Lucrezia Floriani/Chapitre 03

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Lucrezia Floriani
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III.

Salvator avait réussi à garder son sang-froid, jusqu’à ce qu’une grande brune, passant à cheval, non loin de la calèche, jambe de çà, jambe de là, lui montra avec un peu trop de confiance son muscle rebondi surmonté d’une jarretière élégante. Il lui fut impossible de retenir une exclamation et de ne pas pencher la tête hors de la voiture, pour suivre de l’œil cette jambe nerveuse et bien tournée.

— Est-elle donc tombée ? lui dit le prince, apercevant sa préoccupation.

— Tombée quoi ? répondit le jeune fou ; la jarretière ?

— Quelle jarretière ? Je parle de la femme qui passait à cheval. Que regardes-tu ?

— Rien, rien, répliqua Salvator, qui n’avait pu s’empêcher de soulever son bonnet de voyage pour saluer cette jambe. Dans ce pays de courtoisie, il faudrait toujours avoir la tête nue. Et il ajouta, en se rejetant au fond de la voiture : « C’est fort coquet, une jarretière rose vif bordée de bleu-lapis. »

Karol n’était point pédant en paroles ; il ne fit aucune réflexion, et regarda le lac étincelant où brillaient, certes, de plus splendides couleurs que celles des jarretières de la villageoise.

Salvator comprit son silence et lui demanda, comme pour s’excuser à ses yeux, s’il n’était pas frappé de la beauté de la race humaine dans cette contrée.

— Oui, répondit Karol avec une intention complaisante : j’ai remarqué qu’il y avait par ici beaucoup de statuaire dans les formes. Mais tu sais que je ne m’y connais pas beaucoup.

— Je le nie ; tu comprends admirablement le beau, et je t’ai vu en extase devant des échantillons de la statuaire antique.

— Un instant ! il y a antique et antique ; j’aime le bel art pur, élégant, idéal du Parthénon. Mais je n’aime pas, ou du moins je ne comprends pas la lourde musculature de l’art romain et les formes accusées de la décadence. Ce pays-ci est tourné au matérialisme, la race s’en ressent. Cela ne m’intéresse point.

— Quoi ! franchement, la vue d’une belle femme ne charme pas tes regards, ne fût-ce qu’un instant… quand elle passe ?

— Tu sais bien que non. Pourquoi t’en étonner ? Moi, j’ai accepté ton admiration facile et banale pour toutes les femmes tant soit peu belles qui passent devant toi. Tu es pressé d’aimer, et cependant, celle qui doit s’emparer de ton être ne s’est pas encore présentée à tes regards. Elle existe, sans doute, celle que Dieu a créée pour toi ; elle t’attend, et toi tu la cherches. C’est ainsi que je m’explique tes amours insensés, tes brusques dégoûts, et toutes ces tortures de l’âme que tu appelles tes plaisirs. Mais, quant à moi, tu sais bien que j’avais rencontré la compagne de ma vie. Tu sais bien que je l’ai connue, tu sais bien que je l’aimerai toujours dans la tombe, comme je l’ai aimée sur la terre. Comme rien ne peut lui ressembler, comme personne ne me la rappellerait, je ne regarde pas, je ne cherche pas : je n’ai pas besoin d’admirer ce qui existe en dehors du type que je porte éternellement parfait, éternellement vivant dans ma pensée.

Salvator eut envie de contredire son ami ; mais il craignit de le voir s’animer sur un pareil sujet, et retrouver, pour la discussion, une force fébrile qu’il redoutait plus pour lui que la langueur de la fatigue. Il se contenta de lui demander s’il était bien sûr de ne jamais aimer une autre femme.

— Comme Dieu lui-même ne saurait créer un second être aussi parfait que celui qu’il m’avait destiné dans sa miséricorde infinie, il ne permettra pas que je m’égare jusqu’à tenter d’aimer une seconde fois.

— La vie est longue, pourtant ! dit Salvator d’un ton de doute involontaire, et ce n’est pas à vingt-quatre ans qu’on peut faire un pareil serment.

— On n’est pas toujours jeune à vingt-quatre ans ! répondit Karol. Puis il soupira et tomba dans le silence de la méditation. Salvator vit qu’il avait réveillé cette idée d’une mort prématurée, dont son ami se nourrissait comme d’un poison. Il feignit de ne pas le deviner sur ce point, et il essaya de le distraire en lui montrant la jolie vallée dont le lac occupe le fond.

