Lui (Colet)/13

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 161-180).

XIII


Un peu las de Gênes, nous en partîmes au commencement d’octobre ; nous nous arrêtâmes à Livourne, et nous fîmes un détour pour visiter Pise ; Pise avec sa tour penchée et son dôme qui rappelle Sainte-Sophie, donne l’idée d’une ville orientale, a dit Byron. Nous passâmes huit jours à Florence, puis nous traversâmes les Apennins pour nous rendre à Ferrare. Je ne vous ferai point la description de toutes ces villes : nous y vécûmes comme à Gênes, tantôt ravis, tantôt étonnés l’un de l’autre, mais heureux pourtant. J’aimais sa douce et sérieuse compagnie, et je sentais qu’elle m’était désormais indispensable. Nos bourses mises en commun se vidèrent promptement à travers ces attrayantes pérégrinations. Antonia, à qui j’avais donné la direction absolue de nos dépenses, m’avertit qu’il était temps de songer à planter notre tente et à nous mettre au travail. J’avais recueilli à Gênes, à Florence et à Pise, des souvenirs et des notes dont il me tardait de me servir. Tout en voyageant, j’avais ébauché le plan de plusieurs ouvrages ; je me croyais disposé à les écrire. La conception rapide d’un sujet nous fait illusion sur l’inspiration soutenue nécessaire pour le mettre à jour. Quel abîme pourtant entre la première pensée d’un livre et son éclosion !

Je répondis à Antonia que je brûlais comme elle du désir de travailler, et qu’il ne nous restait plus qu’à choisir le lieu où nous irions nous établir.

Venise nous parut une ville de recueillement et de silence faite exprès pour l’écrivain et le poëte, leur offrant l’inspiration des grands souvenirs et le délassement vivifiant des promenades sur mer. Byron y avait écrit ses plus beaux poëmes ; il me semblait qu’au bord des lagunes le souffle de l’immortel poëte passerait en moi.

Nous louâmes, dans un vieux palais près du Grand Canal, trois chambres dont la plus grande, qui nous servait de salon et de cabinet de travail, donnait sur les lagunes, tandis que les autres où nous couchions et qui communiquaient ensemble, avaient jour sur un de ces étroits impasses assez malpropres si communs à Venise. Antonia, qui savait être à volonté une excellente ménagère, fit disposer confortablement notre logis un peu délabré ; on posa des tapis, on mit aux portes et aux fenêtres d’épais rideaux, et on parvint à empêcher les larges cheminées de fumer. Tandis qu’on préparait notre nid où nous avions projeté de passer l’hiver nous parcourions Venise : le quai des Esclavons, la Piazzetta, Saint-Marc, le palais ducal, la prison des Plombs, tous les monuments mille fois décrits ; nous faisions chaque matin, des excursions sur mer ; un jour, nous allâmes à l’île des Arméniens ; nous visitâmes le couvent et sa célèbre bibliothèque. Je fus frappé de l’aisance avec laquelle un jeune religieux, à peu près de ma taille, portait sa robe de bure à larges plis, nouée à la ceinture par une corde. Je le priai de m’en faire faire une semblable, et aussitôt qu’on me l’apporta, elle me servit de robe de chambre. Antonia prétendit que j’étais charmant dans ce costume de moine, et moi, à mon tour, je la trouvai bien plus belle, depuis qu’elle revêtait chaque matin une robe de velours noir à la dogaressa que j’avais fait copier pour elle d’après le portrait d’une illustre Vénitienne. Quand nous sortions en ville, nous reprenions nos simples habits à la française, afin que rien d’étrange n’attirât sur nous l’attention. Seulement, chaque fois que je la conduisais à l’Opéra, j’exigeais qu’Antonia mit des fleurs ou des bijoux dans ses magnifiques cheveux. Sa beauté fut remarquée ; on sut qui nous étions, et le consul français, pour qui j’avais des lettres et dont le père avait connu le mien, vint un jour nous faire visite et nous proposa ses services pour tout le temps que nous resterions à Venise.

Antonia déclina noblement et poliment ses offres aimables. Nous avions à travailler, lui dit-elle. Nos premiers jours d’installation avaient pu être donnés aux plaisirs et à la visite des monuments, mais, désormais, notre curiosité étant satisfaite, nous ne sortirions plus que bien rarement.

