Lucrezia Floriani/Chapitre 12

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Lucrezia Floriani
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XII.

Un soir que le prince, alors en pleine convalescence, s’était endormi très-paisiblement en apparence, et qu’après avoir couché ses enfants, la Floriani respirait le frais sur la terrasse avec Salvator : — Ma bonne Lucrezia, lui dit celui-ci, il faut que nous parlions enfin de la vie réelle ; car depuis près de trois semaines nous traversons un cauchemar qui se dissipe enfin, grâce à Dieu ! je devrais dire grâce à toi, car tu as sauvé mon ami, et tu as ajouté à mon affection pour toi une reconnaissance qui ne peut s’exprimer. Mais, dis-moi, maintenant, qu’allons-nous faire, aussitôt que notre cher malade sera en état de voyager ?

— Nous n’y sommes point ! répondit la Floriani. Ce n’est pas encore dans quinze jours qu’il pourra se remettre en route. C’est à peine s’il peut faire le tour du jardin maintenant, et tu sais bien que les forces reviennent moins vite qu’elles ne tombent.

— Supposons que cette convalescence dure encore un mois ! il y a une fin à tout ; nous ne pouvons pas rester éternellement à ta charge, et il faudra bien se séparer !

— Sans aucun doute ; mais je désire que ce soit le plus tard possible. Vous ne m’êtes point à charge ; je suis bien payée des soins que j’ai donnés à ton ami par le bonheur que j’éprouve de le voir sauvé ; et, d’ailleurs, sa reconnaissance est si grande, si bonne, si tendre, que je me suis mise à l’aimer, presque autant que tu l’aimes toi-même. Il est naturel de soigner et de consoler ceux qu’on aime. Je ne vois donc pas que tu aies lieu de me tant remercier.

— Tu ne veux pas m’entendre, mon excellente amie ; l’avenir m’inquiète !

— Quoi ? la vie du prince ? elle n’est point du tout compromise par cette maladie. Je l’ai assez étudié ; il est parfaitement bien organisé. Il vivra plus que toi et moi, peut-être !

— J’en suis presque certain aussi ; j’ai bien vu, cette fois, quelles ressources il y a dans ces tempéraments nerveux ; mais son avenir moral, y songes-tu, Lucrezia ?

— Mais il me semble que je n’en suis pas chargée… Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je ne devrais pas être surpris qu’une nature aussi loyale et aussi généreuse que la tienne portât la naïveté jusqu’à l’aveuglement ; pourtant il est bien étrange que tu ne me comprennes pas.

— Eh bien, non, je ne te comprends pas ; parle clairement, voyons.

— Parler clairement d’une chose aussi délicate, à quelqu’un qui ne vous aide pas du tout, c’est brutal ! Et pourtant, il le faut. Eh bien, Karol t’aime !

— Je l’espère ! Je l’aime aussi ; mais si tu veux me faire entendre qu’il m’aime d’amour, je ne pourrai pas prendre ta crainte au sérieux.

— Oh ! ma chère Lucrezia, ne plaisante pas là-dessus ! Tout est sérieux avec une nature profonde et entière comme celle de mon pauvre ami ; cela est d’un sérieux effrayant, au contraire !

— Non, non, Salvator, tu divagues. Que ton ami ait pour moi une amitié sérieuse, une reconnaissance vive, enthousiaste, si tu veux ; cela est possible de la part d’un être aussi tendre et aussi noble. Mais que cet enfant soit amoureux de ta vieille amie, c’est impossible ! Tu le vois ému outre mesure à chaque mot qu’il nous dit : c’est l’effet de sa faiblesse et d’un reste d’exaltation nerveuse. Tu l’entends me remercier dans des termes qui ne sont pas proportionnés aux services que je lui ai rendus : c’est l’effet du beau langage qui part d’une belle âme, d’une noble habitude de bien penser et de bien dire, qui lui est propre et à laquelle sa grande éducation et ses belles manières aident naturellement beaucoup. Mais de l’amour pour moi ? Quelle folie ! il ne me connaît pas, et s’il me connaissait, s’il savait ma vie, il aurait peur de moi, le pauvre enfant ! Le feu et l’eau, le ciel et la terre ne sont pas plus dissemblables.

