tirez vos mèches jusque sur vos yeux, et que vous ressemblez à un chien havanais, dit madame Després sévèrement.

— Maman, c’est la brise qui m’a décoiffée.

— Vraiment ! c’est la brise ! est-ce que vous n’êtes pas de force à lui résister, à la brise, et à rarranger ce qu’elle dérange ?

— Votre mère a raison, Jenny, dit Lucienne, en passant la main sur le front de son amie. Découvrez-le, ce front pur et candide, ce front que pas une mauvaise pensée n’a terni.

— Mais votre front, mon amie, est aussi pur et il est bien plus blanc que le mien, dit Jenny en regardant Lucienne avec surprise.

— Ne vous attristez pas de ce que je vous dis, ma chère enfant, reprit madame Després, je serais désolée de vous avoir blessée.

— Ah ! madame, dit Lucienne avec émotion, je vous remercie de tout mon cœur des conseils que vous voulez bien me donner. Si j’avais eu auprès de moi un guide semblable à tous, je ne serais pas ce que je suis.

— Vous êtes une charmante jeune fille, pleine de cœur et de modestie ! dit madame Després vivement.

Jenny passa son bras autour de la taille de Lucienne, et l’embrassa sur la joue.

— Vous n’avez donc jamais été grondée par votre maman, lui dit-elle, que vous êtes si émue pour une légère observation. On m’en dit bien d’autres à moi, allez, et ça ne me fâche pas. Voyons, ajouta-t-elle, vous n’avez plus envie de travailler, laissez le crochet ; les orphéonistes s’en vont, courons dans le salon faire un peu de musique.

— C’est cela, mes enfants, dit madame Després, étudiez la sonate de Mozart à quatre mains, je l’aime beaucoup.

Les jeunes filles s’éloignèrent ; Adrien alla bientôt les rejoindre ; la partie de billard était finie, à son grand plaisir.

M. Provot vint s’asseoir près de madame Després.

— Comment ! chère madame, dit-il, on vous laisse seule ?

— Oui, reprit-elle, et je ne suis pas fâchée du tête-à-tête que cela me procure, j’ai à vous parler.

— À moi ?

— À vous, à propos de votre nièce. Je veux vous faire quelques observations sur la façon dont vous l’élevez. Entre mamans, cela se peut.

— Entre mamans ? dit M. Provot en écarquillant les yeux.

— Certes, n’êtes-vous pas un peu la mère de Lucienne ? Elle était orpheline, vous l’avez recueillie et élevée, pas trop mal, je l’avoue ; elle a bon cœur, elle est douce et sans vanité. Cependant, à bien des détails, il est visible qu’elle n’a pas eu de mère pour la guider dans la vie.

— En effet, balbutia M. Provot avec embarras.

— Tenez, ses toilettes d’abord qui ne sont pas tout à fait celles d’une jeune fille.

— Ah ! vraiment !

— Ne vous fâchez pas. Qu’est-ce qu’un homme, franchement, peut entendre aux chiffons ? Comment peut-il comprendre le plus ou moins de convenance d’une couleur ou d’une étoffe ? Le fait est que dans l’absolu c’est peu important ; on peut avoir un perroquet sur son chapeau, porter une robe rouge, un manteau bleu et des gants verts, sans cesser d’être une très-honnête personne ; mais, dans les conventions mondaines, tout a son importance. La jeune fille doit être guidée dans le choix de ses toilettes. Si on la laisse libre, on peut être sûr qu’elle s’habillera comme un chien savant ou comme une grand’mère. Cette fois, ce n’est pas le cas : Lucienne est très-élégante, trop élégante.

— En effet.

— Elle porte des dentelles ! et très-belles, ma foi ! elle avait hier un fichu en point d’Angleterre ! … des plumes, des frous-frous à n’en plus finir ! Une jeune fille doit être simple et avoir avant tout l’air d’une jeune fille.

— Une jeune fille… parfaitement… dit M. Provot de plus en plus troublé.

— Vous ne m’en voulez pas, reprit madame Després. Si je n’avais pas une estime sincère et une profonde sympathie pour Lucienne, je ne parlerais pas ainsi.

— Ah ! madame, vous êtes mille fois bonne, et je vous remercie de faire mon éducation d’oncle.

— Parions que votre nièce a lu des romans, continua madame Després.

— Elle en a lu, je le confesse.

— Là ! j’en étais sûre ! s’écria madame Després, est-ce qu’une jeune fille doit lire des romans et se bourrer la tête d’un tas de folies ? Qu’est-ce que deviendraient les mères de famille si leurs filles lisaient des romans ? Il n’y aurait plus moyen de vivre en repos. Je comprends maintenant pourquoi votre nièce est si souvent rêveuse, absorbée ; pourquoi j’ai quelquefois surpris sur son visage des expressions douloureuses qui m’effrayaient presque. Elle songeait à quelque héros ridicule qui s’est fait sauter la tête par amour pour quelque donzelle. Est-ce que Jenny est rêveuse ? la voyez-vous autrement que rieuse et paisible ? Aussi elle n’a lu que des ouvrages approuvés par M. l’archevêque.

— Ça doit être peu gai, objecta timidement M. Provot.

— À leur âge, elles ont bien d’autres façons de s’amuser : la promenade, la danse ; le moindre ruban les rend folles de joie. D’ailleurs, leur imagination travaille bien assez comme cela, elle n’a pas besoin d’aliments. Vous avez de la chance encore que votre nièce soit restée honnête. Avec une pareille éducation, tout était possible. Qu’auriez-vous dit si elle s’était fait enlever par un garçon coiffeur pour mettre un roman en action ?

— En effet… un pareil événement… murmura M. Provot, qui s’agitait sur sa chaise comme si elle eût été rembourrée d’épines.

— Chut ! dit brusquement madame Després en lui posant la main sur le bras, voici les enfants.

M. Provot poussa un soupir de soulagement. Jamais conversation ne lui avait été si pénible.

— Te baignes-tu, mère ? dit Adrien en s’approchant.

— Les vagues sont encore bien fortes pour moi, répondit-elle, j’aime autant ne pas me baigner.

— Tu as bien raison, maman, s’écria Jenny. C’est moi qui ne me baignerais pour rien au monde !

— Nous connaissons ton héroïsme, dit Adrien en riant.

— Ma foi, je suis d’avis qu’il est bien inutile de s’exposer sans raison, dit M. Provot. Si c’était pour sauver quelqu’un, pour rendre service à la patrie, ou seulement à la science, d’accord ; je serais le premier à dire : En avant ! Mais risquer de se noyer sans aucun motif, par fanfaronnade, non, je n’en suis plus ; moquez-vous de moi si vous voulez, je ne me baigne pas, je vais lire mon journal. Dame, mon cher, je ne suis pas un fort nageur comme vous.

— Allons, dit Lucienne, il n’y a que M. Adrien et moi qui ayons l’audace d’affronter la fureur des flots.

— Faites bien attention, au moins, dit madame Després.

— Sois tranquille, dit Adrien ; d’ailleurs la mer est à peine houleuse.

— Peut-on dire ça ! s’écria Jenny en frappant ses mains l’une contre l’autre, les vagues tombent comme des cataractes.

Lucienne et Adrien s’éloignèrent en riant et en se moquant de la peur de Jenny. Mais cette peur même venait de faire naître une singulière idée dans l’esprit de Lucienne.

— Je vais faire comme si je me noyais, se disait-elle. Il me sauvera ! Et je saurai bien lire sur son visage si je lui suis vraiment tout à fait indifférente.

Le jeune homme, prêt avant elle, était déjà dans l’eau lorsqu’elle sortit de sa cabine ; il semblait bondir de vague en vague, et il filait avec rapidité vers le large.

— Quelle force ! quelle audace ! se disait Lucienne debout sur la grève et grelottant un peu dans son peignoir de flanelle.

Elle restait là immobile, perdue dans une contemplation inquiète. Le vent secouait l’étoffe qu’elle serrait autour d’elle ; l’écume de la dernière vague venait mouiller ses pieds.

— N’ayez crainte, ma petite dame ! lui cria le baigneur ; donnez-moi la main, je vais vous faire entrer. N’allez pas trop loin, ajouta-t-il lorsque Lucienne eut franchi les premières vagues, la mer est un peu brutale.

Elle attendait qu’Adrien revint vers le rivage, pour mettre son projet à exécution.

— Je pousserai un cri, pensait-elle, puis je me laisserai couler bravement.

Mais le jeune homme continuait à s’éloigner ; elle le voyait à peine, les vagues le lui cachaient à chaque instant ; la fatigue commençait à la gagner, elle s’essoufflait ; l’écume des vagues, la frappant sans cesse au visage, l’étourdissait.

— Je pourrais bien me noyer pour de bon ! se dit-elle.

Personne ne se baignait et, comme la mer était houleuse, on n’avait pas mis le canot à l’eau. Lucienne était loin du rivage, elle regarda autour d’elle avec un commencement d’angoisse. Son cœur battait vivement ; mais elle ne voulait pas appeler, ce n’était pas par le baigneur qu’elle désirait être secourue.

— Du calme, voyons ! se dit-elle.

Elle nagea plus vigoureusement et atteignit le radeau sur lequel les nageurs peuvent se reposer. Elle s’y accrocha des deux mains. Il était violemment secoué, et il était difficile de s’y tenir. Cependant ce point d’appui rendit un peu de calme à Lucienne. Adrien revenait.

— À quoi bon tenter l’expérience ? se disait la jeune femme ; il ne m’aime pas, c’est certain. A-t-il un instant fait la moindre attention à moi ? Il a sans doute un autre amour dans le cœur.

Et elle le regardait, luttant avec la mer, si fort et si gracieux, faisant par instant surgir son torse hors de l’eau, puis se renversant comme sur un lit au milieu des vagues qui le berçaient.

— Il ne m’aime pas, il ne m’aimera jamais ! murmurait-elle, en sentant des larmes lui venir aux yeux.

Tout à coup, un choc brusque lui fit lâcher prise ; elle fut repoussée loin du radeau.

Un cri monta jusqu’à ses lèvres, mais l’eau lui remplit la bouche. Un bourdonnement formidable ronfla à ses oreilles. Elle leva les bras, cherchant à s’accrocher à quelque chose ; ce qui la fit enfoncer. Elle revint presque aussitôt à la surface. Son bonnet avait été emporté, ses cheveux l’aveuglaient. Une vague très-haute la submergea.

Avant qu’elle eût perdu connaissance, elle fut ramenée à l’air par Adrien, qui avait été près d’elle en un instant.

Il la saisit d’abord par les cheveux, et elle lui enfonça ses doigts dans le bras avec cette effroyable vigueur qu’acquièrent ceux qui se noient. Mais elle savait assez nager pour se rassurer vite, et l’étreinte se desserra. Le jeune homme la soutint sans peine jusqu’au rivage.

Il la fit asseoir sur les galets et s’assit à côté d’elle.

— J’ai eu si peur, que j’ai manqué de me noyer avec vous ! dit-il.

— Pourquoi m’avez-vous sauvée ? dit Lucienne.

— Comment ! pourquoi ? …

Mais il s’arrêta devant l’expression du visage de Lucienne. Pâle, les cheveux collés le long des joues, les lèvres tremblantes, les dents serrées, elle était presque effrayante.

— Elle a mal aux nerfs, elle va s’évanouir ! s’écria Adrien qui se leva vivement et l’emporta dans ses bras.

Lucienne appuya son visage sur la poitrine du jeune homme pour cacher un sourire de joie. Elle avait vu sa pâleur et l’inquiète sollicitude de son regard. Elle entendait bondir près de son oreille ce cœur qu’elle avait cru glacé. Il lui semblait que ces bras nerveux qui l’emportaient s’étaient refermés sur elle avec une violence passionnée qui trahissait autre chose qu’une pitié banale.

On les entourait ; il y avait un rassemblement sur la plage. M. Provot était accouru avec madame Després et Jenny.

— Là, vous voyez ! à quoi cela sert-il, ces fanfaronnades ? disait-il. Vous ai-je assez prévenue ? Si vous m’aviez écouté…

— Ce n’est pas le moment de la gronder, dit madame Després. Jenny, cours à l’hôtel chercher un grog bien chaud ; pendant ce temps, je vais l’aider à s’habiller.

— S’il y a du bon sens à risquer sa vie pour un bain froid ! marmottait M. Provot.

— Que voulez-vous, mon oncle ? dit Lucienne, je suis ainsi, je donnerais volontiers ma vie pour un instant de bonheur.

Elle entra dans sa cabine avec madame Després, pendant qu’au dehors on se racontait les péripéties de l’accident.

— Moi, je l’ai vue foncer, et puis elle agitait ses mains comme ça, disait une pêcheuse qui portait des crabes et des salicoques dans une hotte suspendue à son dos.

— Heureusement que ce jeune homme n’était pas loin d’elle. Le temps de mettre le canot à l’eau et de la rejoindre, elle aurait eu, le temps de se noyer.

— Elle a dû boire un bon coup tout de même.

— Vous verrez que les journaux de Rouen vont parler de mon aventure, disait Lucienne qui de sa cabine entendait tous ces propos.

VI


Au dîner, Lucienne était plus gaie que de coutume. Elle ne se ressentait nullement de son plongeon et ne voulut pas renoncer à une représentation qui avait lieu le soir au Casino et dont on parlait depuis une semaine.

Les acteurs engagés par M. Duplanchet étaient arrivés quelques jours auparavant. Ils composaient la troupe en déroute d’un petit théâtre de province qui venait de faire faillite. Le directeur du casino de F…, maître du grand hôtel des Bains de la Plage, avait profité de cette occasion pour les avoir presque pour rien ; il les logeait au-dessus des écuries et les nourrissait des restes de la table d’hôte, il leur attribuait de plus une petite part des recettes illusoires qu’on aurait pu encaisser ; mais les pauvres diables, qui avaient traversé bien des jours amers, étaient heureux d’avoir l’abri et la pâture. Il leur semblait avoir atteint un port dans lequel ils pouvaient se reposer et reprendre des forces pour de nouvelles luttes.

Ils dînaient, dans la grande salle du restaurant, à une table spéciale, où ils venaient s’asseoir lorsque les étrangers de la table d’hôte en étaient au rôti, et on leur servait les plats déjà froids.

Les convives de M. Duplanchet, qui s’étaient augmentés récemment d’une nombreuse famille américaine, observaient avec curiosité les malheureux acteurs très-gênés dans leur piteuse toilette, parlant bas et riant discrètement.

L’étoile de la troupe était une femme d’une quarantaine d’années, pâle, d’une figure assez distinguée, mais marquée de la petite vérole. Née tragédienne, les hasards de la scène avaient modifié sa vocation, et elle remplissait les rôles d’ingénue, de mère noble ou de grande coquette, selon les besoins du directeur. Résignée et douce, sans orgueil, elle se disait cependant que, si une occasion — qui n’était jamais venue — lui eût permis de se faire entendre à Paris, elle eût été appréciée. On l’appelait Héléna Richard. Elle était grosse de sept mois.

Son mari, plus jeune qu’elle, l’avait épousée par amour ; ils réunissaient leur misère et s’aidaient mutuellement à la supporter ; mais l’enfant qui leur venait créait pour eux un souci nouveau. Hippolyte Richard était grand, maigre, osseux ; sa barbe rude, soigneusement rasée, bleuissait son menton et ses joues creuses. Il avait un tempérament de comique ; mais il jouait aussi les jeunes premiers et les traîtres. La troupe n’étant pas nombreuse, il fallait se multiplier.

Une grosse petite femme blonde, aux cheveux tout ébouriffés et qui semblaient poussiéreux, tenait les rôles de soubrette ou de grande dame indifféremment ; elle pouvait aussi chanter une petite romance dans les intermèdes ; elle s’appelait Marie Lepot. Ce nom était pour ses camarades une source inépuisable de plaisanteries ; elle vivait maritalement avec le père noble de la troupe, Bernard Chanoine. C’était un homme grand, gras et bonasse, malgré la brutalité de ses manières et les vibrations féroces de sa fois de basse. Il avait été, en Amérique, engagé avec d’autres par un imprésario qui les avait plantés là et laissés dans le pétrin. Bernard Chanoine en avait vu de toutes les couleurs, et, pour se consoler dans les mauvais pas, il avait coutume de dire : « C’était encore pis que cela en Amérique ! » Ce voyage lamentable était l’événement capital de sa vie, et il en racontait volontiers les péripéties. Le dernier membre de l’association était un petit être fluet, à figure de belette, que l’on avait surnommé Panurge, parce qu’il ressemblait à une illustration de ce personnage qui avait été longtemps collée à la vitrine d’un libraire, en face du théâtre, dans une ville où ils jouaient. En effet, ses cheveux longs et bouffants, sous la casquette sans visière qui semblait trop petite pour sa tête, sa vareuse courte, son pantalon vert bouteille très-collant, lui donnaient assez l’aspect d’une figure du moyen âge.

Aucun déboire ne pouvait tuer l’espérance dans cet esprit naïf et ardent. Sur une illusion qui s’écroulait il installait une chimère qu’il nourrissait de rêves dorés, jusqu’au jour où elle mourait d’inanition ; mais elle avait fait des petits, lesquels, forts et bien constitués, devaient tenir tout ce qu’avait promis leur mère. Rien ne le rebutait, rien n’ébranlait sa foi dans la destinée, et, perdu dans ses rêves d’avenir, il sentait à peine les rigueurs de la vie présente.

La jour où nous le trouvons assis à la table de M. Duplanchet, Panurge était perplexe ; ses grands yeux jaunes se fixaient en s’écarquillant sur la pointe de son long nez un peu rouge du bout dans sa pâleur d’anémique.

— Mon cher, disait-il à Hippolyte Richard, je ne sais pas du tout comment je vais m’en tirer, si ces deux engagements m’arrivent à la fois. Naturellement j’opte pour Paris, mais que va penser de moi le directeur du théâtre de Lyon ? il va me prendre pour un fantoche.

— Dame ! à moins de te couper en deux, dit Hippolyte d’un air narquois.

— Laisse donc ! dit Marie Lepot, les directeurs n’ont jamais répondu aux nombreuses pétitions que tu leur adresses. Ceux-là ne vont pas faire exception à la règle.

— Je suis sûr que si, dit Panurge en secouant son abondante chevelure. Les autres ne m’ont pas répondu parce qu’ils étaient absents ; ou bien mes lettres ne sont pas parvenues.

— Les employés de la poste connaissent son écriture et ils confisquent tes missives pour avoir des autographes, dit Hippolyte.

Tous éclatèrent de rire.

— Chut ! chut ! dit Héiéna Richard, nous allons scandaliser les bourgeois.

— Soyons très-distingués, dit Chanoine de sa voix profonde, tâchons de ressembler à des notaires.

Lucienne regardait souvent le groupe des acteurs. N’étaient-ils pas des frères pour elle ? leurs toilettes râpées, leurs visages flétris, sur lesquels la fatigue et la misère avaient tracé des plis amers, lui faisaient mal à voir.

Ils buvaient du cidre. Lucienne se pencha vers l’oreille de M. Provot et lui parla bas. Celui-ci appela le garçon et lui dit quelques mots à l’oreille. Le garçon fit un signe d’intelligence et s’éloigna.

Peu après, une bouteille de champagne faisait son apparition sur la table des comédiens.

— C’est M. Duplanchet qui nous fait cette gracieuseté ? demanda Marie Lepot.

— Non, dit le garçon à demi-voix. Une personne qui ne veut pas être connue, et qui vous applaudira tout à l’heure, offre ce Champagne aux dames.

— Nous le boirons à la santé de l’inconnu, dit Héléna.

Le bouchon sauta. Jenny poussa un petit cri.

— Sont-ils incroyables, ces bohêmes ! dit tout bas madame Després, ils n’ont pas de semelles à leurs souliers, et ils boivent du Champagne.

Le soir, la grande salle du casino resplendissait ; les girandoles se miraient dans les dorures, dans les glaces, dans le parquet archi-ciré. On avait rangé des chaises et des bancs devant la petite scène, qui s’ouvrait sur une des faces de la salle et était voilée par une toile rouge et jaune beaucoup plus large que haute.

L’orchestre, composé d’un piano à queue de Pleyel, d’un cornet à piston et d’un trombone, était placé au pied de la scène, un peu à droite, pour ne pas gêner les spectateurs. On joua l’ouverture de Zampa. Les musiciens soufflaient dans le cuivre en reployant le menton, en gonflant leurs joues empourprées et, sous leurs sourcils relevés, roulaient de gros yeux bleus qui semblaient sortir de la tête. Le piano était tenu par l’organiste de la paroisse. Les sons purs de l’instrument contrastaient bizarrement avec les couacs et les mugissements des cuivres.

Lorsque le pianiste jouait seul, et que ses acolytes s’essuyaient le front et vidaient en les secouant leurs instruments, c’était un repos délicieux pour les auditeurs. Mais lorsque le trombone se déchaînait, tous les épigastres étaient secoués d’une vibration douloureuse et les dames en riant se bouchaient les oreilles.

Les chaises étaient presque toutes occupées. Une représentation est chose si rare dans cette ville qui ne possède pas de théâtre, que toutes les bourgeoises et tous les petits commerçants avaient retenu des places. Ils étaient arrivés de bonne heure pour être devant. Il y avait madame Dumont et son fils, petit crevé de province, élégiaque et naïf ; madame Heurtebise, la boulangère, imperturbable devant les sourires moqueurs qu’elle soulevait sur son passage, très-parée et le nez incandescent ; les trois demoiselles Lenoir, qui tenaient une librairie sur la place du Marché ; le docteur Dartoc, très-brun, les pommettes rouges, bien mis, empressé auprès des dames et gémissant sans cesse sur la vie de province ; les employés du télégraphe ; la femme du maire, le maire lui-même ; toute la société de la ville enfin. Les étrangers s’étaient peu dérangés, l’hôtel du Chariot-d’Or, l’hôtel du grand-Cerf n’avaient envoyé personne. On était venu de chez M. Duplanchet parce que c’était tout près. La famille américaine nouvellement arrivée, composée du père, de la mère, de deux filles et de trois garçons, tous ornés de mentons très-longs, était rangée sur une seule ligne, les enfants parlant très-haut dans la langue maternelle.

Lucienne était un peu en arrière, mais elle avait Adrien à côté d’elle, et elle n’eût pas donné sa place pour le fauteuil du président de la République.

Quelque chose était survenu entre eux qui avait rompu la glace. Ils se parlaient à demi-voix de choses insignifiantes, pour le plaisir de se parler tout bas. Une fois, Lucienne l’appela : « Mon sauveur ! »

— Est-ce un reproche encore ? demanda Adrien.

— Peut-être.

— Vous vouliez vous noyer ?

— Qui sait ? Pourquoi ne pas mourir lorsque la vie n’est pas telle qu’on la voudrait ?

Adrien la regarda, puis lui saisit la main à travers les dentelles du manteau qu’elle avait laissé glisser de son épaule, et la serra vivement.

— Enfant ! dit-il.

La toile se levait. On jouait un vieux vaudeville qui fit beaucoup rire. Les acteurs furent trouvés excellents ; on les rappela.

— Les pauvres diables, ils ont beaucoup plus de talent que moi ! se disait Lucienne ; mais j’ai la jambe bien faite et une jolie frimousse, j’ai tout de suite réussi.

On chanta une petite opérette, une paysannerie où parut un Normand en bonnet de colon, et on termina par une pantomime.

Cette soirée laissa dans l’esprit de Lucienne comme une traînée lumineuse. Jamais une première représentation aux Bouffes ou aux Variétés, tandis que, triomphante dans sa loge et dans sa toilette audacieuse, elle recueillait les hommages muets des lorgnettes braquées sur elle, ne lui avait causé un tel plaisir. Qu’étaient les bavardages des gommeux empressés autour d’elle, et même ceux des journalistes soi-disant spirituels, à côté des quelques mots échangés avec ce jeune homme obscur, aux mœurs bourgeoises et simples, mais qui commençait à être tout pour elle ?

Elle avait cru lire entre les paroles, dans le regard, dans l’inflexion de la voix, l’aveu d’un Sentiment à l’existence duquel sa vie était désormais suspendue. Cependant, à mesure que cette soirée s’éloignait d’elle, le doute rentrait dans son esprit ; rien ne venait confirmer les suppositions qu’elle avait faites. Adrien avait repris sa réserve ordinaire ; peut-être s’était-elle méprise à ce mouvement de sympathie. Il lui avait serré la main, cependant ; mais ce pouvait être par simple galanterie, et comme contraint par la phrase trop transparente qu’elle lui avait dite.

Elle retomba dans ses angoisses. Au milieu de ses colères contre lui, l’idée qu’il avait au cœur un autre amour lui revenait, et consolait son amour-propre tout en la faisant souffrir ; mais elle voulait triompher. Elle passait des heures à sa toilette, reprenant des robes trop fastueuses, qui faisaient l’admiration de Jenny.

Une grande amitié liait à présent les deux jeunes filles ; elles se tutoyaient. Lucienne ne quittait plus la sœur, pour être plus souvent auprès du frère. Le lieu où elles se réunissaient de préférence était le grand salon du Casino. Désert pendant la journée, les volets fermés y entretenaient une fraîcheur et un demi-jour très-agréables. Madame Després n’y venait jamais, parce qu’elle n’y voyait pas clair pour sa tapisserie, et M. Provot restait avec elle sous la tente de la terrasse.

— Nous sommes là entre enfants, disait Jenny.

Le piano résonnait dans la salle vide ; elles pataugeaient à travers la sonate de Mozart, qu’elles écorchaient impitoyablement. Quelquefois elles recommençaient et essayaient de compter. Souvent Lucienne chantait. Sa voix fraîche, trop faible au théâtre, était charmante dans un salon ; c’était un moyen de séduction, elle l’essayait sur Adrien. Seulement, elle ne savait que des chansons de café-concert et des fragments d’opérettes en vogue. Elle sentait bien que ce n’était pas cela qu’il aurait fallu, mais elle n’était pas assez musicienne pour apprendre quelque chose toute seule ; elle chantait donc la Timbale d’argent, la Femme à barbe, et autres chefs-d’œuvre.

Un jour, Adrien, qui lisait à demi couché sur un divan du grand salon, se leva brusquement.

— Pourquoi chantez-vous cela, mademoiselle ? dit-il le sourcil froncé. Un pareil refrain sur vos lèvres fait songer à ce conte de fée dans lequel des souris rouges et des crapauds sortent de la bouche d’une princesse.

— Est-il malhonnête ! s’écria Jenny, qui écoutait la chanson de toutes ses oreilles.

— Je ne chanterai plus, dit Lucienne en baissant la tête et en laissant retomber ses mains.

— Que tu es bête, dit Jenny ; est-ce que tu vas te laisser faire la loi par monsieur mon frère ?

— Pardonnez-moi ce mouvement brutal, mademoiselle, dit Adrien ému en voyant des larmes dans les yeux de Lucienne. Votre voix a un charme extrême, mais je voudrais que ce qu’elle dit ne gâte point ce qu’elle chante.

Indiquez-moi ce que je dois chanter, répondit Lucienne.

Il lui parla des mélodies de Schubert.

Le jour même, elle envoya une dépêche à un éditeur de musique ; le lendemain, elle eut le cahier de mélodies. Mais laquelle choisir et comment l’apprendre ? Elle alla trouver l’organiste, M. Martel. C’était un petit homme gras, aux mains courtes, à l’aspect monacal, très-myope, qui, au piano, se penchait sur la musique en faisant saillir ses coudes. Lucienne lui tendit le cahier et le pria de la mettre en état de chanter, en s’accompagnant, la plus jolie de ces mélodies. Il ne connaissait que la Sérénade ; il la lui désigna sans hésiter, et l’on se mit au travail.

Huit jours plus tard, Adrien, qui lisait un livre de droit dans un petit salon voisin de la grande salle du casino, entendit la voix claire de Lucienne attaquer avec douceur et expression la Sérénade de Schubert. Il se leva et courut vers la jeune femme, qui acheva le morceau d’une voix un peu tremblante mais sans se tromper.

— Que vous êtes charmante ! lui dit-il ; au lieu de m’en vouloir de ma brutalité, vous avez suivi mon conseil, et maintenant ce sont des perles et des diamants qui tombent de vos lèvres.

— Vous êtes content ? dit Lucienne en levant les yeux vers lui.

Il lui prit les deux mains, et, sans parler, la regarda longuement dans les yeux.

Ce regard faisait courir une flamme joyeuse dans le sang de Lucienne. Son cœur battait si fort que le souffle lui manquait ; elle avait envie de crier, de se jeter dans les bras du jeune homme ; mais elle restait immobile sur le tabouret du piano, comme fascinée.

En ce moment, Jenny entra brusquement, très-rouge et très-agitée.

— Maman te demande, dit-elle à son frère. — Tu sais, ce n’est pas vrai, continua-t-elle en parlant à Lucienne quand Adrien se fut éloigné, mais j’ai quelque chose à te dire.

— Quoi donc ?

— Oh ! une confidence, quelque chose d’extraordinaire. Devine…

— Comment veux-tu ? …

— J’ai un amoureux.

— Es-tu folle ? s’écria Lucienne très-effrayée.

— Est-ce que tu vas me faire de la morale ? Alors je ne dis plus rien. C’est très-gentil d’avoir un amoureux, je veux dire quelqu’un qui vous aime ! Toutes mes amies, à la pension, disent qu’elles en ont un, ou même deux. Est-ce que tu n’en as pas, toi ? Oh ! si ! tu es trop jolie ! Je parle pour la demi-douzaine. Tu sais, maman me croit très-niaise ; mais je ne le suis pas tant que ça. Elle s’imagine que je n’ai pas lu de romans ; elle se trompe. Malviua, la femme de chambre, m’en a prêté ; je volais des bouts de bougie, et je lisais, le soir, dans mon lit.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Lucienne.

Jenny éclata de rire.

— Tu es impayable, dit-elle : je ne t’aurais pas crue si pimbêche. Si tu te mets du côté des parents, et si tu as l’intention de rapporter, dis-le, je ne te raconterai pas mon histoire.

— Comment peux-tu avoir une pareille idée ? reprit Lucienne s’efforçant d’être calme. Voyons, qui est-ce, ton amoureux ?

— Oh ! je n’en sais rien… On ne va pas si vite !

— Ah ! … fit Lucienne qui respira.

— Voilà ! j’ai trouvé une lettre, dans ma chambre, sur mon oreiller. Heureusement que je suis entrée seule. Maman m’avait envoyé chercher un fichu de laine parce qu’elle avait froid. Et j’ai trouvé cette lettre. Tiens, mon nom est dessus : « Mademoiselle Jenny Després. » Et comme ça sent bon !

— Voyons, lis-moi le poulet, dit Lucienne.

Jenny déplia la lettre et lut.

« Mademoiselle !

» Comme l’étoile du marin, vous vous levez dans ma nuit noire… »

— Oh ! oh !

— Tu ne trouves pas ça joli ?

— Continue.

« Mais vous ne brillez pas pour moi seul, hélas ! Tout le monde vous contemple et vous adore. Votre cour, je le gage, doit faire envie à celle de plus d’une Majesté… »

— Comme il se trompe ! dit Jenny, en s’interrompant ; il compose ma cour à lui tout seul.

Elle reprit :

« …Vous trouverez, j’imagine, bien hardi qu’un jeune inconnu ose ainsi dévoiler son cœur devant vos grands yeux de reine… »

— C’est un royaliste, décidément ! dit Lucienne.

— Mais non, c’est un marin, dit Jenny, tu vas voir :

« Je pousse ce cri de détresse pour être sauvé du naufrage. Je me fie à mon étoile. Dans quelques semaines un navire m’emportera, pour toujours peut-être. Ah ! si au moins je sentais sur mon cœur un mot de vous !. Vous allez décider de mon sort. Dans deux jours, je saurai, par votre silence ou par votre réponse, si vous vous raillez de moi ou si j’ai droit à votre pitié ! Écrivez, poste restante, à F., aux initiales M. D. Que votre volonté s’accomplisse ! »

— Voilà ! ce n’est pas trop mal tourné, n’est-ce pas ? dit Jenny, en reployant la lettre.

— Tu ne vas pas répondre à cet imbécile, j’espère ! dit Lucienne.

— Comment ! ne pas lui répondre ! Mais alors il ne m’écrira plus, et je n’aurai qu’une lettre à montrer à mes amies après les vacances. Et puis, d’abord, ajouta-t-elle gravement, qui te dit que je ne l’aime pas ?

— Comment ! l’aimer ! tu sais donc qui c’est ?

— Non, mais ça ne fait rien, dit Jenny, je le vois. Il est pèle, avec de grands yeux languissants et une petite moustache retroussée.

— Et s’il n’était pas tel que tu l’imagines, dit Lucienne en riant.

— C’est impossible ! Mais à la rigueur, je modifierais un peu mon idéal.

— Es-tu enfant ! Et que vas-tu lui répondre, voyons ?

— Je vais lui donner un rendez-vous.

— En vérité ! Et où cela ?

— À l’église, dimanche, pendant la grand’messe.

— Et alors… ?

— Alors, je le regarderai, et je verrai s’il me plaît.

— Et puis ?

— S’il me plaît, je lui demanderai de m’écrire encore, pour tâcher de mieux connaître son esprit et son caractère.

— Et si ses lettres, comme sa personne, répondent à ton rêve, reprit Lucienne en devenant tout à coup sérieuse ; si tu crois qu’il t’aime vraiment ; si tu sens que toi aussi tu l’aimes… que feras-tu ? dis-moi, que feras-tu ?

— Eh ! c’est bien simple, reprit Jenny en regardant Lucienne avec surprise ; je dirai tout à maman. Alors il demandera ma main.

— C’est vrai ; moi, je ne songeais pas à cela, dit Lucienne en pâlissant un peu.

— Que croyais-tu donc ? Je ne veux pas me faire enlever, je suppose !

— Mais, Jenny, si ta mère refusait son consentement ?

— Je tâcherais de l’oublier, dit Jenny en soupirant.

— Et si tu ne pouvais pas ?

— J’attendrais ma majorité.

— C’est juste. L’idée d’oublier la famille et le monde, pour courir dans les bras d’un homme qu’elle aimerait, ne peut même pas venir à une jeune fille pure et bien élevée.

— Mais c’est bien sûr ! Perds-tu la tête ? dit Jenny ; croîs-tu que je serais assez folle pour me faire chasser de la société, et pour devenir ce que maman appelle « une fille perdue ? »

Elle prononça ces mots avec un tel accent de mépris que Lucienne se sentit le cœur traversé comme d’un coup de poignard.

Jenny ne pouvait rester bien longtemps sérieuse ; elle reprit son air mutin.

— Allons, viens vite, dit-elle à Lucienne, nous écrirons dans ta chambre ; nous serons plus tranquilles.

Lucienne ferma le piano, prit son cahier de mélodies et suivit Jenny.

— Passons derrière le Casino, pour ne pas rencontrer mon frère qui me gronderait de l’avoir attrapé, dit la jeune fille en ouvrant une porte qui donnait sur les coulisses du théâtre.

Dans la chambre de Lucienne, elles s’enfermèrent à clef.

— As-tu du papier à lettre ? demanda Jenny.

— Oui, répondit Lucienne en ouvrant un buvard en cuir de Russie.

— Mais il est marqué à ton chiffre. Un fameux chiffre même ! il tient la moitié de la feuille.

— J’en ai sans marque, dit Lucienne ; mais tu n’as pas songé à une chose : « si ce jeune inconnu », comme il se nomme, ne te plaît pas, il aura entre les mains des lettres de toi qui pourront te compromettre.

— Je ne signerai pas.

— Mais ton écriture ? écoute, laisse-moi écrire à ta place.

— Eh ! alors, c’est toi qui te compromettrais, et sans aucun avantage.

— Oh ! moi, je ne risque rien, je suis trop gâtée ! dit Lucienne avec un triste sourire. Et puis, comme ce n’est pas à moi que ce monsieur a écrit, je pourrai toujours dire que je me suis moquée de lui.

— Eh bien, écris,

— Nous allons être très-brèves et très-sèches, dit Lucienne en trempant la plume dans l’encre.

— Ne le maltraite pas trop.

— Plus on rudoie les hommes, plus ils vous aiment.

— Vraiment ? Alors, rudoyons-le, dit Jenny, le front penché sur la feuille blanche.

Lucienne écrivit :

« Pour qu’on sache si son audace mérite un éclat de rire ou un sourire d’indulgence, que le jeune inconnu ose se montrer en plein jour ; qu’il soit, dimanche, près du bénitier, à la sortie de la messe.

» S’il n’est pas beau comme Apollon lui-même, on lui conseille de ne pas sortir de l’ombre. »

— Très-bien ! s’écria Jenny ; maintenant l’adresse ; puis j’irai jeter la lettre dans la boîte de l’hôtel.

— Pas tant d’empressement ! dit Lucienne en refermant le buvard sur la lettre, il te donne deux jours pour prononcer son arrêt, ne te précipite pas ainsi sur la boîte aux lettres ; ce serait manquer de dignité. Fais-le un peu languir, ne réponds qu’au dernier moment.

— Décidément, tu es très-forte ! dit Jenny en regardant son amie avec admiration.

— N’est-ce pas ? dit Lucienne avec un pli amer des lèvres. Maintenant va retrouver ta mère, continua-t-elle, elle pourrait s’étonner de cette longue absence.

— Tu ne viens pas ?

— Non, Je vais me recoiffer pour le dîner.

— La coquette ! toujours à sa toilette ! dit Jenny en embrassant Lucienne. Et tu veux me faire croire que tu n’as pas d’amoureux !

Elle s’enfuit, puis rouvrit la porte.

— Tu sais, dit-elle, en menaçant Lucienne du doigt, ce que tu ne veux pas avouer, je le devine. Je le découvrirai, ton amoureux, et je crois que je brûle.

Lorsqu’elle fut seule, Lucienne se jeta sur le canapé et se mit à réfléchir.

— J’ai bien fait, se dit-elle, de ne pas contrarier cette chère innocente enfant, et de me faire sa complice. Sans cela elle se fût cachée de moi et eût agi seule avec l’étourderie de son âge. Comme cela, si quelque chose de fâcheux résulte de cette niaise aventure, c’est sur moi que le blâme retombera. Et qu’importe une tache de plus sur une étoffe déjà souillée !

Elle se leva et s’accouda à la fenêtre. Elle regarda la mer éblouissante sous le soleil qui commençait à descendre.

Sa pensée avait changé de direction. Elle revoyait le regard d’Adrien tombant sur elle et l’enveloppant d’un frisson singulier. Une colombe amoureuse du faucon qui la tient palpitante d’effroi sous sa serre, lui semblait une image exacte de ce qu’elle avait éprouvé.

Mais pourquoi était-elle ainsi ? Jusqu’à ce jour elle s’était considérée comme très-supérieure aux hommes. Puisqu’ils payaient très-cher le plaisir d’être maltraités par elle et d’obéir à ses moindres caprices, et qu’elle ne trouvait aucun agrément à leur société, c’est qu’elle valait quelque chose et qu’eux ne valaient rien ; tel était le raisonnement instinctif qu’elle s’était fait. Mais sa conviction chancelait. Elle avait obéi avec empressement à un avis donné brutalement par un homme qui ne se souciait pas beaucoup d’elle, il lui avait jeté pour récompense un regard dont le souvenir seul la bouleversait.

— Ah ! j’aime, j’aime ! murmura-t-elle. C’est fini, je suis prise comme dans un filet de feu ; je n’échapperai pas.

On commençait à revenir de la plage. Des groupes passaient en causant, en riant. Elle se pencha pour voir arriver Adrien.

Des voitures filaient rapidement. Max Dumont passa à cheval ; il avait des hottes, un feutre, une ceinture de flanelle, une cravache dont il cinglait la croupe de sa lourde monture, plus habituée à la paisible charrue qu’au galop furieux qu’on voulait lui faire prendre. Un grand garçon maigre, au nez mélancolique, juché sur un vélocipède, arriva comme un éclair et dépassa le cheval. M. Provot apparut le premier à l’angle du restaurant, qui fait un coude à quelques pas de la grande porte de l’hôtel. Jenny venait ensuite, appuyant sa tête sur l’épaule de sa mère.

— Tu as donc fait quelque mauvais tour que tu me câlines comme cela ? disait madame Després en caressant les cheveux de Jenny.

Adrien marchait le dernier. Il leva les yeux vers Lucienne et lui sourit.

Elle porta la main à sa bouche pour lui envoyer un baiser… Mais elle se souvint qu’elle était maintenant une jeune fille très-convenable ; et elle se retira vivement de la fenêtre.

Quand la cloche du dîner tinta et que Lucienne sortit de sa chambre, Adrien sortit au même moment de la sienne. Il l’attendit.

— Mademoiselle, lui dit-il lorsqu’elle fut près de lui, je voudrais vous parler, vous parler à vous seule quelques instants, ce soir. Le voulez-vous ?

— Mon Dieu ! me parler, à moi ! ce soir ! balbutia Lucienne toute troublée.

— Tenez, là tout près, sur la falaise — après le dîner — quand tout le monde sera au salon. Est-ce convenu ?

— Oui, ce soir, sur la falaise, murmura Lucienne qui le regardait avec des yeux égarés.

— Chut ! voici votre oncle, dit Adrien en s’éloignant. À ce soir.

M. Provot sortait de sa chambre. Lucienne prit son bras ; elle ne pouvait pas se tenir debout.

— Il sait tout, se disait-elle pendant le dîner ; il connaît ma véritable position, il va me prier de partir sans esclandre et de cesser d’abuser ainsi la bonne foi de sa famille. — Mais non, reprenait-elle un instant plus tard, il m’a souri si doucement tout à l’heure ! Il veut peut-être me dire qu’il m’aime.

Cependant, elle se souvenait de l’expression grave du jeune homme en lui demandant ce rendez-vous, et de nouveau l’inquiétude lui serrait le cœur.

Elle le regardait pour tâcher de lire dans ses yeux, mais il était impénétrable.

Elle était au supplice. Il lui fut impossible de manger. Ne voulant pas cependant qu’on la crût malade et qu’on s’occupât d’elle, elle se forçait à avaler des morceaux qui l’étranglaient. Elle finit par dire qu’elle s’était bourrée de gâteaux dans la journée.

Le dîner s’acheva enfin ; les comédiens arrivèrent. Marie Lepot avait fait des frais de toilette ; elle portait une robe vert-pomme un peu passée, avec des dentelles blanches ; les Américains parurent trouver cela joli.

VII


Aussitôt qu’elle put s’échapper, Lucienne feignit de monter dans sa chambre ; puis elle redescendit. Elle traversa une cour de l’hôtel, et poussa une barrière qui s’ouvrait du côté de la falaise.

Elle gravit la pente raide en courant tout d’une haleine.

Arrivée au sommet, elle appuya ses deux mains sur son cœur, qui battait avec violence, et aspira longuement l’air libre et frais des hauteurs.

Le soleil se couchait. Une moitié de son disque, pareil à une braise, était encore visible sur la mer ; mais elle s’enfonçait rapidement. Le pourpre du ciel se fondait au zénith dans des teintes lilas et vert pâle d’une fluidité exquise, puis se mêlait à un azur presque insensible, qui s’affirmait peu à peu et s’assombrissait en se rapprochant de l’autre horizon. Les pentes des vallons semblaient revêtues de velours foncé, tandis que les sommets gardaient encore la fraîcheur vive de leur verdure. Elles se découpaient vigoureusement sur le ciel léger.

Lucienne avait enveloppé sa tête d’un voile de cachemire blanc ; les bouts de ce voile flottaient autour d’elle. Elle songea que cette blancheur pouvait la faire remarquer d’en bas, et elle s’étendit sur l’herbe. Mais lorsqu’elle vit venir Adrien, elle se leva et marcha vers lui.

Il lui prit les mains, et la regarda un instant avec tant de douceur, que la crainte qui glaçait le sang de Lucienne s’évanouit comme la gelée au soleil.

— Vous avez deviné, n’est-ce pas ? lui dit-il, vous savez ce que je veux vous dire ?

— Moi ? non, je n’ai rien deviné, dit la jeune fille, d’une voix si faible qu’il l’entendait à peine.

— Vous feignez de ne pas me comprendre, Lucienne ; vous voulez m’entendre dire que je vous aime.

— Vous m’aimez ! vous !

— De toute mon âme, et depuis longtemps. Vraiment, ne le saviez-vous pas ?

— Comment l’aurais-je su ? vous avez toujours été avec moi plein de froideur, vous sembliez me fuir plutôt que me chercher. J’ai cru, au contraire, que je vous inspirais de l’aversion.

— Me reprocherez-vous ma réserve et mon respect, Lucienne ? L’amour qui m’envahissait était trop grand et trop profond pour que je consentisse à le gaspiller en galanteries vulgaires. Et puis, je l’avoue, au commencement je luttais contre lui. Bien des choses en vous m’inquiétaient, je ne voulais pas vous vouer toute ma vie sans réflexion ; j’étais sévère pour moi-même ; je faisais taire l’ardeur de la jeunesse, j’écartais de mes yeux l’éblouissement que me causait votre beauté, et j’étudiais froidement votre caractère et votre cœur. J’ai vu bientôt que l’indulgence et la faiblesse de votre oncle étaient seules responsables de quelques bizarreries de manières que vous aviez contractées et qui choquaient ma rigidité bourgeoise. Ces ombres légères disparaîtront au souffle de l’amour. J’ai compris votre cœur passionné et bon ; je crois vous connaître aujourd’hui, Lucienne, et je cède avec bonheur à mon amour.

Lucienne semblait foudroyée ; ses oreilles lui tintaient, ses dents claquaient. Des flots de paroles se pressaient sur ses lèvres ; mais elle demeurait muette.

Adrien la fit asseoir sur l’herbe et s’assit à côté d’elle.

— Écoutez, chère bien-aimée, dit-il, je n’ai que vingt-quatre ans, mais je suis plus sérieux qu’on ne l’est d’ordinaire à mon âge, et je puis déjà, sans regret, fixer ma vie à jamais. Ma nature, un peu farouche, m’a tenu assez éloigné des femmes. Je n’en ai jamais aimé aucune ; vous êtes la première aimée, vous serez la seule. Voulez-vous être ma femme, Lucienne ? Je vous jure de vous rendre heureuse tant que je vivrai.

— Ah ! je vous en conjure, ne me parlez pas ainsi ! s’écria Lucienne en cachant son visage dans ses mains.

— Je ne vous demande pas de me répondre tout de suite, sans avoir réfléchi ; mais dites-moi au

moins si votre cœur est libre, si tous n’avez jamais aimé.

— Oh ! jamais ! jamais ! dit-elle avec une vivacité extraordinaire.

— Alors vous m’aimez, n’est-ce pas ? Oh ! vos yeux me l’ont dit ; sans cela je n’aurais pas osé vous parler si tôt. Je les sentais toujours peser sur moi, ces yeux terribles. Je ne les regardais pas, mais ils me bouleversaient, ils me brûlaient. Bien souvent je m’enfuyais pour ne pas vous laisser voir mon émotion.

— Pardon ! pardon ! dit Lucienne, je ne vous regarderai plus.

— Pourquoi ? me serais-je trompé à l’expression de vos regards ? Pourtant je ne suis pas fat, j’ai voulu me convaincre avant de croire. Bien souvent je me suis éloigné de vous, pour voir si vous viendriez à moi ; et toujours vous êtes venue, attirée comme par un aimant. Était-ce donc pour vous jouer de moi ?

Lucienne tourna la tête vers lui et le regarda un instant en silence.

— Je ne puis pourtant pas lui dire que je ne l’aime pas ! murmura-t-elle.

Tout à coup elle se leva.

— Je vous aime, Adrien ! s’écria-t-elle ; je vous aime follement, comme on n’a jamais aimé ! je vous adore !

Puis elle s’enfuit. Mais Adrien la rejoignit.

Prenez mon bras, mademoiselle, dit-il d’une voix tremblante ; la nuit est obscure, il n’est pas prudent de marcher seule.

Ils descendirent la falaise silencieusement. Arrivés à la cour de l’hôtel, ils se séparèrent.

— Donnez-moi votre main, ma fiancée, dit Adrien.

Elle lui laissa prendre sa main glacée ; il la baisa longuement, puis s’éloigna.

Lucienne s’élança dans sa chambre et s’enferma à double tour. Elle se jeta à genoux devant son lit et cacha sa figure dans les plis des draps.

— Ah ! je suis folle ! s’écria-t-elle, folle de bonheur ! folle d’épouvante !

Elle resta longtemps ainsi, comme ensevelie. Puis elle se mit à baiser sa propre main, celle où il avait appuyé ses lèvres.

— Ah ! il est à moi ! Il m’aime ! Est-ce bien possible ? se disait-elle en secouant ses larmes.

Elle alla s’asseoir devant son miroir.

— C’est bien moi. Je ne rêve pas. C’est moi qu’il aime. C’est pour moi qu’il est si beau. Ses yeux pâles, si fiers et si doux, son front, ses lèvres sévères, c’est à moi. Mon regard ne pourra pas s’arracher de lui maintenant. Il m’aime moi ! J’en deviens folle.