— Vous avez tort de fuir le monde qui vous recherche, répliqua le consul ; vous auriez trouvé dans la société vénitienne des distractions attrayantes et des études curieuses à faire.

Antonia ne répondit rien, et se renferma aussitôt dans une froideur presque désobligeante qui me força à redoubler d’amabilité auprès de notre visiteur. Quand il sortit, je le remerciai de sa cordialité ; j’ajoutai que j’irais bientôt le voir, et que je serais heureux de me trouver dans sa compagnie et dans celle de quelques nobles Vénitiens dont il venait de me parler.

Sitôt que nous nous retrouvâmes seuls, Antonia éclata en reproches, m’accusant de légèreté et de projets de dissipations. À présent que notre logement était arrangé, l’heure était venue, me dit-elle, de nous mettre en retraite et de travailler. L’argent allait nous manquer, et nous devions nous faire un point d’honneur de ne jamais avoir recours à la bourse d’un ami.

Tout ce qu’elle me disait était parfaitement raisonnable, mais je trouvais la forme de son langage un peu didactique. Comme je l’en plaisantais, elle me quitta avec humeur, alla s’enfermer dans sa chambre, et ne reparut plus qu’à l’heure du souper.

Je l’appelai en vain plusieurs fois, la priant de revenir près de moi ; elle me répondit qu’elle travaillait et me pria de la laisser en paix.

J’essayai vainement de faire comme elle et d’écrire quelques pages d’un de ces livres flottant en germe dans ma pensée. Je n’ai jamais pu travailler qu’à mes heures et non par commandement et d’après une règle prescrite par moi-même ou par autrui. Je ne trouvai pas une seule phrase et, irrité de mon impuissance, du parti pris d’Antonia, je sortis pour aller flâner sur la place Saint-Marc. Je m’assis devant un café, fumant, prenant des sorbets et buvant du curaçao. Je goûtai là deux heures délectables à regarder les mouvants tableaux des passants et des groupes. C’était un spectacle nouveau et varié qui réjouissait mes yeux accoutumés à l’uniformité et à la monotonie de la population parisienne, dont le costume n’a rien de pittoresque et dont le type est dépourvu, avouons-le, de cette beauté et de cette force des races du Midi ; sur la place Saint-Marc, toutes ces races privilégiées du soleil semblaient avoir leurs représentants. À côté des beaux Italiens indigènes, c’étaient des Levantins aux longs yeux veloutés et aux pantalons larges ; puis des Illyriens à l’allure barbare et libre ; des Maltais à l’air narquois ; des Portugais présomptueux, et se drapant dans leur dénûment comme au temps où ils possédaient un monde ; des Espagnols mélancoliques, mais dont les yeux pénétrants et fiers projetaient la vie sur leur morne visage. Tous ces hommes passaient et repassaient, les uns vêtus avec luxe, fumant des pipes à tuyaux d’ambre et se promenant sans rien faire, d’autres habillés d’oripeaux ; des Turcs et des Arabes étalaient en plein vent de petites boutiques où scintillaient des verroteries, où brûlaient des pastilles du sérail et où se groupaient des pyramides de dattes et de pistaches. Le plus grand nombre était des hommes du peuple en guenille, transportant des marchandises, faisant des commissions, ou se couchant au soleil. Parmi ces derniers circulaient quelques nègres courbés sous leurs lourds fardeaux. Les femmes qui traversaient la place offraient la même diversité de types et de costumes : ici, une noble Vénitienne en toilette française glissait sous les galeries escortée d’un laquais ; de belles Grecques enveloppées d’un voile entraient dans un magasin de riches tissus. Quelques paysannes du Tyrol, dans leur costume pittoresque, regardaient ébahies la façade de Saint-Marc. Une baladine aux traits flétris, fière de son sarrau pailleté, étendait à terre un tapis troué et commençait en jouant des castagnettes une danse rapide ; une autre pauvre fille, en robe couleur safran, coiffée d’une espèce de turban vert, l’accompagnait du tambour ; celle-ci était jaune comme une orange et nous sollicitait de ses grands yeux veloutés aux longs cils noirs. C’était à coup sûr une épave jetée à Venise par quelque vaisseau marocain ; elle stimulait du geste et de la voix un tout petit Africain à la mine de vaurien qui tendait son fez crasseux aux oisifs des cafés. Tout près une pauvre enfant, à peine nubile, faisait danser des singes ; une autre, souriante comme un chérubin, chantait une barcarolle en s’accompagnant avec grâce sur la viole d’amour.

