Lucrezia Floriani/Chapitre 17

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Lucrezia Floriani
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XVII

Il ne tarda pas à se tranquilliser, en effet, et à se reprocher d’avoir fait un rêve monstrueux. L’aspect de cette chaumière dans laquelle il n’était jamais entré encore depuis le jour de son arrivée, et qu’à ce moment-là il n’avait nullement examinée, le remplit d’une émotion étrange lorsqu’il s’y trouva seul et sous l’empire de la passion.

L’intérieur de cette maison rustique, entretenu avec la propreté dont Biffi était doué, n’avait subi aucun changement depuis l’enfance de la Floriani, et si le vieux pêcheur avait consenti à grand’peine à des réparations nécessaires concernant la solidité et l’assainissement, il n’avait pas voulu permettre qu’on renouvelât ses meubles, et qu’on rajeunît l’étoffe grossière de ses rideaux. Le seul objet qui sentît la civilisation, c’était une grande gravure encadrée de palissandre et placée dans le fond du lit du vieillard. Karol se pencha pour la regarder ; c’était la Floriani, dans toute sa beauté, dans toute sa gloire, en costume de Melpomène, avec le diadème antique, l’épaule nue, le sceptre à la main. Une belle vignette encadrait cette noble figure, et portait dans ses ornements les divers attributs de plusieurs muses : le masque de Thalie, le brodequin à côté du cothurne, la trompette, les livres, les perles, les myrtes de Calliope, d’Érato et de Polymnie. Un distique, en vers italiens d’un goût académique, exprimait l’idée que, comme tragédienne, comédienne, poëte héroïque et historique, letterata, etc., etc., Lucrezia Floriani réunissait en elle tous les talents et toutes les sciences qui font la gloire du théâtre et des lettres.

Cette gravure était un hommage des dilettanti de Rome que la Floriani n’avait pas voulu placer dans sa villa, et dont son père s’était emparé, parce qu’il avait ouï dire à un domestique qu’une aussi belle épreuve valait deux cents francs.

Il l’avait placée au-dessus d’un petit pastel qui intéressa Karol bien davantage et qui représentait une petite fille de dix à douze ans, en costume de paysanne, avec une rose sur l’oreille, une grande épingle d’argent dans les cheveux, une fine chemisette blanche et un corset rouge-brique. Ce portrait, sans être d’une exécution habile, était d’une naïveté charmante. C’était bien là l’air franc et candide d’un enfant, intelligent par la pensée, simple par le cœur et l’éducation. Au-dessous, on lisait : Antonietta Menapace, dessinée d’après nature à l’âge de dix ans par sa marraine Lucrezia Ranieri.

En voyant ces deux portraits qui présentaient là, sous le chaume natal, un si étrange contraste, la petite fille des champs et la grande artiste, l’enfant obscur et heureux, et la femme célèbre et infortunée, la première si jolie, si paisible, avec son sourire d’innocence et d’abandon enjoué, sa forte poitrine de garçon chastement couverte d’une épaisse et rude chemise ; la seconde, si belle, si sévère, avec son regard expressif, son attitude superbe, son sein de déesse à peine voilé par la draperie classique, Karol eut un sentiment d’effroi et de douleur. Il ne pouvait nier que les deux portraits ne fussent ressemblants, et que Lucrezia n’eût conservé ou recouvré dans le calme de sa vie actuelle, beaucoup de l’expression suave et touchante de l’innocente Antonietta Menapace. Mais ce qu’elle avait acquis de noblesse, de grâce et de séduction en devenant la Floriani, avait laissé aussi une empreinte qui, pour la première fois, lui fit peur, lorsqu’il vit son image aussi ornée et révélée par l’admiration des artistes. Cette auréole lui brûlait les yeux, et il avait besoin de les reporter sur la rose des champs qui parait le front de la petite fille. Il lui semblait que la muse échappait par le passé à sa jalouse possession, tandis que l’enfant, n’appartenant qu’à Dieu, ne lui était point disputée.

Il eut pourtant le courage d’examiner minutieusement la muse ; mais quel fut son trouble lorsqu’il lut en petits caractères, au-dessous de la vignette, que cet ornement avait été composé et dessiné par Jacopo Boccaferri ?