Elle courut à sa toilette et mouilla d’eau son front brillant ; mais, après avoir fait quelques tours dans la chambre, elle revint à son miroir, et reprit son ardente rêverie.

— Comme sa voix vibrait solennelle et tendre ! Il me semble qu’elle tremble encore à mon oreille. Il me parlait gravement, comme à celle qu’on veut aimer et respecter toujours.

Soudain, elle devint toute pâle.

— Du respect ! à moi ! … Mais c’est de la démence ! Et je l’ai laissé parler, et je n’ai pas arrêté sur ses lèvres ces mots qui n’étaient pas faits pour moi ! Oh ! j’ai joué une infâme comédie. Ce n’est pas à moi qu’il donnait son amour, c’est à une chaste jeune fille qu’il pourrait épouser. Cet amour, que j’ai dérobé un instant, il me faudra le rendre.

Elle éclata en sanglots.

— Mon Dieu ! mon Dieu qu’est-ce que je vais devenir ? Je l’aime tant.

Bientôt elle se redressa.

— Mais, puisqu’il ne sait rien, à quoi bon me désoler ? Si je deviens ce que je parais être, je serai bien la femme qu’il aime. Ma vie passée sera effacée ; pour lui elle n’aura jamais existé. Je n’ai pas le droit de m’éloigner de lui, puisqu’il m’aime. Il serait malheureux sans moi. Je ne peux pas le rendre malheureux. Oh ! comme je vais l’aimer ! je lui ferai une vie de paradis.

Elle frappa de la main un coup violent sur la table.

— Oui ! je défie qui que ce soit de l’aimer autant que je l’aimerai ! Je ne suis pas une petite fille ignorante et timide. Sans avoir jamais éprouvé de tendresse, j’ai vu palpiter l’amour auprès de moi. Cette passion, je saurai la nourrir, la vivifier ; et jamais la flamme ne s’éteindra sur l’autel. Oui, je n’existe que depuis aujourd’hui. L’amour me rachète. Toutes les anciennes infamies sont consumées par l’amour. Adrien, je serai ta femme, et notre existence à deux sera le ciel.

À ce moment, on heurta doucement à la porte.

— C’est moi, Lucienne, dit la voix de M. Provot.

Lucienne bondit sur ses pieds. Un voile de feu passa devant ses yeux, elle laissa échapper un cri sourd pareil à un râle.

— Ah ! je faisais un rêve bien doux, mais le réveil est terrible, se dit-elle. Voilà la réalité : M. Provot, mon amant, qui frappe, parce qu’il a le droit d’entrer. Je voulais être la femme d’Adrien, moi ! Mais tout ce que j’ai, tout ce que je suis appartient à ce vieillard. Les robes qui me parent, la teinture de mes cheveux, le dîner que je mange, c’est à lui. C’est lui qui payera la note de l’hôtel. Pauvre Adrien, je te réservais les restes de cet être ridicule. Je voulais que ton baiser essuyât sur ma bouche les horribles baisers de cet homme ! Je savais bien que je devenais folle.

— Voyons, Lucienne, ne fais pas semblant de dormir, dit la voix de M. Provot, ouvre-moi.

— Avant celui-ci, c’était aussi un vieillard qui pouvait frapper à ma porte. Il était plus vieux encore, mais plus riche ; il avait une santé très-faible ; mais je n’ai pas eu de chance : il n’est pas mort.

M. Provot frappa plus fort.

— Avant lui, c’était un journaliste sans talent, plein d’orgueil et de fiel. Je crus qu’il ferait mon éloge dans son journal, mais il ne parla jamais de moi. Un jour il me battit, et je le quittai.

— Voyons, te moques-tu de moi ? dit la voix de M. Provot, c’est ridicule !

Chaque coup frappé à sa porte semblait évoquer pour elle une des infamies de sa vie passée.

— Le directeur d’un petit théâtre avait précédé le journaliste. C’était le premier, celui-là ; il me fit débuter à son théâtre ; mais c’était un malhonnête homme, il fit banqueroute et me reprit les bijoux qu’il m’avait donnés. Mon Dieu ! je n’ai pas vingt ans, et quelle liste longue et lamentable, hélas !

— Bonsoir, ma chère, dit M, Provot, je ne veux pas faire de scandale ici, mais tu me le paieras.

Lucienne se promenait à grands pas dans sa chambre.

— J’avais perdu l’esprit. J’étais comme ces oiseaux qui cachent leur tête sous leur aile et s’imaginent qu’on ne les voit plus. Je croyais que tous ces gens-là allaient cesser d’exister ; qu’ils ne me connaîtraient plus, parce que je ne veux plus les connaître ; que je pourrais, passant dans la rue, arrêter sur leurs lèvres leur sourire familier ! Tous les cabotins, mes camarades, et toutes les bonnes amies qui m’entraînaient dans leurs folies ou partageaient les miennes, ils auraient oublié mon visage ! Et tout Paris qui m’appelle par mon nom ! Ô Adrien, pardonne-moi d’avoir un instant rêvé d’être ta femme !

Elle prit sa tête dans ses mains ; elle s’enfonça les ongles dans le front.

Tout à coup elle dit à voix haute :

— Voyons, je vais me tuer.

Elle fit un geste joyeux et comme triomphant.

— C’est cela ! c’est cela ! je ne peux pas vivre à présent. Non, je ne peux pas, c’est impossible. Il me semble que ma tête est dans une fournaise. Qu’est-ce que je ferais dans la vie ? Rien du tout… Et puis je ne veux pas. Je n’ai pas la force de souffrir, moi ; je ne suis pas habituée à cela. Mourir, c’est très-simple. On meurt, et le chagrin meurt aussi. C’est pourquoi je me tue.

Elle réfléchit et chercha un moment.

— J’ai un canif, je vais m’ouvrir les veines. D’abord aux pieds, puis aux bras. Ce n’est pas difficile. Tout mon sang coulera. Je deviendrai très-pâle, très-faible, et je mourrai sans souffrir.

Elle chercha parmi ses objets de toilette, prit un canif et l’ouvrit.

— Il coupe très-bien, c’est cela, dit-elle.

Elle posa le canif sur la table.

— Je vais écrire à Adrien, pensa-t-elle. Je lui dirai qui je suis. Comme je serai morte quand il lira ma lettre, il me pardonnera. Oui, je vais lui écrire longuement. Je lui expliquerai tout ce que j’ai souffert cette nuit ; toute ma honte, tout mon repentir ; tout mon amour aussi. Il comprendra. Il se souviendra de moi sans mépris, peut-être avec regret.

Elle ouvrit son buvard. La lettre qu’elle avait écrite pour Jenny au « jeune inconnu » lui apparut. Un sourire triste crispa ses lèvres.

— Bientôt, se dit-elle, cette amie si confiante et si tendre n’aura plus pour moi que du dédain et de l’horreur.

Elle prit une feuille blanche et commença à écrire, d’une main tremblante :

« Je suis une misérable, indigne de vous ; je vous ai lâchement trompé. Mais je vous ai aimé, et je meurs… »

Elle n’alla pas plus loin, et, jetant sa tête sur ses bras, elle pleura à chaudes larmes.

Minuit venait de sonner. Le silence régnait dans tout l’hôtel. Au dehors, on entendait le bruit sourd de la mer.

Tout à coup, un éclair passa dans les yeux de Lucienne, et elle éclata de rire.

— Ah çà, j’ai le délire ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante. Qu’est-ce qui me prend ? Je ne suis pas une honnête femme ? Eh bien, tant mieux ! Me marier, pleurer, mourir, pourquoi faire ? Lorsque le bonheur est là devant moi, et que je n’ai qu’à le prendre ! Je suis jolie, il est jeune. Je vais lui dire tout simplement qu’il s’est trompé sur ma position, mais non sur mon amour ; que je suis à lui ; qu’il peut faire de moi tout ce qu’il voudra. Et nous nous enfuirons ensemble ; nous irons en Italie, à Venise. Quel bonheur ce sera d’être emportés, l’un près de l’autre, à travers un pays superbe, que nous ne regarderons même pas ! Quand il ne m’aimera plus, il me laissera. Alors je serai libre de me tuer si je veux. Qu’avais-je donc à me désoler ainsi ?

Elle se regarda dans son miroir.

— Jamais mes yeux n’ont en un tel éclat, se dit-elle. Ces secousses, ces émotions m’ont rendue plus belle. Je voudrais qu’il me vît ainsi… Eh bien, pourquoi ne me verrait-il pas ? À quoi bon prolonger plus longtemps cette situation fausse ? Puisque je suis décidée à lui dire la vérité, pourquoi attendre ? L’heure est propice à une telle confidence. Je vais aller le trouver dans sa chambre, et tout lui dire. Comme il va être étonné ! Attristé peut-être ! Bah ! je saurai bien faire cesser sa tristesse. Voyons, il faut se mettre sous les armes d’abord.

Avec une impatience fébrile, elle ouvrit une de ses malles, et, après avoir cherché quelques instants, elle prit un ravissant peignoir de batiste et de dentelle et le jeta sur son lit. Puis elle ôta sa robe, déroula sa magnifique chevelure d’or, et l’éparpilla sur ses épaules. À l’aide d’un crayon d’argent, elle fonça un peu ses sourcils et le bord de ses yeux, mit du pose sur ses lèvres, enroula à son cou un collier de perles, s’inonda de parfums, puis enfila le peignoir et glissa ses petits pieds dans des pantoufles de velours, qui ne faisaient aucun bruit en se posant sur le parquet.

— S’il ne m’aimait déjà, il m’aimerait dans un instant, dit-elle en se mirant.

Elle ouvrit la porte.

Le cri de la serrure la fit reculer.

— Suis-je bête ! fit-elle.

Elle avança la tête hors de la porte : il n’y avait rien qu’une vague obscurité et un silence profond.

Elle sortit sans lumière et referma sa porte.

Sa chambre s’ouvrait sur un très-long corridor, et n’avait pour vis-à-vis que la muraille, le bâtiment étant peu profond. Lucienne gagna cette muraille pour passer le plus loin possible des chambres et courir moins de chances d’être entendue. Elle s’avança lentement, retenant son souffle.

La première porte après la sienne était celle d’une chambre inhabitée ; puis venait celle de M. Provot ; ensuite c’était l’appartement de madame Després et de Jenny. La chambre d’Adrien était la dernière. Elle faisait face à une porte vitrée ouvrant sur une sorte de galerie couverte qui reliait deux corps de logis.

Lucienne marchait avec mille précautions ; mais son long peignoir, traînant sur la natte qui recouvrait le plancher, produisait un susurrement presque indistinct, qu’elle trouvait formidable. Elle atteignit la porte vitrée.

Le clair de lune qui traversait les vitres éclairait très-vivement l’extrémité du corridor. Elle avança d’un pas. La lueur tomba sur elle ; ce qui lui fit une impression de gêne, presque de honte. Cependant elle s’approcha de la chambre d’Adrien.

— Il est là, se dit-elle, il dort.

Elle appuya son oreille contre la porte.

— Je voudrais entendre le bruit de sa respiration ; mais mon cœur bat trop Tort, je ne puis rien saisir. Ah ! cher Adrien, tu ne te doutes pas que je suis près de toi et que dans un instant je serai dans tes bras.

La lumière de la lune posait une étoile sur la clef restée en dehors.

— On dirait qu’il m’attendait, murmura-t-elle. Je vais entrer sans bruit. J’allumerai la lumière pour qu’il me voie, et je l’éveillerai. Que lui dirai-je d’abord ? Je t’aime ! Puis je lui expliquerai qui je suis. Je lui ferai comprendre qu’il ne doit pas m’aimer gravement et avec respect, mais gaiement et tout de suite, comme on aime les femmes que l’on méprise. — Oh ! non ! non ! pas cela. Je ne pourrai jamais lui dire cela. Il ne m’aimera plus s’il me méprise ! Je crois le voir ; ses sourcils s’abaisseront sur ses yeux si doux, qui deviendront terribles ; il crispera sa lèvre dédaigneusement ; il me repoussera… Allons donc ! reprit-elle en haussant les épaules, est-ce qu’on me repousse, moi ?

Elle posa sa main sur la clef. Mais elle se rejeta vivement en arrière comme si elle eût touché un reptile.

— Non ! non ! non ! je ne peux pas, dit-elle. J’aime mieux ma souffrance, j’aime mieux en mourir. Je ne veux pas qu’il m’aime comme les autres m’ont aimée.

Elle se laissa tomber à genoux près de la porte et appuya sa tête à la muraille.

— Je suis perdue ! pensait-elle. C’est fini ! je ne peux pas être sa femme et je ne veux pas lui dire qui je suis. Que vais-je devenir ? Sans lui, rien ; il n’y a plus rien ; le monde devient noir. Les jours passeraient longtemps, longtemps, toujours plus lourds, plus douloureux ; c’est impossible. J’aime mieux qu’on me tue. Je ne peux pas souffrir ainsi, je n’ai jamais souffert, je ne sais pas. Je pleure, et les larmes ne me soulagent pas. J’étouffe ; il me semble que mon cœur emplit toute ma poitrine. — Ah ! il faut que j’entre, il faut qu’il me console ; sur sa poitrine loyale, je serai à l’abri, je ne souffrirai plus. Je suis à bout de forces. Personne ne m’assiste, personne ne me conseille… Personne ! personne ! répéta-t-elle tout haut.

L’éclat de sa voix lui fit peur. Il lui sembla qu’il avait éveillé un léger bruit. Elle se releva vivement et prêta l’oreille.

Elle entendit le frottement d’une allumette contre une boiserie, puis un pétillement. Bientôt une porte s’ouvrit, et Jenny parut une lumière à la main.

— Comment ! c’est toi Qu’est-ce que tu fais là ?’dit-elle ; il me semblait bien avoir entendu ta voix. Est-ce que tu es malade ? Tu es toute pâle, tu as l’air d’un fantôme.

— Ah ! merci, merci ! Tu me sauves ! s’écria Lucienne en se jetant dans les bras de Jenny.

Elle l’embrassa si violemment que la jeune fille eut peur.

— Est ce qu’elle serait somnambule ? se dit-elle !

— Vois-tu, murmurait Lucienne, j’avais d’affreux cauchemars, j’étais toute tremblante de peur, mais c’est passé.

Elle ne se rendit pas compte comment Jenny la ramena dans sa chambre et la fit se recoucher. Accablée par toutes ces émotions, elle s’endormit lourdement.

VIII


Lorsqu’elle s’éveilla le matin, elle avait la tête encore lourde, ayant beaucoup pleuré ; son corps était las et son esprit comme engourdi. Assise sur son lit, le front dans sa main, elle essayait de rassembler ses idées.

Malgré elle, une joie profonde lui emplissait le cœur : elle était aimée ! Cette pensée dominait toutes ses tristesses. La voix d’Adrien, brûlante et douce, chantait à son oreille et l’empêchait d’entendre gronder toutes les douleurs qui avaient pris possession d’elle-même. Elle écoutait cette voix, elle reprenait mot par mot les phrases qu’elle avait prononcées ; toutes s’étaient gravées en traits lumineux dans sa mémoire. Mais cette mémoire, comme un crible, laissait fuir les pensées pénibles. C’était si nouveau pour elle le chagrin ! Un homme riche, subitement ruiné, doit ainsi dans les premiers temps oublier sa misère. Lucienne oubliait. Instinctivement, elle repoussait loin d’elle la souffrance, cette nouvelle venue, et rouvrait son cœur à la joie.

Cependant, le sentiment de sa situation lui revint peu à peu. Cette nuit d’angoisse avait laissé bien des meurtrissures à son âme ; l’une après l’autre elle les touchait de sa pensée pour aviver leurs lancinations douloureuses. « Oui, mais il m’aime ! » répondait-elle toujours aux cruelles suggestions de son esprit.

Elle se leva et fit sa toilette machinalement. De temps à autre, elle venait appuyer son front contre la vitre et regardait au dehors, sans voir. D’ailleurs, un brouillard blanc traînait sur la mer et cachait tout l’horizon. Ce brouillard semblait flotter aussi dans le cerveau de Lucienne et retirer tout contour à ses idées. Ses yeux lui faisaient mal, un cercle bleuâtre les estompait. C’était la première fois qu’ils s’étaient gonflés de larmes ; elle avait pour la première fois crié sous une peine morale. Elle en était tout abasourdie.

Elle sentait pourtant qu’il lui fallait prendre une résolution, et elle avait peur de ce qu’elle allait décider comme de la pointe d’une lame dirigée par elle-même contre son cœur.

— Que vais-je faire ? se disait-elle tout en repoussant la réponse qui montait jusqu’à ses lèvres.

Partir ! cette pensée s’imposa bientôt. Elle lui causa une sensation de douleur physique, un choc à l’estomac et du froid dans les veines.

Voulant se mettre en garde contre elle-même et se fermer la retraite, elle sortit pour aller annoncer à M. Provot sa résolution. Elle trouva le vieillard dans sa chambre, les mains derrière le dos, se balançant lançant sur ses pieds, et regardant d’un air maussade par la fenêtre ouverte.

— Ah ! c’est vous, dit-il en tournant à demi la tête.

Puis il se remit à regarder au dehors.

— C’est moi, dit Lucienne, j’ai à vous parler.

M. Provot ne répondit rien.

— Il boude, se dit Lucienne ; c’est juste, il est dans son droit.

Il sifflotait un petit air, et continuait à se balancer en faisant crier ses bottines.

— Je vous en supplie, mon ami, dit la jeune femme, emmenez-moi, partons d’ici aujourd’hui même, retournons à Paris.

— Ah çà ! tu perds la tête ! s’écria M. Provot, en laissant éclater toute sa mauvaise humeur. Tu crois peut-être que je vais céder à tous les caprices d’une personne qui a si peu d’égards pour moi ? Tu te trompes, ma chère, il me plaît d’avoir aussi une volonté. Tu me prends vraiment pour une girouette. J’ai pris mes habitudes ici, les bains me font grand bien, le temps est magnifique… mais va te promener ! mademoiselle s’ennuie et veut s’en aller. Eh bien, qu’elle s’en aille ! je ne la retiens pas. Je ne serai pas fâché de la voir partir. Je pourrais alors avouer à ces braves gens que je les ai trompés, et leur conseiller, s’ils rencontrent ma nièce sur leur chemin, de lui tourner le dos.

— Grand Dieu ! s’écria Lucienne, qui devint blême, puis pourpre. Si vous dites cela, je vous tue.

M. Provot pouffa de rire.

Lucienne se mit à rire aussi.

— C’est vrai, je suis folle, dit-elle, rendue lâche par ce danger nouveau ; depuis hier j’ai les nerfs très-agacés. Je ne sais pas trop ce que je fais. Ce doit être l’air de la mer. C’est pourquoi je voulais partir. Mais je reste, puisque vous le voulez. Seulement ne parlez pas. Ce que j’en dis, c’est autant pour vous que pour moi. En avouant la vérité, vous nous couvririez de ridicuie. J’ai eu des torts envers vous, pardonnez-les moi ; c’étaient les nerfs. Je fais ce que vous voulez ; je reste. Vous ne direz rien, n’est-ce pas ?

— Puisque tu me cèdes si gentiment, je n’ai aucune raison de faire quelque chose qui te contrarie, dit M. Provot, peu habitué à cette douceur, et qui en était presque ému. Si les nerfs te font mal, il faut prendre un peu d’éther, et ça passera, ajouta-t-il. Seulement je te conseille de ne pas te baigner aujourd’hui.

— Vous avez raison, mon ami, dit Lucienne, je resterai dans ma chambre ; mais que cela ne vous prive pas de votre bain.

— Crois-tu que je doive me mettre à l’eau par ce brouillard ?

— Le soleil l’a déjà à moitié dissipé, et la mer est comme vous l’aimez, unie, sans une ride.

— C’est vrai ; il faut profiter du beau temps, dit M. Provot en prenant son chapeau.

Lorsque Lucienne rentra dans sa chambre, elle y trouva Jenny qui ramassait les robes qui traînaient sur les meubles et sur le tapis.

— Je crois que j’aurai une belle-sœur bien désordonnée, dit-elle.

— Quoi ! que dis-tu ? s’écria Lucienne, quelle belle-sœur ? Es-tu folle ?

— Nous savons que vous êtes une petite sournoise, dit Jenny ; mais je t’avais déjà dit que j’étais bien près de découvrir ton secret. Maintenant il est inutile de faire la discrète. Je sais tout.

— Qu’est-ce que tu sais ? Tu ne peux rien savoir, dit Lucienne en l’attirant près d’elle sur son canapé.

— Tu crois cela ; eh bien, écoute. Adrien est venu dans ma chambre ce matin de très-bonne heure. Comme il n’aime pas se lever tôt, j’ai vu tout de suite qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire. « Maman n’est pas malade ? lui ai-je demandé d’abord. — Non, elle dort, m’a-t-il répondu. Je veux te parler avant son réveil. — Me parler, à moi… sérieusement ? » C’était nouveau, mais cela me flattait. Je vis bientôt de quoi il s’agissait, et j’ai confessé le coupable. Il ne demandait pas mieux que de parler : son cœur débordait. Il t’aime comme un fou ; il te veut pour femme, et me demande de l’aider à décider maman à le laisser se marier, malgré sa jeunesse. Elle voudrait le voir s’établir seulement lorsqu’il sera avocat et aura au moins vingt-six ou vingt-sept ans. Pense donc ! un homme de vingt-quatre ans, c’est un gamin ! Mais lui ne veut pas attendre, il mourra de chagrin si on le prive de celle qu’il aime ! Enfin il est fou. Je n’en revenais pas. Si tu le connaissais comme nous, tu comprendrais ma surprise. Il est sauvage et réservé comme une jeune fille, et je l’ai toujours vu avec les femmes glacé comme la bise du nord. Tu peux te vanter de l’avoir métamorphosé. Comment as-tu fait ?

— Je ne crois pas avoir donné aucune espérance à M. Després, dit Lucienne presque défaillante.

— Bah ! bah ! il faut bien faire un peu de façons ; mais il parait que ce que tu as dit à Adrien n’était pas bien féroce, car il est fou de joie. Son visage a une expression nouvelle. Il est vraiment beau, monsieur mon frère ; mais, avec cet éclair de bonheur dans les yeux, il est superbe. Tiens, je parie qu’il est sous ta fenêtre en contemplation.

— Mon Dieu ! se disait Lucienne, si elle savait quel coup de poignard me donne chacune de ses paroles !

Jenny avait ouvert la fenêtre.

— Qu’est-ce que je disais !

Adrien se promenait lentement le long de la mer.

Il traversa la chaussée et s’avança les yeux levés. Lucienne s’approcha de la fenêtre.

Après les nuits de fièvre et d’angoisse lorsque le soleil paraît, il disperse les épouvantes et rend le calme à l’esprit. Lucienne regarda le jeune homme et, sans le vouloir, lui sourit ; la tempête de son âme s’apaisait.

Jenny tambourinait sur les vitres et fredonnait le premier vers de la sérénade de Don Juan :


Je suis sous ta fenêtre.


Adrien jeta un coup d’œil autour de lui. La plage était déserte. En quelques efforts, s’accrochant à une persienne du rez-de-chaussée et aux saillies des moulures, il atteignit la fenêtre et s’assit sur le rebord de pierre. Lucienne avait poussé un cri.

— Oh ! ne crains rien, dit Jenny, il grimpe aussi bien qu’il nage. Ne dirait-on pas qu’il est assis là sur un canapé ?

Le jeune homme regarda Lucienne et lui prit la main. Elle n’avait pas la force de se défendre. Son regard avide plongeait dans les yeux d’Adrien avec une sorte de vertige. Il la sentait frémir ; il sentait qu’elle l’aimait éperdument, autant que lui-même l’aimait. Il lui pressait doucement la main ; il y appuya ses lèvres, et Lucienne, toute pâle, n’eut pas la force de résister.

— Eh bien, ne vous gênez pas ! s’écria Jenny, embrassez-vous devant moi ! Monsieur mon frère, vous perdez décidément la tête, vous si soucieux d’ordinaire des convenances, et qui m’avez bien souvent taquinée avec votre morale, je ne vous reconnais plus. Si les gens du pays vous voyaient suspendu à ce balcon, ils en diraient de belles sur notre compte !

— Tu as raison, je suis fou, dit Adrien ; je m’en vais.

Et il redescendit.

— Êtes-vous heureux de vous aimer comme cela ! dit Jenny, en rejoignant Lucienne qui s’était retirée de la fenêtre. Un sourire, un regard, c’est là le langage des amoureux. Vous ne vous êtes pas dit un mot. Ah ! je vous envie.

Jenny soupira, et son regard glissa vers la table sur laquelle s’étalait le buvard en cuir de Russie.

— Dis donc, Lucette, reprit-elle, c’est aujourd’hui vendredi ; si nous voulons que la lettre arrive à temps, il faut la mettre à la poste ce soir.

— Quelle lettre ? dit Lucienne, s’arrachant avec peine à sa rêverie.

— La lettre à mon soupirant.

— Tu songes encore à cette histoire ?

— Quelle vilaine égoïste tu es ! Absorbée dans ton amour, voilà que tu oublies déjà tes amis.

— Je t’assure, mignonne, que cet enfantillage m’inquiète un peu.

— Bah ! nous ne risquons rien. Nous ne faisons pas de mal. Et puis, vois-tu, mon esprit travaille depuis que j’ai reçu cette lettre ; il vaut bien mieux en finir. Si ce jeune homme est laid ou ridicule, mon rêve tombera en poussière et le vent l’emportera.

Ce raisonnement sembla convaincre Lucienne, qui se sentait peu capable de discuter plus longtemps. Elle prit le lettre, la mit dans une enveloppe, et écrivit l’adresse.

Jenny s’empara du billet, qui disparut dans sa poche.

La cloche du déjeuner tinta bientôt, et Lucienne descendit. Lorsqu’elle entra dans la salle à manger, madame Després vint à elle.

— Comme vous êtes pâle, mon enfant, lui dit-elle, auriez-vous passé une mauvaise nuit ?

Et elle la baisa au front.

Sous ce baiser, Lucienne eut un serrement de cœur.

— Ah ! le passé ! murmura-t-elle, est-ce donc irrémédiable ?

IX


Une vie singulière commença pour Lucienne, vie de tortures et de délices. Lorsqu’elle était seule, le sentiment de sa situation l’affolait de douleur et elle prenait mille résolutions sinistres qui fuyaient de son esprit en présence d’Adrien. Dès qu’il paraissait, toute volonté l’abandonnait ; elle se sentait envahie par une émotion souveraine contre laquelle elle ne pouvait lutter. Elle avait aimé Adrien lorsqu’il était froid et en apparence indifférent ; que faire contre lui, maintenant que, plein de passion et d’amour, il usait de toute son éloquence et de toutes les séductions de sa beauté pour se faire adorer ? Elle voulait le repousser, lui dire qu’il ne pouvait l’avoir pour femme, que c’était impossible ; mais ce beau regard tendre et tyrannique déformait les paroles sur ses lèvres et changeait les refus en aveux.

Elle retardait l’instant du supplice. Lorsqu’on est son propre bourreau, on ne se hâte pas de frapper.

« Tant que l’air sera tiède et le ciel pur, se disait-elle, il restera ici. Ensuite, il faudra partir ou s’expliquer. J’ai donc encore quelques semaines à vivre. Après ce sera la mort ou quelque chose de pis. »

Et puis, on ne désespère jamais tout à fait ; il semble qu’un événement inconnu va survenir, qui arrangera tout. Jusqu’à la dernière minute, le condamné attend sa grâce.

Madame Després, qui se doutait des intentions de son fils observait M. Provot et tâchait de savoir ce qu’il pensait d’Adrien. Elle l’interrogea même franchement sur son fils une après-midi devant Lucienne et Jenny, sur la terrasse du Casino.

— C’est un charmant jeune homme, très-distingué et plein de bon sens, répondit M. Provot.

— Oui, c’est un garçon sérieux que ne touchent pas les travers habituels à son âge, dit madame Després. À l’occasion, il sacrifierait très-certainement son plaisir à son devoir. J’en veux faire un avocat.

On en resta là, M. Provot ne trouvant rien à ajouter. Madame Després cherchait en vain à bien définir le caractère de cet homme. Elle le trouvait bien élevé, aimable même ; mais elle devinait en lui un profond égoïsme, malgré la grande faiblesse qu’il avait pour les volontés de sa nièce. Il aimait sans doute beaucoup cette enfant, pourtant, par instant, il semblait à madame Després que le vieillard se souciait fort peu de Lucienne. Quant à son intelligence, elle était évidemment très-médiocre. Cela expliquait la domination qu’avait sur lui la jeune fille, beaucoup mieux douée et plus énergique. Mais cet homme était-il mauvais ? était-il bon ? Madame Després ne pouvait résoudre cette question. En réalité, il n’était ni l’un ni l’autre. Peu de gens sont tout à fait bons ou tout à fait mauvais. C’était une de ces nullités comme il y en a tant. Industriel enrichi, sa fortune lui donnait une certaine importance aux yeux des gens médiocres. Il s’était marié jeune et, sans rendre précisément sa femme malheureuse, il l’avait beaucoup négligée, surtout à partir du jour où il était devenu riche. Il aimait à s’amuser, et son argent mettait à sa portée les plaisirs faciles. Pauvre, il eût été sans doute un homme rangé et un bon époux. Sa femme était morte sans lui laisser d’enfant, et il n’avait pas jugé nécessaire de se remarier. Maintenant il regrettait parfois la vie de famille, le bon fauteuil au coin du foyer tranquille, les habitudes calmes et régulières. Mais c’était là seulement un effet de son égoïsme : il vieillissait, et la vie qu’il menait n’était plus guère faite pour lui.

Madame Després s’étonnait souvent du peu d’intérêt qu’il semblait prendre à l’avenir de sa nièce. Elle n’en aimait que davantage la jeune fille. « Pauvre enfant ! se disait-elle, je la plains ; rien ne remplace l’amour d’une mère. »

Lucienne s’enfonçait de plus en plus dans des rêveries sans fin, elle avait des distractions incroyables, répondait tout de travers à ce qu’on lui disait, et souvent ne répondait pas du tout.

— Tu habites dans la lune ! lui disait Jenny fâchée de la voir s’intéresser si peu à sa conversation.

Cependant le fameux dimanche était passé, et, près du bénitier, appuyé contre une colonne, on avait vu le « jeune inconnu » et l’on avait découvert qu’il n’était autre que Max Dumont, la fleur des crevés de F… Jenny, tout le long de la messe, avait ri de cette déconvenue, la figure dans son paroissien. Depuis, il lui avait envoyé des vers. Elle ne lui répondait plus, mais elle aimait à discourir sur son amoureux et à s’emporter contre lui.

— A-t-on l’idée d’une pareille audace ? disait-elle ; un gamin qui n’est pas encore sorti du collège !

Lucienne n’entendait pas ; elle songeait au bonheur, impossible pour elle, et faisait de tristes retours vers sa vie passée.

— Qu’aurais-je dû faire ? se disait-elle. Et elle ne trouvait pas de réponse.

Seule à seize ans, sans ressources, habituée au luxe, incapable de gagner sa vie, qu’aurait-elle pu faire, en effet ?

Elle regardait Jenny et l’enviait : « Comme c’est facile d’être honnête lorsqu’on ne manque de rien, se disait-elle ; lorsqu’on peut passer des bras de sa mère dans ceux d’un mari, qui continuera à veiller sur vous et à vous protéger ; lorsque la vie s’écoule tout naturellement dans ce chemin tracé et bordé de fleurs. Mais quand, née du hasard, comme moi, élevée tout de travers, gâtée par insouciance plutôt que par tendresse, discernant imparfaitement le bien du mal, on est tout à coup privée du soutien, — que devenir ? De tous côtés on tous tend la main, pour vous aider à tomber. Comment penser même à lutter ? Moi du moins je n’y ai pas songé. Existe-t-il donc des êtres capables de faire face à la destinée, de triompher, de rester debout ? Comment ! il aurait fallu habiter une chambre sans tapis, meublée en acajou, se vêtir de laine, manger du bouilli ? Non, pas même cela : sans abri, en haillons, en savates, errer le long des rues à la recherche d’un morceau de pain. Et mendier, c’est défendu !

Un jour, elle dit brusquement à Jenny :

— Que ferais-tu, toi, si tout à coup tu te trouvais sans parents, sans amis, sans argent ?

— Quelle horreur ! s’écria Jenny, où vas-tu chercher de pareilles idées ?

— Réponds-moi, je t’en prie.

— Eh bien, je travaillerais.

— À quoi ?

— À quoi ? Je ne sais pas trop. À l’aiguille ; j’irais en journée.

— Si tu n’avais pas d’ouvrage ? Si on ne te trouvait pas assez habile ?

— Je me ferais bonne d’enfants, femme de chambre.

— Si les femmes ne voulaient pas de toi, te trouvant trop jolie ?

— Ah ! tu m’ennuies ! s’écria Jenny. S’il m’était impossible de gagner ma vie, j’irais me jeter à l’eau.

— Mais si, là, continua Lucienne, tu trouvais un homme t’offrant la fortune et le bien-être, à la condition que tu feindras de l’aimer, que ferais-tu ?

— Je sauterais encore plus vite dans la rivière, dit Jenny gravement. Ou m’a enseigné qu’il vaut mieux mourir que de commettre certaines actions. Et elle ajouta en riant : — Ah çà ! pourquoi me fais-tu toutes ces questions saugrenues ?

— Pour savoir, dit Lucienne ; je songeais à ce que j’aurais fait sans mon oncle, quand je sais devenue orpheline.

— C’est vrai que ta position eût été affreuse, pauvre mignonne, dit Jenny ; mais puisque ton oncle est là et qu’il te gâte et t’aime comme si tu étais sa fille, il est bien inutile de te fourrer toutes ces vilaines idées dans la tête.

Et Jenny embrassa son amie avec effusion.

Lucienne évitait autant qu’elle le pouvait d’être seule avec Adrien. Décidée à reculer le plus loin possible l’instant fatal de l’explication, elle craignait les questions pressantes qu’il lui adressait. Il ne comprenait pas pourquoi elle hésitait ainsi à consentir à leur bonheur, et le suppliait de ne parler de leur amour ni à madame Després ni à M. Provot.

Un jour, ils étaient allés s’asseoir, à l’ombre d’un petit bois, sur la falaise. Jenny était avec eux. Lucienne travaillait à ce fameux ouvrage au crochet qu’il fallait toujours défaire, et qui avançait fort peu.

Adrien, étendu sur l’herbe devant elle, la regardait, et quelquefois tirait le fil qu’elle tenait enroulé à son doigt. Alors elle levait les yeux en souriant, mais les points tombaient et l’ouvrage s’embrouillait de plus en plus, à la grande hilarité de Jenny. Jenny, elle, faisait des ruches de gaze blanche pour une robe qu’elle devait mettre quelques jours plus tard. Un grand bal devait avoir lieu au Casino. La ville entière s’occupait de ce bal, et Jenny n’avait plus d’autre sujet de conversation.

Pourtant elle abandonna son ouvrage tout à coup, pour suivre une paysanne qui allait traire des vaches.

Lucienne essaya de la retenir.

— Je t’apporterai une tasse de lait chaud, lui cria Jenny en s’enfuyant.

— Lucienne, pourquoi craignez-vous d’être seule avec moi ? pourquoi évitez-vous de me répondre ? dit Adrien en prenant les mains de la jeune femme ; vous ne m’aimez donc pas ?

— Je vous aime, Adrien, de toute mon âme, dit Lucienne dont la voix tremblait.

— Alors, chère bien-aimée, pourquoi êtes-vous ainsi ? Ma mère s’est aperçue que nous nous aimons ; elle doit s’étonner de mon silence. Et votre oncle, que va-t-il penser ? Je m’aperçois très-bien qu’il est fort mécontent depuis quelques jours. Et puis, vous n’avez donc pas hâte d’être ma femme, d’être toute à moi, de ne plus me quitter ?

— Votre femme, non ! c’est impossible ! s’écria Lucienne.

Mais, devant la pâleur subite du jeune homme, elle eut peur.

— Non, ce n’est pas cela que je voulais dire, balbutia-t-elle. Je serai votre femme ; mais pas maintenant. Vous êtes bien jeune pour tous marier.

— Lucienne, s’écria le jeune homme, tu me caches quelque chose, ou bien tu es une coquette qui se plait à me torturer.

— Moi, vous faire souffrir volontairement ! vous ne pouvez le croire, dit-elle ; ne voyez-vous pas que je souffre plus que vous ?

— Mais pourquoi ne pas être heureux ? qui donc s’oppose à notre bonheur ?

— Mon oncle, dit Lucienne ; il ne veut pas me marier encore. S’il connaissait nos intentions, il refuserait son consentement et m’emmènerait tout de suite.

Jenny revenait.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle en les regardant l’un après l’autre. Vous semblez tristes.

— Pourquoi nous taire devant elle ? dit Adrien. Lucienne croit que M. Provot est défavorable à nos projets.

— Pourquoi donc cela ? dit Jenny. Il me semble que M. Provot est toujours disposé à faire ce que sa nièce ordonne.

— Il est égoïste, sans doute, et veut la garder auprès de lui. Mais quel âge avez-vous, Lucienne ?

— Vingt ans.

— Alors, dans un an, vous êtes maîtresse de vos actions.

— Vous m’attendriez un an ? s’écria Lucienne.

— Croyez-vous donc que je ne vous aimerai plus dans un an ? Je vous attendrai dix ans s’il le faut. Mais votre surprise m’inquiète ; votre amour, à vous, va donc durer si peu ?

— Il durera autant que ma vie, Adrien.

— Alors, nous n’avons rien à craindre ; la volonté persistante de deux amants sait vaincre tous les obstacles. D’ailleurs, il est impossible que votre oncle refuse son consentement, puisque dans un an vous échappez à son autorité.

— Peut-être cédera-t-il, dit Lucienne, qui pâlissait en se voyant de nouveau en danger ; mais laissez-moi le décider moi-même, peu à peu, sans brusquerie.

— Elle a raison, dit Jenny ; en étant bien gentille, en le câlinant, Lucienne l’attendrira bien vite ; ce n’est pas un ogre, après tout.

Adrien demeurait préoccupé ; il sentait confusément que la jeune femme ne lui avait pas dit la vérité tout entière ; une vague jalousie le mordait au cœur.

Lucienne avait détourné la conversation ; elle parlait avec agitation de choses indifférentes, mais le regard assombri d’Adrien la remplissait d’inquiétude.

Elle donna bientôt le signal du départ, et l’on redescendit silencieusement vers la plage.

X

Des régates avaient eu lieu sur la mer dans la journée. Sous un soleil magnifique, les voiles blanches s’étaient poursuivies les unes les autres, secondées par une jolie brise de nord-est. Les rameurs, en vestes rouges, bleues ou vertes, avaient fait filer le plus vite possible leurs légers canots sur les lames ; bien des concurrents de la course au beaupré, perdant l’équilibre en s’avançant sur le mât frotté de savon, étaient tombés à l’eau ; bien des nageurs, coiffés du classique bonnet de coton, s’étaient vus forcés de renoncer au couvert d’argent et de revenir à terre après quelques brassées.

On avait distribué les prix en présence du maire, dans la galerie du Casino. Deux vieux matelots, prétendant l’un et l’autre avoir gagné le prix d’une course, avaient injurié l’autorité, s’étaient battus à coups de poing et, finalement, avaient été emmenés par deux gendarmes.

L’heure du bal allait sonner.

Toutes les jeunes filles, toutes les femmes de la ville étaient devant leur miroir.

Jenny courait à chaque instant de sa chambre à celle de Lucienne ; on entendait continuellement le frou-frou de sa robe dans le corridor. Elle venait prier son amie de lui attacher un ruban, de lui poser une fleur ; puis elle furetait sur la table de toilette, versait un parfum dans le creux de ses mains, prenait la houppe de cygne et secouait la poudre de riz sur son visage.

— Si maman me voyait ! disait-elle, en regardant avec inquiétude du côté de la porte entr’ouverte.

La toilette de Lucienne était simple et charmante ; elle se composait d’une tunique de crêpe bleu pâle, dont les plis souples retombaient sur une jupe de taffetas de même couleur ; elle avait des bleuets dans les cheveux, et autour du cou un rang de turquoises.

— Tu ressembles à un rayon de lune, lui disait Jenny en la tenant par le bout des doigts et en l’admirant de tous ses yeux.

— Toi, tu as l’air de l’aurore ou du printemps, lui répondit Lucienne.

Lorsqu’elles entrèrent au bal, l’orchestre grondait déjà ; on dansait un quadrille dans le grand salon.

Ceux qui ne dansaient pas regardèrent beaucoup Lucienne ; les hommes avec admiration, les femmes avec mauvaise humeur. Elle baissa les yeux sous ces regards qui la gênaient et l’irritaient.

— Comme je suis changée ! se disait-elle. Autrefois, ces petits triomphes de vanité étaient mes plus grands plaisirs.

Jenny lui poussa le coude tout à coup.

— Voilà Max Dumont, dit-elle tout bas.

Le jeune inconnu passait, en effet, donnant le bras à sa mère, une belle femme un peu trop grande. Il poussa un soupir en voyant Jenny, et leva les yeux vers le plafond.

L’espiègle jeune fille cacha un sourire moqueur derrière son éventail.

— Pauvre garçon ! murmura-t-elle.

Lucienne cherchait des yeux Adrien. Elle le découvrit enfin adossé au chambranle d’une porte. Son visage avait une expression qui effraya la jeune femme. Il la regardait, mais avec une sorte de froideur et presque avec colère.

— Qu’ai-je donc fait ? se dit-elle ; serait-il jaloux de ces regards fixés sur moi ? Non, ce serait indigne de lui. Mais qu’a-t-il ? Mon Dieu ! je ne suis donc pas assez malheureuse ?

Jenny s’éloigna au bras d’un cavalier. Quelqu’un s’inclinait depuis un instant devant Lucienne, en l’invitant pour une polka. C’était Max Dumont. Lucienne jeta un regard suppliant à Adrien. Comment ! il ne venait pas près d’elle, il ne l’invitait pas, il laissait un autre l’emmener. Il fallait bien répondre. Elle prit le bras de son danseur, et s’éloigna en baissant la tête.

— Tout le monde vous proclame la reine du bal, lui dit Max.

— Tout le monde excepté vous, n’est-ce pas ? dit Lucienne, faisant un effort pour cacher son trouble.

— Celui qui sent sa vue trop faible pour oser regarder le soleil adore une simple étoile, dit le jeune homme d’une voix emphatique.

— Vous aimez beaucoup à parler des étoiles.

— J’aime les étoiles, j’aime la mer.

— Vous serez marin, n’est-ce pas ?

— Non, je ne crois pas, ma mère serait trop malheureuse.

— Ah ! je croyais que vous alliez partir pour un long voyage.

— Je vois que vous connaissez mon secret, dit le jeune Max en soupirant. J’ai osé écrire à mademoiselle Jenny, votre amie.

— Je le sais, en effet ; c’est moi qui vous ai répondu.

— Ah ! mon Dieu ! elle ne m’aime pas ? elle se moque de moi ?

— C’est assez vraisemblable, dit Lucienne.

— Quel bonheur ! s’écria Max, je vais être très-malheureux, je vais souffrir d’une peine d’amour ; le désespoir va me briser le cœur.

Lucienne ne put s’empêcher de rire, à cette réponse tout à fait inattendue ; mais sa gaieté dura peu.

— Vous êtes un enfant, dit-elle ; ne parlez pas légèrement de choses que vous ignorez.

— Si je suis un enfant, la douleur fera de moi un homme, dit Max. L’amour malheureux n’est-il pas beaucoup plus violent et plus profond que l’autre ; dès qu’il est réciproque, l’amour devient banal.

— Quel âge avez-vous ? demanda Lucienne.

— Dix-huit ans.

— Ah ! dit-elle avec un sourire.

— Vous ne trouvez pas que j’ai raison ? reprit-il. Deux êtres qui s’aiment, s’épousent et ont beaucoup d’enfants, connaissez-vous rien de plus plat ?

— Vous dites des folies, répondit Lucienne, qui n’écouta plus les divagations de son danseur.

Bientôt, se disant lasse, elle retourna à sa place prés de madame Després, qui faisait consciencieusement tapisserie. M. Provot était allé jouer au billard.

— Regardez donc Jenny, dit madame Després à Lucienne, la joie éclate dans toute sa personne, ses pieds n’ont plus l’air de toucher le parquet. Ce n’est pas elle qui reviendrait s’asseoir avant que l’orchestre se soit tu ! Vous n’aimez donc pas la danse, vous ?

— La femme devrait pouvoir choisir son danseur, répondit Lucienne ; rien n’est plus ennuyeux que de danser avec quelqu’un qu’on ne connaît pas.

— Quand on aime la danse, on danserait avec un manche à balai, dit madame Després. Vous n’aimez pas le quadrille pour lui-même ?

Adrien s’approcha enfin de la jeune femme.

— Valsez-vous, Lucienne ? dit-il.

— Avec vous ? oui.

— Est-ce celui-là que vous auriez choisi ? dit madame Després avec un fin regard.

Lucienne, un peu confuse, baissa les yeux en souriant.

Adrien, sans rien dire, l’entraîna dans un tourbillon furieux. Elle n’osait pas lui parler ; elle avait peur, sentant bien qu’il s’efforçait de lire en elle et de pénétrer son secret.

Mais le souffle manqua bientôt à la danseuse, et il dut ralentir l’élan trop rapide. Il la regarda alors avec une douceur mêlée de tristesse.

— Comme vous êtes belle ! lui dit-il. Il est impossible que d’autres ne vous aient pas aimée avant moi.

Lucienne eut un tressaillement.

— Vous doutez de moi, Adrien ? dit-elle à voix basse.

— Tenez, Lucienne, dit-il, vous êtes là, dans mes bras ; votre regard me brûle, je respire votre haleine, votre cœur bat tout près du mien, je sais que vous m’aimez et que je vous adore… Eh bien, en ce moment même, je sens qu’une partie de ce cœur est fermée pour moi.

Lucienne crispa sa main sur le bras du jeune homme ; elle chancelait.

— Il me semble que je vais m’évanouir dit-elle ; cette valse m’a tout étourdie.

Adrien la reconduisit rapidement à sa place.

— Aussi, tu l’as fait tourner trop vite, dit madame Després, en faisant respirer un flacon de sel anglais à Lucienne.

— Ce n’est rien, dit la jeune femme.

Mais elle ne pouvait plus se contenir ; toute cette gaieté autour d’elle, ce bruit, cette musique l’accablaient. Elle quitta la salle et s’élança dans le jardin.

Là, elle se jeta sur un banc et laissa éclater les sanglots qui depuis un instant l’étouffaient.

Elle était comme un fugitif qui s’est engagé dans une impasse et ne peut plus échapper à ceux qui le poursuivent. Sa situation, de plus en plus, devenait inextricable ; le réseau de mensonges dont elle s’était entourée allait se rompre ; la crise était imminente. Elle avait beau se débattre, le couteau levé sur elle allait s’abaisser. Pareille à un naufragé qui, à bout de forces, renonce à lutter, elle s’abandonnait à la douleur et pleurait éperdument, la tête baissée, les mains sur le visage.

Elle sentit que, doucement, quelqu’un lui prenait les mains et découvrait ses yeux aveuglés de larmes. Adrien était auprès d’elle. Elle poussa un faible cri et se jeta sur la poitrine du jeune homme, comme un enfant qui se réfugie sur le cœur de sa mère. Ses pleurs redoublaient. Elle était épuisée, lasse de lutter ; elle voulait en finir, tout lui dire, et mourir après. Les sanglots, heureusement, l’empêchaient de parler.

— Lucienne, calmez-vous, par grâce, disait Adrien en l’entourant de ses bras ; vous me rendez fou.

Il lui essuyait les yeux avec son mouchoir, mais les larmes ne tarissaient pas.

— Voyons, chère, êtes-vous malade ? Est-ce un chagrin subit, un souvenir douloureux qui vous met en cet état ? Parlez, je vous en supplie.

Lucienne secouait la tête et se serrait avec une énergie fébrile contre la poitrine d’Adrien.

— Quel crime avez-vous donc commis, qui vous arrache de tels sanglots ? dit-il après un instant de silence et avec un tremblement dans la voix. Le soupçon qui m’avait traversé le cœur était donc fondé ? Vous avez aimé quelqu’un avant moi, n’est-ce pas ? Vous avez commis une faute, vous êtes indigne de mon amour ? Ah ! misérable ! s’écria-t-il en la repoussant loin de lui, pourquoi ne pas m’avoir tout avoué plus tôt ? pourquoi avoir attendu que mon amour soit devenu ce qu’il est aujourd’hui ? En m’arrachant de vous, j’arrache mon âme de mon corps, ma vie est brisée, je serai malheureux éternellement.

— Non ! non ! Adrien, ce n’est pas cela ! s’écria Lucienne, qui devant cette douleur retrouva toute son énergie. — Puisqu’il m’aime à ce point, se disait-elle, il vaut mille fois mieux le tromper et le rendre heureux que de lui écraser le cœur sous l’horrible vérité.