Je suivais avec intérêt chaque détail de ce fantasque ensemble de la place Saint-Marc. Je serais volontiers resté là une partie de la nuit ; car c’est surtout vers le soir, que ce point de Venise se peuple, s’anime et devient le théâtre des plaisirs de la ville entière. J’entendis sonner huit heures et je me souvins qu’Antonia m’attendait pour souper. Je regagnai le logis un peu confus comme un écolier qui craint d’être grondé.

Je trouvai Antonia radieuse, elle se disposait à se mettre à table, et me demanda ironiquement si j’avais travaillé ? Je lui avouai ma flânerie.

Mon esprit s’était peuplé d’images, j’avais senti et observé ; tout cela se retrouverait un jour dans mes vers et ma prose, mais en somme je n’avais pas écrit trois lignes, tandis qu’Antonia avait rempli vingt pages de son écriture, ferme et serrée. Elle mangea de grand appétit, et je la regardai sans parler.

Quand je voulus l’embrasser au dessert, elle me dit qu’elle allait fumer une heure à la fenêtre, puis qu’elle se remettrait au travail.

— Il vaudrait beaucoup mieux, répliquai-je, aller nous promener en gondole ou respirer l’air sur la Piazzetta,

— Va, si tu veux, me dit-elle, mais pour moi, je me suis promise sur l’honneur de ne prendre aucune distraction avant d’avoir envoyé un manuscrit à mon libraire.

Ce langage de femme à homme m’humiliait un peu, il me semblait qu’elle usurpait ma place.

Je m’accoudai près d’elle à la fenêtre d’où l’on embrassait une partie du Grand Canal et la rive des Esclavons, et tout en fumant les cigarettes qu’elle me tendait sans rien dire je passais mes doigts dans ses cheveux fins ; elle restait impassible regardant défiler les noires gondoles.

— Il serait pourtant bien bon, lui dis-je, d’être couché dans une de ces gondoles et de gagner la grande lagune. Nous reviendrons vite si tu veux, mais, je t’en supplie, sortons quelques instants.

— Ne me trouble pas, répondit-elle, la fumée du tabac et le mouvement de ces barques qui passent reposent ma pensée et tantôt, comme un bon cheval qui a mangé l’avoine, elle galopera sur le papier.

Ceci dit, ses grands yeux, se perdirent dans l’espace et elle parut oublier que j’étais là.

N’en pouvant tirer ni une parole ni un regard, je pris mon chapeau et je sortis. Je me dirigeai machinalement au théâtre de la Fénice, j’entrai et me tins debout près d’une colonne ; le consul qui nous avait fait visite le matin, m’ayant aperçu, vint me chercher et m’emmena dans sa loge ; j’y trouvai deux jeunes Vénitiens, l’un fort riche, l’autre très-beau, qui avaient pour maîtresses, le premier la danseuse en vogue, le second la prima donna applaudie. Ils me proposèrent de m’introduire dans les coulisses, et de faire visite à ces dames ; je les suivis, le consul nous accompagna, disant qu’il veillerait sur moi, dont il répondait auprès d’Antonia.