Il l’avait oublié, et il le retrouvait là, ce nom maudit, qui, bien à tort sans doute, bouleversait son imagination depuis une heure. Boccaferri n’était pas l’auteur du portrait ; c’était la signature d’un artiste plus célèbre, mais enfin il avait travaillé à cet ouvrage ; il avait peut-être vu la Floriani poser devant le peintre avec cette tunique transparente, et dans cet éclat de jeunesse, de force et de beauté, dont lui, Karol, ne possédait plus que le déclin. Enfin, il l’avait beaucoup connue, et bien intimement, ce Boccaferri, puisqu’il acceptait d’elle des secours sans rougir ! À quel point, à moins d’être un misérable, faut-il être lié avec une femme pour recevoir l’aumône de sa main ? et si c’était, en effet, un artiste avili par le désordre et la débauche jusqu’à mendier, comment Lucrezia, cette sainte que Karol adorait, avait-elle de semblables amis ?

« Quand on est la maîtresse du prince Karol, comment peut-on se rappeler de pareils camarades ! »

L’orgueil insensé, qui naît de l’amour et engendre la jalousie, ne formule pas clairement de pareilles sottises dans la conscience de l’homme qu’il possède. Mais il les lui souffle si bas à l’oreille, qu’il en est transporté de colère, sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit en lui cette rage et cette douleur.

Karol prit sa tête à deux mains et fut tenté de se la frapper contre les murs. Si les actes de violence n’eussent été en dehors de ses habitudes et de ses principes d’éducation, il eût anéanti cette image fatale. Mais il se calma peu à peu en contemplant la fière sérénité de ce regard attaché sur lui. Le regard d’un portrait bien rendu a en soi quelque chose d’effrayant par cette fixité rêveuse qui semble vous interroger sur ce que vous pensez de lui. Karol en subit le prestige. La tragédienne semblait lui dire : « De quel droit m’interroges-tu ? Est-ce que je t’appartiens ? Est-ce toi qui m’as donné mon sceptre et ma couronne ? Baisse tes yeux curieux et insolents, car je ne baisse jamais les miens, et ma fierté brisera la tienne. »

Le cerveau de Karol, affaibli déjà par cette lutte violente contre lui-même, passa par diverses hallucinations. Il détourna ses yeux avec un sentiment de terreur puérile, et les reporta sur le charmant pastel. Il y découvrit des grâces nouvelles, et, vaincu peu à peu par la pureté de son regard doux et profond, il fondit en larmes, croyant presser sur son cœur la tête brune de l’angélique Antonietta.

La Lucrezia, qui l’avait cherché partout et qui venait demander à son père ou à Biffi, s’ils ne l’avaient point rencontré, entra en cet instant, et, tout effrayée de le voir pleurer ainsi, elle s’élança vers lui et le serra dans ses bras avec anxiété, en lui prodiguant les plus doux noms et les questions les plus inquiètes.

Il ne pouvait ni ne voulait répondre. Comment lui eût-il avoué et fait comprendre tout ce qui venait de se passer en lui ? Il en rougissait, et il faut dire, à la gloire de l’amour, que si Karol avait eu la précipitation et l’injustice d’un enfant gâté, il eut aussitôt l’effusion de reconnaissance et d’amour d’un enfant qu’on a bien sujet d’adorer. À peine eut-il senti l’étreinte de ces bras puissants, qui lui avaient servi de refuge contre les terreurs de la mort, à peine son cœur, paralysé par la souffrance, se fut-il ranimé au contact de ce cœur maternel, qu’il oublia sa folie et se sentit encore le plus heureux, le plus soumis, le plus confiant des mortels.

Il eût mieux aimé mourir en cet instant que d’outrager sa chère maîtresse par l’aveu d’un soupçon. Il avait sous la main un prétexte bien touchant et bien simple pour lui expliquer son émotion et ses larmes ; ce fut de lui montrer le petit pastel, et la Floriani, attendrie de cette délicatesse de cœur, pressa contre ses lèvres avec enthousiasme les belles mains et les beaux cheveux de son jeune amant. Jamais elle ne s’était sentie si heureuse et si fière d’inspirer un grand amour. Elle ne se doutait guère, la pauvre femme, que, peu de minutes auparavant, elle lui était presque un objet d’horreur.