Le petit lac d’Iseo n’a rien de grandiose dans son aspect, et ses abords sont doux et frais comme une églogue de Virgile. Entre les montagnes qui forment ses horizons et les rides molles et lentes que la brise trace sur ses bords, il y a une zone de charmantes prairies, littéralement émaillées des plus belles fleurs champêtres que produise la Lombardie. Des tapis de safran d’un rose pur jonchent ses rives, où l’orage ne pousse jamais avec fracas la vague irritée. De légères et rustiques embarcations glissent sur des ondes paisibles, où s’effeuillent les fleurs du pêcher et de l’amandier.

Au moment où les deux jeunes voyageurs descendirent de voiture, plusieurs bateaux levaient leurs amarres, et les habitants des paroisses riveraines, que leurs chevaux et leurs charrettes avaient ramenés de la fête, s’élançaient, en riant et en chantant, sur ces esquifs qui devaient faire le tour du lac et descendre chaque groupe à son domicile. On poussait les charrettes toutes chargées d’enfants et de jeunes filles bruyantes sur les grosses barques ; de jeunes couples sautaient sur les nacelles et se défiaient alla regata. Suivant l’habitude de la localité, pour empêcher les chevaux, fumants de sueur, de s’enrhumer durant la traversée, on les plongeait préalablement dans les eaux glaciales de la plage, et ces animaux courageux paraissaient prendre grand plaisir à cette immersion.

Karol s’assit sur une souche au bord de l’eau, pour contempler, non cette scène animée et pittoresque, mais les vagues horizons bleuâtres de la chaîne Alpestre. Salvator était entré dans la locanda pour choisir les chambres.

Mais il revint bientôt avec une figure contrariée : le gîte était abominable, brûlant, infect, encombré d’ivrognes et d’animaux qui se querellaient. Il n’y avait pas moyen de se reposer là des fatigues d’une journée de voyage.

Le prince, quoiqu’il souffrît plus que personne de l’angoisse d’une mauvaise nuit, prenait ordinairement ces sortes de contrariétés avec une insouciance stoïque. Cependant, cette fois, il dit à son jeune ami, avec un air d’inquiétude étrange : « J’avais un pressentiment que nous ferions mieux de ne pas venir coucher ici. »

— Un pressentiment à propos d’une mauvaise auberge ? s’écria Salvator, que le fâcheux succès de son idée irritait un peu contre lui-même et par conséquent contre le prochain ; ma foi, quand il s’agit d’éviter la vermine d’une sale locanda et la puanteur d’une laide cuisine, j’avoue que je n’ai point de ces subtiles perceptions et de ces avertissements mystérieux.

— Ne te moque pas de moi, Salvator, reprit le prince avec douceur, il ne s’agit point de ces puérilités-là, et tu sais fort bien que j’en prends mon parti mieux que toi-même.

— Eh ! c’est peut-être à cause de toi que je n’en prends pas mon parti !

— Je le sais, mon bon Salvator ; ne te tourmente donc pas, et partons !

— Comment, partons ! nous avons faim, et il y a là du moins des truites superbes qui sautent dans la friture. Je ne me laisse pas décourager si vite, soupons d’abord, faisons-nous servir là, en plein air, sous ces caroubiers. Et puis je courrai tout le village et je trouverai bien une maison un peu plus propre que l’auberge, une chambre pour toi, au moins ; fût-ce chez le médecin ou l’avocat de la contrée ! Il y a bien un curé, ici !

— Ami, tu ne veux pas me comprendre, tu t’occupes d’enfantillages… Tu sais que je n’ai pas de caprices, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! une seule fois, pardonne-m’en un bizarre… Je me sens mal ici ; cet air m’inquiète, ce lac m’éblouit. Il y croît peut-être quelque herbe vénéneuse mortelle pour moi… Allons coucher ailleurs. J’ai un pressentiment sérieux que je ne devais pas venir ici. Quand les chevaux ont quitté la route de Venise et pris sur la gauche, il m’a semblé qu’ils résistaient : ne l’as-tu pas remarqué ? — Enfin, ne me crois pas atteint de folie, ne me regarde pas d’un air effrayé ; je suis calme, je suis résigné, si tu le veux, à de nouveaux malheurs… mais à quoi bon les braver, quand il est temps encore de les fuir ?

Salvator Albani était effrayé, en effet, du ton sérieux et pénétré avec lequel Karol disait ces paroles étranges. Comme il le croyait plus faible qu’il ne l’était réellement, il s’imagina qu’il allait tomber gravement malade, et qu’un secret malaise l’en avertissait. Mais il ne pensait pas que le lieu y fût pour quelque chose, lorsque la nature, la race humaine, le ciel et la végétation étaient luxuriants autour de lui. Il ne voulait pourtant pas heurter son caprice, mais il se demandait si un nouveau relais, fourni à jeun et après une longue journée, ne hâterait pas l’explosion du mal.