Je le priai tout bas de se taire et de ne pas jeter ainsi le nom de celle que j’aimais : rien qu’en l’entendant, ce nom si cher, j’avais senti comme un remords et je fus prêt à quitter ces messieurs. Une fausse honte m’en empêcha, puis un peu de curiosité m’attirait. Nous trouvâmes le premier sujet du ballet et le premier sujet du chant, dans un élégant petit salon, qui servait de loge à la danseuse. Celle-ci se tenait ployée sur un divan de velours noir, dans une pose coquette et câline qu’elle avait dû étudier longtemps devant son miroir. Elle avait la jambe droite levée jusqu’à la hauteur de sa hanche gauche, sur laquelle son pied mignon reposait ; elle était à peine voilée d’une tunique en gaze rose parsemée d’étoiles d’argent, et qui laissait à découvert ses bras, ses épaules et son sein un peu maigre ; le cou me parut d’un modelé parfait, et la tête, très-petite, était jolie et provoquante. Elle portait au milieu du front un croissant formé par d’énormes diamants qui projetait une irradiation sur ses noirs cheveux ; elle tendit la main au riche Vénitien, qui me présenta à elle, et je devins aussitôt l’objet de toutes ses agaceries. La prima donna était plus grave : elle était vêtue d’une sorte de péplum blanc bordé de pourpre et fixé à ses épaules larges et puissantes par des agrafes de rubis. Sous ces plis de draperie grecque se dessinait la poitrine bombée dont on devinait la beauté. Le cou superbe montait droit comme un fût de colonne ; le visage avait la régularité et l’expression pensive de celui de la Polymnie. Elle me tendit cordialement la main et me dit qu’elle aimait les poëtes. La danseuse, voulant renchérir sur son amabilité, m’engagea aussitôt à souper chez son amant à l’issue du spectacle. Elle m’appela caro amico, et s’écria en riant qu’un refus équivaudrait pour elle à un affront.

Je résistai sous prétexte d’une migraine et je quittai un peu brusquement cette attrayante compagnie. La danseuse me cria : A rivederia. Le consul me fit promettre de l’accompagner bientôt chez la cantatrice, qui voulait mettre en musique une de mes chansons.

Je sortis du théâtre tout ahuri et me demandant pourquoi j’étais seul, pourquoi Antonia n’était pas là à me sourire, à m’aimer et à m’ôter toute envie et toute possibilité même de regarder une autre femme ? car où elle était je ne voyais qu’elle. Je me jetai triste dans une gondole et me fis conduire au large pendant deux heures. Quand je rentrai il était plus de minuit, Antonia veillait encore, le rayon de sa lampe passait à travers la fente de la porte qui séparait sa chambre de la mienne, et qu’elle avait fermée à clef. Je fis du bruit en heurtant plusieurs meubles, pensant qu’elle me parlerait. Elle ne dit mot. Exaspéré, je me décidai à l’appeler.

— Que me veux-tu ? répondit-elle d’une voix douce.

— Pourquoi cette porte fermée ? ouvre-moi !

— Non, non, fit-elle en riant, tu me dérangerais et je veux travailler encore trois heures.

Voyant l’inutilité de ma prière, je me mis au lit espérant dormir, mais je fus pris d’une agitation fébrile qui chassait le sommeil et ne me laissait que des rêves. Le petit filet de lumière qui perçait à travers la porte venait vers moi direct et aigu ; tantôt il me semblait que c’était un sourire ironique qui me narguait, et tantôt une lame fine qui tailladait çà et là ma chair. Ce rayon malfaisant piquait mes yeux qu’il empêchait de se fermer et brûlait mon front comme un bandeau de feu.

Enfin, vers trois heures, la lampe d’Antonia s’éteignit et le rayon fascinateur disparut.

J’entendis Antonia se coucher.

— Ouvre donc cette porte, lui dis-je.

— Dors ! répondit-elle ; moi je vais dormir pour reprendre ma tâche demain.

Je ne lui parlai plus ; je mordis de rage mes couvertures, et sentant que je ne pourrais vaincre l’insomnie, je me décidai à me lever pour essayer d’écrire, j’y réussis. Mon cerveau surexcité était en cet instant propre à la création, qui pour moi fut toujours une douleur, une sorte d’explosion d’amertume et d’amour. J’entendais le souffle régulier d’Antonia qui s’était vite endormie, je l’entendis ainsi jusqu’au grand jour, pendant que ma pensée enflammée se précipitait comme un ouragan sur le papier. Je finis par tomber de lassitude dans un lourd sommeil, la tête renversée sur mon fauteuil. Antonia m’y surprit en entrant dans ma chambre pour m’avertir que le déjeuner était servi ; elle comprit que j’avais travaillé ; elle en fut sans doute touchée, car je me trouvai enlacé dans ses bras, et elle me dit :

— Tu as donc passé la nuit à écrire ? Oh ! c’est plus que je ne puis faire moi-même !