— Le ciel et la terre, le feu et l’eau, sont des éléments opposés, mais toujours unis ou prêts à s’unir dans la nature. Les nuages et les rochers, les volcans et les mers s’étreignent en se rencontrant ; ils se brisent et se fondent ensemble dans les mêmes désastres éternels. Ta comparaison confirme mon assertion et doit t’expliquer mes craintes.

— Tu fais de la poésie bien gratuitement ! Je te dis qu’il me mépriserait et me haïrait, peut-être, s’il savait quelle pécheresse lui a servi de sœur de charité. Je connais ses principes et ses idées d’après ce que tu m’en dis tous les jours ; car, quant à lui, je dois avouer qu’il ne m’a jamais fait de morale. Mais enfin, toi qui sais si bien ses opinions et son caractère, comment peux-tu supposer des relations possibles entre nous dans l’avenir ? Va, je sais bien ce qu’il pensera de moi quand sa santé et la force de son jugement seront revenus. Je ne me fais point d’illusion ! Dans six mois d’ici, à Venise, ou à Naples, ou à Florence, quelqu’un racontera devant lui les tristes aventures qui me sont arrivées, et celles plus tristes encore qu’on m’attribue ; car, que ne prête-t-on pas aux riches ? Alors !… souviens-toi de ce que je te dis maintenant ! Tu verras ton ami me défendre un peu, soupirer beaucoup, et te dire ensuite : « Quel malheur qu’une si bonne femme, pour laquelle j’ai tant d’amitié et de gratitude, soit décriée à ce point ! » Voilà tout le souvenir que la Floriani aura de ce fier jeune homme. Ce sera un souvenir doux, mais triste, et je ne prétends pas à autre chose. Qu’ai-je besoin d’autre chose que de la vérité ? Tu sais bien, Salvator, que je suis de force à accepter toutes les conséquences de mon passé, qu’elles ne me troublent ni ne m’offensent, et que tout cela n’a rien à faire avec la sérénité dont je sais jouir au fond de ma conscience.

— Tout ce que tu dis là m’accable de tristesse, ma chère Lucrezia, répondit Salvator en lui prenant la main avec attendrissement ; car tout cela est vrai, sauf un point ! Oui, mon ami te quittera, il te fuira dès qu’il en aura la force et qu’il aura vu clair en lui-même ; oui, il entendra des sots raconter ta vie sans la comprendre, et des lâches la calomnier ; oui, il en souffrira et en soupirera amèrement ! Mais que ce soit tout, que sa douleur se dissipe avec quelques paroles, et que ton souvenir s’efface par un effort de sa raison et de sa volonté, voilà ce que je nie. Karol est, dès à présent, plus malheureux qu’il ne l’a jamais été, et malheureux pour toujours, quoiqu’il ne s’en aperçoive pas encore et qu’il s’endorme dans l’ivresse d’un premier amour !

— Je t’arrête à ce mot, dit Lucrezia qui l’écoutait attentivement : un premier amour ! C’est parce que je sais par toi-même que je ne serais pas son premier amour, que je ne peux pas m’effrayer de celui-ci, en supposant, avec toi, qu’il existe. Ne m’as-tu pas dit qu’il avait été fiancé avec une belle jeune fille de sa condition, qu’il avait été inconsolable de sa mort, et qu’il n’aimerait peut-être jamais une autre femme ?… Voilà ce que tu m’as raconté dans les premiers jours ; et si cela est vrai, il ne m’aime pas ; ou s’il peut m’aimer, il n’est pas impossible qu’une autre m’efface de sa pensée.

— Et si cela doit durer cinq ou six ans encore ! Car il avait dix-huit ans lorsque Lucie mourut, et, jusqu’à toi, il n’avait pas même regardé une autre femme.