— Dis-tu vrai ? reprit Adrien. Peux-tu me jurer que tu n’as pas été trahie par un homme et que tu n’as aimé personne avant moi ?

— Je te le jure, dit Lucienne sans hésiter.

Et elle ne mentait pas. Aucun homme ne l’avait jamais trahie, et c’était Adrien qui le premier lui avait inspiré de l’amour.

Il la reprit dans ses bras et effleura de ses lèvres le front brûlant qui s’appuyait sur son épaule.

— Ah ! ma Lucienne, dit-il, je ne souhaite à personne d’éprouver une angoisse pareille à celle qui vient de me tordre le cœur, à la pensée que j’allais te perdre. Comme je t’aime, mon Dieu !

— Hélas ! pensa Lucienne, l’idée de la possibilité du pardon ne lui est même pas venue.

— Mais alors, pourquoi ce désespoir ? pourquoi, ces larmes ? reprit Adrien. Tu as certainement un secret, ma bien-aimée. Mais d’où le vient ce manque de confiance en moi ? Comment as-tu le courage de me laisser ignorer ce qui t’oppresse et te désole ainsi ? Je t’en conjure, tire-moi d’inquiétude, dis-moi la cause de ta tristesse.

Lucienne se taisait. Les sourcils contractés sous un effort désespéré de volonté, elle cherchait à fixer nettement une pensée qui, brusque et lumineuse comme un éclair, venait de traverser son esprit et de lui laisser entrevoir une issue à cette situation dont il semblait impossible de sortir.

— C’est donc bien terrible ? dit Adrien.

— Oui, c’est terrible, dit Lucienne répondant à sa pensée.

— Après l’horrible peur que j’ai eue tout à l’heure, rien ne peut plus m’effrayer. Parlez, Lucienne, ne me laissez pas dans cette incertitude !

— Pas ce soir, Adrien ! je suis brisée, la tête me fait mal, j’ai besoin de calme ; et ce que J’ai à vous dire pourrait faire se rouvrir l’écluse mal fermée de mes larmes. Demain je serai plus forte ; je vous promets de tout vous apprendre.

— Demain, aurons-nous l’occasion de nous parler seul à seul, comme en ce moment ?

— Écoutez-moi, dit Lucienne ; tout le monde sera fatigué du bal et on se lèvera tard demain ; voulez-vous venir me rejoindre vers huit heures à la ferme d’Argent ?

— J’irai, dit Adrien ; mais vous êtes cruelle de tant retarder cette confidence. Quelle nuit d’angoisses je vais passer !

XI


Lucienne avait hâte d’être seule pour méditer, avec toute la puissance de pensée dont elle était capable, sur le projet qu’elle venait de concevoir, afin d’en rendre l’exécution possible.

Dans cette lutte qu’elle entreprenait contre la vérité, elle devait prévoir, comme un général à la veille d’une bataille, tous les pièges et tous les dangers que pouvait lui susciter l’ennemi. Son mensonge devait être invulnérable.

Elle ne se coucha pas. Toute la nuit, elle marcha fiévreusement dans sa chambre, inventant, combinant, perfectionnant le plan de ce combat, dans lequel elle voulait à tout prix triompher.

Quand elle sortit le matin, furtivement, par la porte donnant sur la falaise, elle était armée de toutes pièces, et il lui semblait impossible qu’elle fût vaincue.

Elle courait légèrement dans l’herbe qui mouillait ses fines bottines, et elle serrait autour d’elle un châle de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules. Une brise un peu Fraîche soulevait de son front les boucles légères de ses cheveux.

Il fallait bien marcher un quart d’heure pour atteindre la ferme d’Argent, ou plutôt Darjean, du nom de son propriétaire. Elle est située assez avant dans les terres, sur le plateau de la falaise. Les bouquets de bois qui l’entourent et l’abritent des vents du large, font des dépendances de cette ferme un lieu charmant de promenade. Hospitalier d’ailleurs, l’enclos reste ouvert jour et nuit, et l’on peut le traverser ou s’y reposer sans que personne s’inquiète de vous. Lucienne gagna l’entrée principale, une porte à claire-voie grande ouverte, entre deux piliers de briques pointus par le haut. Adrien l’attendait à cette porte. Elle prit son bras.

— Entrons dans le bois, dit-elle.

Mais ils durent se ranger pour laisser passer un troupeau de moutons qui sortait tumultueusement de la ferme, emportant avec lui une forte odeur d’étable ; les bêtes bêlaient, se cabraient en se poussant les unes les autres par peur des deux chiens attentifs qui les dirigeaient. Le berger souleva son chapeau et salua d’un bonjour les deux jeunes gens. Ils traversèrent le pré, puis s’enfoncèrent sous les arbres et allèrent s’asseoir sur un vieux banc vermoulu qui oscilla sous leur poids.

De tous côtés autour d’eux les arbres minces s’élançaient comme des fusées et montaient très-haut ; le feuillage, un peu clair-semé, avait cette teinte fraîche et éclatante, cette couleur d’émeraude traversée de lumière, particulière à la verdure des campagnes normandes. Les lambeaux du ciel à travers les branches avaient un éclat argenté que faisait valoir encore le ton sombre et chaud d’une grange profilant sur la clarté un coin de son toit de chaume. Sur le sol, velouté par les mousses et tout humide, des fougères et des herbes folles s’enchevêtraient. Partout un brouillard bleu flottait, rendant les lointains confus et donnant au paysage quelque chose de doux et d’idéal.

La main dans la main, les deux amants se taisaient. Cette paix de la nature les gagnait ; ils ne se hâtaient pas d’entamer un entretien pénible pour tous deux.

Un merle rasant le sol passa tout-près d’eux en poussant des cris stridents. Ce bruit sembla rompre le charme. Adrien serra la main de Lucienne et la regarda dans les yeux.

— Eh bien, chère, parlez, dit-il, j’aurai du courage.

Le cœur de Lucienne battait violemment ; sa voix était altérée lorsqu’elle commença.

— Vous avez perdu votre père, n’est-ce pas, Adrien, dit-elle, et je suis sûre qu’aujourd’hui encore les volontés qu’il manifestait de son vivant vous les respectez ?

— Certes, dit le jeune homme, où voulez-vous en venir ?

— Si, au moment de mourir, reprit-elle, il vous avait fait jurer d’accomplir une action quelconque, vous lui obéiriez, n’est-ce pas ?

— Sans doute, je tiendrais ma promesse, dit Adrien pâle d’anxiété et avec un peu d’hésitation. Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, on vous a fait jurer de ne jamais vous marier, de vous enterrer vive dans un couvent ; exiger une pareille promesse était un acte de folie et votre serment est dérisoire.

Lucienne sourit.

— Ce n’est pas tout à fait cela, dit-elle, en pressant la main du jeune homme. Écoutez-moi avec calme ; vous saurez bientôt ce que nous devons accomplir.

— J’écoute.

— À vingt et un ans, dit-elle, ma mère, qui jusque là avait montré peu de goût pour le mariage, fut demandée par un jeune homme qu’elle avait rencontré dans un bal. Ses parents refusèrent sa main, ce jeune homme étant sans fortune et couvert de dettes. Mais il avait su toucher ce cœur jusque-là insensible. Ma mère pria, supplia ses parents de consentir à son bonheur. Ce fut en vain. Un beau jour elle s’enfuit. Elle était majeure, elle fit les sommations respectueuses et se maria à Naples, à la légation de France. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que l’homme pour lequel elle avait tout sacrifié n’était pas digne de son amour. Il devenait brutal, hargneux, la pressant sans cesse d’écrire à sa famille pour lui demander de l’argent. Elle refusait, trop fière pour s’humilier après s’être révoltée. Bientôt il lui déclara qu’il ne l’avait jamais aimée et ne l’avait recherchée que par intérêt ; mais que, puisqu’il n’avait pas réussi à l’avoir avec sa dot, il n’était nullement condamné à vivre avec elle. Il l’abandonna, et en la quittant lui apprit par une lettre qu’elle n’avait aucun droit sur lui, ne s’étant mariée qu’à l’église, et devant un coquin d’accord avec lui, qui avait joué le rôle du consul de France. Ma mère devint à moitié folle ; son amour s’écroula, frappé de la foudre. Elle était déshonorée, seule, sans ressources, dans un pays étranger, sur le point de devenir mère. Vous devinez, Adrien, que je suis née de ce crime. Je devais avant tout vous révéler cette tache de ma naissance.

— Et qu’importe cela ! s’écria le jeune homme ; me croyez-vous capable de vous rendre responsable d’une faute commise avant que vous soyez au monde ? Nous cacherons ce détail à ma mère, voilà tout. Continuez.

— La malheureuse femme, après plusieurs mois de maladie, pendant lesquels elle fut soignée par la charité publique, se décida à écrire à sa mère : « Je mourrais avec joie si j’étais seule, disait-elle, mais je me dois à l’enfant que je porte dans mon sein. » On vint la chercher immédiatement, et tout lui fut pardonné. Mais elle n’osa jamais avouer qu’elle n’était pas mariée, par honte d’abord, et puis par la crainte qu’on ne voulût lui faire épouser cet homme que maintenant elle exécrait. Elle traîna sa vie comme un boulet pesant ; morne, solitaire, haïssant les hommes. Moi seule je la rattachais à l’existence ; elle avait reporté sur moi toutes les affections fermées pour elle désormais. L’idée que j’aimerais un jour, qu’un homme m’arracherait d’auprès d’elle, et me tromperait peut-être, la plongeait dans des accès de désespoir. Sa santé avait été détruite ; toujours elle fut souffrante. À trente-quatre ans, elle mourut. J’avais douze ans alors. Quelques jours avant sa mort, elle me fit venir près d’elle et solennelle, effrayante avec ses yeux caves et son visage livide, elle me raconta la lamentable histoire de sa jeunesse. « Maintenant, me dit-elle, je vais te quitter, te laisser seule, sans défense contre la perfidie humaine, si tu veux que je meure tranquille, il faut que tu me fasses le serment que je vais te demander : Lorsqu’un homme te dira qu’il t’aime, et que tu croiras l’aimer, imposez-vous une séparation de trois ans, sans entrevue, sans nouvelles l’un de l’autre ; si, après ces trois ans d’épreuve, vous vous aimez encore, peut-être vous aimerez-vous toujours. » Moi, au milieu de mes sanglots, j’ai juré. Trois jours de suite elle m’a fait répéter ce serment, et en mourant elle m’a dit une dernière fois : « Tu as juré, n’oublie pas ! »

— Mais, c’est insensé ! s’écria Adrien ; toute personne douée de bon sens vous déliera de ce serment, fait à une mourante peut-être en proie au délire ; à une femme dont la vie avait été empoisonnée, et qui voyait toute chose à travers le crêpe de ses malheurs. Non, c’est impossible ! Trois ans séparé de vous ! trois ans d’enfer, de désespoir ! tu es folle ! Je ne veux pas, voilà tout.

Ludenne leva sur Adrien des yeux humides et reprit d’une voix suppliante :

— Adrien, ne m’enlevez pas mon peu de courage, soutenez-moi plutôt dans l’accomplissement de mon devoir. Si vous saviez comme mon cœur est lâche ! Depuis plusieurs jours je lutte contre moi-même ; l’idée de me parjurer, de ne rien dire, d’être heureuse sans subir l’épreuve prescrite par ma mère s’était glissée dans mon esprit ; mais le remords me torturait, j’avais des craintes superstitieuses ; la nuit, d’affreux cauchemars traversaient mon sommeil. J’ai bien vu que je ne pouvais pas échapper au serment et que mon bonheur serait compromis si je ne m’y soumettais pas. C’est alors que la pensée de me séparer de vous m’a plongée dans ce désespoir, dont je vous ai donné hier le triste spectacle.

— Non, non ! tu ne me quitteras pas, tu ne m’infligeras pas ce long supplice ! dit Adrien en s’agenouillant devant elle et en l’enveloppant de ses bras. Il est impossible que tu prennes au sérieux cette romanesque obligation. Tu ne doutes pas de mon amour. Je ne doute pas du tien. Alors à quoi bon l’épreuve ? pourquoi sacrifier follement les plus belles années de notre jeunesse ?

— Comment ! dit Lucienne en lui caressant les cheveux, vous si énergique, si maître de vous, votre courage faiblit ainsi. Il y a quelques jours, vous disiez que vous m’attendriez dix ans, s’il le fallait.

— Oui, en te voyant souvent, très-souvent, en recevant chaque jour une lettre de toi ; mais pas comme cela ; il y a de quoi mourir. Je ne puis pas plus me passer de toi que de l’air que je respire.

— Si vous m’aimez, Adrien, il faut consentir à faire ce que je vous demande ; sinon, je vous dirai adieu pour toujours.

Il la regarda quelques instants en silence.

— Cette résolution est irrévocable ? dit-il.

— Irrévocable.

— Vous m’abandonnerez si je ne me soumets pas ?

— Oui.

— Eh bien, je ferai donc ce que vous voulez, dit Adrien tristement. Pendant trois ans, je traînerai ma vie loin de vous, je tâcherai de ne pas mourir ; et, le temps venu, je vous rapporterai mon amour aussi ardent qu’il l’est aujourd’hui.

— Ah ! merci ! s’écria Lucienne en portant la main du jeune homme à ses lèvres, vous êtes bien tel que je vous souhaitais.

— Êtes-vous sûre de ne pas m’oublier, vous ?

— Vous oublier ! moi ! Mais vous n’avez donc pas compris comment je vous aime ? Vous ne vous souvenez donc plus avec quelle naïveté je vous ai laissé voir cet amour, né subitement de la première minute où je vous ai connu ? J’étais devant vous comme le lion en face du dompteur, épouvantée et charmée, et je vous ai montré sans honte la sujétion de mon âme, alors que vous sembliez me dédaigner. Mon amour est plus ancien que le vôtre ; j’ai cette gloire d’avoir aimé la première.

— Ah ! chère, s’écria Adrien, si votre amour a jamais eu un peu d’avance sur le mien, soyez certaine qu’il est depuis longtemps rejoint et dépassé. Je vous défie de m’aimer autant que je vous aime. Cet amour emplit toute ma vie : il ne peut ni cesser ni s’amoindrir. Je le sens bien à la douleur profonde que me cause la perspective de cette effrayante séparation.

— Vous travaillerez, Adrien, vous obéirez à votre mère en devenant avocat, vous gagnerez des causes, vous serez célèbre. Pendant ce temps, moi, je m’efforcerai de devenir meilleure, plus digne de vous…

Quelqu’un marchait dans le bois. Adrien abandonna vivement les mains de Lucienne, et tous deux tournèrent la tête.

Ils virent un grand vieillard à barbe blanche, coiffé d’un feutre, les jambes serrées par des guêtres, vêtu de toile grise, qui, les mains dans ses poches, marchait d’un pas ferme, suivi d’un vieux chien de chasse. Il passa à quelques pas des deux jeunes gens et les regarda avec un bon sourire ; ce sourire semblait dire : « Vous avez bien raison de vous aimer, l’amour est ce qu’il y a de mieux sur la terre ! »

— Quel beau vieillard, dit Lucienne, qui le suivait des yeux, lorsqu’il fut passé. Comme son regard est doux et limpide encore ! qui peut-il être ?

— Je crois l’avoir entendu nommer M. Lemercier, dit Adrien. On m’a parlé de lui ; c’est un ancien marin, un capitaine de frégate, je crois. À l’âge qu’il a, il s’est jeté à l’eau eu plein hiver pour sauver un enfant qui se noyait.

— Cela ne surprend pas lorsqu’on a vu son visage, dit Lucienne. Mais il est temps de rentrer ; on pourrait nous rencontrer et mal parler de nous.

Elle reprit le bras d’Adrien, et ils s’en revinrent par un autre chemin, lui triste et le front baissé, elle, radieuse de joie.

XII


Lucienne avait gagné la bataille ; tout ce roman combiné avec tant de soin était admis. Rien n’avait paru invraisemblable, elle avait obtenu ce qu’elle voulait. L’avenir était à elle.

Ce qu’elle comptait faire, c’était tout simplement recommencer sa vie.

Elle trouvait tout naturel, puisqu’elle s’était trompée de route, de revenir sur ses pas et de prendre un autre chemin. L’idée de se racheter par le travail, d’expier par la solitude, la gêne, la chasteté, son existence dissipée, luxueuse et galante, lui était venu et s’était bientôt imposée à elle avec l’inflexibilité d’un devoir à remplir. Il lui semblait, tous les obstacles s’élevant entre elle et son bonheur immédiat eussent-ils été aplanis, qu’elle n’avait pas le droit d’être heureuse avant d’avoir été châtiée. Un tel amour n’était-il pas la récompense d’une vie parfaite ? et devait-il lui échoir à elle, qui, sans hésiter, avait préféré l’infamie dorée à la misère honnête. Elle voulait mériter cette récompense. Comme les dévots qui se préparent à recevoir l’hostie sacrée par des purifications et des pénitences, elle devait purifier son âme, se perfectionner, se transformer avant de goûter à ce bonheur qui devait faire de sa vie une perpétuelle ivresse. Pour cela, il fallait traverser de rudes souffrances ; elle le voulait ainsi, et une énergie extraordinaire lui était venue. Elle s’était jugée et condamnée, elle purgerait la condamnation sans faiblir. Le jour où elle se trouverait assez punie, où elle se pardonnerait à elle-même, elle serait parfaitement tranquille, la paix de sa conscience ne serait plus troublée.

La conviction qu’elle n’avait pas le droit de renoncer à Adrien, s’enfonçait de plus en plus dans son cœur ; le rendre heureux lui semblait le plus sacré des devoirs ; pourquoi aurait-il dû souffrir, lui, à cause de ses fautes à elle ? N’était-ce pas souverainement injuste ? La vérité lui ferait une blessure profonde et incurable. Elle devait donc le tromper pour son bonheur, mais demeurer digne de lui. Aussi, elle avait menti avec un front serein et sans plus de remords que n’en a un médecin disant à un mourant : « Vous allez bien, vous vous lèverez bientôt. »

Jenny s’aperçut du changement d’humeur de Lucienne ; ses préoccupations, ses sombres rêveries avaient disparu, et la jeune fille s’en réjouissait. Lucienne écoutait maintenant avec attention les jolis bavardages de sa future belle-sœur et y répondait gaîment. Jenny lui rapporta tout ce que le jeune Max lui avait dit pendant le fameux bal.

— Ma chère, il est toqué ! disait-elle, tu n’as pas idée des choses baroques qu’il m’a débitées ; je me mordais les lèvres pour ne pas pouffer de rire. Par instants, il était lugubre cependant. Il me disait qu’il voudrait me voir morte, afin de pouvoir venir pleurer sur ma tombe ; il décorait cette tombe, il la couvrait de glaïeuls, de tubéreuses, de lys d’eau ; il se voyait un genou dans l’herbe, sanglotant et écoutant chanter un rossignol. Puis il pensait qu’il valait peux-être mieux mourir lui-même, en se jetant du haut des falaises ; on le plaindrait à cause de sa grande jeunesse, et les femmes soupireraient peut-être en pensant à lui. Sa plus grande préoccupation est de paraître pâle ; aussi il met de la poudre de riz, j’en suis sûre, je la voyais sur l’ombre de moustache qui commence à ombrager sa bouche ; et il avait du noir sur ses sourcils, quand il a eu beaucoup dansé, ce noir coulait un peu. Faut-il être bête pour s’arranger comme cela, un homme ! Pourtant il a une qualité, il est extrêmement bien élevé… Mais qu’est-ce que cela me fait ? ce n’est plus à lui que je pense !

— Comment ! tu penses donc à quelqu’un ? s’écria Lucienne en riant.

Elle ne s’effrayait plus beaucoup des rêveries de son amie.

— Ne ris pas ! dit Jenny. C’est très-sérieux, et j’ai beaucoup de chagrin.

— Du chagrin ! pourquoi donc ?

— Parce que celui à qui je pense est parti.

— Je vois que c’est toute une histoire dit Lucienne.

— Oh ! une histoire bien simple, dit Jenny en hochant la tête. J’ai dansé avec un jeune officier de marine, un vrai marin, celui-là. Max ne l’est pas plus que le chat, et, tu sais, je raffole des marins. Il est venu m’inviter, et il m’a plu tout de suite. Mince, assez grand, très-élégant dans son uniforme à étroits galons d’or. Ce qui frappe en lui, tout d’abord, c’est son regard ; ses yeux bleus sont plus clairs que son teint bruni par le grand air ; on dirait qu’ils sont éclairés intérieurement. Ces yeux-là doivent voir dans l’obscurité au milieu des nuits de tempête. El avec cela un air doux, presque timide.

— Il ne t’a pas fait la cour, alors ?

— Pas du tout ; et si, dans ce bal, quelqu’un l’avait frappé, ce n’était pas moi.

— Qui était-ce donc ?

— Tu veux le savoir ?

— Si ce n’est pas un secret.

— Eh bien, c’était une certaine personne en robe de crêpe bleu, avec des bleuets dans les cheveux, et pâle à faire mourir le jeune Max d’envie.

— Comment ! moi ?

— Oui, mademoiselle, ! vous êtes ma rivale.

— Je ne l’ai pas même vu, ce jeune homme.

— Oh ! toi, tu ne voyais rien ; je ne sais ce que tu avais ce jour-là. Mais moi qui regardais, sans en avoir l’air, le charmant marin, je voyais avec dépit qu’il ne regardait que toi, La première fois qu’il a dansé avec moi, il m’a demandé qui tu étais : « C’est mon amie intime, » lui ai-je dit. C’est sans doute pour cela qu’il est revenu m’inviter encore. Mais, cette fois, je fis crouler d’un seul coup son amour naissant : « Elle va se marier, » dis-je en parlant de toi. Il n’a pas été pour cela plus aimable avec moi ; il n’a plus dansé, voilà tout. Cela n’a pas empêché qu’il m’ait plu.

— Et… il est parti ?

— Aussitôt après le bal, au jour naissant ; le flot l’a emporté.

— Et tu penses à lui ?

— Ah ! ma chère ! toute la journée !

— Bah ! ça passera ! tes petites fantaisies s’en vont comme elles sont venues.

— Tu te trompes ! celle-ci pourrait bien durer longtemps, dit Jenny.

Elle appuya sa tête contre l’épaule de Lucienne.

— Je suis bien malheureuse, va ! soupira-t-elle.

Lucienne, tout en lui caressant les cheveux, se demandait si ce vagabondage de l’esprit, innocent aux yeux du monde, n’était pas en réalité aussi coupable que certaines fautes auxquelles l’âme ne prend aucune part.

Pour elle, il lui semblait à présent que ses pensées n’étaient pas libres, que toutes devaient appartenir à Adrien, et que les arrêter, ne fût-ce qu’un instant, sur un autre homme, serait une infidélité à son amour. Depuis le jour où elle avait aimé, elle s’était en réalité séparée de l’homme avec lequel elle vivait ; elle ne lui avait plus permis de franchir le seuil de sa chambre ; il lui semblait qu’elle mourrait d’horreur s’il s’approchait d’elle. Les souvenirs des jours passés l’emplissaient d’une haine folle pour cet homme inoffensif. Mais il fallait dissimuler, trouver des prétextes pour l’éloigner d’elle, sans l’irriter par trop, afin d’éviter un scandale. Il devait rester son oncle jusqu’au moment du départ. Il eût été facile à Lucienne de maintenir cette situation si, dans l’intimité, une fois le masque tombé, l’amant avait repris ses droits. Mais il n’en était pas ainsi, et M. Provot, plus oncle qu’il ne le désirait, avait peine à contenir sa fureur. Une rupture était imminente et Lucienne la voulait, mais pas avant le départ.

La situation était tellement tendue et si pénible pour la jeune femme, que parfois elle désirait rapprocher l’instant de la séparation pour abréger ses tortures. Pourtant les jours étaient comptés pour les deux amants. Adrien devenait de plus en plus triste et regardait fuir le temps avec le morne abattement d’un condamné à mort.

Quelquefois il essayait de la faire revenir sur sa décision, il feignait de n’y pas croire.

— C’était une épreuve, n’est-ce pas ? disait-il, vous vouliez savoir si je m’y soumettrais, et, le jour de la séparation, vous tomberez dans mes bras en disant : je reste.

D’autres fois il se laissait aller au désespoir, à la colère ; il lui reprochait de ne pas l’aimer, puisqu’elle avait la force de le faire souffrir et n’avait pas le courage de rompre pour lui un engagement insensé.

Un jour qu’ils nageaient au large, tout près l’un de l’autre, il lui saisit les poignets brusquement.

— Écoutez, dit-il, j’ai une envie folle de vous entraîner au fond de l’eau, de vous serrer dans mes bras et de mourir avec vous ! cette mort serait moins douloureuse et moins cruelle que la mort lente à laquelle vous voulez nous condamner.

— Oui, je veux bien ! s’écria Lucienne ; mourir ! mourir ensemble, je veux bien ! Mais si nous vivons, nous vivrons séparés trois ans ; il le faut.

Et quand ils furent revenus au rivage :

— Vous m’avez donné votre parole, mon ami, lui dit-elle doucement ; n’essayez pas de me la reprendre. Je ne vous la rendrai pas, et je suis sûre que vous la tiendrez.

Pourtant elle savait bien qu’elle souffrirait plus encore que lui de la séparation ; elle n’aurait pas auprès d’elle une mère, une sœur, des amis pour lui faire supporter la vie. La solitude autour d’elle serait complète. Elle serait aussi perdue au milieu du monde qu’un naufragé sur un rocher inconnu. Rien ne surnagerait de sa vie passée engloutie dans l’oubli ; pas une affection, pas un bon souvenir de tous ces êtres si intimes avec elle et si indifférents cependant. Elle regardait ce vide, non sans terreur, cherchant si une épave ne resterait pas de ce naufrage, une amitié sincère, désintéressée, sur laquelle elle pût s’appuyer. Mais non, rien ! « J’ai pourtant un père » ! se disait-elle. Et quelquefois elle songeait que peut-être elle l’avait rencontré sans le connaître ; il lui fallait agir seule, sans aucune aide. Parfois ses idées se troublaient. Il lui semblait que ce qu’elle voulait accomplir était impossible, que ses projets étaient irréalisables ; qu’elle bâtissait des châteaux de cartes qu’un souffle ferait crouler, et qu’il y a loin du rêve à la réalité. Mais le courage lui revenait vite. Elle se sentait assez d’énergie pour triompher de tous les obstacles. D’ailleurs le pas le plus difficile était franchi. Adrien croyait tout ce qu’elle avait voulu lui faire croire. Rien ne semblait pouvoir le détromper. Le champ était donc libre devant elle ; elle n’avait plus qu’à combattre.

XIII


Les jours s’envolaient. Septembre touchait à sa fin ; des rafales froides commençaient à courir le long de la plage. La mer s’assombrissait. La première fois que l’on alluma le gaz pour le dîner de la table d’hôte, Adrien jeta à Lucienne un regard désespéré. C’était fini !

La famille américaine s’en alla le lendemain, les vieilles misses la suivirent de près. Adrien s’entêtait à prendre des bains, à ne pas mettre de paletot, prétendant que la température n’avait pas changé. Quelques jours radieux, comme septembre en a souvent, semblèrent leur promettre un sursis ; mais tout à coup il se mit à pleuvoir et à venter violemment. Il fallut se rendre.

Chacun fit ses malles, et l’instant du départ fut fixé.

— Est-ce que je ne vous verrai pas, seulement quelques minutes ? dit le jeune homme à Lucienne, la veille du jour fatal. Est-ce que nous nous séparerons sans adieu ?

— Ce soir, quand tous seront couchés, attendez-moi, dit Lucienne.

— Où cela ?

— Ici, dans ce couloir, dit Lucienne vivement.

Et elle se sauva dans sa chambre, quelqu’un survenant.

À dix heures, tout le monde dormait ; il fallait se lever matin le lendemain pour partir et l’on s’était couché de bonne heure. Lucienne sortit sans bruit de sa chambre et alla rejoindre Adrien.

— Il est impossible que nous restions dans ce couloir, lui dit-il ; des garçons de l’hôtel pourraient passer. Entrons chez moi.

Lucienne fit un mouvement en arrière.

— Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ? dit-il.

— Oh ! si ! répondit-elle en revenant vers lui.

Ils entrèrent, et il referma doucement la porte.

Lucienne ne pouvait s’empêcher de songer à cette nuit où elle était venue jusqu’au seuil de cette chambre, poussée par une résolution qui lui semblait maintenant odieuse et dont le souvenir seul la faisait rougir.

Son âme s’était tellement débarrassée de ses anciennes impuretés, que la jeune femme se sentait aussi troublée et intimidée en se trouvant dans la chambre d’un jeune homme que si elle eût été vraiment innocente et sans reproche.

Les femmes ont de ces puissances d’oubli. Ceux qu’elles n’aiment plus cessent d’exister. Les fautes qu’elles voudraient n’avoir pas commises sont effacées de leur cœur, comme d’une ardoise sur laquelle on passe l’éponge.

Lucienne jeta an coup d’œil autour de cette pièce qu’il avait habitée trois mois et qu’elle avait eu bien souvent envie de voir.

C’était la chambre gaie et banale des hôtels de villes d’eaux. Les meubles disparaissaient sous des housses à volants en perse à grandes fleurs ; des rideaux pareils aux fenêtres et au lit de noyer, rehaussé de filets noirs ; à terre une moquette sombre, et, sur une table ovale, un tapis de reps brun avec un ramage bouton d’or.

Lucienne embrassa tout d’un regard ; elle vit la malle plate déjà fermée et la valise de cuir rouge ouverte en deux sur le tapis ; les pantoufles de maroquin vert posées près du lit ; sur la toilette, la petite boite d’argent niellé, où il mettait ses cigarettes ; le flacon enfermant le parfum qui lui était familier.

Deux bougies brûlaient dans des flambeaux argentés. Adrien fit rouler un fauteuil près de la table.

— C’est très-grave ce que je fais là, dit Lucienne en se laissant tomber dans le fauteuil. À une pareille heure dans votre chambre !

Adrien s’agenouilla près d’elle.

— Il eût été plus grave encore de risquer de nous laisser surprendre, dit-il. D’ailleurs, ne suis-je pas votre fiancé ? N’aurai-je pas un jour le droit de franchir le seuil de votre chambre ? Hélas ! que de jours et que de nuits me séparent encore de cet instant ! ajouta-t-il, en appuyant son front sur les mains de Lucienne.

— La certitude que cet instant viendra cependant, ne suffira-t-elle pas à nous faire prendre en patience les plus rudes épreuves ?

— S’il allait ne jamais venir ? Si quelque chose survenait ? si l’un de nous mourait ?

— Nous sommes jeunes et forts tous deux, nous ne mourrons pas, dit-elle. Si vous êtes aussi sûr de votre cœur que je suis sûre du mien, nous n’avons rien à craindre. L’obstacle à notre bonheur ne pourrait venir que de votre oubli.

— Tais-toi, méchante ! dit-il ; je te défends de douter de moi. Rien ne viendra me distraire de mon amour ; je vis en province, calme, retiré, je pourrai m’absorber complètement dans mes souvenirs. Tandis que toi, — à Paris, soumise à toutes sortes d’obligations mondaines, tu auras bien moins de temps à donner à ton amour. De plus, belle comme tu l’es, tu seras courtisée, et je suis jaloux en pensant que d’autres t’admireront, que d’autres te diront peut-être les mots que je t’ai dits.

— Je vous jure, Adrien, que pendant ces trois années je vivrai dans une retraite absolue. Je quitterai Paris.

— Où irez-vous ? ne puis-je le savoir ?

— À Venise, peut-être. — Voici onze heures qui sonnent, ajouta-t-elle en écoutant le timbre de la pendule.

— Mon Dieu ! est-ce donc vraiment notre dernière entrevue ? dit Adrien. Est-ce bien possible ? demain tout sera fini ; je n’entendrai plus votre voix ; je ne vous verrai plus ! C’était si doux, cette vie intime sous le même toit, ces repas pris en commun, ces rencontres de chaque instant ! C’était presque la vie de famille déjà. Puis, tout à coup, plus rien ; la solitude, la mort. Vous ne voulez donc pas faire grâce ?

Lucienne secouait la tête ; elle essayait de sourire, elle se retenait de pleurer.

— Vous m’aviez promis votre photographie, dit-elle après quelques instants de silence.

— La voici, dit Adrien en prenant dans sa poche un petit carnet de maroquin ; Jenny l’avait apportée ici, fort heureusement, et elle a bien voulu me la donner. La voici dans la gaîne que ma sœur lui a fait faire.

— Lucienne reçut le portrait avec un cri de joie.

— Et moi, je n’aurai rien ? dit le jeune homme.

— Je vous enverrai aussi dans quelques jours ma photographie, c’est convenu. Nous n’oublions rien, voyons ?… Ah ! votre adresse.

Adrien tira un petit crayon d’or attaché à la chaîne de sa montre et écrivit sur une carte de visite : « Cours Boieldieu, à Rouen. »

— Je n’aurai jamais de vos nouvelles ?

— Nous ne nous écrirons qu’en cas de maladie grave, dit Lucienne.

— Où devrai-je adresser mes lettres ?

— À Paris, poste restante ; elles me parviendront partout où je serai.

— Ainsi, j’ignorerai même en quel lieu du monde vous respirerez, dit Adrien. Ah ! je crois faire un mauvais rêve.

— Le réveil sera si doux ! dit Lucienne en passant le doigt sur le front du jeune homme pour effacer un pli qui lui contractait les sourcils.

— Laissez-moi vous regarder au moins pour bien longtemps, dit-il.

Adrien croisa ses mains derrière la taille de Lucienne, et, à genoux devant elle, il la contempla en silence.

Elle aussi s’abîmait dans la contemplation de ce beau visage, de ces yeux clairs, dans le rayonnement noir des cils, et qui lui semblaient avoir quelque chose de surhumain. Tandis que lui admirait les lèvres pourprées, les cheveux fauves et les yeux de velours noir de sa bien-aimée, en songeant à Aphrodite, elle le comparait intérieurement à l’archange armé du glaive qui terrasse le démon.

Un engourdissement, une langueur dangereuse les envahissaient tous les deux, l’étreinte qui les unissait se resserrait de plus en plus, ils laissaient fuir le temps sans y prendre garde. Cependant, quand minuit sonna, Lucienne fit un mouvement pour se lever.

— Non ! non ! s’écria Adrien, reste encore !

Il lui avait saisi les mains et les lui serrait en la regardant d’une façon étrange. Il semblait perdre la sensation de lui-même, et elle vit passer comme un brouillard sur la limpidité de ses prunelles.

Elle se leva d’un mouvement brusque, mais il fut debout aussitôt qu’elle et il l’attira avec emportement contre sa poitrine.

— Non, tu ne partiras pas ! lui dit-il, pâle et les dents serrées, ces bras qui se ferment sur toi ne se rouvriront plus.

— Adrien ! est-ce bien vous ? … murmura Lucienne en essayant de se dégager.

Les lèvres du jeune homme étouffèrent ses paroles. Lucienne sentait sa raison lui échapper, l’idée de lutter faiblissait dans son esprit. Cependant, instinctivement, elle se défendait encore, presque épouvantée de cette étreinte qui l’étouffait, de ce baiser qui mordait.

Mais Adrien, brusquement, la repoussa loin de lui.

— Va-t-en ! va-t-en ! lui cria-t-il.

Lucienne chancela un instant, puis elle ouvrit la porte d’un mouvement fébrile et s’enfuit.

Elle courut jusqu’à sa chambre, y entra précipitamment et referma la porte.

Mais alors elle poussa un cri d’horreur. M. Provot était là, assis sur le canapé, la regardant d’un air goguenard.

C’était donc fatal ! quand elle oubliait le passé, quand l’ivresse de son amour était à son comble, toujours cet homme s’avançait et la rejetait brutalement dans la réalité.

— Enfin ! dit-il, vous voilà ! Je commençais à désespérer de vous voir sortir de cette chambre. Il paraît que votre nouvel amant vous plaît mieux que l’ancien dont vous avez fait un oncle de comédie. Cela se conçoit.

Lucienne restait appuyée contre la porte, comme pétrifiée.

Sous l’émotion de cet adieu poignant, toute frémissante encore de ce premier baiser du seul homme qu’elle eût aimé, avoir à subir une scène de jalousie banale ! écouter des injures, des reproches ! c’était trop, elle ne se sentait pas la force de répondre.

Le vieillard semblait prendre plaisir à voir ce trouble, auquel il attribuait une autre cause.

— Cela vous contrarie, n’est-ce pas, reprit-il, que j’aie découvert vos petites infamies ? Voilà : je ne suis pas aussi bête qu’on veut bien le croire ; depuis longtemps je vous guettais ; je vous ai entendue lui donner un rendez-vous hier. Et je vous ai attendue pour que vous ne puissiez pas nier.

Il s’était levé et se promenait de long en large, s’excitant lui-même à la colère.

— C’était très-commode, j’en conviens, continua-t-il ; on réservait ses faveurs au jeune ; au vieux on gardait les migraines, les courbatures, les maux de nerfs. Cependant, il était encore assez bon pour payer les dépenses et pour faire l’oncle… Ah çà ! est-ce que ce monsieur s’imagine avoir séduit ma nièce ? Si je le forçais à vous épouser ? Hein ! quelle jolie vengeance !

— Finissons-en, dit Lucienne, que cette dernière injure tira de sa torpeur. Je n’ai jamais eu le projet de vous tromper. Mon intention était d’avoir dès demain une explication avec vous et de vous quitter le soir même. Nous avons conclu ensemble un marché et nous en avons tous deux rempli les conditions ; mais j’ai, comme vous, la faculté de le rompre, et je le romps. Je tenais seulement à éviter un scandale. J’espère que vous serez aussi d’assez bonne compagnie pour ne pas vous donner en spectacle. Maintenant je suis libre, et vous êtes libre. Vous pouvez vous retirer.

Lucienne avait en parlant une telle fermeté, une telle gravité, et une vibration si méprisante dans la voix, que M. Provot, qui s’attendait à des cris et à des injures, demeura tout interdit.

Il n’avait nullement songé à se séparer de Lucienne. Rompre une habitude déjà ancienne lui eût été pénible. De plus, parmi les femmes à la mode, Lucienne était la plus séduisante ; et il était flatté d’être son amant en titre. Il savait bien qu’il ne pouvait pas exiger d’elle une fidélité d’épouse. Cependant elle ne l’avait jusqu’à ce jour jamais trompé, non par attachement pour lui, mais par indifférence pour d’autres ; et il était tout disposé à ne pas lui tenir rigueur. Il voulait tout simplement l’effrayer un peu, prendre plus d’autorité sur elle, et l’amener à être plus aimable pour lui. Enfin, il voulait lui faire une scène, comme c’était son droit ; mais la quitter cela le contrariait beaucoup.

— Il te fait donc des propositions bien magnifiques que tu abandonnes sans réfléchir une position superbe ? dit-il en écarquillant les yeux.

Lucienne eut un sourire douloureux.

— Il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre, dit-elle. Vous devriez cependant sentir qu’un abîme s’est creusé entre nous.

— Je crois que maintenant tu exagères les choses, dit-il en se mordillant les ongles. Une petite fantaisie… Qui sait ? j’ai peut-être les miennes aussi… Et, si tu veux…

— Assez ! s’écria Lucienne dont le visage s’empourpra. Sortez d’ici !

Elle ouvrit la porte toute grande et la lui indiqua d’un geste impérieux.

M. Provot avança la lèvre inférieure, courba le dos, chercha quelque chose à dire ; mais, ne trouvant rien, il salua ironiquement Lucienne et s’en alla fort penaud.

XIV


Le lendemain, il tombait une pluie fine et silencieuse, et la mer, sans horizon, était d’un gris verdàtre, morne et monotone. Aucun bateau ne se montrait. Seules, deux mouettes, d’un blanc éclatant sur ces teintes sombres, rasaient les lames, tandis qu’un vieux garde-côtes en blouse de futaine rouge courait le long de la plage en leur tirant des coups de fusil.

C’était là le dernier aspect que Lucienne et Adrien devaient garder dans leur souvenir de ce lieu où était né leur amour. La tristesse du temps s’ajoutait à leur tristesse : il_faisait froid, et ils avaient froid dans le cœur.

Ils se promenaient de long en large en face de l’hôlel, sous la pluie, tandis qu’on chargeait les bagages sur l’omnibus ; et ils échangeaient quelques mots, encore seul à seule, les derniers.

— Je vous ai offensée hier, disait Adrien ; mais, vous êtes bonne, vous oublierez cet instant d’égarement. Vous pardonnez, n’est-ce pas, à un amour affolé par la douleur ?

Elle ne répondit pas, mais son regard humide, levé vers lui, lui répondait pour elle.

— Vous ne me ferez pas trop attendre votre portrait ? reprit-il après un silence.

— Dans deux jours vous l’aurez, dit-elle ; le vôtre est là, sur mon cœur.

— Chère et cruelle adorée ! aime-moi toujours ! n’est-ce pas ! Pense à moi, comme je penserai à toi.

— Tant que je vivrai toutes mes pensées seront à toi.

— En voiture ! mademoiselle et monsieur, si c’est un effet de votre bonté, leur cria le cocher Félix en s’avançant jusqu’au milieu de la chaussée ; nous partons.

— Encore un mot, dit Adrien, retenant la main de Lucienne ; où nous retrouverons-nous, quand ces trois ans maudits seront écoulés ?

— Là, sur la falaise, dit Lucienne en levant la tête, à cette place, où eut lieu notre premier rendez-vous. C’est là que vous m’avez dit pour la première fois : « Je vous aime. » Dans trois ans, le 30 septembre, vous viendrez me le redire.

— Le 30 septembre, répéta Adrien. Si je ne venais pas, c’est que je serais mort.

— Allons ! allons ! cria madame Després déjà sur le marchepied de la voiture, nous allons manquer le train.

M. Duplanchet, madame Mafflu, tout le personnel de l’hôtel des Bains était réuni sur la porte et saluait les voyageurs.

— À l’année prochaine !

— Revenez-nous en bonne santé.

— Ramenez-nous le beau temps !

On ferma enfin la portière.

— Comme c’est triste un départ ! dit Jenny. On arrive si gai, sous les rayons du soleil, avec toute une perspective de beaux jours devant soi ; et puis, l’on s’en revient sous la pluie, frissonnant dans son manteau, avec l’hiver pour horizon. C’est déjà bien triste quand ce n’est que cela ; mais lorsqu’on a trouvé pendant le voyage d’excellents amis qu’il faut quitter, on emporte un véritable chagrin.

L’omnibus s’ébranla, les grelots tintèrent, les vitres vibrèrent secouées dans les châssis. La voix se perdait dans le bruit.

À la gare, on prit des billets les uns pour Rouen, les autres pour Paris.

Dans la salle d’attente, au milieu du brouhaha des employés portant les bagages, et des paysans chargés de paniers, courant de çà de là, parmi quelques bourgeois des environs attendant le départ d’un train local, le jeune Max, en bottes à l’écuyère, coiffé d’un feutre, se promenait mélancoliquement. Il avait sous son bras un petit chien havanais, sur le museau duquel il avait dessiné, à l’aide d’un fusain, un simulacre de muselière. L’animal s’agitait pour descendre à terre.

— Tout beau ! Mirza ! murmurait le jeune homme en regardant ailleurs et en pensant à autre chose.

Max ne partait pour nulle part. Il venait regarder les autres partir. Ces quelques étrangers qui apportaient à F… le luxe, l’animation, la gaieté, pour qui le Casino s’ouvrait, auxquels on donnait des bals, des spectacles, des fêtes ; il les voyait s’en aller un à un de cette ville qu’il ne quittait pas, lui, et qui semblait encore plus triste après ces quelques mois brillants.

Lorsqu’il aperçut madame Després et Jenny, il remonta un peu Mirza sous son bras d’un mouvement brusque, et courut saluer ces dames.

— Ainsi, vous nous quittez ? dit-il d’un ton dolent.

— Il faut bien finir par s’en aller, dit madame Després. Voici le mauvais temps.

— Oui, le ciel pleure comme moi votre départ, dit Max en tournant vers Jenny ses grands yeux saillants, pareils à des yeux de bœuf.

— Ce doit être vraiment affreux d’habiter ici pendant l’hiver, dit Jenny en retenant son sourire ; à quoi passe-t-on sa vie ?

— On ne vit pas, on végète, dit Max ; on se souvient de la saison passée, on pense à la saison prochaine.

— Il faut travailler, dit madame Després ; quand on travaille, on ne s’ennuie nulle part.

Pendant ce temps, Lucienne disait à voix basse à Adrien :

— Vous ne reviendrez pas dans ce pays avant trois ans, n’est-ce pas ?

— Non, certes ! Il me serait trop cruel d’y revenir sans vous, répondit Adrien.

La porte vitrée qui sépare la salle d’attente de la voie ferrée glissa sur ses gonds.

— Les voyageurs pour Yvetot, Rouen, Paris ! cria l’employé.

— Ah ! le train est impitoyable ! dit Max. Bon voyage ! adieu ! ou plutôt, au revoir !

On monta en wagon. Max, derrière la porte refermée, toujours son chien sous le bras, souleva une dernière fois son chapeau ; un coup de cloche, un coup de sifflet, le bruit mat des portières refermées, puis un grincement de roues sous le premier élan de la vapeur ; on est en route.

Lucienne était assise à côté de Jenny qui lui tenait la main ; Adrien était en face d’elle. Ils se regardaient avec un morne abattement, sans se parler.

Dans l’autre coin, madame Després feignait de sommeiller, et M. Provot regardait le paysage à travers la vitre battue par la pluie, pour dissimuler son irritation.

On avait un bon bout de chemin à faire ensemble jusqu’à Rouen. Mais hélas ! avec quelle rapidité le train dévorait l’espace ! on eût dit que la locomotive y mettait de la méchanceté.

— Il a le mors aux dents, ce train ! disait Jenny.

Les kilomètres se déroulaient sous les roues ; les villages, les stations filaient de côté et d’autre. On entra bientôt sous la gare de Rouen, et il fallut précipiter les adieu. On a beau avoir pu s’y faire depuis longtemps, le déchirement de la séparation est toujours affreux ; c’est comme le dernier soupir d’un mourant.

Jenny se jeta dans les bras de son amie en pleurant.

— Tu m’écriras très-souvent, n’est-ce pas ? dit-elle, et nous nous reverrons bientôt.

M. Provot fit bonne contenance.

Madame Després serra Lucienne sur son cœur.

— Courage, ma fille ! lui dit-elle tout bas, nous ne vous oublierons pas.

Elle embrassa Adrien le dernier : ce fut une étreinte brusque et muette, qui semblait ne plus devoir se dénouer. Il s’en arracha pourtant, lui baisa la main rapidement et descendit du wagon.

C’était bien fini.

Le train repartait. Elle voyait encore Adrien, pâle, immobile, la regardant. Puis elle ne le vit plus ; elle se pencha alors. Il s’était laissé tomber sur un banc et cachait son visage dans ses mains.

Brusquement, le wagon s’engouffra sous une voûte et plongea dans l’obscurité.

XV


Le trajet de Rouen à Paris s’acheva sans une parole échangée entre Lucienne et M. Provot. La jeune femme, le front appuyé contre la vitre, dévorait ses larmes. Le vieillard, irrité de la douleur des deux amants qui s’étaient si peu cachés de lui, commençait à se détacher pour tout de bon de Lucienne et à entrevoir avec plus de sang-froid une séparation possible.

Il avait espéré, quand ils seraient seuls, qu’elle allait lui parler, s’excuser un peu. Mais il semblait ne plus exister pour elle ; et ce silence méprisant mit le comble à sa colère.

Arrivés à Paris, il descendit le premier du wagon, et, sans offrir la main à sa compagne, sans se retourner, il s’éloigna.

Lucienne le suivit d’un regard sincèrement joyeux. Elle était donc libre, enfin ! Rien et personne ne s’opposait plus à l’accomplissement de ses projets.

Mais les difficultés restaient dans les projets eux-mêmes. Que d’obstacles à surmonter, que de problèmes à résoudre, avant de pouvoir commencer la nouvelle vie solitaire et laborieuse dans laquelle elle voulait anéantir sa vie passée ! Il fallait rompre tous les fils qui la rattachaient à son ancienne existence, et les rompre si bien qu’il ne fût plus possible de les renouer jamais. Pour cela, elle devait disparaître. Mais disparaître, comment ?

Quand elle reviendrait, fût-ce dans trois, dans quatre années, tous ceux qui l’avaient connue la reconnaîtraient et l’appelleraient, ou plutôt la dénonceraient par son nom.

Pour la « libérer », l’absence, ce n’était donc pas assez ?

Alors lui revenaient à l’esprit les pensées qui s’étaient déjà présentées à elle, quand, par deux fois, elle avait envisagé la grande disparition, la mort.

