Ludwig van Beethoven (Foa)/II

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Aubert et Cie (Petits contes historiquesp. 9-20).


CHAPITRE II.

Le myosotis.


Monsieur Beethoven était un homme d’une cinquantaine d’années environ, ce qu’on est généralement convenu d’appeler un bel homme, c’est-à-dire, grand, gros, le visage plein et coloré, l’œil rond, bien ouvert, un nez comme tous les nez, la bouche grande, les dents belles, le menton rond avec une fossette au milieu. L’aspect froid, l’air dur. Comme tous les Allemands, il parlait peu ; cette rareté de paroles fait, en général, écouter avec attention ceux qui sont doués de cette abstinence : un homme qui ne prodigue pas ses mots, qui ne les dit qu’après réflexion, ne souffre pas ordinairement la réplique, et ne se l’attire presque jamais.

À cet homme silencieux et assez absolu, il fallait une femme comme celle qu’il avait : bonne, simple, et d’une soumission si naturelle que, depuis leur union, et il y avait sept ans qu’ils étaient mariés, jamais une parole acerbe ne s’était échangée dans le ménage. Cette soumission avait naturellement gagné les enfants. Habitués qu’ils étaient à voir leur mère obéir sur un signe du mari, il ne leur serait jamais venu à l’idée qu’eux pouvaient faire différemment : le chef avait parlé, tout était dit. Du reste, beaucoup plus jeune que son mari, madame Beethoven avait, à l’époque dont nous parlons, vingt-cinq ans, cette soumission pouvait passer pour de la déférence.

— Est-on prêt ? dit M. Beethoven en posant le pied sur le seuil de la chambre.

— Oui, mon ami ; oui, papa ; répondirent à la fois la mère et les trois enfants avec ce mouvement de raideur qui indiquait et la crainte inspirée par le chef, et cette inaction des bras qui ont achevé leur ouvrage.

— Tout le monde ? demanda-t-il encore.

— Tout le monde. Cette fois ce fut la mère qui répondit seule.

— Je viens de rencontrer M. Stumer qui est très-mécontent de Louis, dit M. Beethoven ; et si je ne craignais de désobliger cette bonne demoiselle Dorothée Simrok, certes M. Louis resterait au logis… Mais…

Au premier mot dit par son père, Louis était devenu tout rouge et honteux ; et madame Beethoven, avec cette ingénieuse calinerie toute maternelle, avait saisi la main de son mari, et, la pressant tendrement comme pour se faire pardonner d’oser intercéder pour son fils, se hâta de dire :

— Mais cela ferait beaucoup de peine à Dorothée… et puis, Louis fera mieux demain.

— Alors en route, dit M. Beethoven offrant le bras à sa femme.

La soirée était magnifique et, bien que l’automne touchât à sa fin, le froid ne se faisait pas encore sentir. L’habitation de M. Beethoven était située sur la rive gauche de ce fleuve majestueux, le Rhin, qui traverse tant de villes, tant de bourgs, et dans les eaux duquel se mirent tant de montagnes et de vieux châteaux. En côtoyant ses bords fleuris et embaumés, on arrivait à la résidence de l’archiduc Maximilien d’Autriche, à qui la couronne électorale venait d’échoir.

Ce fut vers cette résidence que se dirigea la petite famille. Jean et Charles, se tenant par la main, marchaient devant, M. et madame Beethoven venaient ensuite. Louis, encore tout honteux de la réprimande de son père, suivait de loin.

La conversation fut long-temps nulle, et ne se bornait qu’à de simples avertissements de la jeune mère à ses enfants.

— Enfants, n’allez donc pas si vite… ne vous approchez pas de l’eau… Jean, ne quitte pas la main de ton frère… et autres phrases comme celles-ci ; puis elle essaya, avec cette adorable timidité de femme soumise, d’entamer un entretien avec son mari.

— Voyez donc, mon ami, la joie de Jean et de Charles, dit-elle faisant remarquer à son mari les deux plus jeunes enfants sautant et gambadant devant elle.

— Oui, répondit M. Beethoven, dont la figure ne marqua aucune émotion.

— Ils sont si contents d’aller chez mademoiselle Simrok, de manger de la crème, de pouvoir courir dans le beau parc de l’électeur. Mademoiselle Simrok a une bonne place, savez-vous ?

— Très-bonne ! dit M. Beethoven sur le même ton.

— Il est vrai de dire que pour une vieille fille pauvre, car Dorothée est vieille et pauvre, reprit madame Beethoven avec cette ténacité des femmes qui veulent soutenir une conversation ; vivre dans un beau château, avoir à ses ordres de nombreux domestiques… qu’on ne paye pas… Enfin, être femme de charge de l’électeur Maximilien… de plus, gouvernante de la petite Léonore, nièce de l’électeur… c’est beau : n’est-ce pas, mon ami ?

— Oui, dit toujours le ténor de la chapelle.