— Il n’y a pas de comparaison possible entre deux amours si différents ! Il a pu regretter six ans une créature angélique toute semblable à lui, que le devoir et l’inclination lui prescrivaient de préférer à tout ! Mais pour une pauvre vieille fille de théâtre comme moi… veuve de… plusieurs amants (je n’ai jamais eu la pensée d’en revoir le compte !…) Bah ! il ne faudra pas six semaines pour qu’il rentre en lui-même, si tant est qu’il en soit sorti. Tiens, Salvator, ne parlons pas davantage de cela ! Ton idée me chagrine et me blesse un peu. Pourquoi faut-il que ta pauvre Floriani, à laquelle tu témoignes pourtant, depuis trois semaines, la confiance et l’affection précieuse d’un frère, soit nécessairement, pour tout le monde, l’objet de désirs grossiers, même pour le plus chaste et le plus malade de tes amis ? Ne puis-je, après toutes mes fautes, quand je les ai expiées par tant de souffrances et réparées peut-être par quelques bonnes actions, être traitée comme une maternelle amie par les jeunes gens de bonnes mœurs ? Faut-il absolument que je fasse auprès d’eux le rôle de Satan, quand j’y mets aussi peu de malice que Stella ou Béatrice ? Suis-je coquette ? suis-je encore belle seulement ? Corpo di Dio ! comme dit mon vieux père, je fais tout mon possible pour ne faire peur ni envie à personne, tant je souhaite qu’on me laisse en paix. Le repos, l’oubli, mon Dieu ! voilà ce que je demande, ce après quoi je soupire et brame quelquefois comme le cerf après la fontaine. Quand donc n’entendrai-je plus le mot d’amour sonner à mon oreille comme une note fausse ?

— Ma pauvre sœur chérie, dit Salvator, tu te débats en vain, tu auras encore longtemps à résister, sinon à toi-même, du moins aux hommes qui te verront ; j’ai beau faire pour être absolument calme auprès de toi ; je ne le suis pas toujours, moi, qui pourtant…

— Allons ! s’écria la Floriani avec un désespoir naïf et presque comique ; toi aussi, tu vas recommencer ! Et tu, Brute ? Tue-moi tout de suite, j’aime mieux cela. Au moins, je serai délivrée de cet éternel refrain !

— Non ! non !… moi, c’est fini, dit Salvator, qui craignait de voir la tristesse succéder à cet éclair d’enjouement. Je ne te dirai jamais rien ; je ne parlerai jamais de moi, quand même j’en devrais mourir. Je te l’ai promis, je te le jure. Mais il n’en sera pas ainsi de tous les hommes ; tu auras beau dire que tu es vieille, on te regardera, et on verra le feu de la vie circuler dans tes veines généreuses. Tu auras beau relever les cheveux avec cette négligence, et te cacher dans cette éternelle robe de chambre, qui ressemble à un sac de pénitent plus qu’à un vêtement de femme, tu seras encore belle malgré toi, et plus qu’aucune femme au monde ! Quelle autre que toi pourrait se montrer au grand jour sans toilette, se brunir le cou et les bras au grand soleil, se fatiguer le teint et les yeux à veiller un malade, après avoir nourri une demi-douzaine d’enfants, travaillé, pleuré, souffert… (oh ! que n’as-tu pas supporté !), et enflammer encore l’imagination des hommes, qu’ils soient vierges comme mon ami Karol ou expérimentés comme ton ami Salvator ?

— Tiens, s’écria la Floriani impatientée, si tu continues sur ce ton, et si tu arrives à me persuader que je vais encore faire une passion, je suis capable de me mettre sur la figure, ce soir, un acide, un corrosif quelconque pour être affreuse demain matin.

— Vraiment, dit Salvator stupéfait, aurais-tu cette férocité envers toi-même ?

— Non, c’est une manière de dire, répondit-elle ingénument. J’ai assez souffert pour n’avoir nulle envie de chercher des souffrances nouvelles.

— Mais, en supposant qu’on pût se défigurer sans se rendre aveugle, sans se faire aucun mal… tu ne le ferais pas.

— Je ne le ferais pas de gaieté de cœur, car je suis artiste, j’aime le beau, et je tâche de préserver les yeux de mes enfants du spectacle de la laideur. Je m’effraierais moi-même si je devenais un objet d’horreur et de dégoût. Et cependant, je t’assure que si l’on mettait pour moi, dans une balance, les tourments d’une passion nouvelle et le désagrément de devenir affreuse, je n’hésiterais pas.

— Tu dis cela d’un ton de sincérité qui m’effraie. Un être tel que toi est capable de tout ! Ne va pas t’aviser d’une pareille folie, Lucrezia ! comme une certaine princesse de Prusse, sœur de Frédéric le Grand, qui se défigura de la sorte, à ce qu’on dit, pour n’être pas recherchée en mariage et se conserver à son amant.

— C’est sublime, cela, dit la Floriani, car c’est le plus grand sacrifice qu’une femme puisse faire.