Telles étaient les idées qui l’agitaient dans le trajet du chemin de fer à son appartement de la rue de Châteaudun. En se retrouvant chez elle, Lucienne eut un frisson douloureux. Elle courba la tête et la rougeur lui brûla les joues, lorsqu’elle froissa de nouveau les tentures, les tapis épais, lorsqu’elle revit les meubles somptueux, les glaces, les objets d’art et les mille babioles ruineuses qui encombraient ses consoles.

— Ah ! tout cela sera dispersé bientôt ! murmura-t-elle avec une colère sourde.

Jeanne, sa femme de chambre, marchait devant elle, portant la lourde lampe en porcelaine chinoise ; la dentelle bleue qui couvrait le globe voltigeait doncement ; elles entrèrent dans la chambre à coucher, et Lucienne s’assit dans un fauteuil devant le feu qui flambait.

Que de choses s’étaient passées depuis le jour où elle avait quitté cette chambre ! Elle se souvenait maintenant du vague pressentiment qui lui avait soufflé à l’oreille, au moment où elle en sortait : « Tu n’y reviendras pas ! » Et il n’avait pas menti — car ce n’était pas la même femme qui y rentrait aujourd’hui.

Elle ne se sentait plus « chez elle » dans ce milieu, et, loin d’éprouver ce plaisir que l’on a toujours, en revenant dans un intérieur abandonné depuis quelque temps à retrouver les meubles connus qui ont l’habitude de votre corps, à revoir l’aspect que vos yeux connaissent, elle ressentait une sorte de haine pour les objets qui l’entouraient, comme s’ils eussent été des êtres vivants. Bien des souvenirs honteux étaient tapis dans l’angle des causeuses, sur les coussins moelleux éparpillés çà et là. Elle avait pu, hors de ce lieu, dans une chambre inconnue, sur un sol, que son pied foulait pour la première fois et où rien ne lui rappelait le passé, oublier parfois qu’il avait existé. Mais, là ! elle ne pouvait regarder d’aucun côté, sans voir surgir quelques scènes odieuses dans le décor même où elles s’étaient passées, et qui lui revenaient avec de cruelles réalités de détails.

Elle finit par mettre ses mains sur ses yeux, pour ne plus voir.

— Madame est bien fatiguée ! lui dit Jeanne, qui se tenait là comme quelqu’un qui a quelque chose à dire.

— Non, pas trop, dit Lucienne, en relevant la tête ; mais qu’as-tu ? tu sembles triste.

— C’est que j’ai reçu de mauvaises nouvelles du pays, dit Jeanne, qui soudain fondit en larmes. La lettre m’est arrivée juste aujourd’hui.

— Il y a chez vous quelqu’un de malade ?

— C’est ma pauvre mère qui se meurt, dit Jeanne, de cette voix aiguë qu’on a dans les larmes. Il n’y a plus d’espoir ; le médecin l’a condamnée.

— Ma pauvre enfant ! dit Lucienne, c’est affreux ! Et tu vas partir ?

— Demain, par le premier train. Il faut que je me dépêche, vous pensez, si je veux revoir encore ma mère.

— Et tu ne sais pas quand tu reviendras ?

— Ah ! bon Dieu ! non ! Je ne sais pas si je reviendrai, seulement ! Mon père ne voudra peut-être pas rester seul. Et je prie madame de vouloir bien me régler mon compte. On n’est pas riche chez nous. Et s’il faut payer des frais d’enterrement et de tout… Vous m’excusez de vous dire ça, n’est-ce pas, madame ?

— Oui, oui ; tu auras l’argent qu’il te faut.

Jeanne se répandit en remerciements. Mais Lucienne n’écoutait plus qu’à demi. Une idée singulière venait de lui traverser l’esprit. Elle fut sur le point de remercier Jeanne, qui, sans le vouloir, venait de la mettre sur une trace qu’elle cherchait.

— Jeanne n’est pas assez discrète ; je ne puis en aucun cas me servir d’elle, se disait Lucienne, répondant à sa pensée. Mais, dans ce qu’elle m’a dit j’entrevois une lueur…

La pauvre fille pleurnichât toujours en s’essuyant les yeux du coin de son tablier.

— C’est que ça me fait de la peine aussi de quitter madame ! disait-elle.

— Ne te désole pas, voyons, dit Lucienne. Je m’en vais de Paris pour longtemps et il eût fallu, de toute façon, te séparer de moi. Ta mère guérira peut-être, en dépit des médecins, et tu trouveras là-bas un brave garçon qui t’épousera. Allons, va faire tes malles et te reposer.

Jeanne sécha ses larmes, et jeta une bûche sur le feu.

— Monsieur ne vient pas ce soir ? demanda-t-elle.

— Non, dit Lucienne durement.

— Si madame a faim, j’ai préparé un petit souper, reprit Jeanne en approchant du feu un guéridon tout servi.

— Merci, dit Lucienne.

— Madame n’a plus besoin de moi ?

— Non, tu peux t’en aller. Nous réglerons nos comptes demain matin. Ne crains pas de m’éveiller ; j’ai des affaires, et je dois être debout de bonne heure.

— Comment ! madame se lève avant midi à présent ! s’écria Jeanne.

— Ah ! je suis bien changée, va, dit Lucienne. Bonsoir.

Lorsqu’elle fut seule, Lucienne écrivit plusieurs lettres ; à sa modiste, à sa couturière, aux fournisseurs avec lesquels elle avait un compte ouvert, en les priant de lui envoyer immédiatement leur facture ; puis à un commissaire-priseur à qui elle demanda de venir voir un mobilier à vendre. Elle ne mit pas de suscription sur cette dernière lettre, se promettant de chercher le lendemain dans l’almanach Bottin le nom et l’adresse d’un commissaire-priseur quelconque, et de faire porter la lettre pour avoir plus tôt la réponse.

Quand elle eut fini d’écrire, elle vida tous les tiroirs du secrétaire au milieu de la chambre et brûla jusqu’au dernier les papiers qu’ils contenaient, sans en relire un seul, sans même les regarder. Elle ne conserva que le petit paquet de lettres de l’autre Jenny, sa première amie.

— Cela seul appartient à l’époque à laquelle je puis songer sans rougir, se dit-elle ; à ce temps déjà lointain où j’étais presque innocente.

Quand le dernier lambeau de papier noirci s’envola par la cheminée, Lucienne mangea un morceau rapidement, puis se coucha.

Avant de s’endormir elle voulut regarder le portrait d’Adrien, mais elle se ravisa.

— Non, pas ici, murmura-t-elle. Je veux m’efforcer de ne pas penser à lui dans ce lieu maudit.

Elle éteignit la lampe et essaya de dormir. Mais le sommeil ne vint pas.

Alors elle prit sa tête entre ses mains, et avec toute la ténacité de sa volonté, elle se mit à combiner son plan et à mûrir son étrange idée.

Le lendemain, Jeanne s’en alla. Pour ne pas voir un nouveau visage, Lucienne se contenta du service de sa cuisinière, à laquelle elle dit cependant de chercher une place.

Aussitôt qu’elle eut déjeuné, la jeune femme se mit à sa toilette. Elle y apporta un soin tout particulier ; elle disposa ses cheveux de la façon qui lui seyait le mieux, elle mit une robe de faille noire, très-simple mais très-élégante. Après quoi, elle sonna pour envoyer chercher un fiacre.

Elle se rendit chez Nadar et fit faire son portrait. Il fut convenu qu’on ne tirerait qu’une seule épreuve de la photographie, et que le cliché serait détruit.

Rentrée chez elle, elle s’enferma dans sa chambre, ôta sa robe et s’assit de nouveau devant sa toilette. Cette fois elle travailla, non à « faire » sa figure, mais plutôt à la défaire. Elle changea sa coiffure, aplatit ses cheveux, les tira sur ses tempes, ce qui fit paraître son visage plus mince. Puis elle se grima complètement comme aurait pu le faire, au cinquième acte d’un drame, une actrice chargée d’un rôle de phthisique. Elle se rougit le bord des yeux, noircit ses paupières inférieures, accentua le pli léger qui part du coin des narines ; enfin elle se défigura si bien qu’elle se fit presque peur.

— On ne me donnerait pas pour quinze jours de vie, se dit-elle en se mirant.

Elle chercha parmi ses toilettes la couleur qui pouvait être le plus défavorable à son teint. Elle se décida pour une robe mauve qui faisait ressortir le ton d’or de ses cheveux, mais en faisant paraître son visage jauni. Elle mit un chapeau garni de violettes de Parme, et une voilette par-dessus son fard.

On alla lui chercher un coupé de grande remise, et elle commença ses visites.

Elle alla voir toutes ses camarades.

Partout elle surprit un mouvement d’étonnement, aussitôt réprimé, que faisait naître l’aspect trompeur de son visage.

— J’ai mauvaise mine, n’est-ce pas ? disait-elle.

— Mais non, lui répondait-on, tu as l’air seulement un peu fatiguée. Est-ce que tu as été malade ?

— Non ; mais je crois que je tiens de ma mère, j’ai la poitrine faible. Je compte passer l’hiver à Monaco. D’autant plus que me voilà libre.

— Comment ! s’écriait-on ; et Provot ?

— Il m’ennuyait, je l’ai congédié, répondait Lucienne. Et elle ajoutait : — Je fais vendre mon mobilier.

Alors les bonnes petites amies s’exclamaient, s’attendrissaient sur son sort, mais au fond avec une joie intime d’avoir à plaindre celle qu’elles avaient enviée.

— Bah ! disait Lucienne, la peine s’en va, la chance revient ; je me réinstallerai l’année prochaine.

On ne voulait pas la contrarier, mais aussitôt la porte refermée sur elle, les chères camarades de se dire entre elles :

— Cette pauvre Lucienne ; elle est plus malade qu’elle ne le croit ! En tout cas, avec la mine qu’elle a maintenant, il est peu probable qu’elle fasse fortune.

En descendant l’escalier d’une de ses amies, Lucienne se croisa avec un acteur qu’elle connaissait. Il montait, le chapeau en arrière, le cigare aux lèvres enjambant quatre marches à la fois. Il s’arrêta court en voyant la jeune Femme, et, après l’avoir considérée un instant, il s’écria avec une bonhomie brutale :

— Eh ! bon Dieu ! pauvre petite, que l’est-il donc arrivé ? Ma chère, tu as dix ans de plus qu’il y a trois mois !

Lorsqu’elle rentra chez elle le soir, Lucienne était lasse, mais contente de sa journée.

Le lendemain, elle fit encore d’autres courses, non plus pour des adieux, mais pour des payements, des emplettes et des informations.

Elle pressa, le plus qu’elle put, la vente de son mobilier, de sa garde-robe et de ses bijoux. Mais ce ne fut que huit jours après son arrivée que ses meubles furent enfin transportés à l’Hôlel des ventes.

Ses dettes payées, il resta à Lucienne quatre-vingt mille francs.

— Ce pourrait être une dot ! se dit-elle d’abord.

Mais cette pensée ne fit que traverser son esprit.

— Je ne puis pas plus garder cet argent que je ne pouvais garder les meubles, se répondit-elle aussitôt.

Elle fit acheter de la rente au porteur, et en déposa les titres au Comptoir d’escompte, ne gardant qu’une somme assez faible, qu’elle se promit de rendre plus tard aux pauvres sur le gain de son travail.

Elle n’emporta que cet argent ; plus une « valeur » d’un tout autre genre, qui lui avait été remise autrefois en même temps que l’acte de décès de sa mère : le titre d’une concession à perpétuité de deux mètres de terrain au cimetière du Père-Lachaise. Elle avait retrouvé ce papier, attaché d’une épingle avec la facture acquittée du marbrier, au milieu des lettres qu’elle avait brûlées.

XVI


Enfin elle put quitter Paris. Elle prit le train à la gare de Lyon ; mais elle ne savait pas précisément où elle allait, ni très-clairement ce qu’elle allait faire, et elle n’était pas sans inquiétude sur l’aventure où elle entrait ainsi à tâtons.

Elle avait pris son billet pour Châlons à tout hasard ; mais elle s’arrêta, quelques stations avant cette ville, à un village nommé Chagny, pour lequel elle se décida en le voyant par la portière du wagon.

Il n’y avait ni omnibus, ni voiture, ni carriole d’aucune espèce à cette gare modeste, pour transporter les voyageurs et les bagages. Lucienne ne pouvait cependant pas porter elle-même sa lourde valise. La gare était assez loin du village, et elle ne savait pas le chemin.

On finit par hêler un gamin, qui alla chercher une brouette et mit la valise dessus.

— Où qu’nous allons ? dit-il alors en regardant Lucienne.

— À l’auberge, dit-elle.

— Laquelle des deux ? C’est t’y chez la mère Bourguignon ou chez m’sieu Berthan, Au Bon cep ?

— Va à la plus belle des deux, dit Lucienne.

L’enfant ôta sa casquette et se gratta la tête indécis ; mais brusquement, il remit sa coiffure, et, poussant la brouette, partit aussitôt.

Lucienne le suivit de loin. De temps en temps il s’arrêtait pour l’attendre.

Ils longeaient une route à travers les vignes qui s’étendaient à perte de vue de tous côtés avec leurs feuilles rougies et bronzées par l’automne. Presque toutes les feuilles étaient tombées déjà, et le cep nu laissait voir le court échalas auquel il s’appuie ; de sorte que les champs semblaient une forêt de pieux. Pas un arbre ne dépassait le niveau uniforme des vignes, si ce n’est, tout au fond du paysage, devant des collines gris de perle dentelées sur le ciel, une rangée de minces peupliers.

Les premières maisons du village commençaient au bord de la route qui venait aboutir à la principale rue de Chagny. Ces maisons, crépies à la chaux, de hauteur inégales, étaient laides ; elles n’avaient pas la grâce pittoresque des chaumières, ni l’élégance des maisons bourgeoises. Il fallait monter quelques marches, protégées quelquefois par une rampe verte, pour entrer dans les boutiques, chez le boulanger, chez l’épicier. Le débit de tabac dont la devanture était peinte en blanc s’ouvrait seul de plain-pied sur la rue. À chaque instant on entendait des sonnettes tinter, quand on ouvrait ou refermait des portes.

Lucienne, tout en suivant son guide, regardait de côté et d’autre et n’osait pas s’avouer qu’elle avait un peu peur toute seule dans ce village, au milieu de ces inconnus qui collaient leurs visages aux fenêtres pour la voir passer.

Le gamin tourna un angle et déboucha sur une petite place plantée d’arbres. Au milieu, on voyait la vasque d’une fontaine, et, derrière les arbres, le porche ogival d’une vieille petite église. La brouette s’arrêta net devant une palissade peinte en vert et coupée par une porte à claire-voie, au-dessus de laquelle, sur une planche arrondie en demi-cercle, on pouvait lire :


Venue Bourguignon. Loge à pied.


L’enfant poussa la porte et courut prévenir à l’intérieur, tandis que Lucienne pénétrait dans le petit jardinet, long de quelques pas, qui précédait la maison.

L’hôtesse vint au-devant de Lucienne avec le sourire banal au service de tout le monde ; elle s’essuyait rapidement les mains à son tablier, et s’avançait en toute hâte, faisant claquer ses galoches sur les deux marches de pierre du seuil.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, ma belle demoiselle ? dit-elle.

— Puis-je loger chez vous pendant quelques jours ? dit Lucienne.

— Mais où donc que vous pourriez loger, si ce n’était pas chez moi ? s’écria gaiment l’hôtesse. C’est bien sûr pas chez ce farceur de père Berthau, qui est dans les vignes plus souvent qu’à son tour, et qui ne loge que des routiers et des ivrognes comme lui ; vous seriez là, ma foi, en jolie société !

— Vous allez me donner une chambre alors ?

— La plus belle encore ! celle qui est sur le devant. Sidonie ! cria-t-elle, ouvre les volets, dans la chambre du premier.

— On y va ! répondit une jeune voix des profondeurs de la maison.

Lucienne suivant l’aubergiste entra dans un vestibule carré et gravît un escalier à rampe de bois. Le gamin venait après elle, la valise sur l’épaule.

Ils entrèrent tous dans la chambre destinée à Lucienne. Sidonie était là, penchée hors de la fenêtre pour arrêter le crochet des volets. C’était une grosse fille rougeaude, les cheveux serrés dans une marmotte d’indienne, les manches retroussées jusqu’au coude. Elle s’en alla avec le gamin, tout fier de la pièce de vingt sous que lui donna Lucienne, et qu’il noua au coin de son mouchoir.

— Eh ben, ça vous va-t-il cette chambre ? dit l’hôtesse en regardant autour d’elle d’un air très-satisfait.

— Parfaitement, dit Lucienne décidée à se contenter de tout.

La chambre n’était pourtant pas trop de son goût, avec son carrelage fendillé, son papier arraché par places, le lit plus haut que large, sous les rideaux de toile jaune ornés d’une bande rouge, la chaise unique, et la table boiteuse sur laquelle était posée une cuvette avec un pot à l’eau égueulé.

— Vous avez de la terre par ici ? demanda tout à coup la veuve Bourguignon, qui essayait de se renseigner un peu sur la nouvelle venue.

— Non, dit Lucienne, je ne possède aucune terre.

— Alors, c’est vous qui venez pour la vigne au père Grialvat, qu’on va vendre par autorité ?

— Je n’ai pas l’intention d’acheter des vignes, je viens simplement pour voir ce pays, dit Lucienne.

— Tiens ! s’écria l’aubergiste, il n’y a pourtant pas grand’chose de curieux par ici ; du premier coup d’œil, on a tout vu ; ce n’est que vignes à dix lieues à la ronde. À moins de visiter la fabrique de bouteilles au bout du village… Ceux qui n’ont pas peur d’avoir chaud vont voir ça. Aussi peut-être que vous êtes Anglaise ?

— Justement, dit Lucienne en souriant.

— Je l’aurais parié ! les Anglais aiment à voyager.

Et tout en aidant Sidonie, qui était rentrée et mettait des draps au lit, elle lui dit tout bas :

— C’est une miche.

Sans doute, elle avait l’intention de dire miss.

Lucienne s’était approchée de la fenêtre ouverte et regardait devant elle. Le soleil venait de s’enfoncer derrière la Côte-d’Or dont le faîte semblait bordé d’un liseré de feu. Trois rayons blancs s’élançaient à travers le ciel et illuminaient les nuages couleur d’ardoise et de pourpre qui tachaient l’azur pâle. Dépassant les collines d’un violet intense, les peupliers découpaient sur cet or incandescent leur délicate ossature. Tout le bas du paysage se perdait dans une ombre bistrée et chaude.

Soudain, la cloche de l’église s’ébranla et emplit l’air de ses vibrations profondes. Presque aussitôt, un son de trompe se fit entendre dans la campagne, lent, mélancolique, prolongé.

Ce bruit éveilla un souvenir confus dans la mémoire de Lucienne ; il lui semblait qu’elle l’avait déjà entendu à cette même heure, mêlé comme ce soir au son de la cloche et dans ce même paysage instinctivement elle chercha des yeux une fontaine. Elle en vit une en effet, entre les arbres, au milieu de la place. La vasque pleine d’eau reflétait le ciel et faisait une tache brillante dans la demi-obscurité.

Lucienne attendait quelque chose qui devait compléter le tableau qu’elle revoyait. Quoi ? Elle n’aurait pu le préciser, mais elle savait que quelque chose devait se passer à cette fontaine.

La cloche s’était tue, mais la trompe continuait à sonner sa note monotone.

Bientôt un grand troupeau arriva par la route qui venait des champs, les bœufs s’avançaient seuls, sans berger, sans qu’aucun chien les guidât. Quelques-uns vinrent plonger leurs mufles dans l’eau pareille à de l’argent en fusion, et firent retomber des ruissellements lumineux ; puis des groupes se formèrent, et de différents côtés les bêtes s’en allèrent chacune vers son étable.

C’était bien ce que Lucienne attendait.

— J’ai déjà vu cela, sans aucun doute, se disait-elle, profondément surprise ; ce n’est pas la première fois que je vois des bœufs rentrant d’eux-mêmes au village, rappelés par ce son de trompe. Mais où donc l’ai-je vu ? Jamais je ne suis venue ici. Et ce souvenir, malgré sa netteté, est si lointain, si perdu, qu’il semble se rattacher à une autre existence. Après tout, j’ai peut-être lu une scène analogue à celle-ci dans un livre, ajouta-t-elle, après un instant de rêverie.

Et elle se retourna vers madame Bourguignon, qui lui demandait si elle voulait dîner.

— Certainement, dit Lucienne, j’ai très-faim.

— Eh bien, descendons, dit la veuve, c’est l’heure où l’on trempe la soupe à ceux qui reviennent des champs ; vous aurez de la compagnie ; des paysans, c’est vrai, mais ça sera toujours plus gai que les quatre murs. D’ailleurs, soyez sans crainte, je vous mettrai une table à part.

— Je n’ai nullement peur de ces braves gens, dit Lucienne.

— C’est vrai qu’ils sont bien tranquilles quand ils n’ont pas bu ; mais la rivière est plus souvent à sec que leur gosier. Aussi, comment s’empêcher de boire dans un pays où on n’a qu’à tendre le bec pour qu’il vous tombe du vin dedans ?

— C’est vrai, nous sommes en Bourgogne, dit Lucienne.

La salle d’en bas, beaucoup plus longue que large était tendue d’un papier à vignette, où le même chasseur visant le même gibier, se répétait un nombre infini de fois. Le plafond très-bas était tout noirci par la fumée des chandelles et le sable répandu sur le sol, entre les tables carrées recouvertes de toile cirée et les bancs de bois, criait sous les pieds.

Il n’y avait personne encore lorsque Lucienne entra. On mit une serviette sur une table près de la fenêtre, et l’on posa dessus une lourde assiette en terre émaillée, blanche en dedans, noire en dehors, puis un gobelet et un couvert d’étain.

— Je vais vous chercher une chaise, dit l’aubergiste à Lucienne ; le banc de bois vous semblerait trop dur.

Lorsque Lucienne fut installée dans son coin, elle entama la conversation avec la mère Bourguignon, qui allait et venait par la salle, posant des assiettes sur la toile cirée des tables.

— Le climat est-il sain par ici ? demanda-t-elle.

— Si l’air est bon, q’vouss voulez dire ? Il n’est pas mauvais. Nous n’entendons jamais parler d’épidémies.

— Vous avez peu de malades, alors ?

— On est malade tout de même et l’on meurt ici comme ailleurs, dit l’hôtesse. Tenez, v’là la petite aux Conier, des vignerons de par ici, qu’a la rougeole, et ils ont perdu leur vache ces jours-ci ; c’est un vrai guignon ! Et puis il y a la fille au père Grialvat, vous savez, celui qu’on va vendre ; elle est peut-être trépassée à l’heure qu’il est ; mais pour celle-là, c’est une bénédiction de s’en aller.

— Ce sont de pauvres gens ? dit Lucienne, vivement intéressée ; on pourrait peut-être leur venir en aide, on pourrait empêcher la vente qui menace ce pauvre homme.

— Ce pauvre homme ? dites cette pauvre fille plutôt ! si elle est encore de ce monde, s’écria madame Bourguignon. Lui, c’est un mauvais homme, paresseux, ivrogne, qui battait sa fille et la laissait sans le sou ; il ne mérite pas qu’on s’apitoie sur son sort. — Ah ! voilà mon monde, ajouta-t-elle en allant ouvrir la porte.

Une dizaine de paysans, armés de pics et de pioches, entraient dans le vestibule où ils laissèrent leurs outils ; puis ils pénétrèrent dans la salle en se bousculant par jeu et en trébuchant bruyamment avec leurs gros souliers ferrés.

— C’étaient pour la plupart les célibataires et les veufs du pays, ceux qui n’avaient pas de ménage, et quelques journaliers venus pour les vendanges, et qui étaient restés dans le village, les vendanges finies, pour terminer quelque besogne.

— Allons, de la tenue ! ne voyez-vous pas qu’il y a une dame ? s’écria la mère Bourguignon, en leur distribuant quelques bourrades. — Celui-ci, c’est mon garçon, ajouta-t-elle s’adressant à Lucienne et frappant sur l’épaule d’un grand gaillard de vingt-cinq ans.

Le jeune homme ainsi présenté ôta son chapeau de paille et se tint debout devant Lucienne d’un air étonné.

— La vendange a-t-elle été bonne cette année ? dit la jeune femme pour dire quelque chose.

— C’est-à-dire que nous manquions de tonneaux et qu’il a fallu jeter des pleines charretées de raisin au bord de la route, répondit le paysan. Ça a fait de grandes taches bleues qu’on voit encore sur le chemin de Nolay.

— Allons ! va chercher une bouteille du meilleur pour mam’selle, au lieu de nous raconter des histoires, dit l’hôtesse en mettant dans les mains de son fils une chandelle et la clef de la cave. — Nous avons tordu le cou à un poulet en votre honneur, reprit-elle en se tournant vers Lucienne. Mais vous goûterez bien tout de même à notre soupe aux choux ?

— Certainement, dit Lucienne.

Sidonie entra dans la salle, portant à deux mains une grande soupière noire, d’où s’échappait une fumée odorante. Son arrivée calma un peu la turbulence des convives, qui continuaient à se faire des niches et qui, glissant d’un bout à l’autre des bancs, les faisaient basculer, au milieu des cris, des rires et des jurons ; en voyant la soupe, ils poussèrent un hourrah de joie.

Lucienne, au milieu de tout ce bruit, par instant croyait rêver. Sa pensée s’en allait vers Adrien ; elle revoyait les derniers jours qui venaient de s’écouler, elle oubliait l’heure présente, puis brusquement elle y revenait, et pendant une seconde ne pouvait s’expliquer comment elle se trouvait dans ce lieu étrange, près de ces paysans tapageurs.

Elle était mal à l’aise, inquiète, effrayée même, et par moment, perdant l’espérance de voir aboutir ses projets, elle les trouvait chimériques, en face de ces êtres si parfaitement réels parmi lesquels elle devait choisir un aide pour la seconder, un complice peut-être.

— Lorsqu’ils sauront ce que je veux, se disait-elle, ils me prendront sans doute pour une folle.

Mais ces défaillances morales étaient de peu de durée ; le souvenir de celui qu’elle aimait lui rendait bientôt le courage et la confiance.

Elle songeait à la jeune fille expirante de celui qu’on nommait Grialvat ; c’était autour du grabat funèbre sur lequel elle s’imaginait la voir que tournait la pensée de Lucienne. Elle eût bien voulu questionner encore l’hôtesse à ce sujet ; mais elle craignait de l’étonner en témoignant un intérêt si peu explicable pour une inconnue.

Vers la fin du repas, au moment où elle allait se retirer, Lucienne vit entrer dans la salle un homme petit, trapu, assez malpropre, à la face rouge et bourgeonnée, qui jeta autour de lui des regards clignotants.

Il fut salué par un concert de cris.

— C’est le père Grialvat !

— Ce vaurien de Grialvat !

— Ça va bien, vieux sans-souci ?

Lucienne, qui s’était levée, se rassit.

— Et ta vigne ?

— Elle n’est pas core vendue, répondit le paysan.

— Et ta fille ? cria un autre.

— Elle n’est pas core morte, mais, ma fine, c’est tout comme ; elle bat la campagne et ne connaît pus personne.

— Toi, tu viens boire à sa santé, dit quelqu’un.

— Hé ! misère ! répondit Grialvat, ceux qui meurent n’empêchent pas ceux qui se portent ben d’avoir soif.

— Vous n’avez pas d’honte, s’écria madame Bourguignon en survenant, de venir gobeloter au cabaret tandis que votre pauvre enfant est à l’agonie, et de la laisser mourir toute seule comme un chien au coin d’un champ.

— Allons, ne vous fâchez pas, la mère ! dit Grialvat ; elle a de la société ; les voisines sont venues pourla soigner. Quèque vous voulez que je lui fasse, moi : je ne suis pas médecin. Et puis ça me tourne le sang de l’entendre geindre et de ne pas pouvoir lui dire de se taire. Mais c’est pas tout ça, donnez-moi à boire, j’crève la soif.

— Vous devriez boire vos larmes pour l’instant, vilain sans cœur ! reprit madame Bourguignon ; vous ne valez vraiment pas la corde pour vous pendre. Et quand je pense qu’il y a là une bonne demoiselle qui, en apprenant qu’on va vous vendre, s’intéressait à vous et avait comme idée de tirer votre vigne des griffes des huissiers ! mais je lui ai un peu dit ce que vous valez, et qu’elle fera bien (Je répandre ses bienfaits sur d’autres que sur vous.

Le père Grialvat jeta un regard rapide du côté de Lucienne, et il changea aussitôt l’expression de son visage.

— Vous avez mal agi, la mère, si vous avez fait ça, dit-il ; mais vous vous vantez ; vous êtes ben trop bonne pour vouloir la mort du pécheur. Vous savez ben que, si j’étais un peu aidé, si mon bien était libéré, je reprendrais courage et je travaillerais comme les autres. Ce n’est pas vous qui auriez arrêté quelqu’un qui voulait me tirer de l’ornière.

— Allons donc ! vous, travailler. Vous êtes un ivrogne et un paresseux incorrigible.

— Ne l’écoutez pas, ma belle demoiselle, dit-il en s’approchant de Lucienne. Elle a une dent contre moi ; sans ça elle ne parlerait pas comme elle fait. Elle sait bien qu’il n’y a pas pus honnête que moi et que c’est le guignon qui me tient.

— Allons, laissez mam’selle tranquille ! s’écria la mère Bourguignon.

— On ne peut pourtant pas se laisser voler comme dans un bois et arracher le pain de la bouche ! s’écria Grialvat exaspéré ; v’la une bonne dame qui voulait me secourir, et vous vous mettez à la traverse ; vous la détournez d’un pauvre homme comme moi, qui ai trois petits enfants à nourrir.

— Est-ce vrai qu’il a d’autres enfants ? demanda Lucienne à l’hôtesse.

— Oui, c’est vrai, et ils ne sont pas heureux, les pauvres mioches !

— Où demeurez-vous ? dit Lucienne à Grialvat.

— Au tournant de la route. La chaumière au père Grialvat, tout le monde la connaît.

— Eh bien ! j’irai chez vous demain, et je verrai s’il y a quelque chose à faire, non pour vous, qui ne me semblez pas valoir grand’chose, mais pour la pauvre malade et pour vos enfants.

— Le bon Dieu vous bénira et vous donnera une vie heureuse, dit le paysan d’un air doucereux. J’suis peut-être un peu dur envers ma fille, mais, que voulez-vous ? nous n’avons jamais pu nous entendre, nous avons toujours été comme chien et chat. Mais mes garçons, minute, c’est une autre affaire ; je me laisserais mourir de faim pour leur donner mon dernier morceau de pain.

Madame Bourguignon haussa les épaules en entendant cela, tandis que Lucienne se levait pour remonter dans sa chambre.

XVII


Avant de se coucher, Lucienne regarda longuement le portrait d’Adrien à la lueur incertaine de la chandelle qui éclairait la chambre.

— Pauvre ami, pensait-elle, tu dois être aussi triste que moi et maudire comme moi la destinée qui nous sépare. Pourtant des êtres chers sont prés de toi, avec qui tu peux parler de celle qui est partie ; tandis que moi je n’entendrai de longtemps prononcer ton nom chéri, et moi-même je ne puis que le répéter tout bas. C’est si doux, cependant, de parler de ceux qu’on aime ! Mais j’ai mérité de souffrir et je n’ai pas le droit de me plaindre ; tandis que pour toi, doux cœur sans reproche, la plus légère peine est une injustice.

Elle baisa tendrement le portrait, puis le replaça dans sa valise.

— Sa pensée ne me cherche certainement pas au fond de ce petit village bourguignon, se dit-elle ; il serait bien surpris s’il me savait là, et s’il devinait ce que j’y viens faire.

Elle referma la valise et se déshabilla. Puis elle tenta l’ascension du lit, ce qui fut assez laborieux. La couche, dure, bossuée et sans aucune élasticité, lui parut être une torture plutôt qu’un repos ; la rudesse des draps lui fit courir un frisson par tout le corps et l’odeur âcre de la chandelle éteinte la prit à la gorge. Mais elle endura tout cela avec résignation et ferma les yeux pour dormir.

Elle n’était pas au bout de ses peines cependant. Le bruit que faisaient en bas les paysans échauffés par le vin et les parties de cartes qui s’étaient engagées, la réveilla comme elle venait de s’assoupir et lui causa un effroi indicible. Elle se souleva et regarda l’obscurité, prêtant l’oreille, tandis que son cœur battait violemment. L’idée qu’on pouvait monter dans sa chambre, enfoncer la porte, l’assassiner pour la voler, se présenta à son esprit avec l’intensité que les terreurs nocturnes donnent à toutes choses.

Elle ralluma la chandelle, et, courant nu-pieds sur le carreau, alla mettre la table, chargée du pot à l’eau et de la cuvette, devant la porte, qu’elle ferma à double tour. C’était un bien faible rempart ; mais, si elle se rendormait, tout cela ferait du bruit en tombant et l’éveillerait ; elle aurait le temps d’ouvrir la fenêtre, d’appeler au secours.

Elle se recoucha, écoutant toujours si on ne montait pas l’escalier, bientôt le bruit cessa en bas ; mais Lucienne n’en fut que plus effrayée : quelqu’un pouvait s’être caché et attendre justement que tout le monde fût parti pour monter faire son mauvais coup. Elle unit par se calmer cependant et s’endormit.

Lorsque le jour inonda sa chambre le lendemain matin, elle se moqua de ses terreurs et se promit d’être plus brave à l’avenir.

— Je dois me défaire de toutes ces faiblesses, se dit-elle, puisqu’il me faut vivre désormais seule et sans protection.

Dès qu’elle fut levée, elle sortit et se dirigea vers la chaumière du père Grialvat, impatiente d’avoir des nouvelles de cette pauvre fille à laquelle elle avait paru s’intéresser.

Elle suivait la route par laquelle elle avait vu la veille revenir les bestiaux. De tous côtés s’étendaient des vignes, interrompues seulement de loin en loin par des carrés de pommes de terre ou un champ de luzerne.

Un doux soleil un peu voilé éclairait la campagne.

À mesure qu’elle avançait, Lucienne éprouvait de nouveau cette impression de souvenir lointain qui l’avait frappée la veille. L’aspect de ce paysage était familier à ses yeux. Elle avait certainement grimpé à ces talus pierreux qui s’éboulaient vers la route, retenus çà et là par des planches disjointes. En enfilant certains sentiers qu’elle suivait des yeux, elle était sûre qu’on arrivait à une rivière bordée de peupliers, une toute petite rivière large comme un fossé. Mais comment savait-elle cela ? Elle s’interrogeait en vain. Tout à coup, à un mouvement du terrain, une chaumière lui apparut au bord du chemin, avec son toit moussu et sa haute cheminée, laissant fuir des flocons de fumée bleue.

Lucienne s’arrêta court et poussa un cri en voyant cette chaumière ; la lumière se faisait dans son esprit.

— Oui, oui ! c’est bien cela, se dit-elle. Je me reconnais parfaitement. Là, cette cabane en planches abritait une chèvre brune et son chevreau. Sous ce hangar couchaient les poules et un gros chien noir. Voici là-bas la cuve de briques où on faisait la lessive. Et l’intérieur de la maison, je n’ai pas besoin de le voir, je le connais bien ; je me souviens des bottes d’oignons pendues aux solives du plafond, de la grande cheminée avec son baldaquin de serge rouge, de la terre battue qui forme le plancher. Je vois le lit là, à gauche de la porte, et, près du lit, un petit berceau, le mien.

Elle s’élança vers la chaumière. La porte était entr’ouverte, elle entra avec impétuosité.

— Je ne me trompais pas, rien n’est changé, s’écria-t-elle ; cette porte s’ouvre sur une cour où il y a un puits, et même l’un des seaux a une de ses planches fortement écornée en haut.

— V’là ben longtemps qu’on l’a changé ce sciau-là, mais il était ben comme vous dites, répondit une femme qui soufflait le maigre feu de la cheminée. Vous êtes donc déjà venue dans cette maison ?

— J’ai été en nourrice ici même, dit Lucienne, qui, en proie à une violente émotion, se laissa tomber sur un escabeau. Est-ce vous qui m’avez donné votre lait ?

— Ça ne peut être moi, dit la femme en se relevant, je n’ai jamais évu de nourrisson.

À ce moment un faible gémissement se fît entendre ; Lucienne tourna la tête et vit, dans ce lit qui était toujours à la même place à gauche de la porte, une jeune femme pâle, presque une ombre, qui essayait de se soulever.

— Mon Dieu ! suis-je chez le père Grialvat ? demanda Lucienne.

— Vous y êtes, et voilà sa pauvre fille qui est ben malade, dit la femme. J’étais venue pour lui faire un peu de tisane ! Mais on dirait qu’elle veut vous parler.

Lucienne s’approcha vivement du lit. La malade se souleva encore.

— Êtes-vous mademoiselle Perrault ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

— Oui, dit Lucienne.

— Alors, c’est maman qui vous a nourrie ; et moi, je vous ai portée bien souvent dans mes bras d’enfant, dit-elle en se laissant retomber sur l’oreiller et en regardant Lucienne avec une expression de joie profonde.

Une stupéfaction mêlée d’épouvante rendait Lucienne muette et pâle. Comment ! c’était le hasard qui avait fait cela ? Était-ce possible ? C’était lui qui l’avait conduite dans ce village dont elle avait oublié jusqu’au nom ? N’était-ce pas plutôt un attrait mystérieux, un souvenir parlant au cœur, avant que l’esprit soit éveillé, qui l’avait poussée à descendre là, quand elle avait regardé le pays du haut du wagon ? ou bien une puissance inconnue avait-elle vraiment guidé ses pas jusqu’au chevet de cette mourante, là, sous ce toit qui avait abrité ses premières larmes et ses premiers sourires ? Elle était tentée de le croire tant ce qui lui arrivait lui semblait prodigieux.

— Est-ce que vous vous souvenez de moi ? demanda la malade ; c’est que voilà longtemps que vous êtes partie d’ici ; vous devez aller sur vingt ans. Quand on est venu vous chercher, vous aviez trois ans, un bel âge pour un nourrisson ! Étiez-vous diable ! Moi, j’avais dix ans dans ce temps-là.

— Vous n’êtes donc pas ma sœur de lait ? dit Lucienne.

— Non, c’était Pauline. Elle est morte voilà tantôt un an. Ma pauvre mère aurait-elle été heureuse de vous revoir.

— Où est-elle ?

— Morte aussi. Je vais les rejoindre, je leur parlerai de vous.

— C’est-t’y drôle comme elle a sa tête ! dit la voisine, voilà huit jours qu’elle ne parlait à personne.

— Savez-vous mon nom ? dit la malade à Lucienne.

— N’est-ce pas Marie ? répondit Lucienne comme par hasard.

— Mais oui ! Ah ! c’est gentil de vous en être souvenue !

Et un faible sourire détendit les lèvres de la pauvre fille ; c’était le premier sans doute depuis bien longtemps.

Lucienne avait des larmes plein les yeux.

— Je vous en prie, madame, dit-elle à la voisine, allez chercher un médecin. On me dit que cette pauvre Marie n’est pas soignée du tout, et que son père la maltraite ; mais je ne bouge plus d’ici, et je vais tâcher de la guérir.

— Vous êtes une brave demoiselle, dit la paysanne, je cours chez le docteur et je lui dirai que, cette fois, on suivra les ordonnances.

Marie avait jeté à Lucienne un regard d’une inexprimable douceur, puis, lasse d’avoir parlé, elle s’était assoupie.

Lucienne ne pouvait revenir de sa surprise. Elle s’était assise au chevet de la malade et regardait autour d’elle, se demandant si elle était bien éveillée. Comment avait-elle pu si complètement oublier sa première enfance et le lieu où elle s’était paisiblement écoulée, tandis qu’on se souvenait si bien d’elle dans ce lieu même ? Une mémoire de trois ans est cependant déjà capable de retenir les impressions, et les premières tendresses que l’enfant éprouve pour ceux qui protègent ses premiers pas sont parmi les plus profondes ; mais, dans ces jeunes cerveaux, les souvenirs s’effacent si on ne les ravive pas de temps en temps ; et jamais on n’avait reparlé à Lucienne de sa nourrice, ni du village où elle avait bu les premières gorgées de la vie ; aucune parole, aucun objet n’étant venu lui rappeler cette humble famille qui l’avait aimée et soignée, toute cette époque s’était voilée, ne lui laissant que le sentiment confus d’un grand chagrin éprouvé autrefois, duquel dataient ses souvenirs et qui marquait pour elle son entrée dans la vie.

Mais voilà que le hasard soulevait brusquement ce voile tiré sur un coin de son esprit et la ramenait, au moment où elle s’y attendait le moins vers cette famille qui était un peu la sienne. Hélas ! en effet, elle ne revenait près d’elle que pour la voir périr. Que restait-il en effet de ce groupe qu’elle aurait pu aimer encore ? une pauvre fille mourante et un ivrogne.

— Comment ! se disait-elle, cet homme que j’ai vu hier est mon père nourricier ! il m’a fait sauter dans ses bras !

À ce moment, un vieux chien noir, pelé et crotté, poussa la porte et entra dans la chaumière.

— Finaud ! s’écria Lucienne, retrouvant soudain ce nom. Le chien la regarda un instant, puis continua à marcher vers la cheminée. Lui aussi avait oublié.

Le père Grialvat suivait de près le chien. Il entra bruyamment, et la malade se réveilla en sursaut.

— Tiens ! vous v’là déjà, ma belle demoiselle, s’écria-t-il ; je n’aurais pas cru que vous seriez levée si tôt.

— Tu ne reconnais pas mam’zelle ? dit Marie de sa voix faible.

— Comment que je la reconnaîtrais ? je ne la connais pas, dit le paysan.

— Mam’zelle Perrault.

— La petite Lucie ? C’est-t’y Dieu possible, ça serait elle ? s’écria-t-il, tandis qu’une véritable émotion adoucissait l’expression de son visage.

— C’est elle-même, dit Lucienne, en lui tendant la main.

Le bonhomme prit cette petite main blanche dans les deux siennes et la serra avec effusion.

— Ça fait plaisir tout de même ; ça me rajeunit, dit-il.

— Oui, de son temps, tu n’étais pas ce que tu es aujourd’hui, dit Marie ; tu ne buvais pas et tu travaillais.

— C’est vrai que, depuis la mort de ma pauvre femme, je me suis un peu dérangé ; mais n’faut pas le dire devant la demoiselle, ça m’humilie. Parlons de l’ancien temps, plutôt. Nous avez-vous fait endêver ! quand vous alliez sur vos trois ans, toujours à gaminer à travers champs, que j’perdais des demi-journées à courir après vous, par peur de la rivière que vous affectionniez beaucoup. En avez-vous déchiré des cottes, en jouant à cache-cache dans les broussailles ! tout de même, nous vous aimions plus que nos propres enfants ; vous étiez la viaie maîtresse ici et vous nous meniez tambour battant. Aussi, quel chagrin, quand vous êtes partie ! j’ai cru que vous alliez avoir les convulsions ; et nous, nous pleurions tous comme des veaux. Ma pauvre femme en a fait une maladie, le chagrin lui avait fait tourner son lait ; vous n’avez pas su ça ?

— Hélas ! non, je n’ai jamais, eu de vos nouvelles.

— Votre mère n’a plus jamais écrit, nous ne savions pas où vous étiez ; mais nous parlions sans cesse de vous… Et comme ça, vous êtes tout de même revenue voir si nous n’étions pas tons morts. Je comprends maintenant pourquoi vous vous informiez de nous chez la mère Bourguignon.

Lucienne n’avoua pas qu’elle était venue dans une tout autre intention ; elle laissa le père Grialvat dans cette erreur qui expliquait si naturellement sa présence au village.

— C’est le bon Dieu qui vous envoie, dit le paysan, car j’étais tout au fin bout de la misère et du découragement.

Si vraiment elle pouvait accomplir là une bonne action, remettre ce père de famille dans le chemin du travail, adoucir les derniers instants de cette pauvre martyre, la sauver peut-être, il semblait à Lucienne que beaucoup de ses fautes passées seraient effacées.

— Si elle pouvait guérir ! se disait-elle en regardant le visage pâle et émacié de la malade, je l’emmènerais avec moi ; ce serait une compagne, une sœur ; je ne serais plus seule au monde.

La voisine revint amenant le médecin, un brave homme simple et sans façon.

— Ça ne va donc pas, ma fille, dit-il en s’approchant du lit. Je vous trouve mieux cependant que la dernière fois que je suis entré en passant. Avez-vous pris la potion ?

La malade secoua la tête.

— C’est ma faute, j’aurais dû l’apporter moi-même. Je vais tous l’envoyer. Mangez, si vous avez faim, et tâchez de vous distraire un peu.

— Ah ! aujourd’hui, je me sens très-bien ; je suis si heureuse ! dit-elle, en tournant les yeux vers Lucienne.

Le médecin suivit ce regard et aperçut la jeune femme, qu’il salua.

— C’est une garde-malade que le bon Dieu m’envoie, dit Marie.

Lorsqu’il quitta la chaumière, Lucienne suivit le médecin.

— Avez-vous l’espoir de la sauver ? lui dit-elle.

— Pas le moindre espoir. La pauvre enfant ! elle est poitrinaire au dernier degré ; il est même incroyable qu’elle vive encore et trouve un souffle pour parler ; c’est comme une lampe qui brûle ses dernières gouttes d’huile. Elle va s’éteindre peut-être demain, peut-être dans huit jours ; cette dernière étincelle dure quelquefois longtemps.

— On peut du moins la soulager, rendre ses derniers jours plus doux ?

— Certes, donnez-lui tout ce qu’elle voudra. Rien ne peut plus lui faire ni bien ni mal à présent. Si des crises de délire la prenaient, administrez la potion ; mais elle n’a plus même la force de souffrir.

Tout en parlant, le médecin était remonté dans le rustique cabriolet qui l’attendait.

— Revenez voir la malade cependant, pour la rassurer, dit Lucienne.

— Je reviendrai, dit-il en la saluant, et il s’en alla.

Lucienne rentra singulièrement troublée dans la chaumière.

— Ainsi elle est condamnée ! se dit-elle, ainsi, ce serait cette pauvre fille qui m’a bercée et aimée, lorsque j’étais enfant, dont la mort servirait mes projets ? Fatalité étrange ! La volonté du sort, en me poussant vers elle, s’est manifestée d’une façon trop évidente pour que je songe à lui résister. Que le sort donc s’accomplisse. J’aurai du moins apporté ici quelques rayons de bonheur.

Elle cacha son trouble cependant en s’approchant de la malade.

Trois marmots, de hauteurs diverses, avaient fait leur entrée dans la chambre. Ils se tenaient debout et regardaient Lucienne d’un air stupéfait, en mettant leurs doigts dans leur bouche avec un ensemble touchant. Ils étaient tout barbouillés, en haillons ; leur chevelure, pleine de feuilles sèches et de brins de paille, avait l’air d’une broussaille.

— Ceux-là, vous ne les connaissez pas, dit Grialvat, ils sont venus après votre départ.

— Ils sont bien mal tenus et bien maigres, dit Lucienne en fronçant les sourcils ; vous les nourrissez mal, à ce que je vois.

Le mauvais père courba la tête sous le regard de celle qu’il avait élevée.

— Pa, du pain ! s’écria l’aîné des enfants, qui semblait avoir compris quelque chose des paroles de Lucienne.

— Pain ? répétèrent les deux autres sans retirer leurs doigts de leur bouche.

— Allez vite chercher des provisions, dit Lucienne que ce cri d’enfants affamés avait fait frissonner ; je déjeunerai avec vous, ajouta-t-elle, en donnant une pièce de vingt francs à Grialvat.

— Ces pauvres petits ! ils vivent à peu près de charité depuis que je suis couchée, dit Marie lorsque son père fut parti ; et à les voir on les prendrait bien pour des mendiants. Que deviendront-ils quand je n’y serai plus ?

— Je m’occuperai d’eux dès aujourd’hui, dit Lucienne, et je vous promets d’assurer leur avenir. Le père lui-même reviendra peut-être à de meilleurs sentiments ; il ne me semble pas aussi incorrigible qu’on le croit.

— Puissiez-vous dire vrai ! murmura Marie en levant ses grands yeux pâles vers les solives du plafond. Peut-être aurez-vous de l’influence sur lui.

XVIII


À partir de ce jour, Lucienne ne quitta presque plus la chaumière. Elle y passait toutes ses journées et quelquefois les nuits, soignant la jeune malade avec un dévouement sans bornes. Dans le village, on disait que c’était une providence, un ange que le bon Dieu envoyait pour chercher l’âme de cette pauvre fille, qui avait eu si peu de joie sur la terre.

Les enfants, proprement vêtus, allaient à l’école, au lieu de vagabonder du matin au soir, et, chose plus extraordinaire, le père s’était remis au travail.

Marie vécut tout un mois encore et ce fut peut-être le plus doux mois de sa triste vie, tant Lucienne l’enveloppa de tendresse et de soins délicats.

