Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes, ses lettres/À M. De Chênedollé

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LETTRES

À

M. DE CHÊNEDOLLÉ


I
Rennes, ce 2 avril 1803.

Mes moments de solitude sont si rares, que je profite du premier pour vous écrire, ayant à cœur de vous dire combien je suis aise que vous soyez plus calme, que je vous demande pardon de l’inquiétude vague et passagère que j’ai sentie au sujet de ma dernière lettre ! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai point le motif que j’ai cru, à la réflexion, qui vous avait engagé à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette parole, s’il est vrai que vous avez l’idée que nous pourrons être un jour unis, perdez tout à fait cette idée : croyez que je ne suis point d’un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez votre destinée à la mienne. Si lorsqu’il a été, ci-devant, entre nous question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes ni décisives, cela provenait seul de ma timidité et de mon embarras, car ma volonté était, dès ce temps-là. fixe et point incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu, qui ne doit pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connaissez mes sentiments pour vous : vous ne pouvez aussi douter que je me ferais un honneur de porter votre nom ; mais je suis tout à la fois désintéressée sur mon bonheur, et votre amie : en voilà assez pour vous faire concevoir ma conduite avec vous.

Je vous le répète, l’engagement que j’ai pris avec vous de ne point me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque comme un lien, comme une espèce de manière de vous appartenir. Le plaisir que j’ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de ce qu’au premier moment votre désir à cet égard me sembla une preuve non équivoque que je ne vous étais pas bien indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes secrets ; vous voyez que je vous traite en véritable ami.

S’il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux Muses, que l’assurance de la persévérance de mes sentiments pour vous, vous pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités, par erreur, s’oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais que je ne peux consulter sur mes productions un goût plus éclairé et plus sage que le vôtre ; je crains simplement votre politesse. Quant à mes Contes, c’est contre mon sentiment, et sans que je m’en sois mêlée, qu’on les a imprimés dans le Mercure. Je me rappelle confusément que mon frère m’a parlé à cet égard ; mais je n’y fis aucune attention, ni ne répondis. J’étais au moment de quitter Paris ; j’étais incapable de rien entendre, de réfléchir à rien ; une seule pensée m’occupait, j’étais tout entière à cette pensée. Mon frère a interprété pour moi mon silence d’une façon fâcheuse. Je vous sais gré de l’espèce de reproche que vous me faites au sujet de l’impression de mes Contes, puisqu’il me met à lieu de connaître votre soupçon et de le détruire. Soyez bien certain que je n’ai point consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne m’en doutais même pas. J’espère que, quand vos affaires de famille seront terminées, vous vous fixerez à Paris ; ce séjour vous convient à tous égards, et je voudrais toujours que votre position soit la plus agréable possible. Adieu. Vous voudrez bien, quand il sera temps, me mander votre départ de Paris, afin que je ne vous y adresse pas mes lettres. Je compte encore rester quinze jours dans cette ville-ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères, à l’hôtel Marigny.

Quoique vos dépêches soient les plus aimables du monde, ne les rendez pas fréquentes ; j’en préfère la continuité. Vous devez être paresseux, et moi-même je suis fort sujette à la paresse. Je vous recommande surtout de me faire part de tous vos soupçons à mon égard ; cette preuve d’intérêt me sera infiniment précieuse.

II
Ce 1er juillet 1803.

Je vais répondre de suite à votre lettre du 7 messidor, parce que je pars aujourd’hui pour la campagne, où il me sera moins facile de vous écrire. Je suis bien touchée de l’empressement que vous témoignez de me voir ; mais, en vérité, cela n’est guère possible. Si vous connaissiez ma bizarre position, vous ne seriez pas étonné de ce que je vous dis. Si pourtant il est absolument essentiel que vous me parliez, venez donc me trouver, en dépit de tout, à Lascardais, chez madame de Chateaubourg, près Saint-Aubin-du-Cormier, à quatre lieues de Fougères, sur la route de Rennes. Je vous prie de ne point me parler dans vos lettres de ce voyage. Si vous persistez à vouloir l’exécuter, marquez-moi simplement, quelque temps avant, que tel jour vous comptez accomplir le projet dont vous m’avez fait part. Si j’ai le plaisir de vous voir, je vous dirai le pourquoi de ces précautions, qui doivent vous paraître folles et qui pourtant ne sont que simples. Tout ce que vous saurez pour le moment, c’est que j’ai la certitude qu’on voit mes lettres et celles que je reçois. Je vais faire en sorte que celle-ci évite le sort des autres. Je vous avoue que ce n’est pas sans impatience que je vois qu’on cherche à me dérober la connaissance de nos sentiments et de nos pensées les plus intimes, et que je m’indigne que les lettres des personnes qui m’écrivent tombent en d’autres mains que les miennes. Je suis surprise que mon frère ne vous ait point encore écrit ; il ne peut sûrement pas vous avoir oublié. Attendez vous au premier moment à recevoir de son griffonnage. Je vous confie bonnement que la chose du monde qui me rendrait la plus heureuse, ce serait de voir mon frère dans le cas de pouvoir vous être utile. Adieu ; je vous écris en courant, ayant beaucoup de petits arrangements à faire. Gardez de moi quelque souvenir, et ne négligez rien pour le rétablissement de votre santé.

Adressez-moi désormais vos lettres chez madame de Chateaubourg, à Lascardais, à Saint-Aubin-du-Cormier, près Fougères.

Mandez-moi le plus tôt que vous pourrez que vous avez reçu cette lettre, et n’oubliez pas non plus de me marquer un certain temps d’avance le moment de votre arrivée à Lascardais, par la raison que je ne vais point être fixe nulle part une

partie de l’été.
III
Lascardais, ce 23 juillet 1803.

J’ai reçu le 19 de ce mois votre lettre en date du 12, par laquelle vous m’annonciez votre arrivée. Je vous ai attendu, comme bien vous pensez, avec impatience. Ne vous voyant pas paraître, je me suis livrée à mille diverses inquiétudes. J’espère qu’une cause toute simple est la seule raison qui vous a empêché d’accomplir votre projet ; je vous prie de m’écrire pour lever tous mes doutes à cet égard. Je vous préviens que je suis dans un pays si perdu, que vos lettres mettront un temps infini à me parvenir ; qu’elles pourront même se perdre en route, ainsi que les miennes. Ainsi, ne soyez pas surpris du silence que je pourrai paraître garder avec vous. Tenez-vous convaincu pour jamais que mes sentiments pour vous sont inaltérables, et que vous êtes et serez sans cesse présent à ma pensée. Je vous remercie de la manière dont vous avez écrit votre dernière lettre ; croiriez-vous pourtant qu’on a deviné de quel projet vous vouliez me parler ? Je crois qu’on serait charmé de le détourner ; mais je ne vois pas comment, si vous y êtes bien résolu. Adieu ; je n’ajoute rien de plus à cette lettre, pensant que vous êtes à peu près aussi habile que moi sur tout ce que mon amitié pourrait me dicter de plus. Je vais écrire à mon frère et lui faire les reproches qu’il mérite à votre égard ; soyez certain qu’il n’est coupable envers vous que de négligence. Persistez donc dans la bonne résolution de lui conserver tout votre attachement. Adieu encore une fois.