Lui (Colet)/15

La bibliothèque libre.
Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 213-218).

xv


Les jours suivants s’écoulèrent sans trouble et sans événement ; je voyais à peine Antonia, et je mettais mon orgueil à lui paraître riant et dégagé. Je passai mon temps à errer dans Venise. Chaque matin je partais avant ou après déjeuner, suivant l’heure où je m’éveillais. Tantôt je visitais un monument, tantôt je me faisais conduire en pleine mer, tantôt je m’enfermais dans un musée ou dans la bibliothèque du riche Vénitien que j’avais rencontré chez le consul. Souvent je dînais ou je soupais au restaurant ; j’évitais de manger avec Antonia, car dans ces heures ordinairement si intimes d’un repas pris ensemble, sa froideur ou sa raillerie m’exaspéraient ; je fuyais aussi la vue des autres femmes ; je regardais à peine les belles Vénitiennes penchées à leurs balcons où, à travers leurs jalousies, leurs regards appellent les regards. Je ne voulais pas être infidèle à mon amour, même par une tentation passagère.

Je tenais mon esprit toujours en haleine : j’imaginais en marchant des plans d’ouvrages, je combinais des effets dramatiques, je façonnais quelques vers, et lorsque qu’à minuit je rentrais, je me mettais à écrire jusqu’à ce que la fatigue me brisât. Alors je me jetais sur mon lit, parfois tout habillé. Quand je me levais j’étais harassé ; je secouais mon malaise et mon cœur, et je recommençais à travers Venise mes courses vagabondes.

Un jour c’était Saint-Marc qui m’attirait ; je m’arrêtais d’abord devant son portique pour considérer les fameux chevaux de bronze que la victoire conduisit à Paris, et dont mon père m’avait si souvent parlé comme d’un des trophées de nos gloires. La vue de ces chevaux me suffisait pour ranimer tout l’Empire. Je revoyais Napoléon comme un héros antique tenant par la crinière ces coursiers grecs. À mesure que je pénétrais dans la basilique, la figure d’un autre empereur du moyen âge se dressait devant moi ; les marbres, les mosaïques, l’or et les pierreries des autels resplendissaient à la lueur des cierges ; le pape Alexandre, recouvert comme un Dieu d’un dais éblouissant, assis sur le seuil de l’église, entouré de ses cardinaux, des patriarches d’Aquilée, des archevêques et des évêques de Lombardie, tous revêtus de la pourpre et des robes pontificales, attendaient Frédéric Barberousse, que six galères vénitiennes avaient amené de Chioggia au Lido. Le doge, entouré d’un splendide cortège, escorta l’empereur, ils débarquèrent ensemble au quai de la Piazzetta et se rendirent devant Saint-Marc. Là, dit la chronique latine : « Barberousse, humiliant sa grandeur, dépouilla son manteau impérial et se prosterna aux pieds du pape, celui-ci, ému, releva l’empereur, l’embrassa, le bénit, et aussitôt toute l’assistance entonna le psaume : Nous te saluons, ô Seigneur ! Alors, Frédéric Barberousse prit le pape Alexandre par la main et le conduisit dans l’église. »

Cependant, tandis que le pape disait la messe, l’empereur ôta une seconde fois son manteau impérial, et tenant une baguette, il officia comme porte-verge à la tête des laïques du chœur. Après l’évangile, le pape prêcha et l’empereur s’assit au pied de la chaire ; on chanta ensuite le Credo. Barberousse fit son oblation, puis baisa la mule d’Alexandre : quand la messe fut terminée, l’empereur conduisit de nouveau le pape par la main jusqu’à son cheval blanc, il lui tint l’étrier et dirigea le cheval par la bride vers le bord de la lagune.

À cette époque, la papauté représentait l’intelligence et la liberté ; un vieillard infirme et sans armes domptait un potentat puissant et redouté ; la force s’inclinait devant l’esprit. Aujourd’hui nous allons à l’aventure, n’ayant plus rien à vénérer ni à croire.

Un autre jour, c’était l’arsenal que je parcourais, ranimant ces armes au repos et ces forces enchaînées de la gloire évanouie de Venise. Par les beaux soirs, j’aimais à monter au haut du campanile qui relie la place Saint-Marc à la Piazzetta. J’avais devant moi la colonne de marbre où se tient juché le lion ailé et sur une colonne parallèle le saint protecteur de Venise, la ville se déroulait à mes pieds entourée d’une ceinture de flots calmes qui commençaient à s’assombrir. Là, encore, les vers de Byron me revenaient et je les répétais comme pour fixer dans ma mémoire le tableau mouvant.

« La lune paraît[1], la nuit n’a pas encore commencé son règne silencieux, les derniers rayons du soleil lui disputent le ciel ; une mer de lumière se répand sur les cimes bleuâtres des monts du Frioul. Le firmament est pur et n’a pas un nuage ; on le dirait composé d’une suite de zones lumineuses ; on croirait qu’il va se fondre en un vaste arc-en-ciel du côté de l’occident où le jour qui finit se réunit à l’éternité ; du côté opposé le pâle croissant de la lune flotte dans une atmosphère bleue, comme une île aérienne habitée par des esprits.

» La lune accompagnée d’une seule étoile occupe la moitié du ciel, tandis que les flots de clartés que jettent les derniers rayons du soleil se suspendent aux sommets des Alpes Rhétiques ; il semble que le jour et la nuit refusent de céder l’un à l’autre jusqu’à ce que la nature les y force… Ces lueurs diverses donnent à la Brenta la teinte empourprée d’une jeune rose qui se réfléchirait dans un ruisseau. Ainsi le ciel se réfléchit dans le fleuve tranquille et lui fait partager son éclat.

» Les feux mourants du soleil et la lumière blanche de la lune déploient toutes les variétés de leurs reflets magiques ; mais déjà la scène change ; une ombre plus épaisse jette son manteau sur les montagnes, le jour qui cède meurt comme le dauphin blessé à qui chaque phase de son agonie prête une couleur nouvelle de plus en plus éclatante jusqu’à ce qu’il expire… C’en est fait ; partout s’étendent les voiles gris de la nuit. »

Ainsi je vivais, me plongeant dans toutes les ivresses de l’imagination et de la poésie.

Antonia, que ma tranquillité apparente dépitait peut-être, continuait impassiblement son travail.

La danseuse Zéphira semblait s’être soumise à ma volonté et ne m’importunait plus de son souvenir. J’avais vaincu mes désirs et mes inquiétudes par l’excès même de l’agitation ; vous connaissez cet aphorisme : « La sagesse est un travail ; pour être seulement raisonnable il faut se donner beaucoup de mal ; tandis que pour faire des sottises il n’y a qu’à se laisser aller. »

  1. Childe-Harold, quatrième chant.