— Cher ange, lui dit-elle, je n’aurais jamais osé vaincre la répugnance que tu éprouvais à entrer ici. J’avais bien deviné, quoique tu ne m’en eusses jamais parlé, que les bizarreries de mon vieux père ne pouvaient te sembler aimables ; mais, puisque le hasard, ou je ne sais quel instinct de cœur, t’a amené dans ma chaumière natale, et puisque nous sommes seuls, je veux te la montrer en détail. Viens !

Elle le prit par la main, et le conduisit au fond de la pièce où ils se trouvaient, et qui, avec celle où ils entrèrent et une sorte de cellier encombré de vieux meubles brisés et hors de service, dont Menapace ne voulait pas perdre les morceaux, composait tout ce local rustique.

La chambre que la Lucrezia ouvrait au prince était celle qu’elle avait habitée durant son enfance ; c’était une espèce de soupente, éclairée d’une seule lucarne étroite, toute tapissée à l’extérieur de vignes sauvages et de folles clématites. Un grabat, avec une paillasse de roseaux, couverte d’indienne raccommodée en mille endroits, des figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins collés à la muraille et tellement noircis par le temps et l’humidité, qu’on n’y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise, un coffre et une petite table en bois de sapin, tel était l’intérieur misérable où la fille du pêcheur avait passé ses premières années et senti couver en elle les dons de la force et du génie.

— C’est là que mon enfance s’est écoulée, dit-elle au prince, et mon père, soit par esprit de conservation, soit par un reste de tendresse mal étouffée sous ses ressentiments austères, n’y a rien changé, rien dérangé pendant ma longue et dure pérégrination à travers le monde. Voilà mon lit de petite fille, où je me souviens d’avoir dormi, les jambes pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour l’occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis bénit qui tombe en poussière, et que j’y ai attachée le jour des Rameaux, la veille de mon départ… de ma fuite avec Ranieri ! Voilà le portrait de Joachim Murat, cette grossière statuette de plâtre, qu’un colporteur m’avait vendue pour l’effigie de mon patron saint Antoine, et devant laquelle j’ai fait si longtemps mes prières de la meilleure foi du monde. Tiens, voici encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m’ont servi à faire des filets pour les poissons. Ah ! que de mailles j’ai sautées ou rompues, quand ma tête m’emportait loin de ce travail monotone, le seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage ! Comme j’ai souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude et de l’ennui, dans cette chère petite prison ! comme je l’ai quittée avec joie, et sans même songer à lui dire un adieu, le jour où ma chère marraine me dit : « Tu deviendrais malade ou contrefaite si tu restais dans cette chambre et dans ce lit. Viens demeurer chez moi. Tu n’y seras pas aussi bien que je le voudrais et que tu pourrais l’être, car mon mari, pour être plus riche que ton père, n’est pas moins économe. Mais je veillerai à tes besoins en cachette, je t’apprendrai tout ce que tu as soif d’apprendre, tu me soigneras dans mes souffrances, tu me tiendras compagnie. Tu passeras pour ma servante, car M. Ranieri ne me permettrait pas de te prendre pour amie. Mais nous ne le serons pas moins dans cet échange de services. » Admirable et excellente femme, qui devina mes facultés et me les fit découvrir à moi-même ! Hélas ! c’est elle aussi qui m’a fait cueillir le fruit du bien et du mal à l’arbre de la science !

« Et puis, quand son fils m’aima, et que le vieux Ranieri me chassa de sa maison, je revins habiter encore une fois ma petite chambre misérable, j’avais alors quinze ans. Mon père voulait me forcer à épouser un rustre de ses amis, trop vieux pour moi, dur, laborieux, avide de gain, violent, et bien surnommé Mangiafoco. J’en avais peur. Je me cachais dans les buissons du rivage pour l’éviter ; et quand mon père allait pêcher, la nuit, aux flambeaux, je me barricadais dans cette pauvre soupente, dans la crainte de ce Mangiafoco que je voyais rôder autour de la maison. Mon jeune amant voulait le tuer. Je vivais dans des transes affreuses, car Mangiafoco était capable de l’assassiner le premier.