— Où est donc Ludwig, demanda madame Beethoven regardant avec inquiétude autour d’elle ?

— Louis ? dit Jean, appelant ainsi son frère par abréviation, il se sera arrêté sous un arbre pour causer avec les petits oiseaux.

— Louis ! cria M. Beethoven.

À cette voix forte et mâle, dont les accents vibrèrent au loin, Louis montra tout à coup sa tête brunie et crépue au-dessus d’un massif de joncs qui s’élevaient touffus sur les bords du fleuve. À la vue de ses parents il cacha derrière lui un objet qu’il tenait à la main.

— D’où venez-vous, Louis ? lui dit sa mère d’une voix doucement grondeuse.

— De là, maman, répondit Ludwig tout rouge et indiquant les bords du fleuve.

— Et que faisiez-vous ? demanda encore sa mère ?

— Rien, dit-il, c’est-à-dire j’écoutais aussi…

— Quoi ?… interrompit M. Beethoven, qui n’aimait ni les longues conversations ni les réponses tardives.

— J’écoutais le bruit de la rivière… dit Louis les yeux toujours baissés.

— Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien intéressant que le bruit de la rivière, pour y rester caché parmi des joncs et nous inquiéter votre père et moi !… Marchez devant avec vos frères.

Louis obéit, mais, en obéissant, la main qu’il tenait derrière lui changea de place, elle passa subitement devant, et alla avec ce qu’elle contenait se dissimuler sous le pan de sa veste.

— Voulez-vous me dire, Louis, ce que vous trouvez d’amusant dans le bruit de la rivière ? demanda madame Beethoven, voulant, à défaut de son mari, continuer à parler avec ses enfants… Mais répondez, Louis, quand je vous parle.

— C’est que cela fait de la musique, dit Louis sourdement.

— Cet enfant-là voit de la musique partout, dit madame Beethoven.

— Qu’as-tu là, Louis ? dit Jean à son frère en lui montrant sa main cachée.

— Ça ne te regarde pas, répondit Louis.

— Oh ! mon Dieu, comme tu réponds… reprit Jean, on ne te la mangera pas, ta main, tu peux bien la mettre à l’air.

— Veux-tu courir avec nous, Louis ? dit Charles de sa petite voix caline.

— Non, je n’ai pas envie de courir, dit Louis brusquement.

— Comme cet enfant est sauvage ! dit madame Beethoven en s’adressant à son mari.

— Bast… fit le maître de chapelle en faisant sauter un caillou devant lui avec sa canne.

La famille était alors arrivée à la grille du château ; elle vit venir à sa rencontre une femme d’un certain âge, la figure agréable, d’une propreté remarquable, et tenant par la main une petite fille de sept ans. Un homme d’un âge mûr les suivait.

— Bonjour, monsieur et madame Beethoven, dit la femme de charge, saluant gracieusement les nouveau-venus… Vous voilà avec tous les enfants… c’est bien, c’est charmant à vous. Bonjour, Ludwig ; bonjour, Jean ; bonjour, mon petit Charles… Allez jouer avec Léonore, mes amours, allez… Voilà mon frère qui a bien voulu quitter son magasin de musique pour faire collation avec nous. À ces mots l’homme âgé qui accompagnait mademoiselle Dorothée s’avança à son tour pour saluer les nouveaux arrivés.

— Bonjour, monsieur Simrok, lui dit M. Beethoven en lui tendant cordialement la main, je suis charmé de vous trouver chez mademoiselle votre sœur.

— Je voulais vous faire compliment, mon cher monsieur Beethoven, dit M. Simrok après avoir respectueusement ôté son chapeau devant la jeune femme, sur la manière admirable dont vous avez chanté dimanche dernier à la chapelle… À propos de ça dites-moi donc quelle est la voix si juste, si pure, qui dans le chœur d’enfants dominait les autres voix ? tout le monde en était ravi.

— C’était celle de mon aîné, de Ludwig, dit M. Beethoven.

— Vous avez là, mon cher, un enfant bien remarquable, dit M. Simrok.

— Il n’est bon qu’à ça, dit tristement M. Beethoven.

— Comment, qu’à ça ? demanda M. Simrok.

— Oui, mon cher éditeur, répondit le ténor de la chapelle, ôtez-le du chant ou du piano, et il n’est plus bon à rien.

— M’est avis que c’est assez, reprit le marchand de musique.

— Oui, certes, mon cher monsieur Simrok, si avec ça cet enfant voulait étudier, s’il était un peu sociable même, mais non ; voyez : il est toujours à l’écart, sombre, bourru, préférant la solitude à la société même de sa mère, de ses frères….

— Tenez, tenez, interrompit M. Simrok faisant en même temps signe de garder le silence, voyez votre sauvage !

Et le marchand de musique montra du doigt à M. et madame Beethoven leur fils aîné sortant de sa veste un bouquet de myosotis et l’offrir d’un air craintif à la petite Léonore, puis devenir tout rouge en le voyant accepté.