Le prince vit son hésitation et se rappela ce que le bon Salvator avait déjà oublié, c’est qu’il mourait de faim. Dès lors, sacrifiant toute sa répugnance, et imposant silence à son imagination, il prétendit qu’il avait faim lui-même, et qu’avant de quitter Iseo, il fallait pourtant souper.

Cet accommodement rassura un peu Salvator. « S’il a faim, pensa-t-il, il n’est pas sous le coup d’une maladie imminente, et peut-être que cette pensée de détresse qui s’est emparée de lui est le résultat d’une faim excessive dont il ne se rendait pas compte, une sorte de défaillance morale et physique. Mangeons, et puis nous verrons ! »

Le souper était meilleur que l’auberge ne semblait l’annoncer, et on le servit dans le jardin de l’hôtelier, sous une fraîche tonnelle, qui masquait un peu l’éclat du lac, et où Karol se sentit réellement plus calme. Grâce à la mobilité de son tempérament et de son humeur, il mangea avec plaisir et oublia l’inexplicable effroi qui l’avait saisi quelques instants auparavant.



Il y avait eu une fête aux environs. (Page 6.)

Pendant que l’hôte leur servait le café, Salvator l’interrogea sur les habitants de la ville, et reconnut avec chagrin qu’il n’en connaissait pas un seul, et qu’il n’y avait guère moyen d’aller demander l’hospitalité dans une maison plus propre et plus paisible que la locanda.

— Ah ! dit-il, en soupirant, j’ai eu une bien bonne amie, qui était de ce pays-ci, et qui m’en avait tant parlé que cela m’a peut-être influencé à mon insu, lorsque la fantaisie d’y venir coucher m’est venue. Mais je vois bien que ma pauvre Floriani en avait gardé un souvenir poétique tout à fait dénué de réalité. Il en est ainsi de tous nos souvenirs d’enfance.

— Sans doute que Votre Excellence, dit l’hôte, qui avait écouté les paroles de Salvator, veut parler de la fameuse Floriani, celle qui, de pauvre paysanne qu’elle était, est devenue riche et célèbre dans toute l’Italie ?

— Vraiment oui, s’écria Salvator ; vous l’avez peut-être connue autrefois ici, car je ne sache pas qu’elle soit revenue dans son pays depuis qu’elle l’a quitté toute jeune ?

— Pardon, seigneurie. Elle est revenue il y a environ un an et elle y est à cette heure. Sa famille lui a tout pardonné, et ils vivent très-bien ensemble maintenant… Tenez, là-bas, sur l’autre rive du lac, vous pouvez voir d’ici la chaumière où elle a été élevée, et la jolie villa qu’elle a achetée tout à côté. Cela ne fait plus qu’une seule dépendance avec le parc et les prairies. Oh ! c’est une bonne propriété, et elle l’a payée à beaux deniers comptants, au vieux Ranieri, vous savez… l’avare ? le père de celui qui l’avait enlevée, de son premier amant ?

— Vous en savez ou vous en supposez plus long que moi sur les aventures de sa jeunesse, répondit Salvator ; moi je ne sais d’elle qu’une chose : c’est qu’elle est la femme la plus intelligente, la meilleure et la plus digne que j’ai rencontrée. Vive Dieu ! elle est donc ici ? Ah ! la bonne nouvelle ! Nous sommes sauvés, Karol ; nous allons lui demander asile, et si tu veux être aimable pour moi, tu feras connaissance, de bonne grâce, avec ma chère Floriani. Mais on ne sait pas à Milan qu’elle habite ce pays-ci ! On m’a dit que je la trouverais à Venise ou aux environs…


Il était assis à sa porte… (Page 11.)

— Oh ! elle vit comme cachée, dit l’hôte, c’est sa fantaisie du moment. Cependant, on la connaît bien ici, car elle fait du bien ; elle est très-bonne, la signora !

— Eh vite, eh vite, une barque ! s’écria Salvator, sautant de joie. Ah ! l’agréable surprise ! Et moi qui n’avais pas l’heureux pressentiment de la retrouver ici !

Ce mot fit tressaillir Karol. — Les pressentiments, dit-il, agissent sur nous à notre insu, et nous poussent où ils veulent.

Mais le pétulant Albani ne l’écoutait pas. Il s’agitait, il criait, il faisait approcher une barque, il y jetait une valise, il recommandait la voiture et les paquets à son domestique, qui devait rester à l’auberge d’Iseo, et il entraînait le jeune prince sur le plancher vacillant de la nacelle.

Il était si pressé d’arriver, et la vivacité de son caractère dominait si fort, en cet instant, la contrainte qu’il s’imposait souvent pour ne pas froisser la tristesse de son ami, qu’il prit un aviron et rama lui-même avec le batelier, chantant comme un oiseau, et menaçant, par le déchaînement de sa gaieté impétueuse, de faire chavirer le bateau.