Pendant les longues heures qu’elle passait à son chevet, Lucienne interrogeait la jeune fille sur le passé, espérant que quelque détail pourrait peut-être jeter un peu de lumière sur sa naissance et la mettre sur la trace de l’homme qui était son père. On avait retrouvé les lettres de madame Perrault, au fond de la vieille armoire de noyer, mais elles étaient toutes conçues à peu près ainsi : « Continuez à bien soigner l’enfant. Je vous envoie ce que vous m’avez demandé. Écrivez-moi à l’adresse ci-jointe. » L’adresse seule changeait souvent. C’était tantôt à Pétersbourg ou à Moscou qu’il Fallait écrire, tantôt à Londres, tantôt à Paris.

— Elle aimait à voyager, disait Marie ; pourtant elle n’est jamais venue jusqu’ici pour vous voir. Elle ne semblait pas bien pressée de vous reprendre, et nous n’avions jamais vu une mère laisser son enfant si longtemps en nourrice. Même nous étions souvent inquiets après votre départ, pensant que vous n’étiez peut-être pas heureuse.

D’autres fois, c’était Marie qui interrogeait Lucienne sur sa vie présente ; ce qui souvent embarrassait Lucienne.

— Vous n’êtes donc pas encore mariée ? lui demandait-elle.

— Je crois que je me marierai bientôt, répondait Lucienne.

Une fois, Marie la fit rougir en lui disant tout à coup :

— Nous pensions que vous seriez brune.

Dans le village, l’arrivée de la jeune femme, que le pays avait vue enfant, était le sujet de toutes les conversations. Chacun croyait se souvenir d’elle ; madame Bourguignon prétendait qu’elle était venue bien souvent à l’auberge dans les bras de sa nourrice, et qu’elle avait joué avec son fils.

— Je la vois encore, disait-elle.

Seulement elle lui reprochait sa dissimulation du premier jour.

— Pourquoi ne pas dire tout de suite qui vous étiez ? pourquoi nous faire accroire que vous étiez une Anglaise ?

— C’est vous qui m’avez trouvé l’air anglais, répondait Lucienne en riant.

— C’est juste, disait-elle.

Puis elle ajoutait d’un air fin :

— Je comprends ; vous êtes venue comme ça en tapinois pour les surprendre.

Tout s’expliquait donc le mieux du monde, mais Lucienne ne perdait pas de vue son grand projet, et elle en préparait toujours la réalisation.

Elle attira un jour le père Grialvat derrière sa chaumière, et, tout en se promenant avec lui le long de sa vigne reconquise, elle lui parla de sa fille.

— Vous savez que tout espoir de la sauver est perdu, dit-elle.

— J’sais ben, elle s’en va comme sa pauvre sœur, dit le paysan ; le mal de poitrine ne pardonne pas. Elle a peut-être attrapé ça à la rivière, en lavant le linge en plein hiver. Avant quatre ou cinq jours, elle sera en terre.

— En terre ! et où cela ? demanda Lucienne.

— Comment ? dit le père Grialvat étonné ; eh bon, mais, au cimetière.

— Dans une tombe à elle, je pense ?

— Et en avoir les moyens ! Non, on la portera à la fosse commune, avec les autres.

— Est-il possible ! s’écria Lucienne ; elle n’aura pas même une pierre où l’on pourra lire son nom et déposer des fleurs et des couronnes ?

— J’crois que les morts se moquent ben de tout ça ! dit le père Grialvat en hochant la tête.

— Cela n’est pas sûr. En tout cas, les vivants aiment à témoigner aux morts leur affection persistante en ornant leur tombe et en venant souvent la visiter. Tenez, moi, j’aurais un véritable chagrin de ne pouvoir m’agenouiller quelquefois près des restes de cette pauvre Marie, qui m’a soignée autrefois et qui mourra dans mes bras.

— Je comprends ça, dit en se grattant la tête le père Grialvat, qui ne comprenait pas du tout. Je comprends ça ; mais comment faire ? …

— Écoutez, j’ai un terrain à moi dans un cimetière, à Paris. C’est là que ma mère est enterrée, et qu’on m’enterrera plus tard. Si vous voulez, j’y ferai porter Marie. Laissez-moi me charger de ses funérailles.

— Comment ! quand elle sera morte, vous voulez emporter Marie à Paris ? s’écria le paysan, qui crut son ancienne pupille un peu timbrée.

— Oui, elle reposera là en paix. Elle aura des fleurs, des couronnes. Pour votre fille, pour moi, père Grialvat, ne me refusez pas !

Le père Grialvat regardait Lucienne avec le plus grand étonnement.

— Ma foi ! dit-il enfin, vous êtes entrée chez nous comme une bonne fée, vous m’avez rendu ma vigne que v’là, qu’on allait vendre, ce qui aurait été pour moi la fin des fins ; mes petiots sont tout fiers dans leurs beaux habits ; et moi je travaille comme dans le bon temps. Faites tout ce qui tous conviendra. Nous sommes tous à vous, vivants ou morts. Emportes Marie, si ça vous plaît.

— Merci ! dit Lucienne, avec un éclair de joie dans les yeux. Soyez sûr que vous ne vous en repentirez pas, et que de près ou de loin, je veillerai sur vous.

— C’est une drôle d’idée tout de même ! se disait à part lui le paysan.

Lucienne fit une visite au maire du village, et lui demanda s’il voudrait se charger d’une somme qu’elle lui enverrait de Paris, et qui serait destinée à venir en aide au père Grialvat dans les moments difficiles, si l’ouvrage manquait ou si la récolte était mauvaise. Le maire accepta le dépôt. Elle lui demanda encore de vouloir bien lui écrire de temps en temps pour lui faire savoir si son protégé continuait à se bien conduire et comment il élevait ses enfants. Il lui promit de lui donner des nouvelles.

Lucienne, tranquillisée, fut alors toute à la malade. Elle lui apportait des fleurs, des friandises. Elle s’efforçait d’éloigner d’elle l’idée de la mort, de la distraire ; et elle était heureuse quand elle parvenait à ramener sur ces lèvres si pâles un faible sourire.

Mais les heures étaient comptées pour la pauvre fille ; elle avait des assoupissements de plus en plus fréquents ; les deux derniers jours, elle dormit presque constamment, et elle s’éteignit tout à coup, au matin, sans secousse, en poussant un soupir.

Lucienne qui était restée dans la chaumière cette nuit-là s’était endormie sur une chaise. Ce soupir l’éveilla ; elle courut vers le lit, et, en voyant les yeux vitreux et les traits livides de la morte, elle eut peur et cria pour appeler du monde. Le père Grialvat descendit du grenier où il couchait, enfilant une veste en toute hâte.

— C’est fini, elle ne souffre plus, dit-il en voyant sa fille rigide déjà et sans regard.

Et il la considéra longtemps en silence, éprouvant ce respect mêlé de terreur qu’inspire la mort.

Plusieurs voisines entrèrent bientôt pour avoir des nouvelles. Ce fut un concert de lamentations.

— Elle est morte, pauvre créature du bon Dieu !

— S’il y a un paradis, celle-là y entrera tout droit !

— Dire qu’elle nous parlait encore hier ! Mais je me doutais qu’elle trépasserait cette nuit ; les chiens n’ont fait qu’hurler au mort.

Quelques-uns pleuraient. Lucienne cachait son visage dans ses mains et pleurait aussi.

— Faut pas vous désoler, ma bonne demoiselle, lui disait-on. Vous avez fait tout ce qu’il était possible de faire pour elle ; une mère n’aurait pas eu un plus grand dévouement.

— Non, je n’ai pas fini, dit Lucienne.

Les voisines se regardèrent étonnées.

— Oui, dit le père Grialvat, la bonne demoiselle veut qu’on fasse à Marie de belles funérailles et qu’elle repose dans un riche tombeau, elle qui n’a rien eu en ce monde. Elle sera enterrée à Paris, dans la sépulture même de la demoiselle…

— Et je veux, dit Lucienne en se levant, écrire tout de suite à Paris pour commander la cérémonie.

Ces paroles causèrent une vive surprise, mais on n’osa rien objecter.

On alla lui chercher de quoi écrire.

— Quels étaient ses noms et quel âge avait-elle ? demanda la jeune femme la plume à la main.

— Marie-Louise Grialvat, âgée de vingt-sept ans et trois mois, dit le père.

Lucienne écrivit :

« Vous êtes prié d’assister aux service, convoi et enterrement de mademoiselle Lucienne Perrault, décédée le 8 novembre, dans sa vingt-et-unième année, qui se feront à l’église Notre-Dame de Lorette, le jeudi 10 novembre, à midi précis.

» On se réunira à onze heures à la gare de Lyon. » 

Et sur-le-champ, à l’aide des renseignements qu’elle avait pris avant de quitter Paris, Lucienne écrivit, en signant Grialvat, à une agence funéraire, dont la fonction est de se charger de toutes les pénibles démarches que nécessite un enterrement. Elle commanda un convoi de troisième classe. Elle avait préparé une liste des adresses où l’on devait envoyer les lettres de faire-part. Elle y joignit l’adresse du marbrier et le titre de propriété du caveau où reposait sa mère. Elle mit dans le paquet trois billets de mille francs, somme qui payait et au delà toutes les dépenses prévues ; puis elle expédia le tout à l’agence funéraire en chargeant la lettre.

— C’est fait ! se dit-elle alors, avec un soupir profond et un sourire amer ; à présent, je suis morte !

On reçut par le télégraphe la réponse de l’agence. Tout serait fait comme Lucienne le désirait : la messe était commandée, les lettres de faire-part étaient expédiées. Le corps devrait partir de Chagny le 9, par le train direct de minuit. D’ailleurs, un employé de l’agence viendrait chercher le cercueil et l’escorterait jusqu’à Paris.

Le soir même, en effet, cet employé arriva à dix heures et demie. Il était grave, solennel, d’une convenance parfaite. Il attribua à la douleur le trouble de Lucienne, qu’il prenait pour une parente de la défunte. Elle était vêtue de noir et un voile épais retombait sur son visage.

— Chargez-vous de tout, dit-elle à cet homme. Et, une fois arrivé à Paris, ne vous occupez pas de moi. Je crois que je n’aurai pas la force d’assister à la cérémonie.

— Ne vous inquiétez de rien, mademoiselle. Nous sommes là pour vous épargner tout ennui, et nous connaissons notre devoir, lui dit-il en la saluant profondément.

L’heure du départ sonna enfin.

Le père Grialvat accompagna Lucienne à la gare.

— Adieu, mam’zelle, dit-il, puissiez-vous être heureuse et fortunée pour tout le bien que vous nous avez fait !

Arrivée à Paris, Lucienne quitta la gare en toute hâte. Elle craignait d’être vue et reconnue malgré sa mise modeste et son voile épais. Elle se fit conduire dans le premier hôtel venu, où elle laissa sa valise ; puis elle se rendit à l’église où devait avoir lieu le service funèbre.

On finissait d’accrocher les draperies blanches au portail de Notre-Dame-de-Lorette. Lorsqu’elle arriva, elle vit la lettre initiale de son nom au milieu de l’écusson et éprouva un petit froid au cœur.

L’église était déserte encore ; elle y entra et gagna une des chapelles latérales, où elle put se blottir à l’ombre d’un confessionnal.

Elle avait une âpre curiosité de tout voir jusqu’à la fin, et il lui semblait vraiment qu’elle allait assister à son propre enterrement.

On terminait les apprêts au maître-autel ; les tréteaux sur lesquels on devait poser le cercueil étaient placés entre deux rangs de cierges. Bientôt le suisse sortit de la sacristie en grande tenue, et s’avança en mettant ses gants de filoselle blanche et en faisant crier ses souliers vernis.

Plusieurs des connaissances de Lucienne, qui n’avaient pas voulu aller jusqu’à la gare de Lyon, se rendirent directement à l’église et arrivèrent un peu avant l’heure. Lucienne les reconnut de loin : ils se promenèrent par groupes dans les bas côtés de l’église ; et, quand leur va-et-vient les amenait près d’elle, Lucienne cachait son visage dans ses mains comme absorbée par la prière, mais elle prêtait l’oreille et cherchait à saisir quelques lambeaux des conversations tenues à mi-voix, ayant la curiosité de savoir si on la regrettait.

On parlait fort peu de la morte, et les causeries étaient plutôt gaies que tristes. Lucienne entendit pourtant des phrases comme celles-ci :

— A-t-elle été vite emportée, la pauvre fille !

— Sa mort ne m’a pas surpris, cependant : la dernière fois que je l’ai vue, j’ai bien deviné qu’elle n’en avait pas pour longtemps.

— C’est dommage, elle était jolie !

Lucienne avait beau s’en défendre, cette indifférence lui serrait le cœur. Pourtant, elle n’était pas en droit d’attendre plus d’intérêt de la part de ces gens qu’elle aimait fort peu et dont la perte l’eût faiblement affectée ; mais s’ils mouraient, eux, d’autres, sans doute, les regretteraient et les pleureraient, tandis que pas une larme n’était versée sur sa mort à elle.

Le suisse fit résonner les dalles sous sa lourde canne, et la porte du milieu s’ouvrit toute grande. Le cortège était arrivé. Le cœur de Lucienne battit plus fort.

On apporta le cercueil et on le posa sur les tréteaux ; puis on jeta par-dessus un grand drap blanc orné d’une croix.

— La pauvre fille qui joue ici mon rôle n’usurpe pas, comme je l’aurais fait, ces ornements blancs, symbole de pureté, se disait Lucienne, attentive dans son coin obscur.

Une cinquantaine de personnes étaient entrées dans l’église à la suite du cercueil.

Les femmes étaient en toilettes sombres, mais très-élégantes ; elles échangeaient de loin, avec leurs connaissances, des demi-saluts et des demi-sourires. Lucienne les reconnaissait toutes et cherchait en vain sur leur visage l’ombre d’une émotion ; tous les assistants avaient la gravité que réclame la circonstance, mais rien de plus.

Le prêtre monta à l’autel, et la messe funèbre commença.

Les grondements vibrants de l’orgue qui soudain emplirent l’église, les accents lugubres des chantres, dont les voix alternaient avec la musique, produisirent une impression violente sur les nerfs surexcités de Lucienne. Elle courba la tête et étouffa ses sanglots dans son mouchoir. Pourquoi pleurait-elle ? elle n’eût pu le dire. Il y avait de la joie dans ses larmes ; une morne tristesse aussi, le sentiment de l’abandon dans lequel elle se trouvait, une vague appréhension de l’avenir.

— Je suis la seule à pleurer à mon enterrement, se disait-elle avec amertume. Quand je serai morte pour de bon, aurai-je gagné enfin des affections, serai-je entourée d’êtres chéris qui m’accompagneront de regrets et de larmes ? Si cela ne devait pas être, j’envierai celle qui est là couchée sous ce drap mortuaire.

Lorsque la messe fut terminée, elle laissa sortir tout le monde et attendit quelques instants encore. Quand elle sortit à son tour, elle aperçut, en avant d’une file de voitures, les panaches blancs du corbillard, et le tricorne galonné d’argent du cocher ; elle vit les passants soulever leur chapeau au passage du cortège qui remontait lentement la rue de Lafayette.

Elle reprit le fiacre qui l’attendait et se fit conduire au Père-Lachaise par un autre chemin.

Après avoir acheté deux couronnes, elle entra au cimetière, et, à travers l’agglomération des tombes, elle gagna par derrière le monument de sa mère. Il était facile de se cacher dans ce fouillis de colonnes, de stèles, de croix. Elle vit qu’on avait écarté la pierre du tombeau ; la maçonnerie presque neuve encore apparaissait ; le regard de Lucienne plongea avec horreur dans ce trou carré, où sa place était marquée et qui devait un jour ou l’autre l’engloutir.

Puis elle attendit, lisant distraitement des épitaphes sur des tombes d’inconnus. D’autres convois traversaient le cimetière, elle les suivait des yeux, croyant toujours que c’était le sien.

Elle reconnut enfin les carapaces des chevaux et les panaches blancs du corbillard.

Le clergé descendit de voiture et entoura la tombe. Beaucoup des invités s’étant esquivés durant le trajet, il ne restait plus qu’une vingtaine de personnes.

Le grincement des cordes sur le chêne du cercueil, lorsqu’on le descendit dans la fosse, faillit arracher un cri à Lucienne. Il lui semblait si bien que c’était elle qu’on enterrait que la première poignée de terre jetée sur la bière lui parut rebondir sur son cœur, et qu’elle se boucha les oreilles pour ne plus entendre.

Bientôt tout le monde s’en alla ; il ne resta plus qu’un fossoyeur, qui jeta quelques pelletées de terre, puis s’éloigna à son leur, laissant près de la tombe sa veste et sa pelle.

Alors Lucienne s’approcha et jeta ses fleurs sur le cercueil encore visible.

— Ces couronnes sont pour toi, Marie, murmura-t-elle ; pauvre douce fille, victime innocente, qui n’as eu de la vie que les épines et qui méritais les roses. S’il existe une justice hors de ce monde, si la mort n’est pas décevante, que de bonheur t’est dû après ton humble et douloureuse existence ! Merci, douce amie de mon enfance ; tu m’as rendu, sans t’en douter, le plus grand des services, et jamais mon cœur ne t’oubliera. Mais loi, ma mère, ajouta-t-elle avec un éclair de colère dans les yeux, mon ressentiment contre toi est trop profond pour que je puisse jeter des fleurs sur les dépouilles. Je t’en veux de m’avoir mise au monde ; je t’en veux de m’avoir faite ce que je suis. Vois ce que j’ai dû faire de l’enfant que tu as conçue, je l’ai tuée, engloutie dans l’oubli. Je mets sur elle la pierre d’un sépulcre ; et celle qui naît aujourd’hui n’est plus ta fille. Elle va à la conquête de la vertu et de l’honneur, de tout ce que tu ne lui as pas donné. Elle marchera droit, sans faiblir, à travers la solitude et les souffrances, et, le jour où elle pourra porter le front haut, où elle s’appuiera orgueilleusement sur le bras de l’homme aimé, ce jour-là seulement, elle reviendra s’agenouiller au bord de la tombe et t’apporter ton pardon.

DEUXIÈME PARTIE


I


Les petites villes des bords de la mer, celles qui pendant quelques mois ont eu un peu de gaîté et d’animation, lorsque vient l’hiver sont plus tristes encore peut-être que les villes dont rien n’a rompu la monotonie. Tous les jours qui suivent la saison des bains ressemblent au lendemain d’une fête. On s’ennuie comme ailleurs, mais on a de plus l’amertume des regrets.

La nature, qui s’était faite si séduisante pour recevoir les étrangers, devient maussade et rechignée dès qu’ils ont tourné le dos. On ne peut pas mettre le nez dehors sans être flagellé par de furieuses rafales, froides et chargées de pluie. Les nuages sombres et bas traînent au faite des falaises ; la mer gronde continuellement et semble vouloir assiéger la ville. Les pauvres habitants confinés dans leur logis comptent les jours monotones avec une morne résignation.

F… qui, d’après les statistiques, renferme quinze mille habitants, semble, pendant l’hiver, presque inhabité. On déserte complètement la plage que les vents formidables qui soufflent du large rendent peu abordable. Les lames courent sans façon sur la promenade et viennent souvent fouetter les maisons qui font face à la mer. Le casino, l’hôtel des bains, sont abandonnés. La mer seule s’avise quelquefois de venir les visiter ; elle enfonce les portes, brise les fenêtres, et se roule sur les parquets dans les chambres démeublées. On se replie donc vers le centre de la ville et on n’en bouge plus.

La ville est construite dans une étroite vallée, rendue plus étroite encore par la rivière qui coule au pied d’une des collines, et ce peu d’espace entre une falaise et l’autre explique la conformation bizarre de F…, qui est tout en longueur. Qu’on se figure l’épine dorsale d’un poisson munie de ses arêtes transversales, et on aura une idée très-nette de la configuration des rues. L’arête principale représentera la rue des Bains, qui est à peu près longue d’une lieue ; les arêtes transversales figureront les ruelles, de trois cents pas au plus, qui débouchent, à droite au pied d’une des falaises, à gauche sur les quais qui bordent le port. Les quais sont parallèles à la rue principale, mais n’atteignent pas le quart de sa longueur. Là on a plus d’espace devant les yeux et plus d’air que dans l’unique rue étroite et maussade. Aussi, c’est sur les quais, en face des bassins, que s’élèvent les maisons bourgeoises ; la rue est abandonnée, presque d’un bout à l’autre, aux pêcheurs, dont les maisons à un seul étage, toutes semblables, sont construites en silex et en briques. Les habitations qui bordent les quais sont en pierre ou en moellons.

En face du premier bassin, sur le quai de la Vicomté, s’étend une maison peu haute (elle n’a que deux étages, ) peinte en jaune clair, et dont la façade, sans aucun ornement, est percée régulièrement de nombreuses fenêtres. Une grande porte verte carrée, tout unie, troue la maison à peu près au centre, jusqu’à la hauteur du premier étage. Sur cette porte est fixée une plaque de cuivre où on peut lire en lettres noires : Maton aîné, armateur. La porte franchie, on se trouve dans un large passage bitumé, donnant d’un côté sur l’entrée des magasins, de l’autre sur un large escalier, au pied duquel on voit une statue en plâtre bronzé soutenant une lampe. Cet escalier, couvert d’un tapis rouge, conduit aux appartements de la maîtresse du logis.

C’est dans le salon de cette dame que se réunissent le plus volontiers, pour tromper leur ennui, les malheureux que la destinée cloue à F… hiver comme été ; et c’est là que nous les retrouverons un soir de décembre.

Madame Maton, la souveraine de ce lieu, fort jolie naguère et qui s’efforce de l’être encore, était assise près de la cheminée dans laquelle pétillait un feu de coke ; elle faisait de la tapisserie en face de madame Dumont, séparée d’elle par une petite table à ouvrage qui supportait une lampe. La mère de Max travaillait aussi à une tapisserie, tandis que son fils, assis sur un siège bas, faisait du filet.

À quelque distance, était dressée une table de whist, et quatre personnes jouaient gravement : M. Maton, le plus riche armateur de la ville, un homme trapu et carré, au teint plus sombre que les cheveux, vulgaire et de bonne humeur ; M. Dumont, qui emprunte à ses moustaches blanches un air militaire. C’est un caractère taciturne, sans esprit et un peu féroce ; le docteur Pascou, l’aimable spirite toujours souriant, qui correspond avec l’inconnu. Le quatrième partner était un jeune homme long et maigre nommé Félix Baker, mais qu’on appelait simplement M. Félix ; il est employé au télégraphe et a la passion du vélocipède.

La compagnie était silencieuse. Depuis longtemps la conversation était tombée, et personne ne s’efforçait de la ramasser. L’arrivée d’un nouveau personnage la ranima cependant.

— Voici le docteur Dartoc ! s’écria Max.

— Bonsoir, docteur, dit madame Maton, en tendant la main par-dessus son épaule.

Le jeune médecin s’avança d’un air languissant et donna une poignée de main à chacune des personnes présentes. Puis il se laissa tomber avec accablement dans un fauteuil.

— Comment allez-vous, docteur ? dit Max sans quitter sa place.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! s’écria le docteur ; ici je me dissous ; je vais tomber en poussière comme une bête empaillée restée trop longtemps dans un musée. J’ai de la moisissure dans les narines, des toiles d’araignée dans la cervelle. Il me semble que j’ai l’âge des Pyramides et que la mort a oublié de me faucher !

— Vous n’êtes pas poli, savez-vous, dit madame Dumont en souriant.

— Poli ! est-ce qu’on est poli sur le radeau de la Méduse ? reprit le docteur en haussant les épaules. Nous sommes des compagnons d’infortune ; gémissons ensemble.

— Pauvre docteur ! dit Max, vous ne connaissez pas encore la résignation.

— La résignation ! s’écria le jeune homme en faisant un bond sur son fauteuil, est-ce qu’on se résigne à mourir d’inanition ? On se ronge les poings plutôt. Songez donc qu’il y a six mois j’étais à Paris, c’est-à-dire en pleine vie, en pleine lumière ; et maintenant je suis scellé tout vivant dans une tombe. Je me débats. Vous, vous êtes momifiés.

— Merci, dit madame Maton en faisant la moue.

— Tenez, continua le docteur, pour voir du nouveau, pour forcer cette maudite ville à s’agiter et à s’émouvoir un peu, j’ai envie de commettre un crime. Je songe à égorger mon confrère qui est là à jouer aux cartes, le docteur Pascou.

— Ha ! ha ! ha ! dit en riant le spirite, sans se troubler davantage.

— Ne riez pas, j’ai des idées sanguinaires, ce matin. J’ai vacciné l’enfant d’Hélène Richard, la comédienne, qui n’a pu quitter le pays, faute d’argent. Eh blen ! j’avais envie de lui inoculer de ma salive pour le rendre enragé.

— Mon cher confrère, si vous continuez, il faudra vous soumettre à l’hydrothérapie, dit le docteur Pascou d’un air fin.

— Je voudrais bien être fou ! je pourrais m’imaginer que je suis sous les galeries de l’Odéon.

— Vous demandez du nouveau ? Il y a pourtant du nouveau dans la ville, dit M. Félix.

— Quoi ? Une barque chargée de morue est arrivée de Terre-Neuve ? ou bien un baril de harengs s’est effondré sur le port ?

— Ce n’est pas cela, je voulais parler de la modiste.

— Quelle modiste ?

— Mais, cette jeune personne qui est venue s’établir à F… il y a une quinzaine de jours.

Le sceptique docteur haussa les épaules.

— Je m’en moque pas mal de votre modiste ! s’écria-t-il ; quelque laideron à faire frémir. Est-ce qu’une jolie personne viendrait à F… ?

— Encore une impertinence ! dit madame Maton.

— Dites donc, docteur, vous offensez ces dames, s’écria M. Maton en riant.

— Ces dames n’existent pas ; est-ce qu’on peut leur faire la cour ? est-ce qu’on ne serait pas foudroyé dès le premier mot ?

— Cher docteur, dit Max, je vous assure que la personne dont parle Félix est loin d’être une laideron.

— Elle est ravissante et enveloppée de mystère ! dit Félix.

— Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? dit le docteur, qui regardait alternativement ses deux interlocuteurs.

— Si le jugement d’une femme vous paraît moins suspect que celui de ces deux jeunes gens faciles à enflammer, apprenez de moi que la demoiselle est fort jolie, dit madame Maton.

— Mon Dieu, ma chère, ne montez donc pas ainsi la tête à ce brûlant docteur ! s’écria madame Dumont. Que va devenir cette pauvre fille au milieu de cette meule d’adorateurs ? Car M. Félix est déjà amoureux, et Max s’intéresse vivement à la modiste. Cette jeune personne est très-convenable et très-réservée, mais elle est seule et sans défense. Le docteur, avec sa légèreté parisienne, va la compromettre.

— C’est donc sérieux ! s’écria le docteur. Il y a une jolie modiste à F…, et je n’en savais rien ! Je vous en conjure, dites-moi ce que vous savez d’elle. Ayez pitié d’un malheureux dont l’imagination n’a rien eu à dévorer depuis trois grands mois.

— Nous ne savons rien du tout sur son compte, dit madame Dumont.

— J’ai interrogé son propriétaire, qui m’a dit qu’elle avait fait avec lui un bail de trois ans, dit Félix.

— Notre curiosité est aussi éveillée que la vôtre, reprit madame Maton, et nous nous promettons d’aller demain lui rendre visite, afin de l’interroger un peu. Nous lui porterons des chapeaux à arranger.

— Vous lui direz que, si elle est souffrante, elle ne s’adresse pas à un autre qu’au docteur Dartoc.

— Dites donc, c’est une concurrence déloyale que vous me faites là ! s’écria le docteur Pascou.

— Je vous cède dix de mes malades pour celle-là.

— Allez ! allez ! ne vous gênez pas, dit le spirite, je ne suis plus, moi, dans l’âge des amours.

II


Les habitués du salon de madame Maton n’étaient pas les seuls à être vivement intrigués par le mystère qui semblait entourer la nouvelle modiste. Elle faisait les frais de toutes les conversations, et l’on construisait sur son compte mille commentaires qui s’écroulaient faute de base. On n’était sûr que d’une chose, c’est qu’elle fondait un magasin de modes. Mais d’où venait-elle ? pourquoi choisissait-elle F…, qu’elle n’avait jamais habité ? pourquoi cette pâleur, cette tristesse, pourquoi cette solitude ?

— C’est louche ! c’est louche ! se répétait-on sans cesse.

Et l’on passait plus souvent qu’il n’était nécessaire devant le magasin de l’inconnue, pour tâcher de surprendre quelque chose de sa vie.

Le magasin s’ouvrait sur la place du Marché, à peu près vers le milieu de la longueur de la rue des Bains, qui s’épanouit là en un assez large espace, carré, régulièrement pavé.

Un des côtés de la Place, celui qui continue la rue, est occupé par l’hôtel du Grand-Cerf, devant lequel s’alignent quelques arbustes dans des caisses peintes en vert. En face se dressent la mairie et les halles qui gagnent du terrain vers le port. À droite, un marchand d’objets de piété, et la librairie des trois sœurs Lenoir. À gauche, le plus beau magasin de la ville, celui d’un tailleur ; les larges vitres de sa devanture laissent voir, sous une rangée de becs de gaz surmontés d’abat-jour en porcelaine, des draps de différentes qualités à demi déployés, près d’une gravure de mode, sur une pente en bois de noyer.

À peu de distance du tailleur, et séparée seulement de lui par une boulangerie, s’ouvrait la petite boutique de la modiste dont la devanture noire était décorée de filets d’or. Au-dessus de la porte on lisait : mademoiselle perrauld, et sur la vitre, en lettres de cuivre : modes.

C’était derrière cette vitre qu’apparaissait le profil pâle et sérieux de la jeune fille, toujours penchée vers son ouvrage, et qui ne le relevait pas pour regarder ceux qui la considéraient de la rue. Elle était brune : ses cheveux simplement nattés et relevés en couronne sur sa tête, donnaient à son visage une sorte de dignité douce, qui contrastait avec l’expression humble et craintive de ses traits.

Elle était toujours seule et ne semblait disposée à lier connaissance avec personne. Depuis quinze jours qu’elle était là, aucune cliente n’était encore entrée dans son magasin ; elle n’avait donc pas échangé un mot avec un être vivant, si ce n’est avec la fille d’un pécheur, qui venait le matin lui apporter ses provisions, l’aidait à ranger son petit ménage et ne revenait plus de la journée.

Mais la jeune modiste semblait se plaire dans cet abandon, et, le jour où elle vit s’arrêter devant sa porte la vieille voiture de madame Dumont, elle se leva brusquement toute surprise et confuse.

Max descendit le premier, après avoir fait de nombreux efforts pour ouvrir la porte ankylosée ; puis il tendit la main à sa mère et à madame Maton, et tous trois entrèrent dans la boutique.

Une sorte de fausse honte faisait rougir la jeune fille, qui salua avec embarras.

Elle offrit des chaises cependant, et son regard demanda ce que ces dames désiraient.

Madame Maton posa sur la table le paquet qu’elle avait apporté et déploya le papier qui l’enveloppait.

— Nous sommes sans doute indiscrets, dit-elle, peut-être ne vous chargez-vous pas des arrangements.

— Mais si, madame, je m’en charge très-volontiers, dit la modiste en prenant le chapeau un peu fané que lui tendait sa cliente.

— Voici ; je voudrais des rubans de velours, au lieu de ces rubans de taffetas, et ici une couronne en feuilles de jais.

— C’est facile, dit la jeune fille.

— Vous avez là de bien jolis chapeaux, dit madame Dumont ; est-ce que c’est nouveau ?

— Ce sont les derniers modèles, madame.

— Vous êtes de Paris, n’est-ce pas ?

— Non, madame, je suis née en Bourgogne ; mais j’ai fait mon apprentissage à Paris.

— Je ne m’étonne plus du goût parfait de votre travail, dit madame Dumont avec un aimable sourire.

— Ne trouves-tu pas, maman, que mademoiselle ressemble un peu à cette jeune fille qui était avec son oncle à l’hôttel des Bains ? s’écria Max. Tu sais, celle qui s’était liée avec la famille Després.

La jeune modiste eut un imperceptible tressaillement.

— Mais non, dit madame Dumont. La personne dont tu parles était blonde.

— C’est vrai, elle était blonde ! dit Max qui mit tout un monde de sentiment dans ce mot « blonde ».

Madame Maton reprit avec aménité :

— C’est une bonne fortune pour nous d’avoir une modiste de votre valeur dans notre ville, nous ne serons plus réduites à faire venir nos chapeaux de Paris sans les avoir vus et sans les avoir essayés.

— Celui que j’ai me coiffe très-mal, dit madame Dumont ; je me déciderai à vous en commander un pour mes visites du jour de l’an. Vous n’aurez pas de rivale ici ; vous aurez bientôt beaucoup d’ouvrage. Mais vous êtes toute seule, vous n’avez pas même une ouvrière.

— J’ai eu peu de chose à faire jusqu’à présent, dit mademoiselle Perrauld en souriant, et, tant que je pourrai suffire, je resterai seule. Je ne suis pas ambitieuse d’ailleurs, et pourvu que je gagne ma vie…

— Mais vous mourrez d’ennui ! Est-ce qu’on peut vivre ainsi, toute seule ? Vous n’avez donc pas de parents ?

— Je suis orpheline, madame.

— C’est égal, pour rechercher ainsi la solitude, il faut qu’un bien grand chagrin ait assombri votre vie, dit madame Maton, en la regardant attentivement.

— Je n’ai ni père ni mère, dit la jeune fille, ce chagrin-là suffit, je n’en ai point d’autre.

— Elle est vraiment touchante, murmura Max, en retenant une larme.

En ce moment, le docteur Dartoc entra brusquement dans le magasin.

— J’ai vu la voiture de madame Dumont à la porte, dit-il ; j’en ai conclu, ce qui était facile, que vous étiez ici, et je n’ai pas voulu passer si prés de vous sans vous saluer.

Madame Dumont le menaça du doigt.

— Vous voulez me faire entendre que je suis peut-être indiscret en pénétrant ainsi chez mademoiselle, dit-il. Mais, présenté par vous, je suis sûr d’être bien accueilli. N’est-ce pas, mademoiselle, continua-t-il, vous me pardonnez de poursuivre mes amis jusque chez vous ? D’ailleurs, je suis on ne peut plus heureux de faire votre connaissance, et de pouvoir vous dire que je suis tout à votre service, et que je serai flatté d’être votre docteur et de vous donner mes soins, si par malheur vous étiez souffrante.

— Je vous remercie mille fois, monsieur, dit la jeune fille avec une froide politesse, mais j’ai une santé de paysanne.

— Vous êtes bien pâle cependant, dit le docteur, mais cela ne prouve rien ; et, malgré mon désir de vous servir, je désire encore plus vivement que vous n’ayez jamais besoin de me voir.

Les dames se levèrent.

— Lorsque le chapeau sera refait, vous me l’apporterez, n’est-ce pas ? dit madame Maton en donnant sa carte à la modiste.

— Je ne pourrai le porter que le soir, une fois ma boutique fermée, dit-elle.

— L’heure importe peu, dit madame Maton, qui salua avec un sourire.

La jeune fille referma la porte sur les visiteurs et alla se rasseoir à sa table.

— C’est très-mal, docteur, de vous être servi de nous pour pénétrer chez elle ! dit madame Dumont en remontant en voiture.

— Ou fait comme on peut, dit le docteur. Mais vous aviez raison, elle est adorable. Savez-vous quelque chose ?

— Presque rien, elle n’est pas bavarde.

— Eh bien, moi, je vais vous dire ce qu’elle est, dit le docteur. C’est une fille qui a été séduite et abandonnée.

— Celui qui a pu abandonner une pareille femme est un fameux gredin, s’écria Max.

— Elle a un enfant quelque part, en nourrice. continua le docteur ; elle travaille pour l’élever. Tâchez de savoir si elle reçoit des lettres de la campagne.

— J’essaierai de séduire la directrice des postes, dit madame Maton ; au revoir !

La portière se ferma et la voiture s’ébranla en gémissant.

III


Pourquoi Lucienne revenait-elle à F…, où elle risquait d’être reconnue par les habitués de la plage, plutôt que d’aller s’établir dans toute autre petite ville ? Elle avait lutté longtemps contre le désir qui la poussait vers ce lieu pour elle si plein de souvenirs ; mais elle avait fini par céder à ce désir. — Personne, pensait-elle, n’ira s’imaginer que la nièce du riche M. Provost puisse être la même qu’une humble petite modiste vivant de son travail.

De plus, elle se souvenait que, pendant son séjour à F…, ayant voulu faire préparer un chapeau gâté par la pluie, on lui avait dit qu’il n’existait pas de modiste dans la ville. Le commerce qu’elle voulait entreprendre avait donc des chances de réussite là plutôt qu’ailleurs, et cette raison avait achevé de la décider.

Elle était revenue avec joie vers ce berceau de son amour. Il lui semblait que là elle souffrirait moins, que la solitude serait moins lourde. Elle pouvait se passer des êtres humains et vivre dans le silence ; les choses ne lui parlaient-elles pas sans cesse de son bien-aimé ? Il avait respiré cet air, ses pieds avaient foulé ces pavés, son ombre s’était allongée sur ces murailles ; et Lucienne, lorsqu’elle s’aventurait du côté de la plage, s’imaginait le voir plongeant sous les hautes lames, ou bien, si le soleil déchirait le brouillard, elle croyait l’apercevoir au faîte de la falaise.

Les visages de ceux qu’elle avait connus, du temps qu’il était là, lui faisaient éprouver une émotion lorsqu’elle les revoyait. Les êtres les plus insignifiants prenaient pour elle un intérêt particulier. Le maître baigneur, le cocher de l’hôtel des Bains passaient souvent devant sa boutique. La boulangère, madame Heurtebise, dont elle ignorait toujours l’histoire, était sa voisine.

Elle revit Max, et le mélancolique vélocipédiste dont elle avait quelquefois suivi des yeux la course rapide sur la promenade. Mais elle ne tarda pas à découvrir que les deux jeunes gens tournaient autour d’elle avec des intentions faciles à deviner, Félix Baker surtout. Il faisait des heures entières de planton au coin des halles, ou devant la mairie, l’œil braqué sur la boutique de Lucienne. En allant à son bureau le matin et en en revenant le soir, il ne manquait jamais de passer par la place du Marché et de s’y arrêter longtemps.

Lucienne fit mettre des petits rideaux de soie verte derrière les vitres pour être à l’abri de ces regards indiscrets ; mais les jours étaient si sombres qu’elle ne pouvait pas toujours tenir ses rideaux fermés.

D’ailleurs, son attitude était peu faite pour encourager les soupirants. Droite sur sa chaise, derrière la table de bois noir où étaient éparpillés les fleurs et les rubans, ne tournant jamais la tête, le visage pâle et sévère, elle avait quelque chose de monacal, un aspect glacé qui eût arrêté les aveux sur les lèvres les plus insouciantes. Elle sentait qu’elle était le point de mire de tous les regards, que toutes tes curiosités étaient éveillées sur son compte ; mais elle se disait que cela passerait, et que sa conduite irréprochable finirait bien par lui gagner l’estime des honnêtes gens.

Malgré son courage et sa volonté, malgré les consolations que lui apportait l’aspect du pays qu’elle aimait, bien des heures accablantes passaient sur Lucienne. La solitude l’écrasait parfois. Elle n’avait personne à saluer au réveil ; jamais visage humain n’échangeait un sourire avec elle. Elle avait peine à avaler le frugal repas qu’elle prenait seule, en toute hâte, dans l’arrière-boutique, et la journée lui semblait d’une longueur interminable.

Pourtant ses nuits étaient plus douloureuses encore. Elle n’était pas maîtresse de ses rêves ; la nature semblait vouloir défaire la nuit ce que la volonté de la jeune fille avait fait le jour, et lui faire reperdre le terrain qu’elle avait gagné. Bien rarement l’être adoré qui emplissait ses veilles, et que chaque soir elle espérait voir en songe, paraissait dans les scènes qui emplissaient son sommeil. Ce qu’elle voyait, c’était, au contraire, les figures qu’elle aurait voulu effacer pour toujours de sa mémoire ; les femmes impudentes qu’elle avait connues et qui lui parlaient sur un ton d’égalité ; les hommes d’esprit léger qui l’accablaient encore de compliments fades ou injurieux ; et elle riait ! et elle leur répondait dans un langage qu’elle avait depuis longtemps répudié !

Quelquefois elle se voyait sur la scène, court vêtue, dansant une danse grotesque, ou chantant des couplets d’opérette. D’autres fois, c’était dans un cabinet de restaurant ; elle soupait, en costume de théâtre, au milieu des éclats de rire et des plaisanteries grossières de ses camarades. Mais alors, interrompant ces horribles joies, un beau jeune homme, pâle de colère, surgissait, et lui disait d’une voix terrible : « Vous êtes une infâme ! je vous connais ! » Les cris d’effroi qu’elle poussait l’éveillaient bientôt, et elle s’efforçait de ne plus dormir pour échapper à ces horribles cauchemars.

Le dimanche, elle allait à la grand’messe, non par dévotion, mais pour ne choquer aucun préjugé. Puis, dans l’après-midi, ces jours-là, sans prendre garde ni au froid ni à la pluie, elle s’en allait vers la mer, comme si elle eût couru à un rendez-vous.

Les lames, souvent furieuses, qui se ruaient sur la rive avec un bruit semblable à des décharges d’artillerie, ne l’épouvantaient pas. Elle luttait avec énergie contre le vent qui l’empêchait d’avancer ; elle se laissait éclabousser par l’écume de la mer, et longeait lentement l’hôtel des Bains, fermé et désert.

Là, elle s’arrêtait souvent, savourant à chaque pas un souvenir. Elle faisait de longues stations sous la fenêtre de la chambre qu’elle avait habitée, cherchant sur la muraille quelques traces, invisibles pour un œil indifférent, de légères égratignures produites par le frottement d’un pied contre le plâtre. C’était Adrien qui avait fait ces marques-là, le jour où il s’était amusé à grimper jusqu’au balcon de Lucienne.

La jeune fille demeurait des heures entières absorbée, insensible à l’ouragan qui secouait ses vêtements autour d’elle. Lorsqu’elle s’en revenait, au soleil couchant, trempée de pluie, échevelée, tout étourdie par le vent, on rayonnement de joie éclairait ses yeux.

Elle était décidée à vivre de son travail ; mais les clientes semblaient décidées, elles, à ne pas venir chez la nouvelle modiste. Elle se crut un instant entourée d’un cercle de réprobation que personne ne voulait franchir, et elle conçut de vives inquiétudes. Aussi la visite de madame Maton, accompagnée de son amie et de Max, lui avait-elle causé, le premier instant d’embarras passé, un grand plaisir. Ces deux dames étaient les plus distinguées de la ville ; on tâchait de les imiter, et là où elles étaient venues les autres viendraient.

Elle apporta donc le plus grand soin dans l’exécution de l’ouvrage commandé. Les quelques mois d’apprentissage qu’elle avait faits autrefois à Paris avaient suffi pour donner à ses doigts une certaine habileté ; ses habitudes d’élégance et son goût de Parisienne faisaient le reste.

Le chapeau fut bientôt prêt, elle le mit dans un petit carton, et, le soir, lorsqu’elle eut fermé sa boutique, elle sortit, allant pour la première fois reporter de l’ouvrage.

Lorsqu’elle sonna à la grande porte verte du logis de l’armateur, on était occupé à parler d’elle dans le salon de madame Maton. Les habitués étaient réunis, les dames travaillaient, Max faisait du filet, les joueurs de whist étaient en présence. Seul, le docteur Dartoc ne faisait rien et s’agitait dans son fauteuil.

— Allons, mon cher Pascou, disait-il, convenez que, même avec l’aide des esprits, vous n’avez jamais été aussi sorcier que je viens de l’être en cette circonstance.

— Je ne vois pas bien clairement que vous ayez deviné juste, dit le spirite.

— Comment ! s’écria le docteur qui semblait toujours vouloir s’élancer hors de son fauteuil, et qui en réalité n’en bougeait jamais ; ma première idée, en voyant cette charmante personne, est qu’elle a un enfant en nourrice à la campagne ; et madame Maton ne vient-elle pas de nous dire que la modiste reçoit en effet des lettres d’un petit village de Bourgogne ?

— Avez-vous lu ces lettres ?

— Je n’ai pas comme vous le don de seconde vue.

— Alors, permettez-moi de vous dire que votre clairvoyance ne m’est nullement prouvée.

— Mademoiselle Perrault est bien jolie, elle a dû être tentée souvent, dit Félix avec un soupir. Je ne puis me défendre de croire que le docteur a raison.

— Dieu ! que les hommes sont méchants ! s’écria madame Dumont ; vous ne pouvez pas laisser une pauvre inconnue tranquille, au lieu de faire sur son compte toutes ces suppositions outrageantes.

— On ne suppose jamais que le mal ! dit Max d’une voix flûtée.

— C’est amusant de déchiffrer des énigmes, dit madame Maton.

— Le mot de l’énigme, je l’ai dit, s’écria le docteur. Cette jeune fille a été chassée de sa famille, abandonnée par son amant, et son enfant est en nourrice en Bourgogne.

C’est au moment où l’on rendait contre elle ce verdict, que Lucienne agita la sonnette.

Une femme de chambre vint annoncer à demi-voix l’arrivée de Lucienne à madame Maton.

— Faites-la entrer, dit madame Maton vivement, mais à voix basse.

Lucienne, qui ne s’attendait pas à être introduite au milieu d’une réunion, s’arrêta un instant un peu indécise sur la porte, regardant ce grand salon blanc et or, aux murs nus, au parquet luisant, et ces personnages dont les mains seules étaient éclairées, sous les abat-jour qui recouvraient les lampes.

— Entrez mademoiselle, lui dit madame Maton, sans quitter sa place.

Lucienne traversa le salon avec un certain embarras, dans sa petite robe de laine noire un peu courte, dans son paletot de drap brun garni de faux astrakan ; elle qui avait traîné sur les tapis tant de toilettes superbes ! Elle s’avança, sous tous ces regards fixés sur elle, son petit carton à la main, et triompha bien vite du sentiment d’humiliation qui l’avait fait rougir tout d’abord. Elle sentit que le sacrifice qu’elle accomplissait la relevait déjà à ses propres yeux.

En la voyant entrer, le docteur, Max et M. Félix avaient laissé échapper un léger cri de surprise.

— C’est votre chapeau, madame ; il est arrangé, dit Lucienne en posant son carton sur la table à ouvrage.

— Ah ! très-bien ! Voyons comment il me va, dit madame Maton en se levant.

Lucienne ouvrit le carton.

— Dieu ! qu’il est joli ! s’écria madame Dumont en voyant le chapeau ; il est bien mieux même que lorsqu’il était neuf !

Madame Maton ôta l’abat-jour de la lampe et se tourna vers la glace de la cheminée, pour essayer son chapeau.

Max offrit une chaise à la jeune fille ; elle le remercia, mais elle ne s’assit pas, elle posa seulement sa main sur le dossier du siège. Cette main était couverte d’un gant de fil couleur cannelle. Lucienne n’osait pas la montrer nue. Tant de crèmes onctueuses, tant de pâtes d’amandes s’étaient écrasées sur cette main ; les ongles avaient été modelés avec tant de soin par les plus habiles manicures ; elle était si souple et si veloutée, d’une blancheur si diaphane, qu’il était difficile de croire qu’elle fût habituée au travail. Lucienne cachait donc ses mains le plus possible, mais elle continuait à les soigner. Adrien les avait souvent comparées aux fleurs des camélias, il y avait appuyé ses lèvres avec une douce ferveur, elle voulait les lui rendre telles qu’il les aimait.

Madame Maton était enchantée de son chapeau.

— Je commence à croire, disait-elle, qu’on ne nous envoyait de Paris que les modes dont personne ne voulait. Jamais je n’ai été aussi bien coiffée qu’aujourd’hui.

— Puisque vous êtes si adroite, je vous donnerai tous mes chapeaux à refaire avant le jour de l’an, dit madame Dumont.

— Mademoiselle est une fée ! s’écria Max ; sous ses doigts les chardons deviennent des roses.

— Fais-moi le plaisir de te taire, dit M. Dumont d’une voix sévère.

Max ne répondit rien, mais il échangea avec sa mère un regard triste.

Il y eut un instant de silence pénible.

Le docteur Dartoc, qui dévorait Lucienne des yeux, le rompit.

— N’êtes-vous pas née à Chagny, mademoiselle ? dit-il brusquement à Lucienne en la regardant attentivement.

Madame Dumont désapprouva cette question par un haussement d’épaule ; tandis que madame Maton se retournait curieusement et observait la jeune fille.

— Chagny ? dit-elle avec une vive surprise, qu’elle dissimula aussitôt.

Et elle répondit avec une grande froideur :

— Non, monsieur.

Elle se demandait cependant pourquoi on lui faisait une pareille question, et comment le nom de ce village pouvait être prononcé dans ce salon. Elle se promit de se défier de ce docteur, qui lui déplaisait d’ailleurs avec ses regards insolemment admiratifs, sa brusquerie et son audace. Tandis que la passion timide de Félix et les plaintives œillades de Max ne lui causaient aucune inquiétude, elle était un peu effrayée d’avoir attiré l’attention de ce personnage agressif et léger.