Elle me força à me coucher et fit servir le déjeuner auprès de mon lit. Le repas fut assez gai. La voyant de bonne humeur, je lui demandai instamment de renoncer à ses idées de retraite absolue et de m’accompagner le jour même dans quelque promenade.

Elle me répondit qu’elle ne revenait jamais sur une résolution prise ; que la distraire de son travail ce serait l’exposer à l’impossibilité de le finir, et que je savais bien l’impérieuse nécessité qui l’obligeait d’aller vite.

— Imite-moi, me dit-elle, et après nous aurons nos jours de vacance.

— Tu le sais bien, repartis-je, je ne puis travailler que par intervalles ; que deviendrai-je dans cette solitude où tu me laisses souffrir ?

— Es-tu malade ? me dit-elle, en ce cas je ne te quitte pas, je vais me mettre à coudre à ton chevet.

— Je n’ai que faire d’une sœur de charité, répliquai-je irrité.

— Bien ; puisque ce n’est qu’une inquiétude oisive je te dis adieu jusqu’au souper.

Et sans voir mes bras qui se tendaient vers elle, elle s’enferma de nouveau sous clef.

Le déjeuner m’avait ranimé, une heure de sieste acheva de me remettre ; je me levai, et tout en faisant ma toilette avec soin, je fredonnai quelques vers de la barcarolle que je devais porter à la prima donna. J’ouvris ma fenêtre ; le ciel était éclatant et le temps d’une douceur tiède. Nous étions à la fin de novembre, je pensai qu’à la même heure une atmosphère grise et froide enveloppait Paris, et qu’une brume plus noire encore pesait sur Londres. Je me dis que la jeunesse de là-bas avait bien raison d’avoir le spleen, mais que sous le ciel bleu de Venise, c’était une duperie. Secouant les vaines mélancolies, ainsi qu’on jette un vêtement qui accable, je sortis en faisant siffler ma canne. Comme je traversais le couloir, je vis la porte de la chambre d’Antonia entr’ouverte ; elle me cria sans lever la tête et sans quitter la plume :

— Divertis-toi bien.

Je répondis :

— Tant que je pourrai !

Les mots prononcés par elle provoquèrent ma réponse à laquelle je n’attachai aucun sens de défi. J’étais ravivé, gai de la gaieté de ce beau jour, content d’avoir travaillé ; je réfléchissais que ce serait folie de nous tourmenter l’un l’autre, qu’Antonia était une noble femme, et que son effort courageux de travail révélait toute sa fierté ; il m’était impossible de l’imiter en tous points, mais je travaillerais aussi à mes heures, en rentrant et après avoir fait pénétrer en moi l’air du dehors et l’inspiration de ma fantaisie.

Avant de monter en gondole pour me rendre chez le consul, je voulus traverser la place Saint-Marc. J’y retrouvai devant le café où je m’étais assis la veille, la petite saltimbanque du Maroc qui jouait du tambour ; comme le jour précédent, elle était vêtue de ses guenilles vertes et jaunes qui faisaient pitié à voir. Se souvenant sans doute que je lui avais donné quelques monnaies, aussitôt qu’elle m’aperçut elle arrêta sur moi ses yeux pensifs et tristes qui avaient l’expression de ceux d’Antonia dans ses moments de tendresse. Ces yeux dont j’aimais le regard me suivirent avec tant de fixité qu’ils finirent par exercer sur moi une espèce de fascination. Quoique la pauvre fille fût assez laide, son teint cuivré, ses dents blanches et son admirable regard profond et doux en faisaient un être qui n’avait rien de vulgaire.

Je la considérais en me préoccupant de sa destinée, et ce mystérieux attrait aurait pu me retenir jusqu’à la nuit, si une de mes connaissances de la veille n’avait traversé la place. C’était le beau Vénitien amant de la prima donna.

Il me demanda si je voulais monter dans sa gondole et le suivre chez sa maîtresse ? Je lui répondis que mon dessein était justement d’y aller, mais qu’avant je comptais faire visite au consul français.