« Cette existence n’était pas supportable. Quand je suppliais mon père de me protéger contre ce bandit, il me répondait : « Il ne te veut pas de mal, il t’aime à la folie. Épouse-le, il est riche ; ce sera ton bonheur. » Et, quand j’essayais de me révolter, il me reprochait mon amour insensé pour le fils de mes maîtres, et me menaçait de me livrer à la passion brutale de Mangiafoco, qui saurait bien ainsi me forcer à devenir sa femme. Mon père ne l’eût pas fait, je le savais bien, car je l’avais entendu dire à cet homme qu’il le tuerait s’il cherchait seulement à m’effrayer. Mais si mon père était capable de venger ainsi l’honneur de sa famille, il n’avait pas assez de délicatesse pour ne pas essayer de violenter mon penchant par la terreur. En outre, l’ennui me dévorait. Je m’étais fait, auprès de ma bienfaitrice, une douce habitude des occupations de l’intelligence. Le travail fastidieux du filet laissait trop libre carrière à mon imagination. J’étais dévorée du rêve et du désir d’une existence toute contraire à celle qu’on m’imposait. J’acceptai donc les offres longtemps repoussées de Ranieri. Notre amour était chaste encore : il me jurait qu’il le serait toujours, et qu’en le voyant fuir, son père consentirait à notre mariage. Enfin, il m’enleva, et c’est par cette petite fenêtre, qu’à l’aide d’une planche jetée sur l’eau qui en baigne le pied, je me sauvai au milieu de la nuit.

« Eh bien, cette fois, je ne quittai pas ma chaumière avec joie. Outre l’effroi et le remords de la faute que je commettais, j’éprouvais, à me séparer de tous ces vieux meubles, témoins paisibles et muets des jeux de mon enfance et des agitations de ma puberté, un regret incroyable, comme si j’avais la révélation soudaine des chagrins et des malheurs que j’allais chercher, ou bien plutôt par suite de cet attachement que nous contractons pour les lieux mêmes où nous avons le plus souffert. »

La Floriani avait tort de raconter ainsi une partie de sa vie au prince Karol. Elle se plaisait à lui ouvrir son cœur, et, comme il l’écoutait avec émotion, elle croyait accomplir un devoir envers lui et le trouver reconnaissant. Mais il n’avait pas assez de force en ce moment pour recevoir des confidences de ce genre et pour entendre seulement prononcer le nom d’un ancien amant. Il était trop oppressé pour l’interrompre par la moindre réflexion, mais une sueur froide lui venait au front, et son cerveau, s’emparant des images qu’elle lui présentait, en était assiégé de la manière la plus pénible.

Cependant, ce récit était une justification véridique de la Floriani et de cette première faute, source fatale de toutes les autres. Karol sentait qu’il n’avait pas le droit de se refuser à l’écouter, et qu’il y avait, dans ce lieu et dans ce moment, une sorte de solennité qu’il ne pouvait fuir.

— Je n’avais pas besoin d’entendre tout cela, lui dit-il enfin avec effort, pour savoir que vous n’avez jamais obéi à de mauvais instincts. Je vous l’ai dit une fois : ce qui serait mal de la part des autres est légitime pour vous. Une fille qui délaisse son vieux père est coupable ; mais toi, Lucrezia, tu étais peut-être autorisée à te soustraire à sa loi brutale et impie ! Mon Dieu ! j’avais bien raison de ne pouvoir regarder ce vieillard sans un mortel déplaisir !


Je me cachais dans les buissons du rivage… (Page 39.)

— Ne te hâte pas de le condamner pour atténuer mes torts, reprit la Floriani. Tu ne le juges pas bien et tu ne le connais pas. Laisse-moi, après l’avoir accusé devant toi, te montrer le beau côté de son caractère. C’est un devoir pour moi, n’est-il pas vrai ?

Karol soupira en faisant un signe d’assentiment, ses principes lui commandant de respecter la piété filiale de Lucrezia ; mais son instinct ne pouvait accepter l’avarice et le despotisme étroit d’un pareil père. Il était pourtant lui-même bien plus avare de Lucrezia, dans ses instincts de jalousie, que Menapace ne l’avait jamais été de son autorité paternelle et de son argent.