— Oui, mais l’histoire ajoute qu’en détruisant sa beauté, elle détruisit sa santé, et qu’elle devint bizarre et méchante. Reste donc belle, puisque tu risquerais de perdre ta bonté, qui n’est pas un moindre trésor.

— Ami, dit la Floriani, le temps mettra ordre à tout. Peu à peu je deviendrai laide sans y songer, sans m’en apercevoir peut-être, et alors je crois que je serai enfin heureuse ; car, si j’ai acquis la funeste expérience qu’il n’est point de bonheur dans la passion, j’ai encore la chimère d’un certain état de calme et d’innocence que je crois ressentir dès à présent, et qui me semble plein de délices. Ne me dis donc pas que ton ami viendra le troubler par sa souffrance. Je ferai en sorte qu’il ne m’aime pas.

— Et comment t’y prendras-tu ?

— En lui disant la vérité sur mon compte. Aide-moi, ne la lui épargne pas !… Mais quoi ! je suis bien folle de te croire ! Il ne peut pas m’aimer ! Ne porte-t-il pas toujours sur son sein le portrait de sa fiancée !

— Crois-tu donc réellement qu’il l’ait aimée ? dit Salvator après un moment de silence.

— Tu me l’as dit, répondit Lucrezia.

— Oui, je l’ai cru, reprit-il, parce qu’il le croyait lui-même, et qu’il le disait avec éloquence. Mais, voyons, entre nous, mon amie, on n’aime que fort incomplètement la femme qu’on n’a point possédée. L’amour véritable ne se nourrit pas éternellement de désirs et de regrets. Et, quand je me rappelle maintenant les rapports qui existaient entre le prince Karol et la princesse Lucie, je me confirme dans l’idée que cet amour n’a jamais existé que dans leurs imaginations. Ils s’étaient vus cinq ou six fois peut-être, et, encore, sous les yeux de leurs parents !

— Pas davantage ?

— Non, Karol me l’a dit lui-même. Ils se connaissaient à peine, lorsqu’ils furent fiancés, et elle mourut si peu de temps après, qu’ils n’eurent pas le temps de se connaître.

— L’as-tu vue, toi, cette princesse Lucie ?

— Je l’ai vue une fois. C’était une jolie personne, fluette, pâle, phtisique… Je m’en suis aperçu tout de suite, quoique personne n’y songeât. Elle avait beaucoup d’élégance, de grâce ; une toilette exquise, de grands airs un peu trop précieux, à mon sens ; des yeux bleus, des cheveux comme un nuage, un teint de clair de lune, une réputation d’ange, une manière poétique de se poser. Elle ne me plaisait pas. Elle était trop romanesque et trop dédaigneuse ; c’était un de ces êtres auxquels j’ai toujours envie de dire : « Ouvre donc la bouche quand tu parles, pose donc les pieds quand tu marches, mange donc avec les dents, pleure donc avec les yeux, joue donc du piano avec les doigts, ris donc de la poitrine et non des sourcils, salue donc avec le corps et non avec le bout du menton. Si tu es un papillon ou une fleur, envole-toi au vent, et ne viens pas nous chatouiller l’œil ou l’oreille. Si tu es morte, dis-le tout de suite ! » Enfin elle m’impatientait comme quelque chose qui ressemble à une femme, mais qui n’en est que l’ombre. Elle avait la manie de se couvrir de fleurs et de parfums, qui me donnèrent la migraine le jour que j’eus l’honneur de dîner auprès d’elle. Elle était embaumée comme un cadavre, et j’aurais mieux aimé un sachet dans mon armoire qu’une telle femme à mes côtés ; je n’aurais pas été forcé de le respirer toujours.

— Je ne peux pas m’empêcher de rire de ce portrait, dit la Floriani, et pourtant je sens qu’il est exagéré et que tu y portes un peu de dépit. Tu n’as pas plu à cette princesse, je le vois bien. Tu lui auras fait quelque compliment trop peu recherché. Laissons les morts en paix et respectons ce souvenir dans l’âme pure du prince Karol. Je veux, au contraire, le faire parler d’elle et raviver en lui cet amour qui lui est salutaire pour le moment. Bonsoir, ami ! Sois tranquille, Karol n’aimera jamais qu’une sylphide !