— Eh bien, répliqua-t-il, passons ensemble chez Sa Seigneurie, puis nous nous rendrons chez la diva. Je le suivis, et quand nous fûmes à demi-couchés sur les coussins de la gondole, je le complimentai sur la beauté de sa maîtresse.

— Stella est aussi bonne que belle, me répondit-il simplement, je l’ai aimée en l’entendant chanter et elle en me regardant. Elle m’a dit plus tard, dans son langage imagé, que cela devait être, puisque nous portions notre âme sur notre visage. Elle m’a préféré, quoique je sois presque sans fortune, à des princes qui lui offraient des millions. « Tout ce qui est enviable ne s’achète pas, me dit-elle souvent ; l’amour, le génie, la beauté sont des dons divins que les plus riches ne peuvent acquérir. »

— On lit ces fières pensées sur le fier visage de Stella, répondis-je au Vénitien.

— Rien de ce qui tient à l’art ne lui est étranger, reprit-il, elle compose de la musique, fait des vers italiens et dessine de mémoire les lieux et les êtres qui l’ont frappée.

— Vous l’aimez bien ?

— Si entièrement que je l’épouserai le jour où un vieil oncle me fera son héritier ; en attendant je suis forcé de la laisser au théâtre.

— Il me semble, repris-je, que la première danseuse diffère complètement de votre belle amie ?

— La danseuse Zephira, répliqua-t-il, n’a ni cervelle ni cœur ; mais elle est fort méchante et gouverne l’impresario, tout en menant par le bout du nez ce pauvre comte Luigi. Ma chère Stella la ménage pour s’éviter des tracasseries au théâtre.

En devisant de la sorte, nous arrivâmes au consulat français. Le consul était sorti ; la gondole se remit en marche à travers le dédale des canaux et nous déposa bientôt devant le palais qu’habitait la prima donna.

Nous trouvâmes Stella au piano, repassant un rôle qu’elle devait jouer pour la première fois le lendemain ; en apercevant son amant, même avant de me saluer, elle lui sauta au cou avec ce laisser-aller de cœur des Italiennes qui m’a toujours ému ; puis se tournant vers moi, elle me tendit la main, en me disant :

— Oh ! c’est très-bien, signor d’être venu me voir ! Et mes couplets ! ajouta-t-elle aussitôt, j’y compte, je me sens en verve de bonne musique.

— Ces couplets sont là, lui dis-je, en touchant mon front ; et, demandant une plume et du papier, j’écrivis aussitôt une de mes chansons espagnoles.

La prima donna parlait fort bien français, et tout en parcourant mes vers, elle les fredonnait sur un motif encore indécis.

— J’y suis ! dit-elle tout à coup. Amico caro, emmène le seigneur français dans la galerie fumer un cigare ; buvez du café, et revenez dans une heure ; le chant sera fait.

Nous lui obéîmes, et, comme nous nous éloignions, j’entendis sa voix puissante qui faisait éclater mes vers dans une mélodie qu’elle improvisait.

— Écoutons-la sans qu’elle nous voie, dis-je à son amant.

L’air qu’elle avait trouvé, et qu’elle modifiait sans cesse en le répétant, était vraiment inspiré : il agrandissait mes vers et prêtait aux mots un sens plus idéal. Chaque fois que j’entends de la belle musique, il me semble que la poésie est à côté froide et incolore comme la raison l’est à la passion.

À mesure que Stella chantait, son amant me disait tout bas :

— N’est-ce pas, qu’elle a de l’âme ?

Je pensais à Antonia, et j’aurais voulu qu’elle partageât le plaisir que nous donnait cette belle voix.

Nous fûmes bientôt rejoints par la cantatrice. Elle avait trouvé son air, me dit-elle, et était toute disposée à me le faire entendre ; mais, ajouta-t-elle, avec une grâce affectueuse :

— Si vous étiez bien aimable, signor, vous resteriez à souper avec nous ; ce soir, je serai plus en voix, et notre chant vous paraîtra meilleur.

Son amant insista pour me retenir.

— C’est impossible, lui répondis-je, je suis attendu.

— Oh ! je comprends, una amica, reprit l’aimable femme. Eh bien, allons la chercher : j’aime ceux qui aiment.