Madame Maton voulut payer tout de suite Lucienne. La jeune fille se défendit ; mais, comme sa cliente insistait, elle accepta.

Ce premier argent gagné par son travail lui causa une joie enfantine. Lorsqu’elle fut dans la rue, elle le fit sauter dans sa main ; elle le regarda à la lueur d’un réverbère ; elle appuya même ses lèvres sur le métal. C’était une bien petite somme, pour elle surtout qui avait gaspillé tant d’or ! mais c’était de l’argent honnête, le premier qui passait par ses doigts ; et il lui semblait plus précieux qu’une fortune.

Elle le secouait dans sa main fermée, d’un air de triomphe, en marchant allègrement vers son logis.

Au moment où elle tournait l’angle de la rue des Bains, elle entendit marcher derrière elle. Elle ne s’inquiéta pas d’abord ; mais il lui sembla que celui qui venait hâtait le pas, comme pour la rejoindre.

— C’est peut-être cet impudent docteur qui s’est mis à ma poursuite, se dit-elle.

Et, sans oser se retourner, elle marcha plus vite. Bientôt même elle courut, sentant que celui qui la suivait gagnait du terrain.

— Je ne le crains pas, se disait Lucienne. Mais je ne veux, sous aucun prétexte, qu’il m’adresse la parole dans la rue à cette heure-ci. Dans une petite ville, où chacun espionne son voisin, cela suffirait pour me compromettre.

Et elle cherchait sa clé dans sa poche tout en courant.

Malgré l’avance qu’elle avait sur lui, l’homme qui courait ainsi derrière elle la rejoignit au moment où elle atteignait la place du Marché. Elle n’avait plus que quelques pas à faire. Mais, le temps de mettre la clé dans la serrure pour ouvrir la porte, il était sur ses talons.

Il lui parlait déjà ; c’était bien la voix du docteur.

— Mademoiselle, disait-il, ayez pitié d’un homme qui se meurt d’ennui.

La boulangerie de madame Heurtebise n’était pas fermée ; Lucienne y entra précipitamment sous prétexte d’acheter un petit pain.

La boulangère, en toilette claire, une chaîne d’or au cou, les doigts chargés de bagues, les cheveux disposés en une infinité de petites boucles, était assise derrière son comptoir et, à la clarté du gaz, lisait un roman. Elle poussa un cri et laissa tomber son livre, à l’entrée brusque de sa voisine.

— Ah ! pardon, vous m’avez fait peur ! dit-elle. Mais vous êtes toute rouge et tout essoufflée, vous serait-il arrivé quelque chose ?

— Je suis un peu poltronne, dit Lucienne ; il m’a semblé qu’un homme me suivait, un matelot ivre peut-être ; alors je me suis mise à courir.

— Savez-vous que c’est terrible ! dit la boulangère d’un air effrayé, il aurait pu vous assassiner ; c’était peut-être un voleur.

— N’écoutez pas ma femme, dit M. Heurtebise qui était sorti de l’arrière-boutique où il surveillait le travail des mitrons, c’est la pire des poltronnes ; il n’y a jamais eu de voleurs dans ce pays-ci, et il n’arrive jamais rien.

— Pourtant j’ai été poursuivie, dit Lucienne, et j’ose à-peine vous avouer que je redoute de faire seule les quelques pas qui me séparent de ma maison.

— Vous avez si peur que ça ? Allons, venez, je vous accompagne, dit le boulanger en riant.

— J’accepte avec plaisir, dit Lucienne, et je vous prie, madame, de m’excuser d’être entrée chez vous si brusquement.

— Cela était tout naturel, dit madame Heurtebise qui salua Lucienne d’un sourire aimable.

Lorsqu’il rentra dans sa boutique, après que la jeune modiste eût refermé sur elle sa porte à double tour, M. Heurtebise dit à sa femme :

— Sais-tu quel est l’homme qui poursuivait mademoiselle Perrauld ? … Le docteur !

— Le docteur Dartoc ?

— Lui-même.

— Tiens ! tiens ! tiens ! modula la boulangère en appuyant son menton sur sa main.

IV


L’insolente poursuite de l’entreprenant docteur fit naître en Lucienne une sourde irritation.

— Ainsi, se disait-elle, c’est là le respect qu’inspire une vie laborieuse et honnête ! On me suit, on m’insulte, comme on n’eût pas osé m’insulter du temps où je ne méritais nulle estime. On m’épie comme si j’étais un malfaiteur ; je sens qu’un réseau de calomnies m’enveloppe déjà, moi qui suis ici inconnue, qui vis dans la retraite la plus profonde et n’ai rien fait à personne. Est-ce donc parce que je suis seule et sans défense que la lâcheté humaine me prend pour cible ? ou bien la vertu, lorsqu’on est jolie et jeune, est-elle une chose si invraisemblable, que personne n’y veut croire ?

Depuis ce jour elle fut constamment inquiète et sur ses gardes, comme si elle eût été entourée d’ennemis. Les petits rideaux de soie verte, toujours tendus sur les vitres, jetaient une tristesse de plus dans la boutique assombrie. Pourtant, si elle n’était pas vue au dehors, Lucienne voyait sur la place à travers l’étoffe, et elle pouvait constater que ses amoureux rôdaient toujours autour de son logis, et surveillaient leur proie avec une patience de chasseurs à l’affût. Elle n’aurait pu sortir de chez elle sans rencontrer l’un ou l’autre de ces jeunes hommes. Elle ne sortait donc plus, et c’était une dure privation pour elle de renoncer à ses pèlerinages le long de la grève.

Lucienne n’était pas seule à remarquer les assiduités de la jeunesse de F… ; bien des paires d’yeux suivaient les faits et gestes des trois soupirants avec une avide curiosité. Cette attention dont la nouvelle modiste était l’objet inspirait une vive jalousie à plusieurs des voisines de Lucienne. Les demoiselles Lenoir, qui tenaient la librairie de l’autre côté de la place, avaient le nom de mademoiselle Perrault au bout de la langue du matin au soir. Elles étaient scandalisées de ce qui se passait ; elles ne tenaient nul compte à Lucienne de sa réserve ni du soin qu’elle mettait à se dérober aux regards, prétendant que c’était une ruse pour mieux enflammer ses adorateurs.

— Ces messieurs savent sans doute à qui ils s’adressent, disaient-elles ; ce sont des jeunes gens très-convenables. Les avons-nous jamais vus flâner autour de notre magasin ?

Elles oubliaient qu’elle étaient toutes trois fort déplaisantes à voir.

Lucienne, qui, pour tromper son ennui, allait quelquefois louer des livres chez ses voisines, s’aperçut qu’elles affectaient de plus en plus à son égard une froideur dédaigneuse. L’absurde histoire de l’enfant en nourrice à la campagne était arrivée jusqu’à elles, avec toutes sortes d’enjolivements et d’amplifications. Elles se croyaient donc en droit de regarder du haut de leur vertu intacte cette petite aventurière.

La pauvre Lucienne ne comprenait pas ce qu’on pouvait avoir contre elle. N’était-elle pas vêtue de la façon la plus modeste, toujours en noir, avec un étroit col blanc ? Ne travaillait-elle pas constamment, et pouvait-on trouver dans sa manière de vivre quelque chose de répréhensible ? Pourquoi ces jeunes filles, dans une position analogue à la sienne, à qui elle aurait dû inspirer de la sympathie, lui témoignaient-elles des sentiments hostiles ?

Elle oubliait, à son tour, qu’elle avait des yeux doux et ardents, des lèvres roses, et un charme extrême dans toute sa personne ; et que ce sont là des choses qu’on ne se fait pas aisément pardonner.

Elle entendait la rumeur sourde de la calomnie bourdonner autour d’elle, et elle avait des moments d’affreux désespoir, qui la faisaient sangloter la nuit dans son lit, tandis que le vent hurlait au dehors et qu’on entendait la plainte de la mer.

Comme elle se sentait seule alors, perdue, oubliée ! L’injustice, l’envie, la méchanceté venaient frapper sur elle, pour rendre plus pénible encore la vie qu’elle s’était choisie. Il lui semblait que personne n’avait jamais souffert autant qu’elle souffrait, et elle pleurait sur elle-même, la figure dans ses draps. Alors elle se jetait éperdument dans le souvenir d’Adrien.

Un jour, elle était, comme d’ordinaire, assise dans son magasin, tordant distraitement des tiges de fleurs qu’elle disposait en couronne. Il pleuvait ; elle entendait les gouttes d’eau rebondir sur le trottoir. La porte s’ouvrit, et Lucienne, levant la tête, vit un grand vieillard, à l’aspect cordial et franc, qui la saluait avec un bon sourire.

Elle reconnut aussitôt celui qu’elle avait vu un jour sur la falaise. Elle reconnut ce sourire bienveillant et doux, et il lui sembla qu’un rayon de joie lui réchauffait le cœur.

— Ma foi, mademoiselle, dit-il d’une voix sonore et forte, la pluie m’a surpris à quelques pas de chez vous, et je prends la liberté de vous demander quelques minutes d’hospitalité.

— Ah ! monsieur, s’écria Lucienne, je suis bien heureuse de pouvoir vous rendre ce léger service.

Elle se leva et offrit une chaise à son hôte.

— C’est que, voyez-vous, à mon âge, il faut se résigner à prendre quelques précautions, reprit le vieillard. Je ne puis cependant me décider à me munir d’un parapluie, et j’attrape bien souvent l’averse. Il ne doit pas faire bon en mer aujourd’hui, ajouta-t-il en écoutant siffler le vent.

— Que je plains les pauvres gens qui sont forcés de naviguer par un temps pareil ! dit Lucienne.

— Bah ! bah ! J’ai reçu bien des paquets de mer sur le dos, bien des mâts rompus sur la tête, j’ai essuyé des tempêtes terribles, et je voudrais y être encore.

— Vous avez été marin, monsieur ?

— Pendant quarante ans, ma fille, et je ne me suis jamais lassé de la mer. Ses colères sont si belles, si formidables, et l’on est si petit ! pourtant on lui tient tête, on triomphe souvent. Après ces batailles avec les éléments, on se sent plus grand, plus fort.

— Oui, je comprends… dit Lucienne pensive.

— Mais, continua le vieillard en fixant sur la jeune fille un regard d’une singulière finesse, il est des luttes morales plus terribles encore ; des luttes solitaires et longues, où l’on est un contre cent. Moi, le vieil adversaire de l’orage, je soulèverais mon chapeau devant celui qui tiendrait jusqu’à la fin, sans faiblir, dans un combat semblable. Rien de plus méritoire, il me semble, que d’élever de ses mains, pour remonter lorsqu’on a failli, un calvaire qu’on doit péniblement gravir, et d’y semer soi-même les pierres qui vous blesseront, et de marcher toujours, sans défaillance, jusqu’au faîte.

Lucienne, qu’un tremblement agitait, regardait le vieillard avec une surprise mêlée de terreur.

— Voyons, dit-il, en reprenant son ton joyeusement cordial, je ne sais pas feindre ; il vaut donc mieux parler franchement. Je me moque pas mal de la pluie ! que peuvent quelques gouttes d’eau douce sur le cuir d’un vieux loup de mer comme moi ? C’était un prétexte pour entrer chez vous. Maintenant que je suis dans la place, levons le masque.

Lucienne était pâle d’inquiétude.

— On ne trompe pas l’œil exercé d’un marin, voyez-vous, reprit-il en appuyant ses deux mains sur sa canne ; j’y vois la nuit dans l’obscurité comme les chats. Vous avez compté avec hardiesse, et sans doute avec raison, sur la myopie de tous les gens d’ici qui vous ont regardée en effet avec leur vue trouble. Mais moi je vous ai reconnue.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Lucienne en mettant ses mains sur son visage.

— Pourquoi cet effroi, mon enfant ? dit le marin avec douceur, croyez-vous que je vais abuser de cette découverte ? J’ai deviné, je crois, une partie de la vérité. Vous m’avez intéressée d’abord, puis je vous ai admirée. Mais j’ai vu bientôt se lever autour de vous les têtes de vipère de la médisance ; j’ai vu votre chagrin et votre courage et mon vieux cœur s’est serré en songeant à votre isolement au milieu de cette horde d’oisifs envieux, à votre faiblesse, aux larmes solitaires que vous devez verser. Et moi qui aime assez, comme les anciens chevaliers, à secourir les faibles, je me suis dit : Allons ! et me voilà. C’est on renfort qui vous arrive, ma fille ; l’acceptez-vous ?

Et il lui tendit sa large main.

Lucienne saisit la main que lui tendait cet ami inespéré et la baisa avec un sanglot, sans pouvoir parler.

— Allons, pas de faiblesse ! dit le vieux marin en secouant la main de la jeune fille, maintenant que nous voilà associés, nous ne craignons plus rien. Personne n’osera s’attaquer à quelqu’un que je protège ; j’ai le bras solide encore, et on ne l’ignore pas. Je jouis de quelque autorité ici, ayant rendu certains services à la ville ; et l’on a peur de moi, quoique je ne sois guère dangereux. On me traite bien de maniaque et d’original lorsque j’ai le dos tourné ; et cela parce que je n’aime pas les commérages, et que je vis au milieu des habitants de F… sans me soucier d’eux ; néanmoins, vous ne pourriez trouver dans toute la ville un chaperon plus convenable.

La jeune fille souriait au vieillard, en attachant sur lui un regard humide encore et plein de reconnaissance.

— Que vous êtes bon d’être venu à moi ! dit-elle ; je sentais que je ployais sous le poids du chagrin et du découragement ; mais maintenant ma tâche va être bien facile.

— Pauvre petite, je ne m’étais donc pas trompé, dit-il, vous souffrez. Mais maintenant il faut me faire une narration exacte de votre vie ; ce n’est pas la curiosité qui me pousse à vous demander cela, mais j’ai besoin de vous bien connaître. Allons, j’écoute.

Lucienne lui raconta brièvement les principales phases de sa vie.

— C’est bien ce que je soupçonnais en partie, dit-il, lorsqu’elle eut fini. Mais avez-vous tout dit ? ne me cachez-vous rien ?

Et il fixa sur elle ses prunelles luisantes.

— J’ai tout dit, répondit-elle en laissant ce regard pénétrer le sien.

— Bien vrai ? vous n’avez pas un enfant quelque part, à Chagny, par exemple ?

— Ah ! c’est donc cela ! s’écria Lucienne, voilà ce qu’on avait inventé ! J’ai reçu une lettre venant de ce village. Comment l’a-t-on su ?… Mais vous allez voir ce que cette lettre contient.

Elle chercha dans le tiroir de sa table, au milieu de bouts de rubans et de bouts de dentelles, et tendit au vieillard une lettre pliée, sans enveloppe.

Le marin lut :

« mairie de chagny.
Mademoiselle,

Selon votre désir, je vous transmets des nouvelles de votre protégé, le père Grialvat. Il est en bonne santé et se conduit bien depuis votre départ. Je n’ai pas eu besoin de lui rien donner de la somme que vous avez laissée pour lui ; il travaille et gagne suffisamment. Il ne s’est grisé qu’une fois et encore c’était un dimanche. Je lui ai adressé néanmoins une sévère réprimande et je l’ai menacé de vous prévenir, ce qui l’a beaucoup effrayé. Depuis, on ne l’a plus rencontré en état d’ivresse.

Ses enfants continuent à aller à l’école, et ils sont assez propres.

Je vous dirai encore que le chien Finaud est mort il y a quelques jours, à un âge que les chiens atteignent rarement. Le père Grialvat l’a enterré derrière sa maison.

Recevez mes salutations respectueuses :
molinot, maire de Chagny. »

— Cette lettre nous servira à confondre vos calomniateurs, dit te vieillard. Quel est, d’après vous, le premier qui a pu mettre cette histoire en circulation ?

— Ce doit être ce docteur dont je ne sais pas le nom, celui qui m’a poursuivie un jour dans la rue. Un grand jeune homme très-brun, au visage coloré.

— Dartoc ? Il n’est pas mauvais, il n’est que léger et vaniteux. Si c’est lui qui a fait le mal, c’est lui qui le réparera. Nous attendrons une occasion. Mais voyons, désormais soyons braves et tenons tête à nos ennemis. Ouvrez ces rideaux qui vous privent de jour ; cessez de vous enterrer vivante ; allez, venez, et ne craignez rien ; je suis là.

Il écarta lui-même les rideaux de soie. Les yeux toujours ouverts et auxquels rien n’échappait, aperçurent bientôt le vieillard.

— Ah ! s’écria-t-on, M. Lemercier est chez la modiste, lui qui est si ours et qui ne voit jamais personne. Il la connaît donc ?

H. Félix, qui était en faction à sa place ordinaire sous les halles, écarquilla les yeux lorsqu’il vit la belle barbe blanche de l’ancien marin s’épanouir derrière la vitre de Lucienne ; mais il s’esquiva au plus vite.

— Ah ! ah ! voilà déjà un déserteur ! s’écria M. Lemercier en riant. Voyez-vous ce galopin ! il tourne autour de la flamme. C’est qu’aussi vous êtes joliment jolie. Et vous êtes seule à briller ici.

M. Lemercier quitta Lucienne à la nuit tombante, en promettant de revenir le lendemain.

La nuit qui suivit cette journée, Lucienne dormit d’un sommeil paisible ; et le lendemain elle se surprit à chanter en préparant son déjeuner.

L’occasion que M. Lemercier attendait ne tarda pas à se présenter. Une après-midi, il était assis chez Lucienne, lorsqu’il vit passer le docteur sur la place.

— Attendez, dit-il à la jeune fille.

Et il sortit vivement.

Il n’était pas encore revenu, quand madame Dumont et son fils entrèrent dans la boutique.

— Ah ! tant mieux ! s’écria M. Lemercier lorsqu’il rentra accompagné du docteur, nous aurons des témoins.

— Qu’arrive-t-il ? disait le docteur surpris et inquiet, mademoiselle est-elle malade ?

— C’est sa réputation qui est malade, dit le marin ; et, comme vous êtes soupçonné de lui avoir porté les coups qui l’ont blessée, c’est vous que l’on charge de la guérir.

— Je ne comprends pas ! dit le docteur d’un air pincé, et de quel droit me parlez-vous ainsi ?

— Mademoiselle m’autorise à prendre sa défense, cela suffit. D’ailleurs, si vous vous trouvez offensé par mes paroles et si vous voulez que nous nous expliquions autrement, je suis votre homme malgré mes soixante-quinze ans. Je voudrais avant tout vous entendre soutenir l’accusation que vous avez portée de gaieté de cœur contre cette jeune fille. N’est-ce pas vous qui avez affirmé que mademoiselle Perrauld était une fille séduite et que l’enfant, né de sa faute, se trouvait en nourrice dans un village… à Chagny ?

— Ah ! docteur, dit madame Dumont, vous ne pouvez pas nier, c’est devant nous que vous avez formulé l’accusation.

— J’ai eu tort peut-être, dit le docteur, fort contrarié de la situation ridicule où il était placé ; mais mon hypothèse semblait confirmée par certaine correspondance…

— Voici la seule lettre que j’aie reçue depuis mon arrivée ici, dit Lucienne d’une voix tremblante ; elle vient de Chagny, en effet ; je vous prie de la lire.

— Ah ! mademoiselle, fit le docteur en repoussant le papier.

— Lisez ! lisez ! dit M. Lemercier ; vous ne devez conserver aucun doute. Lisez tout haut.

Le jeune homme obéit avec répugnance.

— Eh bien, monsieur, êtes-vous convaincu maintenant d’avoir commis une mauvaise action ? dit le marin de sa voix ferme en regardant le docteur.

Dartoc était atterré. Madame Dumont serra la main du vieillard.

— Ah ! c’est superbe ! s’écria Max ; M. Lemercier est un vrai chevalier du moyen âge. Quel homme, quel cœur ! Vous devriez, docteur, vous traîner dans la poussière aux pieds de mademoiselle.

— Je ne saurais exprimer ma confusion et mon regret, dit le docteur, et je n’ose espérer que mademoiselle daignera me pardonner le mal que je lui ai fait.

— Je vous pardonne, monsieur, dit Lucienne gravement.

On se hâta de mettre fin à cette scène.

— L’histoire fera du bruit, dit le marin lorsque tous furent sortis ; il y aura une réaction en votre faveur.

Cependant le docteur, qui ne pouvait digérer son humiliation, disait à madame Dumont :

— Il est fort ennuyeux, ce vieux ! De quoi se mêle-t-il ? qu’est-ce que c’est que cette espèce de père étemel qui sort d’une boîte et vient défendre l’innocence ? il abuse de son âge et de sa barbe de patriarche !

— Prenez garde ! dit madame Dumont, il vous écraserait d’un coup de poing. D’ailleurs, il est puissant ici. C’est lui qui a fondé l’hôpital auquel vous êtes attaché, et il a doté la ville d’une bibliothèque. Allez ! je vous conseille de vous repentir pour de bon.

V


La réaction prévue par M. Lemercier ne tarda pas à se manifester. Tout le monde connut bientôt la mésaventure du docteur Dartoc. On s’écria que c’était un méchant homme, qu’il avait comploté la perte d’une innocente, qu’il méritait bien ce qui arrivait, et qu’il fallait à l’avenir se défier de lui. La semonce qu’il avait dû subir chez la modiste fit rejaillir sur lui un certain ridicule ; il surprenait des sourires moqueurs ; sur son passage on lui décochait des phrases ironiques ; si bien qu’il s’enferma chez lui pendant plusieurs jours se disant malade, et qu’il songea sérieusement à donner sa démission et à quitter la ville.

Lucienne était vengée.

Les commandes abondaient ; on venait chez la jeune modiste, beaucoup par curiosité, pour lui parler, pour la voir. Mais le prétexte était toujours l’achat d’un chapeau ou d’une coiffure.

— Vous êtes vraiment mon bon génie, disait Lucienne à M. Lemercier ; vous avez écarté tous les nuages sombres qui s’amassaient au-dessus de ma tête ; le ciel est redevenu bleu, et voici que je gagne de l’argent.

Le vieillard étudiait l’esprit de sa nouvelle amie, et s’apercevait qu’il était peu cultivé, mais très-ouvert et très-fin. Il existait de nombreuses lacunes dans son instruction. Elle avait beaucoup lu ; mais c’était surtout les plus médiocres productions de la littérature moderne.

— Mon enfant, lui dit-il un jour, vous êtes destinée à vivre dans le monde ; votre ambition est de devenir la compagne d’un homme distingué, et vous ne devez pas être inférieure à lui. Il est inutile d’arracher de votre esprit toutes les herbes folles qui y poussaient à foison si vous ne semez rien à la place. Je vous l’ai dit, j’ai une idée. Tandis que vous ne songez qu’à détruire, je songe moi à réédifier. J’ai beaucoup vu, beaucoup appris. Voulez-vous que je vous donne un peu de ce que je sais, sans vous fatiguer, tout en causant ?

— Comment ! vous prendriez vraiment cette peine ! vous feriez encore cela pour moi ! s’écria Lucienne, en fixant sur lui un regard brillant de joie.

— N’a-t-on pas plaisir à voir fleurir une plante que l’on cultive ? dit-il ; je suis oisif et seul, je ferai pour vous ce que j’eusse fait pour ma fille.

— Votre fille ! me permettez-vous alors de vous appeler : père ? Un mot que je n’ai jamais dit à personne.

— Ce nom sera une caresse pour mon oreille, qui l’entend prononcer trop rarement, dit le vieillard. Mais vous aurez un frère, ma fille ; car j’ai un fils, un loyal et brave garçon, un homme de cœur, presque un héros. Je suis fier de lui, je l’avoue ; je l’aime comme on aime un fils unique. Mais, hélas ! la mer me le prend ; il est lieutenant de vaisseau dans la marine militaire. Il s’appelle Stéphane, ajouta-t-il avec une intonation touchante.

— Pauvre père ! dit Lucienne. Je comprends maintenant pourquoi votre front s’assombrit lorsque le vent se déchaîne et bouleverse l’Océan ; pourquoi, les jours qui suivent une tempête, le journal tremble dans votre main, lorsque vous le consultez.

— Que voulez-vous ? on est lâche lorsqu’il s’agit de l’être cher. Moi qui riais au nez du cyclone et maudissais les temps calmes, je redoute pour lui les plus faibles grains.

— Vous ne le voyez donc jamais, ce fils bien-aimé ?

— Si je ne le voyais jamais, la vie ne serait pas possible, s’écria le vieux marin. Il a des congés, et c’est toujours auprès de son père qu’il vient les passer. Je l’ai eu deux jours l’été dernier ; dans un mois je le verrai. Vous le verrez aussi ; vous l’aimerez, j’en suis sûr. En ce moment il est sur les côtes d’Afrique, ce cher Stéphane.

Et il se laissait aller à parler longuement du fils absent, il racontait ses exploits, les combats dans lesquels il s’était signalé, comment il avait mérité la croix d’honneur qui décorait déjà sa poitrine, bien qu’il n’eût pas trente ans. Il disait combien de fois il s’était exposé pour secourir ses semblables, de quelle façon il avait sauvé son navire en jetant à la mer un baril de poudre prêt à s’enflammer.

— Tous les marins sont braves, et, pour se distinguer parmi eux, il faut être d’une intrépidité folle et posséder un sang-froid extrême et une promptitude prodigieuse de jugement dans le danger, dit-il en terminant. C’est ainsi qu’est mon fils, et, au milieu de l’orgueil qu’il m’inspire, il me désespère par le peu de cas qu’il fait de sa vie.

— Vous devez bien souffrir, en effet, disait Lucienne ; et quelle force d’âme vous montrez cependant ! Si l’homme que j’aime était ainsi exposé, je ne pourrais pas supporter l’angoisse qui me dévorerait, je deviendrais bientôt folle.

— Il y a toujours moyen de s’arranger avec la destinée, dit le vieillard ; je suis armé contre elle. Si mon fils meurt, je ne lui survivrai pas, voilà tout.

Lucienne n’objecta rien.

— En effet, pensait-elle, la mort est un refuge contre la douleur.

Bientôt, comme il l’avait annoncé les causeries de M. Lemercier devinrent des enseignements. Il raconta à Lucienne l’histoire du monde, la vie des héros. Il avait été aux Indes, au Japon, en Cochinchine ; il lui décrivit les pays qu’il avait vus, leurs mœurs, leurs religions, leurs légendes. Quelquefois il apportait une carte pour lui faire mieux comprendre la configuration d’un pays, ou bien un herbier contenant une collection des plus curieuses plantes des tropiques. De la botanique, on passait à la zoologie. Lucienne écoutait son maître avec une attention passionnée. Il avait une façon si vive et si nette de lui présenter les choses, il variait si bien ses leçons et les rendait si attrayantes que son élève n’éprouvait aucune fatigue et n’oubliait rien cependant de ce qu’il lui avait enseigné.

— Vous serez vraiment le père de mon intelligence, lui disait Lucienne, qui éprouvait pour lui une profonde tendresse.

Elle avait repris ses promenades le long de la mer, mais le charme attaché à ces lieux si souvent visités commençait à s’amoindrir. Lucienne nourrissait un désir ardent et secret qu’elle ne songeait pas à réaliser, qu’elle n’osait même pas avouer à son protecteur, c’était de voir un seul instant la maison où habitait Adrien. Elle souffrait de ne savoir pas, à travers ses continuelles rêveries, dans quel milieu se l’imaginer.

Il était pourtant bien près d’elle, et un voyage à Rouen pour une affaire de commerce n’avait rien d’invraisemblable. Elle se glisserait à la nuit tombante dans la rue qu’il habitait ; elle verrait sa maison, elle en graverait chaque détail dans sa mémoire. Les fenêtres s’éclaireraient, une ombre peut-être passerait derrière un rideau… Et quel trésor de souvenirs elle rapporterait.

Lucienne chassait cette pensée qui revenait toujours.

Une fois, M. Lemercier lui dit :

— Êtes-vous musicienne ?

— Un peu, dit la jeune fille, j’avais une assez jolie voix.

— Alors, il nous Faut un piano ici ; si vous trouvez ce luxe excessif, vous direz que c’est moi qui l’exige. On sait que vous êtes orpheline et que vous n’avez pas toujours été obligée de travailler ; il est donc tout naturel que vous ayez appris un peu de musique. Il ne faut rien perdre des choses acquises, mais les perfectionner, au contraire. Nous écrirons à Rouen pour louer un piano.

— Si j’y allais ? dit Lucienne vivement.

— À Rouen ?

Alors elle avoua son désir au vieux marin.

— Ma foi ! vous avez bien gagné cette petite récompense, dit-il. Allez, mais soyez prudente.

— Ah ! cher père, comme je vous aime ! s’écria Lucienne en lui sautant au cou.

VI


Dès le lendemain, Lucienne s’envola vers Rouen. Elle se sentait vraiment plus légère qu’un oiseau en courant à la gare de F…, le long des quais, sur la boue durcie par la gelée. Elle était comme un voyageur dans le désert apercevant le source où il va se rafraîchir.

Sans la permission que lui avait accordée son protecteur, elle n’eût pas osé accomplir ce voyage. Elle n’avait plus rien de son ancien caractère : impérieuse autrefois et pleine de caprices, elle devenait timide, craintive, plus féminine que par le passé ; et, depuis que M. Lemercier avait conçu pour elle cette paternelle affection, sa volonté s’assouplissait de plus en plus et se courbait devant celle du vieillard.

— Qu’il est bon de m’avoir permis cette joie ! se disait-elle ; comme il comprend bien les faiblesses d’un jeune cœur !

Elle arriva à Rouen vers quatre heures, et se rendit d’abord chez le facteur de pianos, dont elle avait l’adresse. Lorsqu’elle sortit de la maison, après y être restée quelques instants à peine, il faisait presque nuit, on allumait déjà les becs de gaz. Lucienne ne connaissait pas la ville ; après avoir erré quelque temps au hasard, elle demanda son chemin à une paysanne qui poussait une petite voiture à bras, le long du trottoir.

— Tout dret et puis à gauche, lui répondit-on.

La jeune fille se hâta, et atteignit bientôt la rivière. Elle suivit le cours Boïeldieu, en prenant le trottoir du côté de la Seine, plus obscur et plus solitaire ; elle passa devant la Bourse, devant l’hôtel d’Angleterre, et fut bientôt en face de la maison qu’elle cherchait.

C’était un petit hôtel en pierre, à toit d’ardoises, haut de trois étages. De riches moulures encadraient les fenêtres et la porte en chêne sculpté, à deux battants, comme une porte de salon ; elle était ornée de ferrures polies qui luisaient à la lumière d’un réverbère voisin. Lucienne compta cinq fenêtres de façade ; celles du rez-de-chaussée étaient grillées ; il y avait un sous-sol qui, dans ce moment, était vivement éclairé. Le reste de la maison était obscur, à l’exception de deux fenêtres du premier étage, d’où s’échappait une lueur douce à travers les stores baissés.

La jeune modiste, pelotonnée sur un banc, sans prendre garde au froid ni aux quelques flocons de neige qui commençaient à tomber, regardait de tous ses yeux. C’était donc là qu’il vivait, il entrait et sortait pas cette porte, il s’accoudait à ces balcons ! Lucienne se sentait jalouse des pierres de la maison. Pourtant ce toit ne devait-il pas l’abriter un jour, lorsqu’elle serait la femme d’Adrien ? L’hôtel appartenait à madame Després, et le jeune homme avait souvent dit à sa fiancée qu’après son mariage il ne voulait pas quitter sa mère.

Bientôt la porte s’ouvrit, et une jeune bonne sortit en courant. Lucienne surprit quelque chose de l’intérieur : un vestibule éclairé par une lanterne ronde en verre dépoli.

— Si je voulais, cependant, se disait Lucienne, si je sonnais à cette porte, avec quelle joie on m’accueillerait ! car, dans cette maison où je ne suis jamais entrée, on pense à moi, on me désire, on m’appelle. Ah ! quel courage il faut pour ne pas te répondre, pour te laisser souffrir, cher bien-aimé ! Mais je n’ai pas encore mérité ton amour ; ma place est bien là, à ta porte, dans l’ombre, comme une mendiante qui dévore des yeux la richesse qu’elle ambitionne.

La jeune bonne revint, apportant une salade qu’elle avait été prendre chez la fruitière. La porte se referma avec un bruit sourd.

Alors Lucienne envia celle bonne, elle songea aux histoires de femmes déguisées en page et se mettant, sans être reconnues, au service de leur amant. Si elle avait pu vivre ainsi près de lui, sans qu’il s’en doutât, l’entourant de soins et de tendresses discrètes !

Elle laissait passer le temps, ne pouvant pas se détacher de ce lieu, regardant la maison, les arbres, la rue, imprégnant de ce tableau pour ne plus jamais l’oublier.

Tout à coup elle trembla de tous ses membres, et se cramponna d’un mouvement nerveux au dossier du banc de bois. Adrien s’avançait lentement, nettement éclairé par les lumières des boutiques. Il avait un portefeuille sous le bras.

Lucienne fit un mouvement pour courir à sa rencontre ; mais elle s’arrêta, et, les mains jointes, retenant son souffle, elle le regarda avec adoration.

Il marchait la tête baissée, les regards fixés au sol. De temps en temps il s’arrêtait, comme quelqu’un de préoccupé qui oublie où il est et ce qu’il fait.

— Il est triste, il souffre, se disait Lucienne. S’il pensait tout haut, mon nom serait sur ses lèvres.

Il était arrivé à la porte de sa maison, il sonna deux coups. Lucienne entendit vibrer le timbre. La porte s’ouvrit, puis se referma sur lui.

— Ah ! c’est horrible ! se dit-elle, si près de lui, et si loin ! Il ne devine donc pas que je suis là.

Une autre fenêtre du premier étage s’éclaira, le store n’était pas baissé. La jeune fille vit un valet de chambre qui portait une lampe ; puis Adrien entra ôtant ses gants. Il allait et venait par la chambre, il s’approcha de la fenêtre et y resta un certain temps, regardant l’obscurité, comme si un attrait mystérieux l’eût retenu là. Lucienne voyait très-nettement sa silhouette se découper sur la lumière intérieure, ses épaules larges et élégantes, sa tête fine aux cheveux touffus. Une fois, il se tourna à demi pour répondre à quelqu’un, et elle aperçut très-distinctement son beau profil. Elle était dans le ravissement. Mais Adrien s’en alla. Le domestique ouvrit la fenêtre et fit tomber le store ; puis un rideau s’abaissa sur la fenêtre refermée.

Lucienne poussa un profond soupir. Le froid commençait à l’engourdir un peu ; elle se leva et traversa la rue. Elle toucha les murs de la maison, mit un baiser sur le bouton de la porte où la main d’Adrien s’était posée un instant auparavant. Elle ramassa une petite pierre sur le seuil ; puis curieusement regarda dans la cuisine par une vitre entr’ouverte. La cuisinière surveillait ses casseroles. La jeune bonne s’en allait, portant une pile d’assiettes. Un gros chat blanc dormait sur une chaise.

Tout à coup, une horloge voisine sonna dix heures.

Lucienne poussa un petit cri, étonnée qu’il fût si tard ; et elle s’enfuit, envoyant un baiser du bout de ses doigts à cette maison bien-aimée.

Elle dut courir jusqu’à la gare pour ne pas manquer le train. La neige tombait à gros flocons ; la jeune fille était toute blanche, mais se secouait gaiement, tout en hâtant sa course. Une minute plus tard, et le train partait sans elle.

— Père m’aurait grondée, se dit-elle, en se blottissant dans le coin du wagon.

M. Lemercier attendait Lucienne à la gare de F…

— Comment ! vous êtes là par un temps pareil ! s’écria Lucienne d’un ton de doux reproche.

— Crois-tu que j’aurais pu dormir, sans savoir s’il n’était rien arrivé de fâcheux à mon enfant ? dit-il en la tutoyant pour la première fois.

Le son de sa voix avait quelque chose de joyeux comme une fanfare.

— Qu’avez-vous, mon père ? dit Lucienne. Vos yeux resplendissent de bonheur.

— Ce que j’ai ? Stéphane arrive dans trois jours !

VII


Pendant les jours qui précédèrent l’arrivée du jeune lieutenant de marine, Lucienne négligea un peu les travaux commandés par ses clientes. Elle était tout entière à un ouvrage qu’elle exécutait secrètement et avec amour. C’était un bouquet. Elle voulait que quelque chose parlât d’elle, avant qu’il la vit, au fils de son vénérable ami, à celui qui devait être son frère. Ces fleurs de gaze et de soie, humble cadeau de bienvenue, diraient la condition de celle qui offrait et feraient entendre au voyageur qu’on pensait à lui et qu’on l’aimait déjà avant de le connaître.

Lucienne voulut que son bouquet fût un chef-d’œuvre, que l’on pût croire en le voyant qu’il venait d’être cueilli dans un jardin, et qu’on eût l’idée de se pencher vers lui pour le respirer.

Elle pilla sans pitié les couronnes, les guirlandes, les touffes de fleurs préparées déjà pour des coiffures, choisissant partout la brindille la mieux réussie, les roses les plus semblables aux roses nées de la terre, les lilas blancs les plus légers. Elle prit des liserons, des églantines, des fleurs de pommier, puis quelques tiges d’herbes folles, fines, vaporeuses comme des plumes. Elle retoucha, corrigea, tordit les tiges, les enveloppa de mousse, répandit sur les pétales une pluie de rosée en perles transparentes, cacha un scarabée dans la corolle d’une rose, suspendit un papillon au-dessus d’un volubilis. Quand ce fut fini, elle battit des mains ; elle avait réussi au delà de ses espérances.

Aussitôt sa boutique fermée, elle enveloppa son bouquet et se dirigea vers l’habitation de M. Lemercier.

Le vieillard demeurait à mi-côte de la falaise, dans un grand chalet qui regardait vers la mer.

L’intérieur de la maison était des plus singuliers. Après le vestibule franchi, on pénétrait dans une très-vaste pièce qui tenait toute la largeur de l’habitation. Tout ce que le vieux marin avait rapporté de ses voyages dans les pays les plus divers, était réuni dans cetlo pièce et la décorait d’une façon sauvage et surprenante. Là, des nattes indiennes couvraient le sol ; plus loin, c’étaient des tapis de Turquie ou des dépouilles de bêtes fauves. Un casoar empaillé dressait sa haute stature en face d’un requin dont la gueule ouverte laissait voir les dents. Un hamac, rapporté du Brésil, tout garni de plumes d’oiseaux aux couleurs brillantes, déployait son arc gracieux dans un angle. Des idoles mexicaines, des chasse-mouches, des armes, des costumes, des draperies, des étoffes brodées, couvraient le mur et le plafond. Sur une grande table qui occupait le milieu de la pièce, étaient entassées toutes sortes de statuettes en ivoire en bronze, en bois peint ; des vases, des miroirs, des instruments de musique les plus bizarres : le tout dominé par une pagode de porcelaine. Un parfum exotique et pénétrant s’exhalait de cette salle. Au fond, dans un angle, un escalier tournant en chêne sculpté à la rampe duquel étaient accrochés des carquois, des boucliers et des parures de sauvages, montait aux chambres du haut. Il y avait là trois pièces : l’une, assez vaste, était un salon-bibliothèque ; les deux autres étaient des chambres à coucher. C’est dans la bibliothèque qu’aboutissait l’escalier, et c’est là que Lucienne trouva M. Lemercier.

Lorsqu’elle entra, son bouquet à la main, elle eut un succès complet.

— Ce n’est pas à F… que tu as pu trouver de pareilles fleurs dans cette saison ! s’écria le vieillard.

— C’est pour Stéphane, dit Lucienne.

— Ah ! petite fée, je comprends. C’est sous tes doigts qu’est éclose cette charmante floraison. Quelle aimable pensée, et comme il en sera touché ! Viens, tu placeras toi-même le bouquet dans sa chambre.

Il ouvrit une porte et fit entrer Lucienne. Le luxe avec lequel cette chambre était aménagée trahissait l’adoration que ce père avait pour son fils. Tout ce qu’il possédait de plus précieux était réuni là ; les plus riches tapis, les tissus les plus superbes couvraient les murs et le plancher. Le lit était un lit chinois en bois de fer, fouillé de sculptures ; une peau d’ours noir lui servait de couvre-pied.

— Tu comprends, dit le marin jouissant de la surprise de Lucienne ; il ne faut pas qu’il soit nulle part aussi bien que chez son père.

Elle s’avança vers la cheminée et chercha, parmi les merveilles qui l’entouraient, un vase où elle pût placer son bouquet ; elle prit un cornet en verre de Venise, et le posa sur un petit guéridon, près du lit. Le bouquet ressortait à merveille, sur le fond sombre et chaud des draperies ; il éclatait frais, brillant, tout humide sous ses perles lumineuses.

— La nature n’eût pas fait mieux, dit M. Lemercier en embrassant la jeune fille.

Tous deux se promenèrent lentement par la chambre ; il lui montrait différente objets curieux, lui disant d’où ils venaient et ce qu’ils étaient. Le domestique de M. Lemercier, un ancien matelot resté à son service, vint les interrompre.

— Capilaine, dit-il, donnant à son maître son ancien litre, il y a là un jeune homme, M. Félix Baker, qui désire vous parler, ; il est déjà venu cette après-midi.

— Félix Baker ! s’écria le vieillard très-surpris, que peut-il me vouloir ? Fais-le monter. Reste là, dit-il à Lucienne ; continue à fureter, et écoute ce que me dira ce personnage, si cela t’intéresse.

Il fit retomber une portière, et laissa la porte ouverte en passant dans la bibliothèque.

Félix Baker émergea de l’escalier.

— Eh bien, mon garçon, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? dit M. Lemercier en lui offrant une chaise. Mais, bon Dieu ! pourquoi cette tenue ? allez-vous au bal ou à la noce ? ajouta-t-il en remarquant que le visiteur était en habit noir, gants blancs et cravate blanche.

— Je tiens à être parfaitement correct dans la démarche que je viens faire auprès de vous, dit-il visiblement ému, la circonstance exigeait la tenue que j’ai adoptée.

— Comment ! c’est pour moi tout seul que vous avez endossé ce frac ? Mais parlez, je vous écoute.

Le jeune homme devint très-rouge et commença en balbutiant.

— Avec votre bonté ordinaire, bien connue et appréciée dans cette ville que vous avez comblée de vos bienfaits, pour laquelle vous avez…

— Passons ! passons ; dit, le marin.

— Enfin, en un mot, vous tenez lieu de père à une personne à laquelle je porte un vif intérêt, et… je pensais qu’en m’adressant à vous… Finalement, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Perrauld.

— Cette demande ne peut qu’honorer la chère enfant que j’ai prise sous ma protection, dit M. Lemercier après un instant de silence. Mais pourquoi désirez-vous l’épouser ?

— Pourquoi, monsieur ? parce que je l’aime !

— Vous pensez aussi peut-être trouver quelque avantage pour votre position dans cette union ?

— Oh, monsieur ? je crois mademoiselle Perrauld sans fortune.

— Oui, mais vous savez que je ne suis pas tout à faire pauvre et que probablement je doterai l’enfant.

— Je l’épouserai sans dot aucune.

— Tant pis ! mon garçon, j’eusse préféré que l’intérêt seul vous guidât, car vous vous seriez plus aisément consolé de l’échec. Je dois vous apprendre que mademoiselle Perrauld est fiancée.

— Alors, il n’y a pas d’espoir pour moi, je le comprends. Je dois me retirer sans murmurer et tâcher d’oublier si je le puis, dit M. Félix, qui laissa tomber ses bras le long de son corps et regarda fixement le plancher.

— Allons, un peu de courage, soyez homme, que diable ! Vous n’en mourrez pas.

— Vous avez raison, monsieur, je dois dévorer ma douleur ; et il ne me reste plus qu’à m’excuser de vous avoir dérangé.

— Eh bien, Lucienne, tu as entendu ? dit M. Lemercier quand le jeune homme fut parti.

— Ah ! père ! s’écria-t-elle en courant à lui ; je suis donc digne d’être épousée ?

— Tu le vois.

— Oui, mais s’il savait quelle femme j’ai été ?

— Chut ! dit le marin, ne parlons pas des morts.

VIII


En la reconduisant chez elle, M. Lemercler avait dit à Lucienne :

— C’est demain dimanche ; donc, tu es libre. Stéphane arrive à cinq heures, tu dîneras avec nous.

C’est pourquoi elle se dirigea, le lendemain, au milieu du jour, vers la maison du marin. Mais avant d’entrer au chalet, elle monta jusqu’à la ferme d’Argent pour revoir le petit bois à l’ombre duquel elle avait annoncé à Adrien sa résolution de vivre trois ans loin de lui.

Le bois était bien changé ; il se laissait pénétrer du regard dans toute son étendue, et entre les minces branches et les broussailles dépouillées, on voyait, de l’autre côté, les champs, comme à travers les mailles d’un filet.

À terre, sous la neige qui fondait aux premières tiédeurs du printemps, les mousses étaient restées vertes, mais elles disparaissaient presque entièrement sous les feuilles mortes, qui formaient une couche épaisse et tout imbibée d’eau. Le vieux banc était effondré d’un côté. Lucienne le releva à peu près et s’y assit avec précaution.

Elle repassa alors dans sa mémoire la scène décisive qui s’était jouée là. Elle fermait à demi les yeux et s’efforçait de s’imaginer qu’Adrien était encore agenouillé devant elle. Elle revoyait ses yeux clairs la regardant avec une expression inquiète et triste, ses cheveux lustrés découvrant son beau front que traversait une mince cicatrice blanche, ses lèvres sérieuses qu’elle aimait tant, et dont la gravité lui inspirait cependant un respect craintif.

— Le reverrai-je vraiment un jour ? se disait-elle ; entendrai-je encore sa voix ? Par instant, il me semble qu’un tel bonheur est impossible.

Elle se souvint aussi que c’était là qu’elle avait vu pour la première fois M. Lermercier, et elle admira ce jeu du hasard qui avait fait apparaître à ses yeux, juste au moment où elle venait de fixer définitivement son avenir, l’homme qui devait l’aider à accomplir la tâche qu’elle s’imposait. Elle resta là longtemps absorbée dans ses souvenirs, et ne s’éloigna qu’en voyant le soleil couchant empourprer le ciel.

Lorsqu’elle arriva au chalet, une voiture redescendait la pente du chemin. Dans le vestibule, elle trouva le vieux domestique qui chargeait une malle sur son épaule.

— Il est arrivé ? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle, répondit Bernard d’un air joyeux, il est dans sa chambre qui fait un bout de toilette, je lui monte sa malle.

Lucienne traversa la grande salle et monta à la bibliothèque par l’escalier intérieur. Elle était impatiente de voir cet homme que son bienfaiteur lui avait appris à aimer et qu’il lui donnait pour frère. N’allait-il pas en vouloir à cette étrangère de lui avoir pris un peu de l’affection paternelle ?

De la bibliothèque, elle entendait la voix de M. Lemercier et le rire éclatant de son fils. Lucienne souriait de plaisir en songeant à la joie que devait éprouver ce père.

Un képi d’officier était posé sur la table. La jeune fille le prit et regarda la petite ancre d’or brodée sur l’étoffe.

— C’est aussi le symbole de l’espérance, se dit-elle ; un emblème que je devrais porter ! …

Elle s’assit sur un divan demi-circulaire qui s’étendait devant une large fenêtre donnant sur la mer, et elle attendit.

Bernard vint allumer les lampes.

— Voici ces messieurs, dit-il à Lucienne, en entendant la porte s’ouvrir.

— Ah ! s’écria M. Lemercier, elle est là, cette chère enfant, la charmante fée qui a composé ce bouquet qui t’émerveille ; tu vois, nous serons deux à fêter ta bienvenue.

Le jeune homme entra et s’avança vers Lucienne en lui tendant les deux mains. Elle se leva vivement et s’approcha. Mais, lorsque la lumière des lampes tomba sur elle et qu’il la vit distinctement, il pâlit brusquement, et s’arrêta court, les yeux agrandis par la surprise. Elle s’avança encore et mit ses mains dans celles qu’on lui tendait ; ces mains étaient agitées par un tremblement nerveux.

— Qu’a-t-il donc ? se dit-elle, s’apercevant du trouble extraordinaire qui avait subitement envahi le jeune marin.

Par un effort violent de volonté, il prononça quelques mots aimables. Sa voix était altérée, un violent battement de cœur entrecoupait sa respiration.

M. Lemercier, qui donnait un ordre à Bernard, n’avait rien vu.

— Allons, dit-il en revenant vers eux, faites connaissance, regardez-vous bien, vous êtes tous deux beaux à voir.

Stéphane était assez grand, mince, très-élégant dans son uniforme à étroits galons d’or. Ses yeux, d’un bleu très-clair, resplendissaient dans son visage bruni par l’air ; ses cheveux blonds, coupés court, se dressaient tout autour de son front. Il avait la moustache rasée, et quelques poils couleur d’or pâle frisaient à son menton.

— Parle-lui, ma fille, dit M. Lemercier : il est un peu timide, les héros sont souvent ainsi. Moi, je vais à la cave chercher quelques bouteilles d’un vin plus vieux que vous, qui vous déliera la langue.

Le jeune homme s’était laissé tomber sur le divan, comme si ses jambes eussent refusé de le porter.

— Monsieur Stéphane, dit Lucienne en s’asseyant à côté de lui, n’êtes-vous pas souffrant ? Il me semble qu’un malaise subit vous a saisi. Puis-je vous être bonne à quelque chose ? Voulez-vous que j’appelle Bernard ?

— Non, je ne suis pas malade, dit Stéphane ; mais permettez-moi de vous faire une question.

— J’y répondrai en toute sincérité.

— Ne vous appelez-Tous pas Lucienne ?

La jeune fille fut frappée de la façon dont il prononça son nom ; il le savourait comme si ce mot eût été une caresse pour ses lèvres.

— Je m’appelle Lucienne, en effet, dit-elle très-étonnée.

L’émotion du jeune homme redoubla ; il balbutia des paroles sans suite, que Lucienne écoutait avec un commencement d’effroi.

— Vous ne pouvez comprendre, disait-il, un rêve qui se continue dans la réalité, qui prend forme tout à coup sans qu’on y soit préparé, après tant de jours, tant de luttes inutiles ! C’est comme une décharge électrique qui vous toucherait au cœur…

La fin de la phrase fut étouffée par un sanglot convulsif.

— Mais il a une attaque de nerfs ! se disait Lucienne ; est-ce possible ! un homme si plein de sang-froid et de force ! Qu’a-t-il donc, mon Dieu ! comment ma présence a-t-elle pu déterminer un tel bouleversement ?

Elle se leva pour appeler du secours, mais il la retint vivement par sa robe.

— N’appelez pas, ne dites rien, je vais mieux ; ne gâtons pas à mon père la joie que lui cause mon arrivée.

Elle se rassit auprès de lui.

— Écoutez, monsieur Stéphane, dit-elle, ma vue vous cause une impression pénible ; j’en suis au désespoir, et je ne veux pas m’imposer plus longtemps à vos regards. Laissez-moi partir ; je dirai que je suis souffrante.

— Vous, partir ? dit-il, en lui prenant les mains, et d’une voix si douce, qu’elle se sentit émue. Je vous ai donc offensée, pardonnez-moi, alors. Il m’était impossible de me dominer ; une foudroyante émotion brisait ma volonté, comme la poudre enflammée brise son enveloppe. C’était terrible et irrésistible. Voyez, j’ai pleuré ; c’est, pardieu ! la première fois de ma vie ; mais ces larmes m’ont soulagé.

— Pourquoi donc êtes-vous ainsi ? dit Lucienne, qui le regardait avec un profond ébahissement.

— Pourquoi ? …

— Allons, enfants ! descendez, cria d’en bas M. Lemercier ; à table !

— Mon Dieu ! mon père ne devinera-t-il pas qu’il s’est passé quelque chose ? dit Stéphane, cherchant des yeux un miroir.

— Votre visage est tout empourpré, en effet, dit Lucienne ; un peu d’eau fraîche peut-être ! …

Elle courut dans la chambre du jeune homme et revint avec une serviette imbibée d’eau. Stéphane la passa à plusieurs reprises sur son front et sur ses joues.

— Je dois vous faire l’effet d’un fou furieux, dit-il ; quelle singulière réception je vous ai ménagée là !

— Enfin, que s’est-il passé, qu’aviez-vous ? dit Lucienne, en mettant le pied sur la première marche de l’escalier.

— Quand nous serons seuls, je vous le dirai, si je l’ose, murmura Stéphane, un doigt sur ses lèvres.

À table, Stéphane raconta les événements de son dernier voyage avec une gaieté fébrile. Il parlait, mangeait, buvait, d’une façon exagérée, comme pour détourner l’attention de son père et l’empêcher de lire dans sa pensée.

Le vieillard jetait cependant de temps en temps un regard inquiet sur le visage enflammé de son fils, et, d’un signe, il commandait à Bernard d’ouvrir la fenêtre, croyant que Stéphane avait peut-être trop chaud.

Lucienne, encore troublée de la scène bizarre et imprévue qui avait eu lieu entre elle et le jeune homme, avait peur de le voir tomber tout à coup frappé d’une congestion cérébrale.

— Il est bien singulier ! se disait-elle en le regardant vider son verre coup sur coup. Il m’effraie, et il m’inspire cependant une vive sympathie.

Et elle cherchait à deviner quelle explication de sa conduite il pourrait bien lui donner ; elle ne trouvait pas. D’ailleurs, il lui laissait peu le loisir de réfléchir. Ses récits étaient si vifs, si attachants, si pleins de verve, qu’elle l’écoutait par instant, les lèvres entr’ouvertes, tout entière à ce qu’il disait.

Il riait de tout. À l’entendre, rien n’était plus comique que de manquer de vivres et d’eau, sous un ciel étouffant, dans une atmosphère empestée par une épidémie ; d’être surpris la nuit par une tribu sauvage ; de se sentir à moitié égorgé, et de se battre furieusement dans des flots de sang, à travers la plus profonde obscurité. Il avait une façon si bizarre de présenter les événements les plus tragiques, qu’on était forcé d’en rire avec lui.

Bernard interrompait son service pour écouter son jeune maître avec une béate admiration.

— Allons ! ne parle pas tant, dit à la fin M. Lemercier, tu ne fais pas la moindre attention à mon dîner, que la cuisinière a préparé cependant avec autant de soin que s’il avait dû être mangé par un amiral.

— Comment ! je ne fais pas honneur au repas ! s’écria Stéphane, je mange comme un ogre !

— C’est-à-dire que tu avales tout sans discernement, comme un requin qui engloutit avec le même enthousiasme des perdreaux truffés, de la ferraille ou de vieilles bottes ! Je parie que je t’embarrasserais beaucoup en te demandant de quoi se composait le dîner.

— Il y avait beaucoup de choses excellentes, dit Stéphane.

— Oui, c’est cela ! et quel vin bois-tu depuis un instant, comme si c’était l’eau claire des fontaines ?

— C’est du vin rouge.

— Parfait ! c’est encore heureux que tu ne prennes pas du laffite retour des Indes, qui a vingt-cinq ans de bouteille, pour du cidre de la vallée d’Auge ?

— Ce rosbif est exquis, dit Stéphane, pour sauver quelque chose du naufrage.

— Mais non, dit Lucienne, c’est du chevreuil !

— N’est-ce pas qu’il est incroyable ! s’écria M. Lemercier.

Et tous deux partirent d’un franc éclat de rire.

Vers la fin du dîner, le jeune homme parvint cependant à retrouver un peu de sang-froid ; son visage reprit sa teinte naturelle, et il parla avec plus de calme.

Parfois il prenait la main de son père et la serrait dans les siennes, avec une recrudescence de joie.

— Tu sais, lui dit-il tout à coup, comme si les idées lui revenaient, je suis pour quelque temps ici.

— Ah ! tu me délivres d’une angoisse, dit M. Lemercier ; je n’osais pas te demander quelle est la durée de ton congé.

— Il sera long, par extraordinaire, dit Stéphane ; mon bâtiment est éclopé, on l’a mis à l’infirmerie ; mais je crois que ses plaies sont mortelles et qu’il ne se relèvera pas.

— Comment ! que lui est-il donc arrivé ?

— Je ne vous ai pas dit la dernière péripétie de mon voyage. Voici : En arrivant sur les côtes de Bretagne, nous avons été pris par le brouillard. Le nouveau pilote, qui remplaçait celui qui est mort du typhus pendant la traversée, connaissait mal ces parages ; il nous a jetés sur un banc de rocher, et une voie d’eau s’est déclarée. Nous nous sommes tirés de ce mauvais pas et nous sommes arrivés à Brest en assez piteux état. Nous avions déjà essuyé une forte bourrasque dans le golfe de Gascogne, et le navire avait eu des avaries ; cependant je ne croyais pas qu’il fût sérieusement endommagé. Mais en le mettant à sec, on s’est aperçu que sa cuirasse était comme fêlée d’un bout à l’autre, et l’on commence à désespérer de lui. En tous cas, s’il se rétablit, sa convalescence sera longue.

— Un malheur heureux ! s’écria M. Lermercier ; je vais donc te voir un peu autrement que par la pensée. J’en ai assez de vivre ainsi privé de toi. Comprends-tu, Lucienne, continua-t-il, à quel point j’aime cet enfant ? Sa mère est morte peu après sa naissance, j’ai donc été en même temps sa mère et son père. J’étais âgé déjà quand il est venu, je n’espérais plus d’enfant, et je ne pouvais croire à mon bonheur. Dès son berceau, il me fit son esclave ; dès qu’il eut l’âge de raison il se fit le mien ; et ce fut un singulier combat entre nous. Je crois que jamais deux êtres ne se sont aimés comme nous nous aimons. Et pourtant notre vie se passe loin l’un de l’autre ! Ah ! pourquoi ai-je ambitionné pour lui des grades, de la gloire, des croix ? Je l’aimais tout autant sans cela.

— Tu sais, père, dit Stéphane, si tu le veux, j’envoie dès ce soir ma démission au ministre.

— Allons donc ! briser ta carrière ; je ne veux pas.

— Tu ne briseras rien, va, dit Stéphane avec un singulier sourire.

— Que dis-tu ? dans dix ans tu seras amiral, je te le prédis. Seulement, serai-je là pour te saluer mon supérieur ?

— Pourquoi ces idées sombres, père ? dit Lucienne. Vous vivrez plus de cent ans.

— Est-ce que ta santé n’est plus la même ? dit Stéphane avec un regard inquiet.

— Ma santé, je te conseille d’en avoir une pareille, dit le vieillard en riant ; je rends des points au Pont-Neuf.

Ils quittèrent bientôt la table. Lucienne parla de rentrer chez elle.

— Veux-tu me permettre de reconduire mademoiselle ? dit vivement Stéphane à son père.

— Es-tu bien sûr que mademoiselle accepte ton bras ?

Le jeune homme jeta un regard suppliant à la jeune fille.

— Je ferai ce que vous me conseillerez, père, dit Lucienne en souriant.

— Eh bien, confie-toi à lui sans crainte ; lui, c’est moi. Allez, enfants. Moi je vais défaire ta malle et voir les jolies choses que tu rapportes.

La lune montait dans le ciel, et sa lueur bleue ruisselait sur toute la campagne. Les deux jeunes gens s’arrêtèrent un instant, quand la porte du chalet se fut refermée derrière eux, à regarder ce doux et vaporeux tableau. La mer était d’un gris doux et mat et semblait un prolongement du ciel. Le reflet de l’astre ne l’éclairait pas ; il tombait droit sur les toits d’ardoises de la ville et s’y brisait avec des clartés de métal. Plus loin, toute la vallée était emplie d’une brume féerique.

Ils hésitaient à quitter ce sommet si doucement baigné de lumière, pour descendre vers l’ombre des rues étroites.

— Si nous suivions le sentier qui traverse les champs sur la colline, dit Stéphane ; nous arriverions tout de même à la place du marché.

— C’est un peu plus long, dit Lucienne ; mais n’importe, allons.

Ils tournèrent le dos à la mer et s’engagèrent dans un étroit chemin.

Lucienne sentait le bras du jeune homme trembler sous le sien. Il se taisait, et elle hésitait à rompre le silence, inquiète auprès de cet étrange garçon, comme dans le voisinage d’une poudrière. Cependant la curiosité fut plus forte que la crainte, et elle lui dit avec une intonation de douceur dans la voix :

— Vous m’aviez promis de me révéler votre secret.

— C’est un secret, en effet, murmura Stéphane ; mais pourquoi ne vous le dirais-je pas à vous ? Seulement, promettez-moi de me pardonner.

— Vous pardonner ?

— Vous souvenez-vous du bal des régates ?

— Si je m’en souviens ! s’écria Lucienne qui crut sentir encore le souffle d’Adrien dans ses cheveux, comme pendant cette valse douce et douloureuse qu’elle avait dansée avec lui.

— J’étais à ce bal, continua Stéphane. De passage à Cherbourg, je rencontrai un ami qui venait à F… prendre part aux courses, il m’offrit de m’emmener sur son voilier. Je ne pus résister au désir de venir embrasser mon père. J’obtins quelques jours de congé, et je m’embarquai avec mon ami. Le soir de la fête, il m’entraîna au bal. Et là, je vous vis, pour mon malheur, pour mon bonheur.

— Mon Dieu ! serait-ce ce jeune marin dont Jenny m’a parlé ? se disait Lucienne en levant les yeux vers lui.

Elle avait tout à fait oublié cette aventure qui lui revint subitement à la mémoire.

— Ce que j’éprouvai en vous voyant, continua le jeune homme, est difficile à expliquer. Peut-être un homme qui aurait vécu dans un caveau sombre sentirait-il quelque chose d’analogue en voyant pour la première fois la lumière, le ciel, la mer. Mon premier regard jeté dans ce bal tomba sur vous, je ne vis que vous, et une émotion que je n’avais jamais connue me cloua à ma place. Je sentis que j’étais en face de mon maître, que des chaînes se rivaient autour de mon cœur, et que c’en était fait de ma liberté. Ce fut subit et irrévocable, mais je trouvai cela tout simple ; je me disais que le destin m’avait amené là parce que je devais vous voir, que vous étiez sans nul doute le but de ma vie, ma récompense, ma souffrance et ma joie. Ma résolution fut bientôt prise ; je voulus savoir qui vous étiez, m’efforcer de vous plaire, et de devenir, ce soir-là même, votre fiancé. J’avais, comme vous voyez, la plus grande confiance dans la destinée. Je commençai aussitôt les négociations. Vous dansiez d’un air de tristesse et de lassitude ; votre cavalier était un jeune homme de F…, Max Dumont, je ne pus donc pas vous inviter. Mais je vous avais vue parler à une jeune fille, et j’invitai cette personne qui devait vous connaître. Elle était votre intime, à ce qu’elle me dit. Elle prononça une fois votre nom qui ne surprit nullement mon oreille ; il me sembla que je le savais déjà. Mais, avec un regard plein de malice, comme si elle répondait à ma pensée, elle me dit : « Elle est belle, n’est-ce pas ? Pourtant, ne la regardez pas trop, elle est fiancée. » Ce fut une douleur atroce, et cependant tout espoir ne m’abandonna pas : vous n’étiez pas mariée, peut-être n’aimiez-vous pas celui qu’on vous destinait. Hélas ! je vous vis un instant après au bras de ce fiancé, et je me sentis perdu. Il était beau, fier et grave ; vous leviez vers lui des regards pleins de soumission et de tendresse. Bientôt je vous vis quitter le bal, et il vous suivit.

— Oui, dit Lucienne qui s’arrêta, perdue dans ses souvenirs, je souffrais ; à bout de force, j’abandonnais la lutte, lorsqu’une inspiration suprême est venue, qui m’a sauvée.

Dans l’égoïsme de son amour, elle oubliait presque celui qui venait de lui parler. Cependant, elle tourna vers lui son visage, qui, à la lueur lunaire, semblait taillé dans de l’albâtre.

— Alors, quand vous avez su que j’étais promise à un autre, cet amour d’un instant s’est effacé n’est-ce pas ? dit-elle.

— Non, dit Stéphane d’une voix sourde. À partir de ce moment, commença pour moi une torture qui loucha souvent à la folie. J’emportai mon amour, comme le buffle blessé et furieux emporte en croupe, à travers les jungles, le tigre qui l’a saisi à la nuque et va le dévorer. Je m’embarquai pour une longue traversée, et là, entre le ciel et l’eau, votre image me poursuivit avec une persistance effrayante. J’avais de véritables hallucinations ; je vous voyais toujours, partout, avec votre longue robe bleue et souple comme les lames, et cette couronne de bleuets qui la nuit se changeait en une couronne d’étoiles ; vous glissiez, à reculons, en avant du navire, triste et pâle comme une vapeur ; ou bien vous montiez des profondeurs de la mer, votre corps effleurait l’eau et vous vous couchiez, languissante, entre deux vagues. Je me crus malade ; je priai le major de me soigner, lui disant que j’avais des visions. Je bus ses drogues, mais rien ne changea. Une lutte terrible s’établit alors entre moi et cet amour. Je n’étais pas habitué à voir un adversaire me résister longtemps ; mais cette fois je ne pus pas vaincre. La nuit, la fièvre me tordait sur mon lit comme une barre de fer au feu, je croyais voir votre visage me regardant par la vitre du hublot. J’essayai de lire, votre nom luisait entre toutes les lignes. Je devenais irritable, mauvais ; je m’emportais pour un rien ; et je commençai à craindre de passer pour fou aux yeux de mes hommes. Combien de fois ne leur avais-je pas commandé des manœuvres incompréhensibles, voulant vous passer sur le corps, voir votre image broyée par le navire ? Puis, brusquement, il se fit en moi un changement complet. Je renonçai à toute résistance, et je m’abandonnai entièrement à cette passion impérieuse. Ce cher fantôme, au lieu de le fuir, je le cherchai alors, accoudé au bastingage ; je me penchai vers lui, lui disant mille tendresses, lui demandant pardon de l’avoir maltraité. Je gagnai une sorte de calme à ne plus me révolter contre la fatalité, et je goûtai une joie amère à m’envelopper de ce rêve sans but, à ne vivre qu’en lui. J’espérais en mourir. Quand la tempête se déchaînait, je concevais un espoir sauvage, je parlais à l’ouragan, l’encourageant, l’excitant ; heureusement, il couvrait ma voix. Mais la pensée inquiète de mon père bien-aimé m’arrivait à travers l’espace, je songeais à la vie de mes hommes, dont j’étais responsable, et je faisais mon devoir. Voilà comment j’ai vécu, depuis sept mois, avec ce cher et cruel souvenir qui ne s’est pas un seul instant éloigné de moi. Pour la première fois, en arrivant ici, la joie de revoir mon père me fit sortir de la torpeur où j’étais plongé, et, depuis quelques instants, je n’avais pas pensé à tous ; quand, tout à coup, vous m’êtes apparue, souriante et me tendant les mains. Mon sang a bondi à mon cerveau ; j’ai vu des flammes ; le plancher de la chambre a oscillé sous mes pieds comme le pont d’un navire. Comment ! elle était là, sous mon toit, bien vivante, celle qui me torturait et me charmait depuis tant de jours ! je ne rêvais pas ; ce n’était plus le fantôme léger et indistinct, que j’avais maintenant devant les yeux. Et je ne comprends pas encore comment cela fut possible, comment vous êtes en ce moment même appuyée à mon bras, tandis que j’étale à vos yeux la plaie mortelle de mon âme.

Lucienne était atterrée de tout ce qu’elle entendait ; elle attachait son regard sur le jeune marin, comme si elle eût douté de sa raison.

— Quelle terrible révélation vous venez de me faire ! dit-elle lorsqu’il eut fini ; est-il possible que sans le savoir j’aie fait tant de mal ? Cette pensée me bouleverse. Comment ! tandis que j’étais dans ma petite chambre, tranquille et insouciante, quelqu’un que je ne connaissais pas souffrait à cause de moi des tortures de damné ? Mais suis-je coupable ? ajouta-t-elle rêveuse.

— Pas plus que le rayon de soleil trop brûlant qui tue un voyageur sur le chemin.

— Que la destinée est cruelle ! Pourquoi est-ce moi que vous aimez, hélas ?

— Ne maudissez pas le sort, dit Stéphane ; il y a du bonheur dans ma souffrance, et je ne voudrais pas en être délivré. Mais nous voici arrivés. Dites-moi, je vous en prie, ce qui s’est passé dans votre vie, pourquoi vous habitez cette ville, et pourquoi votre position semble toute autre que celle que vous occupiez autrefois ?

— Votre père ne vous a donc rien expliqué ?

— Il m’a raconté seulement qu’une jeune fille, qu’il avait prise sous sa protection, adoucissait sa solitude.

— Eh bien, dites-lui que je le prie de vous raconter mon histoire dans tous ses détails. Cela vous guérira sans doute de votre amour.

IX


Lucienne considérait cette passion de Stéphane comme un malheur, et, bien qu’elle n’en fût qu’involontairement la cause, elle se la reprochait et se sentait profondément attristée. Pourquoi cet événement encore dans sa vie, déjà si difficile et si pénible ? pourquoi fallait-il que le fils de celui qui l’avait défendue, protégée, aimée, fût malheureux par elle ? Qu’allait dire ce père, qui eût donné sa vie pour épargner une souffrance à son enfant, s’il devinait la vérité ?

— Quand Stéphane connaîtra mon passé, le mépris tuera son amour, se disait-elle, se raccrochant à cet espoir.

Cependant, tout au fond d’elle-même, elle éprouvait un secret orgueil d’avoir inspiré une pareille passion à un tel homme. Il lui semblait qu’elle acquérait une valeur nouvelle et devenait plus digne de l’amour d’Adrien. C’était une affirmation éclatante du pouvoir de sa beauté, et elle se sentait rassurée par ce triomphe, plus confiante dans l’avenir. Ces deux sentiments, de tristesse compatissante et de vanité flattée, s’enchevêtraient dans son cœur ; elle s’efforçait de chasser l’un d’eux et cherchait les moyens de réparer le mal, si c’était possible.

Lorsqu’elle revit Stéphane quelques jours après, elle interrogea anxieusement le visage du jeune marin, espérant y lire le mépris et redoutant cependant d’être méprisée. Elle ne put rien deviner de ce qui se passait dans le cœur du jeune homme ; il lui sembla plutôt joyeux que triste. Mais son père était là, et peut-être dissimulait-il devant lui sa véritable humeur. Il paraissait tout à fait maître de lui à présent. Son teint d’oriental avait repris sa pureté, et sa voix n’avait plus cet éclat nerveux et métallique du premier soir, si pénible à entendre.

Il faisait beau déjà, les journées étaient plus longues, la température s’était tout à fait adoucie. Stéphane proposa une promenade.

— As-tu déjà vu le Trou aux Chiens, Lucienne ? dit M. Lemercier.

— Non, père, dit la jeune fille.

— Eh bien, allons-y ; nous pourrons admirer de là le soleil couchant.

Pour gagner le Trou-aux-Chiens, qui est une grotte naturelle dans laquelle la mer pénètre à marée haute, il faut franchir le pont tournant qui enjambe la rivière, longer un des bassins du port, et rejoindre les falaises qui s’élèvent de l’autre côté de la vallée. Celle qui se dresse à pic sur la mer est la plus haute de la Normandie. Très-âpre et d’accès difficile, elle est stérile et déserte. Un phare et une ancienne chapelle se montrent seuls à son faîte. Vue d’en bas, la chapelle a l’air d’un jouet d’enfant ; des sentiers capricieux, tracés à travers l’herbe, dans la terre rousse, par les grandes pluies, sillonnent les flancs de la falaise comme un réseau de veines.

Lorsqu’on la regarde du bord de la mer, cette montagne est vraiment majestueuse et donne une sorte de vertige ; ses parois droites ont été striées, déchirées, creusées en grottes à différentes hauteurs par le lent travail de la mer. Quelques touffes d’herbes s’accrochent à la roche calcaire et friable, et font çà et là des taches vertes ; mais la teinte générale est une blancheur crayeuse rayée de longues traînées de rouille. D’immenses tranches de la falaise se sont écroulées à diverses époques sur la grève et dans la mer. Les algues, les mousses sont venues recouvrir ces roches brisées, et la catastrophe n’a pas nui au pittoresque du tableau.

C’est à travers ces rochers que les promeneurs s’avançaient avec précaution, cherchant vaguement des moules entre les pierres. La mer s’était retirée, les lames plates déroulaient tranquillement leur feston d’écume au loin.

Lucienne, moins habituée au terrain que ses compagnons, glissait quelquefois sur les algues gluantes ; mais elle trouvait toujours de bras de Stéphane à sa portée pour se retenir. Elle riait de sa maladresse, et admirait M. Lemercier, qui sautait de roche en roche avec l’aisance d’un jeune homme.

— J’ai voulu éblouir Lucienne par mon agilité, dit-il, lorsqu’ils eurent atteint le but de leur promenade ; mais cette gymnastique m’a un peu lassé, je l’avoue.

Et il s’étendit tout de son long sur les galets. À cet endroit, la falaise se creuse en un grand hémicycle, dans lequel le flot a taillé des gradins et comme des sièges gigantesques. Elle forme des arches, des portiques, et la Grotte du Chien s’enfonce assez profondément dans son flanc. Par places, des dalles immenses, blanches et lisses, émergent du sol. Lucienne admira tout cela, monta sur les dalles, passa sous les voûtes naturelles ; et Stéphane l’entraîna jusqu’au fond de la grotte, qu’elle n’atteignit pas sans quelque effroi.

— Ah ! dit-elle, en ressortant et en se rapprochant de M. Lemercier, père s’est endormi.

Ils allèrent s’asseoir, elle et le jeune officier, auprès d’une roche.

— Eh bien, vous a-t-il parlé ? dit Lucienne après un long silence et en baissant la tête.

— D’après votre ordre, je lui ai demandé de me dire votre vie, et il m’a tout révélé.

— Alors, vous êtes rentré en possession de vous même. Vous ne n’aimez plus ?

— Ne savez-vous donc pas ce que c’est qu’aimer, pour me faire une pareille question ? dit Stéphane en la regardant avec une tendresse douloureuse ; me suis-je donc trompé ? n’aimez-vous pas, comme j’aime, mot, cet homme pour lequel tout sacrifice vous est facile ?

— Que voulez-vous dire ? murmura Lucienne.

— L’amour qui se discute lui-même n’est pas, à mon avis, de l’amour, dit Stéphane. La tempête déchaînée ne s’arrête pas devant un raisonnement. Pour celui qui sait aimer, l’être qu’il aime ne peut pas avoir tort ; c’est un despote adoré qui peut vous faire cruellement souffrir, mais à qui on ne demande jamais de vous rendre la liberté. Vous ne m’avez pas compris, Lucienne, si vous avez cru qu’une circonstance quelconque pourrait m’arracher mon amour. Vous commettriez un crime, que je me dirais votre complice, sans songer même à vous juger. Voilà comment je vous aime.

— Mais c’est terrible ! s’écria Lucienne ; qu’adviendra-t-il ? qu’espérez-vous ?

— Je n’ai pas la plus légère espérance, dit le jeune homme, et il ne m’arrivera rien, que de vous aimer toute ma vie.

— Comment ! sans but, sans aliment, votre malheureux amour aura la force d’exister ?

— Il est robuste, je vous le jure, et, puisqu’il a su résister à ma volonté surexcitée jusqu’à la fureur, il est inexpugnable dans la forteresse qu’il s’est conquise.

— Quelle vie serait la vôtre, si vous ne vous trompiez pas ! dit Lucienne. Mais ce sentiment qui me semble toucher à la folie ne peut durer. Je vous en prie, cessez de m’aimer ainsi ; efforcez-vous de changer cette passion en douce et profonde amitié.

— Jamais ! dit-il, en attachant sur elle son regard intrépide et doux. Vous en épouserez un autre, je le sais, et, si je ne meurs pas le jour de vos noces, je vous aimerai tout autant le lendemain ; personne n’empêchera que vous soyez toute ma pensée et que j’éprouve à vous aimer des joies mystérieuses, que je ne donnerais pas pour tous les bonheurs du monde. Maintenant, je vous en conjure, ne parlons plus de cela ; laissez-moi mon rêve, je ne vous demande rien.

— Quel amour ! murmura Lucienne avec épouvante.

Elle reconnaissait là une passion pareille à la sienne. C’était bien ainsi qu’elle aimait Adrien, avec cette abnégation, cet esclavage absolu ; elle l’eût aimé criminel, elle l’eût aimé sans espérance, et, fût-il l’époux d’une autre, elle l’aimerait encore. Mais il lui semblait qu’alors la douleur serait plus forte que son amour et qu’elle en mourrait. Comment Stéphane avait-il la force de vivre ? C’était pour son père sans doute qu’il vivait ; ne lui avait-il pas presque avoué que, sans lui, il se serait tué ?

Cette idée qu’un jour peut-être Stéphane mourrait à cause d’elle, fit frissonner douloureusement Lucienne.

Le jeune homme surprit cette pénible impression.

— Ah ! maudites soient les paroles que je vous ai dites ! s’écria-t-il. Moi qui donnerais mon sang pour satisfaire un de vos caprices, je ne suis parvenu qu’à vous attrister et à troubler votre repos. Pourquoi ai-je cédé à ce besoin coupable de vous ouvrir mon cœur ? N’aurais-je pas dû cacher à vos yeux la blessure que vous aviez faite à votre insu ? Sans cette folle émotion qui m’a trahi et vous a poussée à m’interroger, jamais, je vous le jure, vous n’eussiez soupçonné mon amour. J’aurais pu alors mériter de vous une tendresse fraternelle, occuper une place dans votre cœur, tandis qu’à présent, n’est-ce pas, vous n’aurez pour moi que de l’aversion et de la défiance ?

— Vous êtes cruel, Stéphane, dit Lucienne en lui prenant la main, je vous aimais avant de vous avoir vu, je vous attendais comme on attend un frère, et votre présence n’a fait qu’augmenter la sympathie que vous m’inspiriez. Et faut-il vous l’avouer pour vous ôter tout regret, ce que vous m’avez révélé m’a peut-être attachée plus fortement encore à vous. La victime a plus de pouvoir qu’elle ne le croit sur son bourreau involontaire, ce dernier ressent le contre-coup du mal qu’il a fait. C’est pourquoi chacune de vos douleurs trouve en moi son écho, et je suis résolue à adoucir autant que je pourrai votre peine, à vous guérir peut-être.

— Essayez, dit Stéphane en souriant.

M. Lemercier s’éveilla.

— Ah ! les étourdis ! s’écria-t-il en regardant la mer, ils n’ont pas pris garde à la marée, et nous voilà bloqués.

— Comment ! dit Lucienne, nous allons être obligés de rester là ?

— Le flot nous chasserait bientôt d’ici ; mais, pour rentrer à la ville, nous allons être forcés de nous mettre à l’eau jusqu’aux genoux.

— Je prendrai ma sœur dans mes bras, dit Stéphane ; pas une goutte d’eau ne l’atteindra.

— Eh bien ! en route ! dit M. Lemercier, si nous tardons un peu, il nous faudra revenir à la nage.

Ils se hâtèrent et marchèrent quelques minutes sur le galet découvert. Puis ils arrivèrent à l’avancement de la falaise que les lames léchaient déjà. Lucienne eût préféré marcher dans l’eau comme les autres, plutôt que de se laisser emporter par le jeune homme ; mais cela n’était guère possible avec ses jupes. Refuser l’aide qu’on lui offrait eût été ridicule. Elle ne dit donc rien et se laissa prendre par Stéphane qui l’enleva comme si elle n’eût rien pesé.

Il n’eut pas un tressaillement en sentant la jeune fille dans ses bras ; mais cette vapeur pourprée qui trahissait ses secrètes impressions monta subitement à son front.

— Le soleil couchant a dû être très-beau, disait M. Lemercier, en haussant la voix pour dominer le tapage de l’eau refoulée par leurs pas rapides. Les nuées amoncelées à l’occident gardent encore des reflets magnifiques. Pourquoi ne pas m’avoir pas éveillé au bon moment ?

Les deux jeunes gens échangèrent un sourire ; ils n’osèrent pas avouer qu’ils n’avaient rien vu du soleil couchant.

— Tu dormais si bien ! dit Stéphane.

On avançait avec précaution, tournant les rochers, évitant les trous. Parfois une haute vague accourait du large, courbant sa volute translucide ; le jeune homme soulevait alors son précieux fardeau, qui était à peine effleuré par quelques flocons d’écume.

— Tu n’as pas peur, Lucienne, dit M. Lemercier, une fois que plusieurs fortes lames se succédèrent.

— Non, père, dit la jeune fille, je crains seulement de fatiguer beaucoup M. Stéphane.

— Si vous m’insultez ainsi en doutant de la force de mon bras, dit Stéphane, je vous porte de ce pas jusqu’en Angleterre. Et il ajouta tout bas : Pourquoi dites-vous une chose que vous ne pensez pas ? vous savez bien que je donnerais plusieurs années de ma vie pour la minute présente.

Lucienne détourna les yeux, elle n’avait pas dit sa pensée en effet.

Lorsqu’ils rentrèrent à F…, ils rencontrèrent Félix Baker, qui sortait de la villa de M. Dumont, jolie maison rose et blanche dans une touffe de verdure, au pied de la colline. Le prétendu éconduit adressa aux promeneurs un salut respectueux et triste, et, lorsqu’il se fut éloigné, il se dit à part lui :

— Je comprends maintenant ; c’est son fils que M. Lemercier veut lui faire épouser. C’est en effet un meilleur parti que moi.

Lucienne dîna encore ce soir-là au chalet. Depuis quelque temps d’ailleurs, M. Lemercier exigeait qu’elle passât toutes ses soirées chez lui.

— Tu travailles et tu mènes une vie exemplaire, lui avait-il dit, c’est parfait ; mais il ne faut rien exagérer. Il est inutile de te traiter toi-même comme un criminel qui subit la prison cellulaire. Il faut un peu de distraction après la tâche quotidienne. Je sais bien que la société d’un vieux comme moi n’est pas très-attrayante, mais enfin tu sauras t’en contenter. Ma maison est plus gaie que ta boutique, il y là beaucoup à, voir, beaucoup à apprendre, et, les soirs où nous n’aurons rien de mieux à faire, nous jouerons aux dominos.

Lucienne, heureuse d’être délivrée de ces longues et lugubres soirées de solitude, n’avait eu garde de refuser.

Tout bien considéré, on avait décidé de faire porter le piano chez M. Lemercier, il était installé dans la bibliothèque, c’est là que Lucienne étudiait.

Depuis le jour de l’arrivée du jeune lieutenant, elle n’était plus retournée, cependant, au chalet, voulant laisser M. Lemercier tout entier à son fils ; mais le vieillard lui ayant reproché sa réserve, elle avait promis de revenir.

Elle ne fit donc aucune difficulté lorsque ses amis la prièrent de finir avec eux cette journée si bien commencée.

La soirée fut charmante. Lucienne oublia un instant ses tristesses dans ce milieu sympathique ; elle se laissa gagner par la gaîté communicative de M. Lemercier, qui, auprès de son fils, retrouvait toute la vivacité de la jeunesse. Stéphane semblait profondément heureux. Il fut éblouissant de verve et d’entrain, mais cela sans fièvre et sans effort, et il sut apprécier les trésors de la cave paternelle.

Après le dîner, Lucienne joua des valses, puis chanta des mélodies de Schubert : elle n’en voulait plus chanter d’autres depuis qu’Adrien lui avait dit qu’il les aimait.

Stéphane lui demanda si elle désirait entendre des chants de sauvages et des romances africaines.

— Comment ! vous êtes musicien ? s’écria Lucienne.

— Très-peu, dit Stéphane, mais je retiens facilement ce que j’entends.

Il s’assit au piano, et s’accompagnant à peu près, il dit d’une voix un peu sourde, mais très-juste, des airs bizarres, monotones, dans des idiomes exotiques, qui apportaient jusque dans cette chambre comme un écho de patries lointaines, un parfum de savanes et de forêts vierges.

Lucienne était sous le charme. Elle ne pouvait se lasser d’écouter ces mélodies si passionnément tristes ; le jeune homme dut chanter jusqu’à ce que la voix lui manquât.

— Comme vous paraissiez heureux ce soir ! lui dit-elle, lorsqu’il la reconduisit chez elle. Votre joie n’était pas feinte cette fois, n’est-ce pas ?

— Cette soirée demeurera un de mes plus précieux souvenirs, dit Stéphane, je sais vivre d’illusions, voyez-vous ; je me suis imaginé, pendant ces quelques heures, en vous voyant ainsi entre mon père et moi, que vous étiez ma femme et que je ne vous quitterais plus.

X


Les baigneurs commençaient à arriver à F…. M. Duplanchet, qui passait l’hiver à Paris, était revenu dans son établissement et l’on avait rouvert le Casino.

À partir de ce moment, la jeune modiste fut accablée d’ouvrage. L’été est considéré par les dames de la ville comme la véritable saison de l’élégance ; elles épargnent pendant l’hiver pour pouvoir déployer, à l’époque des bains, le plus grand luxe possible. Lucienne eut à lutter avec le mauvais goût de bien des bourgeoises. Seules, ses deux premières clientes, la mère de Max et madame Maton, se laissaient guider par elle dans leurs choix ; les autres l’accablaient d’explications, de conseils, qu’elle écoutait patiemment, en les repoussant autant que possible. Madame Heurtebîse voulut que l’on groupât sur le même chapeau des cerises, des fleurs et des plumes.

— J’ai de quoi payer, disait-elle, ne craignez pas d’en mettre.

Le soir, Lucienne riait de tout cela avec ses amis.

Depuis que l’été était revenu, Stéphane organisait souvent des excursions en mer. On s’embarquait au soleil couchant, les soirs où la lune devait briller. M. Lemercier se plaçait au gouvernail ; Lucienne se couchait au fond de la barque, sur un tapis mis là pour elle ; Stéphane déployait la voile, et l’on partait. On courait vers la lumière à travers les lames douces qui roulaient la pourpre et l’or que le ciel leur jetait ; quelquefois on rejoignait an large les pêcheurs, on les aidait à tendre leurs filets, et l’on suivait les péripéties de leur pêche.

Bientôt les teintes chaudes de l’occident pâlissaient. Lentement la lune soulevait sa large face cuivrée au-dessus des falaises comme si elle eût voulu s’assurer que le soleil n’était plus là. Une lutte silencieuse s’établissait alors entre les deux lumières, l’une mourante, l’autre qui naissait ; et un instant elles se neutralisaient l’une l’autre. La mer s’assombrissait ; des gazes grises semblaient s’étendre sur le ciel ; la dernière rayure fauve persistant au bord de l’horizon se fondait, et la lueur bleue envahissait tout peu à peu, faisant courir sur l’eau un frisson froid. La lune montant vers le zénith laissait tomber son reflet sur les lames en gouttes lumineuses.

On se taisait, chacun suivant sa rêverie. Lucienne baignait son front avec délices dans la fraîcheur pure de la brise. Son regard courait jusqu’aux limites indécises de l’horizon, essayant de les franchir, comme si, au delà de cette ligne qui touche au ciel, s’ouvrait le port longtemps espéré. Sa pensée lui semblait s’élancer plus librement vers son but constant à travers cet espace ; elle se sentait presque immatérielle sur cet élément, plus subtil que la terre, qui les portait et les berçait. La course facile et prompte de la barque, dont la grande voile était étendue entre le ciel et l’eau pareille au ciel, lui donnait l’illusion d’un vol de séraphin dans l’éther.

Depuis longtemps déjà, elle éprouvait pour la mer une superstitieuse tendresse ; il lui semblait que la mer était pour beaucoup dans sa nouvelle existence. Elle s’y mêlait intimement en effet. C’était uni aux flots qu’elle avait vu pour la première fois Adrien. Son rêve ne les séparait plus. Il lui semblait que le jeune homme prenait à la mer quelque chose de sa majesté et de sa splendeur, et que les lames lui empruntaient un peu de sa grâce et des transparences glauques de ses yeux. Elle avait aimé, souffert, espéré en regardant le va-et-vient des vagues, et ces deux hommes qui lui avaient révélé les douces affections de la famille, n’étaient-ils pas des amants de la mer ?

On revenait au port avec la marée, quelquefois assez tard, et Lucienne, rentrée chez elle, dormait d’un bon sommeil jusqu’au matin.

Le temps se passait. La vie se faisait plus douce autour de la jeune fille ; le calme entrait dans son âme de plus en plus, le passé s’effaçait. Ses rêves étaient purs à présent, et elle prenait plaisir au travail ; elle avait enfin conquis la vertu.

L’affection paternelle que M. Lemercîer lui avait vouée ne se démentait pas un instant ; il continuait à la conseiller et à la guider, et la jeune fille sentait croître de jour en jour la tendresse qu’elle éprouvait pour lui. Seul, le fol amour de Stéphane troublait son repos et jetait une tristesse dans sa vie ; elle ne pouvait s’imaginer qu’il allait être ainsi malheureux toujours, que pour lui l’avenir était noir, l’espérance ne l’éclairant pas.

— Non ! non ! c’est impossible, se disait-elle, il m’oubliera.

Mais en présence du jeune homme, le doute lui revenait ; il cachait cependant son amour avec le plus grand soin. On eût pu croire qu’il en avait triomphé. Mais il rayonnait hors de lui en dépit de sa volonté, il brûlait dans ses regards, qu’il détournait d’elle cependant lorsqu’elle levait les yeux vers lui. Il était trahi par le son de sa voix, par la rougeur qui lui montait au front si Lucienne prononçait son nom ou s’il effleurait par hasard la main de la jeune fille.

— Quel malheur que cette passion s’adresse à moi ! se disait Lucienne ; s’il eût aimé Jenny, comme tout s’arrangerait à merveille ! il eût été vraiment mon frère, et nous n’aurions fait qu’une seule famille.

Cette idée lui souriait tellement, qu’un jour elle parla à Stéphane de la sœur d’Adrien.

— Vous vous souvenez d’elle, n’est-ce pas ?

— Très-confusément, dit Stéphane, qui sourit comme s’il eût deviné la pensée de Lucienne.

— Pourquoi riez-vous ? dit Lucienne à moitié fâchée, n’est-ce pas une ravissante jeune fille ?

— Je l’ai peu vue, et voici déjà longtemps.

— Vous m’avez vue moins encore.

— Pardon, je vous ai regardée pendant toute une soirée ; aussi je n’ai rien oublié de vous.

— Pas même la couleur de mes cheveux ?

— Ils étaient d’un blond ardent ; mais vous êtes plus belle avec la nuance naturelle de vos cheveux.

— Jenny, elle, est presque blonde, reprit Lucienne ; elle est fraîche comme le printemps, gaie, spirituelle et bonne.

— Si vous voulez, je l’épouserai pour être plus près de vous, dit Stéphane.

— Il faudra l’aimer d’abord.

— On n’aime pas deux fois, dit le jeune homme d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Lucienne était souvent effrayée de la façon dont il lisait dans son cœur ; elle mesurait, à cette singulière répercussion de ses pensées dans celles du jeune marin, la profondeur de l’amour qui l’attachait à elle. Quand un rêve triste l’avait impressionnée, quand la séparation lui pesait plus que de coutume, elle avait beau sourire et dissimuler, il la devinait. Quelquefois il poussait l’abnégation jusqu’à lui dire :

— Parlez-moi de lui, cela vous soulagera.

Et souvent elle cédait à ce besoin irrésistible de parler de l’être aimé. Alors son visage resplendissait de joie ; sa pâleur s’animait d’un imperceptible ton rose ; ses yeux ardents se noyant dans un fluide, lumineux, elle parlait abondamment, égrenant ses souvenirs, heureuse, jamais lassée. Mais soudain elle s’arrêtait, comprenant enfin la torture qu’elle infligeait. Des larmes de pitié lui venaient aux yeux devant ce malheureux qui, pour lui faire plaisir, se laissait fouiller le cœur avec le poignard de la jalousie et ne trahissait son atroce souffrance que par une crispation des doigts sur son genou ou un imperceptible grincement de dents.

Alors elle avait envie de s’agenouiller devant lui pour lui demander pardon de sa cruauté.

XI


Lucienne aimait Stéphane autant que cela était possible avec un cœur plein d’un autre. Ce qu’elle éprouvait pour lui était quelque chose de plus que l’amitié ; c’était cette sorte de tendresse presque maternelle que ressentent souvent les femmes pour l’homme à qui elles inspirent une passion profonde et véritable. L’amour qu’on a fait naître est un peu votre enfant, et l’on a pour lui des compassions et des douceurs de mère ; surtout lorsque celui qui porte cet amour est jeune, beau, ou environné d’un prestige quelconque. De plus, Lucienne était profondément reconnaissante à Stéphane du respect qu’il lui témoignait, lui qui connaissait sa vie. Il l’eût épousée, celui-là, pardonnant ses fautes passées, sans un reproche, sans une allusion blessante ; tandis qu’Adrien, s’il savait la vérité, repousserait peut-être loin de lui celle qu’il avait aimée.

L’amour de Stéphane était plus violent, plus absolu que celui d’Adrien, Lucienne le comprenait bien ; mais cela ne diminuait en rien son amour à elle ; au contraire, l’inquiétude, le vague effroi que lui inspirait son amant l’attachaient davantage à lui ; mais Stéphane l’attendrissait, et il occupait certainement la seconde place dans son cœur.

Aussi, lorsqu’il vint un jour lui annoncer que l’ordre de départ lui était arrivé, elle devint pâle et eut un violent serrement de cœur.

— Vous partez ! vous partez ! murmura-t-elle en baissant la tête.

— Vous m’aimez donc un peu, que vous êtes triste de cette nouvelle ? dit-il.

— Mon frère ! dit Lucienne en lui tendant les mains.

C’était vers la fin de l’automne. Stéphane partit un dimanche, à cinq heures du matin. Il fit ses adieux à Lucienne la veille au soir, en la reconduisant chez elle pour la dernière fois.

— N’oubliez pas, lui dit-il, qu’en n’importe quelle circonstance de votre vie, maintenant, dans vingt ans, toujours, si vous avez besoin d’un cœur dévoué et fidèle, je suis là. Appelez-moi, et j’abandonnerai tout pour voler à votre aide. Promettez-moi, si l’occasion se présente, de ne pas hésiter, de me considérer comme une chose à vous.

— Je vous promets, Stéphane, de me souvenir toujours de votre admirable cœur et de vous appeler dans la détresse.

— Au revoir, alors ; adieu peut-être, dit-il.

Et il la regarda avec l’angoisse de ne plus la revoir.

— Au revoir, frère ! pas adieu.

Il lui serra les mains une dernière fois.

— Vous ne partirez pas sans embrasser votre sœur, dit Lucienne.

Le jeune homme la saisit dans ses bras et appuya un long baiser sur son front, puis il s’enfuit en étouffant un sanglot.

Lucienne ne put dormir cette nuit-là. La mer hurlait d’une façon sinistre. Elle allait le reprendre, l’emporter, ne plus le rendre peut-être. Jusqu’au matin, la jeune fille songea aux tempêtes, aux naufrages, à la mort affreuse des marins, loin des leurs loin du monde.

Le lendemain, M. Lemercier vint voir Lucienne. Il se laissa tomber sur une chaise avec accablement.

— C’est fini, il est parti ! dit-il, il a emporté ton bouquet.

Et ils restèrent toute la journée ensemble sans presque se parler.

La vie reprit alors toute sa monotonie. La solitude se refit dans la ville. L’hiver vint ; les personnages qui s’effaçaient un peu pendant que F… était aux étrangers revenaient aux premiers plans. Le docteur Dartoc promenait de nouveau sa mélancolie le long des rues désertes ; Max avait grandi et la barbe lui poussait ; Félix Baker songeait à épouser une des demoiselles Lenoir. Les anecdotes et les cancans circulaient de plus belle. On disait, entre autres choses, que les esprits avaient cassé tous les meubles du docteur Pascou, et le bruit courait que la romanesque boulangère voulait se faire enlever. Lucienne, cédant à l’influence inévitable de la province, commençait à s’intéresser un peu à toutes ces petites choses.

Un jour, elle demanda à M. Lemercier pourquoi l’apparition de madame Heurtebise amenait presque toujours un sourire sur les lèvres de ceux qui la voyaient.

— C’est au souvenir d’une aventure bien niaise, dont la ville s’est divertie pendant deux mois, dit le vieillard. En se mariant, la jeune boulangère, qui est fort riche, déploya un luxe peu en rapport avec son rang. On trouva cela de mauvais goût, et je ne sais quel garnement attacha derrière la voiture de noces un grand panier de boulanger. C’est à cause de cette farce que l’on rit en voyant la boulangère.

— Ce n’est que cela ! dit Lucienne.

L’hiver fut rude cette année-là ; il neigea presque continuellement et l’on pouvait à peine sortir. Il semblait à Lucienne que le temps ne marchait plus et que jamais les jours d’épreuve ne finiraient. Les semaines se ressemblaient toutes tellement, qu’il était impossible de se souvenir de l’une ou de l’autre, et elles étaient longues comme des mois.

Le printemps finit cependant par revenir et il arriva alors à Lucienne une aventure qui jeta le trouble dans sa vie.

Un jour, elle était assise dans sa boutique, travaillant, tandis que M. Lemercier s’occupait à coller des algues marines dans un album. Un homme passa devant la vitrine ; il regarda distraitement Lucienne, puis revint sur ses pas et la regarda encore.

Tout à coup il entra dans la boutique.

— Eh ! mais je ne me trompe pas, c’est bien toi. dit-il ; que diable fais-tu là ? Je me disais bien aussi que ta mort n’était qu’une frime. Tu es ressuscitée modiste !

— Monsieur Provot ! s’écria Lucienne pétrifiée.