Son idée me parut heureuse ; je pensai qu’Antonia serait émue à la vue de ce beau et jeune couple qui s’adorait, et qu’elle consentirait à venir passer la soirée avec nous. Nous montâmes en gondole. Arrivés devant la maison que nous habitions, je n’osai introduire mes nouveaux amis auprès d’Antonia avant de l’avoir prévenue. Je les priai de m’attendre.

Je trouvai Antonia à table.

— Je croyais que tu ne viendrais pas souper, me dit-elle.

— Je viens t’enlever, répliquai-je en riant et en l’embrassant pour rompre la glace ; et je lui racontai rapidement de quoi il s’agissait.

Elle me répondit, avec un étonnement superbe, que je divaguais ; qu’elle n’irait pas de la sorte courir les aventures. Amusez-vous, ajouta-t-elle ; moi j’accomplis un devoir et je reste.

Elle me parut en ce moment sentencieuse et dure comme un pédagogue qui gourmande un enfant caressant.

— Reste donc, repartis-je, et je tournai les talons.

Je dus mentir à la prima donna, et lui dire que j’avais trouvé mon amie souffrante. Alors elle s’offrit pour la soigner et m’engagea à ne pas la quitter.

Je répliquai qu’Antonia reposait, et que quelques heures de solitude lui seraient bonnes.

— En ce cas, vous soupez avec nous ? me dit Stella.

— Oui, j’aurai cet honneur, répondis-je, et je me rassis dans la gondole, qui reprit sa course. À l’angle d’un canal, elle se croisa avec celle de la danseuse Zéphira, qui, nous ayant aperçus, fit un bond vers nous, et s’écria :

— J’en étais sûre : voilà le signor Francese qui fait la cour à Stella !

— Venez à mon secours, Zéphira, répliqua gaiement l’amant de la cantatrice, sans cela je suis perdu ; et, la voyant prête à sauter dans notre gondole, il lui tendit galamment la main.

— Et où allez-vous comme cela ? reprit la danseuse.

— Souper chez moi, répliqua Stella.

— J’en suis, dit Zéphira ; Luigi m’ennuie, il est laid et jaloux ; cela m’amusera de le laisser se morfondre à m’attendre. Je ne danse pas ce soir, signor Francese, et après le souper je pourrai vous promener au clair de lune ; car il serait inhumain à vous et à moi de troubler le tête-à-tête de Stella et de son adoré.

La compagnie de la danseuse me gâtait un peu celle de mes nouveaux amis. Involontairement, j’étais triste de l’obstination d’Antonia. Dans cette dispositon d’esprit, la coquetterie de cette fille évaporée m’irrita les nerfs comme un vin aigre. Je m’étendis au fond de la gondole, et, sous prétexte que j’avais certainement la migraine et qu’il fallait me soulager, Zéphira vint s’asseoir auprès de moi ; elle agita vivement sur mon front et mes cheveux son éventail à paillettes. Sa beauté était piquante et ne manquait pas de grâce. Comment me fâcher et lui dire qu’elle me déplaisait ? J’eus la pensée de m’en aller. Stella, me devinant, me dit en anglais, langue absolument inintelligible pour la danseuse :

— Je vous en prie, ménagez-la à cause de moi ; car elle serait capable de me faire siffler demain soir.

— Que vous dit-elle là ? fit la danseuse d’un air rogue.

— Que je suis amoureux de vous et que le comte Luigi me tuera.

Elle me sourit alors gracieusement, et continua à m’éventer tout en allongeant ses doigts dans mes cheveux. Je lui débitai quelques galanteries, et, une fois lancé dans cette fiction, je dus jouer mon rôle d’adorateur.

Le souper fut fort gai ; Zéphira vida un grand flacon de vin d’Espagne et me força à lui tenir tête.

Quand nous passâmes au salon et que Stella se mit au piano pour me faire entendre notre barcarolle, Zéphira, un peu chancelante, s’affaissa sur une ottomane et s’y endormit presque aussitôt.

Nos bravos et nos battements de mains, à chaque couplet de la prima donna, ne troublèrent pas son lourd sommeil ; si bien que je pus m’esquiver seul, malgré le serment qu’elle m’avait arraché, en choquant nos verres, de la reconduire chez elle à minuit.