— Mais oui ; pas trop changé, comme tu vois, dit-il ; je me soigne. Mais toi tu es superbe, avec tes cheveux noirs ; quelle drôle d’idée avais-tu donc de te teindre ?

— Vous devez vous tromper, monsieur ; une ressemblance vous égare, dit M. Lemercier ; vous ne pouvez connaître cette jeune fille.

— Du tout, du tout, je ne me trompe pas, dit M. Provot ; je la connais très-bien, et elle m’a reconnu aussi. Nous avons été très-bons amis autrefois. Il est vrai qu’elle m’a planté là un peu brutalement, mais je ne lui garde pas rancune. Ça fait plaisir de retrouver de vieilles connaissances, surtout lorsqu’on les croyait mortes.

— La personne dont vous parlez est bien morte en effet, dit M. Lemercier ; la jeune fille que vous voyez ici est pure et laborieuse ; tout le monde l’aime et la respecte. Si, autrefois, sans guide dans la vie, elle a pris un mauvais chemin, elle est revenue sur ses pas et a effacé ses fautes passées sous ses vertus présentes. Cessez donc, je vous prie, de l’outrager, et mettez fin à cette scène pénible pour elle.

M. Provot ouvrait des yeux démesurés.

— Quoi ! le repentir, le travail, les privations, à son âge ! Cela n’est guère vraisemblable ! dit-il avec une forte envie de rire. C’est quand il est vieux que le diable se fait ermite. Tout cela cache quelque chose.

— Assez, monsieur ! s’écria le marin d’une voix qui fit trembler les vitres ; et sortez d’ici, où vous n’avez que faire.

— Comment ! Lucienne, c’est ainsi que tu laisses traiter un ancien ami qui te retrouve ! dit M. Provot.

— Allons ! silence, et décampez ! dit le vieillard en le poussant promptement dehors, tandis que la jeune fille fondait en larmes.

Lucienne fut longtemps à se remettre de l’émotion pénible que lui avait causée la brusque apparition de M. Provot. Cette dernière phase de sa vie passée, surgissant devant elle dans la personne de ce vieillard, lui fit horreur et l’épouvanta. Ceux qu’elle avait oubliés se souvenaient d’elle ! on la reconnaissait, on lui parlait sur le même ton qu’autrefois ! Tout ce qu’elle avait accompli pour se racheter, pour effacer à jamais sa première existence, était donc vain ! Cet homme pouvait faire rentrer l’ancienne Lucienne, celle qu’au théâtre on appelait Cornaline, au nombre des vivants, révéler le subterfuge de sa mort simulée, renverser tout l’édifice si péniblement élevé. Cette appréhension la bouleversa tellement, qu’elle tomba malade. Une fièvre nerveuse la retint au lit plus d’un mois. Mais les soins intelligents et dévoués que lui prodigua M. Lemercier la guérirent, et ses exhortations finirent par ramener le calme et la confiance dans l’âme de la jeune fille. Peu à peu, l’impression pénible s’effaça tout à fait.

XII


L’été s’écoula assez tristement. Stéphane n’étant pas là, on n’avait plus aucun goût aux promenades en mer. Lucienne et le vieux marin erraient toutes les soirées le long de la plage, ou bien ils s’étendaient sur les galets, regardant la mort du soleil.

M. Lemercier semblait plus affecté cette fois que d’ordinaire de l’absence de son fils. Lucienne regardait souvent à la dérobée l’expression soucieuse de son visage, et elle se disait que, peut-être, il avait un pressentiment du mal secret dont souffrait Stéphane. On parlait souvent du jeune lieutenant et on relisait bien des fois ses lettres. Elles arrivaient à des époques irrégulières ; d’abord très-fréquentes, elles devinrent plus rares à mesure qu’il s’éloignait de la France. Il était resté plusieurs mois à Toulon, expérimentant de nouveaux engins de guerre ; puis, après une longue station sur les côtes d’Algérie, il partait pour les colonies ; la dernière lettre reçue annonçait ce départ. Stéphane parlait beaucoup de Lucienne dans ses lettres et savait lui faire comprendre qu’il l’aimait toujours avec la même ardeur et avec le même dévouement. Lucienne ajoutait quelques lignes aux lettres de M. Lemercier, et elle faisait entendre à Stéphane qu’elle le plaignait et ne l’oubliait pas.

À l’automne, il écrivit du Cap, puis de Madagascar et de Singapour. Au mois de janvier, il était à Saïgon.

Alors tout à coup les nouvelles cessèrent. Cela n’était jamais arrivé. Le malheureux père ne mangea plus, ne dormit plus ; son désespoir faisait mal à voir.

— C’est fini, disait-il, cette fois je ne le verrai plus ; je n’attends que la nouvelle de sa mort pour partir à mon tour.

Lucienne faisait tout son possible pour le tranquilliser un peu.

— Sa lettre se sera peut-être perdue dans un naufrage, disait-elle ; il ne peut rien être arrivé à son bâtiment, puisqu’il est dans le port de Saïgon et qu’il n’en devait pas partir encore.

— Je suis sûr qu’il est arrivé quelque chose, disait le vieillard avec cet instinct paternel qui ne trompe pas.

Il fit un voyage à Paris pour savoir si, au ministère de la marine, l’on avait des nouvelles de la frégate le Vulcain. On lui dit qu’elle était toujours à Saïgon, et qu’on ne savait rien de particulier de l’équipage. Il revint à F… tout à fait découragé.

Enfin, après trois mois d’angoisses mortelles, une lettre arriva. Elle était de l’écriture de Stéphane. « Je viens d’avoir une mauvaise fièvre que j’avais prise à Madagascar, disait-il, pardon de vous avoir laissés dans l’inquiétude. J’avais le délire ; sans cela, j’aurais fait écrire. Je suis hors de danger, mais le major m’arrache la plume des mains. À bientôt, mon père, ma sœur… »

— Ah ! j’étais certain qu’un malheur lui était arrivé, disait le vieux marin, que cette lettre ne rassura qu’à demi.

Mais le courrier suivant apporta des nouvelles tout à fait bonnes. Stéphane avait repris son service. Il écrivait une longue lettre et plaisantait sur sa maladie.

M. Lemercier retrouva sa tranquillité, et Lucienne put alors se laisser aller à la joie qui commençait à emplir son cœur car le temps approchait ! Encore un été à passer, et elle était au terme de l’épreuve. Elle était folle de bonheur ; elle devenait enfant, riait et pleurait sans cause. Une journée écoulée lui donnait des frénésies de gaîté. Était-ce possible ? c’était fini !

M. Lemercier, lui, s’attristait un peu en voyant approcher le jour où il se séparerait de cette enfant adoptée par son cœur. Il avait formé cette intelligence, ennobli ce cœur, fait de Lucienne une femme instruite, vertueuse et bonne ! et maintenant elle allait partir.

Lucienne devinait ce qui se passait en lui. Souvent elle lui disait, en lui sautant au cou :

— Vous vous imaginez peut-être, père, que je vais vous laisser tout seul, vous oublier, ne plus vous aimer ; si je pouvais faire cela, je ne serais pas digne d’avoir profité de vos leçons. Je viendrai toutes les semaines. Et puis je passerai l’été dans ce pays si cher à mon cœur. L’hiver, vous viendrez chez nous quelque temps.

Chez nous ! Ces deux mots la plongeaient dans un ravissement sans fin.

Elle s’occupa de la toilette qu’elle mettrait pour le rendez-vous. Ses petites robes de modiste n’étaient pas ce qu’il fallait. Elle allait redevenir élégante, et cette fois honnêtement.

Elle était toujours décidée à ne rien dire de son passé à Adrien, et elle cherchait comment expliquer la disparition de son oncle… Bah ! elle trouverait bien quelque chose ! D’ailleurs, M. Lemercier était là pour remplacer sa famille absente.

— Comme Adrien doit être heureux, lui aussi, se disait-elle, comme il doit compter les jours !

Pendant la dernière semaine, elle ne dormit plus et mangea à peine. Elle ne pouvait tenir en place. Elle sortait de chez elle, rentrait et repartait à chaque moment. Elle courait jusqu’à la plage, regardait la mer, puis revenait. Elle demanda vingt fois à M. Lemercier quel temps il ferait le 30 septembre. Quelquefois, elle restait silencieuse, la tête dans ses mains, des heures entières, des larmes de joie coulant entre ses doigts.

Enfin il se leva, le jour tant désiré.

Dès sa première lueur, Lucienne sauta à bas de son lit et courut soulever un coin de son rideau. Avec un sourire radieux, elle regarda naître cette aurore bénie.

Mais il était à peine cinq heures. Elle se recoucha et s’efforça de demeurer tranquille ; mais cela lui fut impossible : son cœur battait, ses tempes battaient, la vie bouillonnait en elle, il lui fallait du mouvement. Elle se leva, sortit et grimpa sur la falaise, d’où elle vit le soleil se lever. Puis elle rentra et commença sa toilette. Elle voulait être belle comme elle ne l’avait jamais été : elle mit près de deux heures à se coiffer.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup, en se mirant, s’il allait ne pas m’aimer brune ?

Elle pensait qu’Adrien arriverait à F… par l’express de trois heures. Elle fit durer sa toilette jusqu’à midi. Puis elle essaya de déjeuner, mais elle ne put rien avaler.

— Je dînerai avec lui à l’hôtel des Bains, ce soir ! se dit-elle.

Elle n’avait plus bien la tête à elle ; elle songea seulement alors qu’elle ne devait pas paraître avoir habité la ville pendant ces trois ans. Elle avouerait cela plus tard, peut-être, à Adrien, en lui disant que son oncle l’avait abandonnée, et qu’elle avait été obligée de travailler pour vivre ; mais cette première journée ne devait pas être troublée par des explications. Elle courut donc à l’hôtel et retint deux chambres, la sienne et celle qu’Adrien avait habitée. Elle ne laisserait Adrien parler seul à personne ; et ils quitteraient F… dés le lendemain. Elle entra ensuite un instant au chalet pour embrasser encore une fois son bienfaiteur.

— Demain matin, lui dit-elle, nous viendrons ici tous les deux. Je vous présenterai mon fiancé.

Puis elle s’enfuit ; il était deux heures passées.

Arrivée au lieu du rendez-vous, un peu plus haut sur la falaise, elle s’assit sur l’herbe et attendit.

— Est-ce possible ? se disait-elle, dans un instant, il sera là ! je le verrai, je l’entendrai ! il me serrera dans ses bras, tandis que mon regard s’abîmera dans ses yeux ! Encore quelques minutes ! je ne puis y croire ; j’ai peur de mourir de joie.

Elle prêtait l’oreille, cherchant à entendre le sifflet du chemin de fer.

— Ce n’est pas l’heure encore, pensait-elle. Et ses regards joyeux erraient sur la mer, dans l’espace, tout autour d’elle.

Il faisait assez beau, un peu frais ; le soleil dans le ciel vaporeux se montrait comme derrière des mousselines.

Lucienne vit partir l’omnibus de l’hôtel, se rendant à la gare. C’était toujours Félix qui le conduisait ; son chien blanc bondissait sur l’impériale en aboyant. Elle vit la voiture s’engager dans la rue des Corderies, puis tourner l’angle du quai. Peu après, elle entendit le sifflement du train.

Elle se dressa sur ses pieds, et essaya de voir par-dessus les maisons ; elle n’aperçut qu’un peu de vapeur blanche. Alors elle mit la main sur ses yeux.

— Voyons, dit-elle, il descend de wagon ; il sort de la gare ; il n’a pas la patience d’attendre Félix, et il gravit en courant les quelques marches qui montent à la route. Maintenant, il suit les quais, — le premier bassin, — puis le second. Il passe devant la maison de M. Maton ; il tourne l’angle du quai et longe les corderies. Si je voulais ouvrir les yeux, je le verrais.

Quelqu’un gravissait la falaise. Lucienne eut un battement de cœur qui lui ôta la respiration.

Elle regarda avidement.

C’était un petit paysan qui tirait une chèvre au bout d’une corde.

Elle entendit des grelots et vit l’omnibus qui revenait vide.

— Suis-je folle ? dit-elle ; je faisais marcher un homme aussi vite que deux chevaux !

Elle attendit.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle après un long espace de temps, il a manqué le train. Il me va falloir patienter jusqu’à sept heures. Comment a-t-il fait, un jour comme celui-ci ? ajouta-t-elle avec une ombre de tristesse.

Elle s’assit de nouveau sur le gazon et attendit.

Le soleil se couchait dans les vapeurs condensées en nuages à l’horizon ; la mer s’assombrissait ; une brise froide courbait les herbes au sommet de la falaise.

Lucienne attendait. Elle promenait continuellement son regard sur la ville, qui s’étendait à ses pieds, dans la vallée, avec ses toits bleus, son interminable rue, sa petite rivière et son port hérissé de quelques mâtures grêles. Quelques barques de pêche rentraient ; elles glissaient rapidement, leurs voiles blanches ou brunes gonflées sous lèvent.

— Moi aussi, je touche au port, se disait Lucienne.

La première étoile trembla entre deux nuages. Sur la plus haute falaise de l’autre côté du port, le phare s’alluma, et au bout de la jetée on hissa lentement une lumière rouge au sommet d’un mât.

La pluie commençait à tomber.

— Le ciel est couvert, c’est pour cela qu’il fait si sombre, murmura Lucienne, il n’est pas tard.

Les lumières s’étaient allumées dans la ville. Puis, une à une, elles s’éteignirent. Le phare resplendit seul dans la nuit plus sombre. Comme un autre signal, une forme blanche demeura sur la falaise, droite, immobile, jusqu’au matin.

Lorsque le jour parut, Lucienne poussa un cri terrible qui domina un instant la rumeur de la mer.

— Il est mort ! hurla-t-elle. Il est mort, puisqu’il n’est pas venu !

Elle descendit la pente de la colline comme un bloc qui roule, traversa la ville en courant, et entra dans son logis désert. Glacée, tremblante de fièvre, elle arracha sa jolie toilette, trempée de pluie et pleine de boue, et mit une robe noire. Elle ouvrit un tiroir, prit une poignée d’argent, puis saisit un chapeau à l’étalage, et le posa sur sa tête en s’élançant dehors.

— Mort ! mort ! murmurait-elle d’un air égaré.

Elle arriva à la gare qui était fermée encore et déserte. Alors elle secoua avec fureur la barrière de bois, elle cria, elle appela, mais personne ne vînt. Il fallut attendre encore de longues heures. Quand les employés arrivèrent enfin, ils la prirent pour une folle. Mais comme elle pariait de mort, ils crurent que c’était une personne appelée brusquement par sa famille à l’occasion d’un décès, et ils l’excusèrent.

Elle prit le premier train qui passa, et arriva à Rouen avant huit heures ; elle se jeta dans un fiacre et cria l’adresse au cocher. Celui-ci comprit, au son de cette voix affolée qu’il fallait se presser, et il partit au grand trot.

La voiture s’arrêta bientôt devant la maison du cours Boïeldieu.

Lucienne regarda cette maison, essayant de deviner, à travers les murs, ce qui se passait à l’intérieur ; elle lui inspirait une sorte de crainte respectueuse. Elle hésitait à sonner, mais son hésitation fut de courte durée ; elle se précipita sur le timbre. On lui ouvrit aussitôt ; le domestique était dans le vestibule, qu’il balayait.

— M. Adrien Després ? dit Lucienne d’un air hagard.

— Il est bien matin, madame, dit le domestique. Si c’est pour une affaire, monsieur ne reçoit qu’à parLir de dix heures. À moins qu’il n’ait pris rendez-vous avec madame. Cependant, il ne m’a pas dit hier qu’il dût recevoir aucun client ce matin. D’ailleurs, il dort encore, il n’a pas sonné. Faut-il l’éveiller ?

— Il n’est pas mort, il n’est pas malade ? dit Lucienne, qui semblait ne rien comprendre à ce que lui disait le domestique.

— Mort ! malade ! en voilà une singulière idée ! s’écria-t-il ; monsieur se porte à merveille, grâce à Dieu. Et madame aussi… Mais qu’avez-vous vous-même, madame ? ajouta-t-il effrayé ; vous êtes à faire peur !

— Ce n’est rien, dit Lucienne, qui s’éloigna chancelante et s’appuyant aux murailles.

Lorsqu’elle fut hors de vue, elle s’assit au bord d’un trottoir. Elle ne pouvait pas formuler sa pensée. Elle ne le voulait pas. Une telle épouvante, une douleur si démesurée était sur le point de l’envahir qu’elle se refusait à lui livrer son âme.

Une femme passait.

— Madame, lui cria Lucienne, dites-moi, s’il vous plaît, la date de ce jour ?

— Nous sommes aujourd’hui le 1er octobre, dit la femme.

La malheureuse avait espéré un instant s’être trompée de date, elle qui avait compté les jours depuis trois ans !

XIII


L’idée qu’Adrien pourrait ne pas venir au rendez-vous ne s’était pas présentée une seule fois à l’esprit de Lucienne pendant ces trois années : « Si je ne venais pas, c’est que je serais mort », avait-il dit, et elle n’avait pas douté un seul instant de sa parole. Mais maintenant que croire ? Il était vivant, et il n’était pas venu !

— Comment ! il m’aurait oubliée ! il ne m’aimerait plus ! murmurait Lucienne, étourdie comme si elle eût reçu un coup violent à la tête ; ce n’est pas possible, je rêve ! Lui mort, je serais morte paisiblement ; lui vivant et ne m’aimant plus, cette pensée ne peut pas entrer dans mon cœur ! Je ne comprends pas, cela n’est pas vrai, je veux l’entendre me le dire lui-même ; et encore je ne le croirai pas.

Elle se leva et se mit à errer par les rues, fiévreusement, la tête en feu.

— Il faut que je retourne chez lui, se disait-elle, sous un prétexte, sans être reconnue. Il est arrivé sans doute quelque chose de très-simple que je comprendrai tout de suite ; quelque chose qui expliquera parfaitement pourquoi il n’est pas venu. Oui, oui, il faut que je voie, il faut que je sache.

Elle marchait toujours, cherchant sous quel prétexte elle pourrait bien revenir chez Adrien.

Elle passa devant la boutique d’une modiste.

— Ah ! c’est cela ! dit-elle.

Et elle entra acheter plusieurs chapeaux qu’elle fit mettre dans un carton ; elle prit aussi un voile épais dont elle se couvrit le visage, puis elle retourna cours Boïeldieu.

Ce fut la jeune bonne qu’elle avait vue lors de son premier voyage à Rouen, qui vint lui ouvrir.

— Mademoiselle Jenny Després ? demanda Lucienne.

— Mademoiselle est sortie, dit la bonne ; mais madame est là.

— Je parlerai à madame.

Alors, la jeune bonne s’éloigna, puis revint.

— Voulez-vous monter, mademoiselle ? dit-elle.

Lucienne la suivit au premier étage et entra dans un joli boudoir. Là, elle vit, étendue à demi sur une chaise longue, une femme qu’elle ne connaissait pas. Elle était jeune, peu jolie, mais gracieuse et élégante. Elle brodait un petit bonnet d’enfant.

— Vous voulez me vendre quelque chose peut-être ? dit-elle en faisant signe à Lucienne d’approcher.

— Des chapeaux, répondit-elle d’une voix étranglée.

— Mais je n’ai pas du tout besoin de chapeaux dit la jeune femme. Est-ce que vous êtes de Paris ? ajouta-t-elle après un silence.

— Oui, dit Lucienne.

— Oh ! alors, c’est différent. Je ne suis pas contente de ma modiste ; peut-être m’arrangerez-vous mieux.

Elle jeta son ouvrage dans une corbeille et se leva.

— Voyons, dit-elle.

Elle ouvrit elle-même le carton, regarda les chapeaux et les essaya l’un après l’autre.

— Ah ! la coquetterie ! disait-elle en se mirant. Peut-on résister à la tentation ? il me semble toujours qu’une nouvelle coiffure me rendra plus jolie et j’ai si fort envie d’être jolie ! Ne trouvez-vous pas que cette couleur me pâlit trop ? Celle-ci va mieux, mais la forme du chapeau m’écrase la figure… Celui-ci plutôt.

Lucienne était immobile comme si elle eût été de pierre.

— Ma foi ! s’écria la jeune femme, ils sont tous charmants, je ne sais pour lequel me décider ; je vais consulter mon mari.

— Adrien ! dit-elle, en haussant la voix, pour être entendue d’une chambre voisine ; veux-tu venir un instant ?

Lucienne crispa sa main au bord d’un meuble pour ne pas tomber.

Adrien entra. Une expression grave et sévère attristait son visage ; ses lèvres se crispaient dans un sourire amer et dédaigneux ; ses yeux avaient un éclat dur, et le froncement de ses sourcils formait un pli à travers son front.

— Que veux-tu, chère amie ? dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce.

— Je désire ton avis, Adrien, dit madame Després ; comme je ne songe qu’à te plaire, je veux que tout ce que je porte soit de ton goût.

Adrien regarda distraitement les chapeaux qu’on lui montrait, et en désigna un.

— C’est justement le plus joli, dit la jeune femme ; maintenant je n’hésite plus.

La femme de chambre parut dans l’ouverture de la porte.

— Le déjeuner est servi, madame, dit-elle.

— Veux-tu payer mademoiselle, Adrien ? Moi je descends pour ne pas faire attendre ta mère, dit la jeune femme. Vous reviendrez me voir, quand vous passerez par ici, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en saluant Lucienne d’un sourire.

Puis elle s’en alla.

Adrien ouvrit un meuble, déchira un rouleau d’or et posa quelques pièces sur la table. Il agissait avec ces mouvements lents et abandonnés de quelqu’un qui ne s’intéresse plus à la vie.

Lucienne releva brusquement son voile.

— Adrien ! s’écria-t-elle.

Le jeune homme la regarda, pâlit, et un cri sourd s’échappa de ses lèvres. Mais aussitôt un éclair de colère traversa ses yeux ; il redevint impassible et sembla n’avoir jamais connu celle qui était devant lui. Il poussa l’argent vers Lucienne.

— Est-ce votre compte, mademoiselle ? dit-il d’une voix qui malgré lui tremblait.

Et comme elle ne répondait rien, il la salua à demi et s’éloigna.

Lucienne resta là, immobile, les yeux injectés de sang ; il lui semblait que des flammes roulaient par la chambre.

— Eh bien, vous êtes encore là ? est-ce que vous dormez ? dit la jeune bonne qui était entrée et regardait Lucienne avec étonnement. Prenez donc votre argent.

Elle lui mit l’argent dans une main, et le carton où elle replaça les chapeaux dans l’autre.

— Maintenant, allez-vous-en.

Et elle la poussa en riant vers l’escalier.

Lucienne descendit machinalement et se trouva bientôt dans la rue, un carton à chapeaux à la main.

Elle demeura longtemps sans mouvement. Puis tout à coup elle éclata de rire, d’un rire affreux et strident, qui fit comme crouler en un instant l’édifice si péniblement construit, et sembla effacer ces trois années de travail et de vertu.

— Ah çà ! s’écria-t-elle, je me réveille d’un cauchemar. J’étais en démence. Si l’on m’enferme à Charenton, ce sera justice. Comment ! pendant trois ans, les plus belles années de ma jeunesse, je me suis enfermée dans un trou de province, vivant seule, misérable, appliquant toute mon intelligence à confectionner des chapeaux… pour arriver à en vendre un à ce monsieur ! C’est par trop bête ! et jamais je n’oserai avouer cela à mes anciens amis. Ah ! il est marié ! il se moquait de moi ! Ah ! il ne me trouve même pas digne d’un mot d’excuse ou d’explication ! Et moi j’attendais sur la falaise ! confiante, imbécile ! comme si je ne connaissais pas les hommes ! Folle que j’étais ! au lieu de l’entrainer, de le ruiner comme les autres, puis de le laisser là quand j’aurais eu assez de lui. Ah ! ah ! tu vois le résultat de tes belles inventions ! il ne veut pas de toi, il te repousse du pied dans l’ordure d’où tu voulais sortir. Eh bien, j’y rentrerai ! on s’y amuse au moins, et l’on peut y oublier les rêves fous d’un cerveau malade. Je ressuscite, je redeviens moi-même. Adieu les chapeaux — et la vertu !

D’un coup de pied elle envoya son carton dans le ruisseau.

Puis elle s’éloigna d’un pas rapide en chantonnant. Mais elle ne put aller bien loin ; un frisson lui courut le long du corps. Elle voyait des taches rouges danser devant ses yeux, et une soif affreuse lui brûlait la gorge. Elle s’assit à la porte d’un café, et tapant nerveusement sur une table, elle demanda un verre d’absinthe.

Le garçon le lui apporta, en la regardant d’un air étonné.

Elle avala l’absinthe d’un seul trait, et demanda un autre verre. Mais le garçon s’éloigna sans le lui servir. Alors elle prit un journal.

— Voyons un peu ce qui se passe à Paris, dit-elle, presque à haute voix.

Une vive douleur lui traversa le front quand elle voulut fixer ses regards sur les lignes du journal, mais elle n’y prit point garde et lut les annonces des théâtres.

— Ah ! murmura-t-elle, une première aux Bouffes ce soir. J’ai encore le temps d’arriver à Paris pour y assister. Quelle rentrée ! que de surprises, que d’ébahissements je vais causer ! — Comment ! c’est Lucienne ? — Pas possible ! — Elle n’est donc plus morte ? — Oui, mes enfants, c’est moi. Je reviens de l’autre monde. — Allons, en route ! ajouta-t-elle en se levant.

Elle se remit à marcher par la ville à grands pas. Les passants se retournaient pour la regarder.

Devant la glace d’une devanture, elle s’arrêta.

— Tiens, dit-elle, j’ai des couleurs pour la première fois de ma vie. C’est la honte d’avoir été si bête qui me met cette rougeur aux joues. Eh bien, ma pauvre Lucienne ! continua-t-elle, en parlant à son image, que penses-tu de cela ? Tu ne t’attendais guère à ce dénouement pendant ces longs mois de tristesse et de solitude. Hein, quel résultat ! Te voilà plus seule qu’autrefois, et plus vieille de trois ans ; mais tu sais joliment bien faire les chapeaux ! Grande niaise ! grande folle ! Tout cela, pour des yeux bleus qui ne te reconnaissent même plus après t’avoir tant regardée. Ah çà ! il s’imagine peut-être, cet homme, que je suis partie le cœur brisé, inconsolable ; cela le flatterait, sans doute, d’apprendre que je suis morte de désespoir. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. On va voir comment je me console.

Elle reprit sa course vers la gare ; mais il fallait attendre deux heures le départ pour Paris. Alors elle redescendit vers la ville et entra chez un coiffeur.

— Faites-moi une coiffure étonnante, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise et en arrachant son chapeau.

Le garçon coiffeur lui défit ses nattes.

— Quels beaux cheveux ! dit-il galamment.

— Ils sont affreux ! dit Lucienne ; aussitôt à Paris, je les ferai teindre en jaune.

— Ce sera dommage.

Par instant, des secousses nerveuses agitaient la jeune fille. Sans s’en douter, elle pensait tout haut.

— L’indignation a tué la douleur, disait-elle ; je n’ai pas même versé une larme.

— Est-ce possible qu’on ose causer du chagrin à une aussi jolie personne ? dit le coiffeur.

— Tu ne peux comprendre, dit-elle ; c’est un riche mariage que je voulais faire, et qui a manqué.

Le coiffeur se mit à rire.

— C’est drôle ; n’est-ce pas ? dit Lucienne.

Lorsqu’elle fut coiffée, elle paya avec l’argent que lui avait donné Adrien.

— Mettez un peu de poudre de riz, lui dit le coiffeur ; on dirait que tous avez attrapé un coup de soleil.

— Bah ! ce sont les couleurs de la santé, dit Lucienne.

Et elle s’en alla. Elle retourna à la gare et prit un billet pour Paris ; puis se promena bruyamment dans la salle d’attente. Elle n’attendit pas longtemps ; la porte glissa sur la rainure, et l’employé cria :

— Les voyageurs pour Paris !

Elle s’élança. Mais, au moment où elle montait le marchepied du wagon, un grand vieillard, qui venait de descendre du train, la saisit et la fit redescendre.

— Où allez-vous, Lucienne ? lui dit-il d’une voix sévère.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle en regardant M. Lemercier avec insolence. Vous voulez savoir où je vais. Eh bien, je retourne à Paris, à ma vie d’autrefois. La morale m’ennuie, la géographie aussi, et la confection des chapeaux plus que tout le reste. La société ne veut pas de moi, je me passerai d’elle. Ne me faites pas manquer le train.

— Lucienne ! Lucienne ! mon enfant, c’est toi qui me parles ainsi ! dit le vieillard.

— Mais vous ne savez donc pas que j’ai la rage dans le cœur ; vous ne savez donc pas que c’est un misérable, que mes tortures, mes larmes, mon long supplice ont été inutiles, qu’il m’oublie, qu’il est marié ! s’écria Lucienne d’une voix déchirante.

— Je me suis douté de cela en ne te voyant pas ce matin, et je me suis mis à ta recherche, dit M. Lemercier. Tu devines combien mon cœur souffre avec le tien, pauvre et douce enfant. Mais tu n’as plus le droit de renier l’effort que tu as fait vers l’honnêteté et la vertu. Retourner à ta vie d’autrefois ! y songes-tu ? Comment une telle pensée a-t-elle pu venir à un esprit comme le tien ? Vois-tu, Lucienne, ton sacrifice était incomplet, puisque tu ne l’accomplissais que dans l’intérêt d’un amour immense. Le but était si doux que tout était possible pour l’atteindre. La véritable punition a lieu aujourd’hui seulement. Il faut être maintenant vertueuse pour la vertu même, sans avoir de récompense ; et peut-être, un jour, la récompense viendra d’elle-même. Allons, Lucienne, suis-moi, retourne à ta vie paisible et honnête.

— Oh ! père, ne me tirez pas de mon engourdissement, ne me rappelez pas à l’horreur de la réalité ! s’écria Lucienne ; vous savez bien que, sans son amour, je ne puis pas vivre. Puisqu’il est perdu pour moi, je suis perdue pour tous. Il n’y a plus rien, plus rien au monde !

— Quoi ! ma fille, pas même mon amour ; pas même ce cœur de père, qui souffre avec toi ?

Les nerfs de Lucienne se détendirent enfin, un sanglot lui monta à la gorge, et elle se laissa tomber dans les bras du vieillard.

— Ah ! père ! père ! j’en mourrai ! dit-elle.

Il la ramena chez elle.

Elle repassa le seuil de sa petite boutique de modiste sans s’en apercevoir. M. Lemercier la mit au lit et envoya chercher le docteur Dartoc.

Le lendemain, une fièvre cérébrale se déclara.

XIV


Le délire s’empara de Lucienne. Pendant huit jours elle ne reconnut personne. Elle croyait entendre le bruit d’une tempête et faisait des efforts pour s’élancer de son lit, disant que la mer l’appelait. Elle voulait marcher à travers les flots jusqu’à ce que l’eau la couvrit entièrement. Cela seul, disait-elle, pouvait calmer le feu qui la brûlait. Et elle luttait avec fureur contre ceux qui s’opposaient à la réalisation de son désir.

M. Lemercier avait installé auprès d’elle une jeune garde-malade qui la soignait avec dévouement. Lui-même ne la quittait pas, et le docteur Dartoc venait trois fois par jour.

Toute une semaine, la situation resta la même ; la vie de Lucienne était en question. Puis tout à coup la maladie sembla céder ; le calme se fit, la fièvre s’apaisa, et la malade, regardant autour d’elle, adressa un faible sourire à M. Lemercier.

Cependant les soins qu’on lui prodiguait semblaient l’irriter ; elle s’y dérobait le plus possible, et repoussait les potions prescrites.

Un jour, le marin l’entendit murmurer :

— Laissez-moi donc mourir tranquille !

— Comment ! Lucienne, dit-il, tu ne veux pas guérir, pour moi, pour Stéphane ?

— Stéphane !

— Il t’aime, tu le sais ; sans toi, il sera toujours malheureux ! tu ne veux pas faire cette bonne action de vivre pour nous ?

— Quoi ! vous savez l’amour de Stéphane ? dit-elle.

— Mon fils n’a pas de secret pour moi ; il m’a tout appris le jour où je lui ai dit ton histoire.

— Et vous ne m’en avez jamais parlé !

— À quoi bon, enfant ? pourquoi t’attrister de mon chagrin ?

— Ah ! vous êtes bon, vous ! dit-elle.

Le soir, après avoir été silencieuse toute la journée, elle s’écria avec une énergie fébrile :

— Je le veux, je guérirai ; j’oublierai ceux qui m’ont oubliée ; j’aimerai Stéphane.

À partir de ce moment, elle se laissa soigner avec soumission. Elle essaya de manger un peu, mais son estomac refusa toute nourriture. Ses yeux noirs s’agrandissaient dans son visage amaigri et aussi pâle que ses draps.

Elle ne parlait jamais d’Adrien ; mais nuit et jour, malgré elle, elle pensait à lui. Il lui semblait impossible que tout fût fini ainsi.

Un matin, elle entendit le facteur entrer en bas dans la boutique. La garde-malade descendit aussitôt. Mais Lucienne pensant que, dans la crainte de lui causer une émotion, on lai déroberait peut-être la lettre qui arrivait, et qu’un pressentiment lui disait être d’Adrien, elle sauta hors de son lit, et, se tenant à la rampe, elle se laissa glisser jusqu’au bas de l’escalier. Elle arracha la lettre des mains de la jeune garde stupéfaite et remonta.

Tout un monde d’espérance traversa l’esprit de Lucienne, tandis qu’elle tenait à la main cette lettre, qu’elle hésitait à ouvrir. Elle venait d’Adrien, il n’y avait pas à en douter, le chiffre du jeune homme était sur l’enveloppe, et Lucienne reconnaissait l’écriture. Alors elle s’imagina que rien n’était perdu, qu’elle s’était trompée, qu’Adrien l’aimait toujours, que cette femme qu’elle avait vue n’était pas sa femme, et qu’il allait la consoler d’un mot.

Elle déchira l’enveloppe et lut la lettre en tremblant.

Lucienne, disait Adrien, je ne veux pas vous laisser croire que j’ai manqué à notre rendez-vous parce que je ne vous aime plus et que j’ai oublié mes serments. Pour mon malheur, je n’ai pas cessé de vous aimer, et je n’ose pas espérer que votre image s’efface jamais de mon esprit. Si cela peut adoucir la déception et le chagrin que vous avez éprouvés, sachez qu’à cause de vous le bonheur n’existe plus dans ce monde pour moi, et que, si vous souffrez, je souffre autant que vous.

» Vous devinez que je sais la vérité sur votre vie, et vous comprenez sans doute quel coup terrible j’ai reçu en l’apprenant, moi si confiant, et qui vous respectais autant que je vous aimais ! Je parle maintenant sans colère, tout est mort en moi, la colère comme la joie ; mais j’ai eu, je vous l’avoue, des instants de rage et de désespoir où je touchais à la folie.

» Voici comment j’ai appris l’horrible vérité. Ce fut deux ans après m’être séparé de vous. J’avais, suivant votre conseil, travaillé ardemment. J’étais avocat, presque célèbre, à Rouen ; on me confiait bien des causes. J’étais triste cependant ; mais l’espoir me soutenait et le bonheur était au bout de ma route. Un jour, une affaire m’appela à Paris. C’était en automne. J’allais repartir, mon affaire terminée, lorsque je rencontrai sur le boulevard celui que je croyais votre oncle. Je courus à lui joyeusement, lui demandant des nouvelles de sa nièce ! — Ma nièce ! dit-il… Alors il m’avoua la vérité, en s’excusant de nous avoir trompés. Brutalement, avec un sourire paisible, il me déchira le cœur, sans se douter de ce qu’il faisait. Je ne voulais pas le croire ; je pensais qu’il était fou. Mais, voyant que je doutais de ses paroles, il m’entraîna vers la devanture d’un marchand de photographies du passage Jouffroy. — Tenez, me dit-il, son portrait est encore là, et elle est représentée dans une pose et dans un costume qui ne vous laisseront aucun doute. — Il disait vrai, hélas ! Il m’apprit encore que vous vous étiez fait passer pour morte, mais qu’il vous avait retrouvée à F…, modiste, protégée par un vieillard terrible qui chassait vos anciens amis à coups de poing. — Je comprends maintenant, ajouta-t-il, elle se faisait oublier, elle s’habitue à une vie tranquille et honnête pour arriver à vous épouser. Ma foi ! je suis bien aise d’avoir pu vous armer contre cette sirène.

» Je revins à Rouen, fou de douleur. Je m’enfermai, me disant malade, ne voulant parler à personne, tout à mon désespoir. Je me souvins alors de vos hésitations, de vos scrupules, de vos larmes, et je compris leur véritable sens. Je compris aussi que vous vouliez expier vos fautes, et que vous aviez inventé ce conte d’une séparation de trois ans exigée par votre mère. J’admirai votre habileté à mentir. Cependant, je crus que vous m’aimiez véritablement et que vous étiez sincère dans votre repentir. Je me sentis un instant de faiblesse ; j’eus l’idée de feindre de tout ignorer, de vous laisser aller jusqu’au bout de l’épreuve que vous vous étiez imposée par amour pour moi, et de vous épouser. Mais la colère, la jalousie étouffèrent bientôt ces sentiments, et je compris que ceux qui se dressaient désormais entre nous étaient un obstacle éternel à notre bonheur. J’essayai de vous rejeter hors mon cœur, mais je m’aperçus que le coup que j’avais reçu, mortel pour l’estime que je vous portais, avait laissé l’amour vivant, et que vous restiez dans mon cœur malgré moi. Une nouvelle lâcheté me tenta. Je songeai à courir à vous, à vous emporter dans un pays de soleil, à vous donner quelques années de ma vie. Fou que j’étais ! c’est toute ma vie que je vous aurais donné ; je le sentais bien. Me défiant de moi-même, me voyant sans force contre cet amour tenace qui triomphait de la douleur et du mépris et me jetait vingt fois par jour dans des projets insensés, je me confiai à ma mère. Elle trouva le remède au mal ; remède terrible, mais radical. — Tu finiras, dit-elle, par céder à ton amour et par introduire dans ta famille une femme déchue, si tu ne mets entre lui et toi un obstacle infranchissable. Marie-toi. Ta passion s’apaisera, tu aimeras ta femme plus tard, je te connais, tu es l’esclave de tes devoirs. J’obéis à ma mère, après bien des luttes. On dit à Jenny que vous étiez morte ; la pauvre enfant pleura beaucoup ; et j’épousai la première venue. Pour moi, elle n’est qu’un bouclier entre vous et moi, Lucienne ; mais elle porte mon nom, elle a mon serment, sa vie sera calme et heureuse.

» Après vous avoir vue l’autre jour, à cette date queje n’avais pu oublier, j’ai voulu vous expliquer les raisons qui m’ont dicté ma conduite, je n’ai pas osé vous parler, je me sentais trop faible, trop ému auprès de vous. C’est pourquoi je vous écris.

» Maintenant, tout rapport cesse entre nous, tout est bien fini. Ma mère croit que je vous ai oubliée, je le lui laisse croire. À vous seule, j’avoue la vérité : je vous hais de m’avoir trompé ; mais je ne pourrai jamais aimer que vous. »

XV


M. Lemercier arriva tandis que, assise sur son lit, Lucienne tenait encore la lettre d’Adrien entre ses mains et la relisait, le visage inondé de larmes.

— Tenez, père ! dit-elle en lui tendant la lettre ; c’est M. Provot qui m’a perdue, cet homme que vous avez chassé d’ici. Ah ! le misérable ! …

M. Lemercier lut la lettre d’Adrien.

— Ce jeune homme s’est condamné au plus affreux des supplices, dit-il lorsqu’il eut reployé le papier ; il a rivé sa vie à celle d’une femme qu’il n’aime pas. Pauvre fou, qui n’a pas su pardonner ! tu es bien vengée, va, ma Lucienne !

— Vengée ! murmura-t-elle en secouant tristement la tête.

— Oui, et tu le seras davantage encore le jour où, fière et heureuse au bras de Stéphane, tu passeras, dans tout l’éclat de ta beauté, auprès de l’homme qui l’a dédaignée. Il pourra alors comparer le bonheur de celui qui pressera avec orgueil ta main sur son cœur, à la morne tristesse de son foyer et de sa vie.

— Oui ! oui ! ce cher Stéphane ! dit Lucienne, ce cœur incomparable, qui veut bien m’aimer telle que je suis ! Je l’aimerai et il me consolera.

Mais la vérité, c’est que son amour pour Adrien s’était réveillé plus ardent que jamais.

Il l’aimait toujours ! n’était-ce pas là un sujet de joie ? L’esprit de la jeune fille, surexcité par la fièvre, travaillait sans cesse. Elle imaginait mille combinaisons qui le ramèneraient à elle. La vie n’était pas finie ; ils étaient jeunes tous deux ; on pouvait espérer encore.

Cependant, cette agitation qui la dévorait amena une rechute, des troubles nerveux, des accès de fièvre chaude. Le docteur Dartoc demanda une consultation. On fit venir des médecins de Paris, et ils laissèrent peu d’espoir de sauver la malade.

Lucienne bientôt se sentit perdue.

Quand elle comprit qu’elle allait mourir, cette conviction lui causa une sorte de joie.

Mais alors un désir germa dans son esprit, et, grandi par la fièvre, devint promptement impérieux et irrésistible : elle voulait revoir encore Adrien avant de mourir, ou tout au moins, apercevoir, comme l’autre fois, son ombre derrière le rideau de sa fenêtre.

Elle rumina continuellement cette pensée, et souvent, dans les hallucinations de son demi-sommeil, elle se croyait en route pour Rouen. Elle s’éveillait et se retrouvait dans son lit, puis s’assoupissait de nouveau et reprenait son voyage.

Un matin, elle se sentit plus faible que jamais. Tout semblait brisé en elle ; mais elle ne souffrait plus.

Elle comprit que c’était fini.

— J’irai aujourd’hui, se dit-elle, suivant son idée fixe.

Tous les soirs, à sept heures, M. Lemercier la quittait pour aller dîner ; il revenait à huit heures et demie. Un train partait justement pour Rouen à huit heures ; Lucienne résolut de choisir cette heure-là pour s’enfuir.

Elle ne dit rien de la journée, se tint immobile, ménageant ses forces. Lorsque M. Lemercier la quitta le soir, elle eut envie de lui dire un dernier adieu, de l’embrasser. Mais elle eut peur que cela ne lui donnât l’éveil ; elle lui envoya seulement un baiser du bout des doigts lorsqu’il eut le dos tourné.

La garde-malade, lasse de tant de veilles, sommeillait dans un fauteuil ; mais ce sommeil n’était pas assez profond pour que Lucienne pût en profiter ; il fallait l’éloigner tout à fait.

La jeune fille avait depuis longtemps combiné le moyen de se débarrasser d’elle. Elle avança la main vers la potion qu’on lui préparait chaque soir pour la calmer et la faire dormir ; elle poussa le flacon, qui tomba à terre et se brisa.

La garde se dressa en sursaut.

— Je voulais boire ma potion pour dormir tout de suite, dit Lucienne, j’ai fait tomber la bouteille.

— Il faut la faire refaire.

— Oui, allez chez le pharmacien.

— Comment ! tous laisser seule !

— Ce ne sera pas long ; plus tard, le pharmacien serait fermé ; et puis j’ai de la fièvre, voyez, et pourtant je voudrais dormir.

La garde-malade prit l’ordonnance et s’éloigna.

Alors, comme poussée par un ressort, Lucienne bondit hors de son lit. Elle ouvrit une armoire, prit ses vêtements, s’habilla, se chaussa. Ses mouvements étaient brusques, nets, rapides. Elle fut bientôt prête.

Avant de quitter sa chambre, elle s’approcha de la table où le docteur écrivait ses ordonnances, et elle traça ces quelques lignes sur une feuille blanche :

« Pardon, père ! pardon, Stéphane ! Je voulais vivre pour vous aimer. Ce n’est pas ma faute, je meurs. »

Son écriture était plus grande que d’ordinaire, pourtant ses yeux ne la voyaient pas sur le papier.

Elle descendit l’escalier et ouvrit la porte.

Elle ne sentit pas le froid vif du grand air ; mais il lui sembla que les maisons penchaient en avant et en arrière, que le sol s’élevait et s’abaissait.

Elle s’appuya un instant à la muraille ; mais elle se raidit, et partit tout à coup à grands pas, rigide, avec des allures d’automate.

Elle arriva à la gare, sans se souvenir du trajet qu’elle avait fait. Le train chauffait. Elle prit son billet et monta dans un compartiment qui était vide.

Une fois là, sa mémoire lui échappa de nouveau. Un engourdissement lui montait des pieds jusqu’aux cheveux. Elle s’assoupissait.

Le train était depuis un quart d’heure à Rouen, où il stationne vingt minutes, lorsqu’elle sortit de sa torpeur. La portière était ouverte, elle essaya de descendre ; mais elle vit qu’elle ne le pourrait pas, qu’elle tomberait. Un employé vint à son aide, et, la voyant si affreusement pâle, la guida vers une voiture.

— Cours Boïeldieu, dit-elle, vous m’arrêterez du côté de la rivière.

Et elle tendit une pièce d’argent au cocher.

— Mais c’est un fantôme que je conduis là ! grommela le cocher en remontant sur son siège.

Lucienne, les yeux démesurément ouverts, cramponnée d’une main à la portière, les lèvres serrées, s’efforçait de retenir le souffle de vie qui lui restait. Elle arriva enfin. Le cocher l’aida à descendre et elle se laissa tomber sur le banc où elle s’était assise une fois déjà.

— Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ? dit le cocher. Vous m’avez l’air bien malade.

— Non ! non ! allez ! dit Lucienne.

Le cocher haussa les épaules, remonta sur son siège et s’éloigna.

Onze heures sonnaient à une horloge. Une seule lumière brillait à la façade de la maison d’Adrien.

— C’est sa chambre, se disait Lucienne ; c’est là que je l’ai vu une fois déjà.

Et elle essayait de le voir encore. Mais son regard se troublait. Par instant, elle croyait que la maison était en flammes, puis tout devenait noir. Il lui sembla pourtant que la lumière s’éteignait. Alors elle voulut traverser la rue.

— Plus près ! plus près ! disait-elle.

Elle se leva ; ses jambes lui parurent changées en deux blocs de pierre.

Elle essaya d’avancer, et tomba, les mains dans le ruisseau.

Alors, avec une sorte de colère, comme un serpent à demi écrasé, elle rampa, se traîna, s’aidant des coudes, accrochant ses ongles aux saillies des pavés, et elle atteignit la maison.

— Ah ! dit-elle, là ! là ! en travers de ta porte, comme un chien fidèle !

Et elle s’abandonna à la mort.


Le lendemain, de très-grand matin, le domestique entra dans la chambre d’Adrien sans que celui-ci l’eût appelé.

— Monsieur, dit-il d’un air très-effrayé, que faut-il faire ? Je viens de trouver une jeune femme morte contre la porte de la maison.

Adrien eut un pressentiment. Pâle comme un spectre, il s’habilla en toute hâte et descendit.

— Mon cœur ne m’a jamais trompé, s’écria-t-il en voyant la morte, c’est elle. Elle est peut-être vivante encore, dit-il au domestique. Vite ! vite ! allez chercher un médecin. Ne dites rien à madame, de peur de l’effrayer.

Tandis que le domestique courait exécuter cet ordre, il prit la jeune fille dans ses bras et remonta. Il la posa sur son lit tiède encore. Les longs cheveux de Lucienne se répandirent sur l’oreiller.

Alors immobile comme pétrifié il la regarda avec épouvante et désespoir. Elle gardait sa grâce et sa douceur dans la majesté de la mort. Une de ses mains, blanche comme un lys, pendait dans les plis des draps, et elle semblait dormir sur ce lit défait qui aurait dû être le sien.

— Ah ! bourreau cruel et imbécile ! s’écria tout à coup le jeune homme, voilà ce que tu as fait !

Et il se jeta en sanglotant sur le corps de Lucienne, l’entourant de ses bras, essayant de la réchauffer sous ses baisers, l’appelant, lui promettant de tout abandonner, d’être tout à elle, si elle était rendue à son amour.

Lucienne était bien morte, puisqu’elle ne répondit pas.

Le médecin ne put que constater le décès.

M. Lemercier arriva bientôt. Il avait deviné que la jeune fille, par un effort surhumain de volonté, était venue mourir près de celui qui la tuait.

— C’est donc fini, chère douce martyre ! s’écria-t-il en la voyant. Voilà où t’ont menée ton courage et tes longs sacrifices. Tu meurs à vingt-trois ans, belle, adorée, mais fidèle à ton inutile et douloureux amour ! Ma pauvre enfant bien-aimée ! …

— Monsieur, dit Adrien, en relevant vers le vieillard son visage baigné de larmes, les morts sont délivrés ; plaignez les vivants.

Le marin appuya son front sur la main glacée de Lucienne.

— Vous avez raison, dit-il, les vivants sont seuls à plaindre.

Et sa pensée courut vers Stéphane errant sur la mer et à jamais désespéré.