Lui (Colet)/2

La bibliothèque libre.
Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 5-9).

ii


Avant de vous dire comment je le connus et comment nous nous liâmes, laissez-moi vous raconter comment je le vis passer tourbillonnant dans une valse, en 1836. L’apparition rapide du jeune homme de génie qui glissa un jour devant moi, en balançant avec grâce sa tête blonde, m’est toujours restée comme un de ces tableaux dont le souvenir dessine nettement tous les contours. C’était à l’Arsenal, dans ce salon que l’esprit et la poésie emplissaient chaque dimanche soir. Les femmes en ce temps-là, celles du plus grand monde, aimaient et recherchaient encore les écrivains de génie ; il n’était pas permis, comme aujourd’hui, de n’avoir rien lu, rien admiré, rien senti de grand et de beau, rien aimé d’illustre ! On eût rougi d’enfermer sa vie dans l’incommensurable ampleur d’une robe, et de forcer une jolie tête couverte de diamants à l’incessant et abrutissant calcul d’un luxe ruineux ; on avait alors des toilettes moins riches, mais plus de sentiments dans le cœur et plus d’idées dans le cerveau ; on faisait des coquetteries et des avances aux gens d’esprit et aux littérateurs. Des princes et des princesses donnaient l’exemple.

C’était donc une faveur, même pour une jeune marquise, d’être reçue aux dimanches intimes de l’Arsenal. Nos grands poëtes y disaient leurs vers ; nos compositeurs célèbres y faisaient entendre leur musique ; puis pour finir la soirée, les jeunes femmes et les jeunes filles dansaient au piano.

J’étais mariée à peine depuis deux mois quand j’allai, pour la première fois, à l’Arsenal. Mon mari, bizarre et jaloux, me contraignait à ne paraître dans le monde qu’avec des robes montantes et les bras cachés sous des manches longues. J’obéissais, très-indifférente alors à tout ce qui ne tenait pas aux choses du cœur et de l’esprit. Je portais ce soir-là une robe de velours noir qui m’emprisonnait jusqu’au cou ; mes cheveux, frisés à l’anglaise, retombaient en longues boucles abondantes de chaque côté de mes épaules enfermées. Des traînées de liserons blancs entouraient le chignon et flottaient par derrière. Cette coiffure aurait pu être gracieuse, se dégageant sur le nu ; mais, amoncelée sur le velours noir du corsage, elle n’était qu’étrange. Quand j’entrai dans le salon de l’Arsenal les lectures et la musique étaient finies ; une jeune fille au piano jouait le prélude d’une valse. On me regarda beaucoup car, excepté pour le maître de la maison qui avait connu mon père, j’étais pour tous ceux qui étaient là une étrangère. Un jeune homme, que plusieurs femmes complimentaient, s’avança tout à coup vers moi et m’invita à valser.

Je lui répondis que je ne valsais jamais.

Il me salua, tourna les talons et je le vis, une minute après, passer en valsant devant moi ; il tenait enlacée une jeune femme brune, la muse aimée de ce salon.

— Pourquoi donc avez-vous refusé de valser avec Albert de Lincel ? me dit le maître de la maison.

— Quoi, c’était lui ! lui ! m’écriai-je ; lui que je désirais tant connaître !

— Lui-même ! il valse en ce moment avec ma fille.

Je me mis à considérer le valseur : il était svelte et de taille moyenne, habillé avec un soin extrême et même un peu de recherche ; il portait un habit vert bronze à boutons de métal ; sur son gilet de soie brune flottait une chaîne d’or ; deux boutons d’onyx fermaient sur sa poitrine les plis de batiste de sa chemise. Son étroite cravate de satin noir, serrée au cou comme un carcan de jais, faisait ressortir le ton mat de son teint ; ses gants blancs dessinaient d’une façon irréprochable la délicatesse de ses mains ; mais c’était surtout dans l’arrangement de ses beaux cheveux blonds qu’un soin particulier se révélait. À l’exemple de lord Byron, il avait su donner une grâce pleine de noblesse à cette couronne naturelle d’un front inspiré ; des boucles nombreuses ondulaient sur les tempes et descendaient en grappes vers la nuque : je fus frappée, à mesure que le cercle rapide décrit par la valse le ramenait sous la lumière du lustre, des teintes diverses de cette chevelure pour ainsi dire diaprée. Les premiers anneaux qui caressaient le front étaient d’un blond doré, ceux qui suivaient avaient la nuance de l’ambre, et ceux plus abondants qui se pressaient sur le sommet de la tête se graduaient du blond au brun. Je le retrouvai plus tard avec ces beaux cheveux d’un effet si rare et qu’il garda inaltérés jusqu’à sa mort. À l’inverse des hommes blonds qui ont souvent des favoris rouges, les siens étaient châtains et ses yeux presque noirs, ce qui donnait à sa physionomie plus de vigueur et plus de feu ; il avait le nez parfaitement grec et sa bouche, fraîche alors, montrait en souriant des dents blanches. L’ensemble de ses traits frappait par une distinction aristocratique qu’illuminait l’éclat des yeux et qu’agrandissait la courbe idéale du front. C’était le génie primant les signes de race. Tandis qu’il valsait, sa tête renversée en arrière se montrait à moi dans toute sa beauté. Par deux fois les temps d’arrêt de la valse le placèrent à quelques pas de la chaise où j’étais assise ; la première fois, il me regarda et je l’entendis qui disait à sa valseuse :

— Cette dame blonde, qui est si scrupuleusement emmitouflée dans son velours noir, est sans doute une anglaise, une quakeresse peut-être ?

— Vous vous trompez étrangement, lui répondit la jeune femme.

La seconde fois, sa valseuse lui dit en me désignant :

— Je vous assure que c’est une fille du soleil, et comment vous étonnez-vous qu’elle soit blonde, vous qui avez vécu à Venise, et vu en chair et en os les femmes du Titien.

Il la regarda presque tristement.

Elle reprit : — Il est vrai qu’en ce temps-là vous n’aviez d’yeux et d’attrait que pour les cheveux noirs !

— Comme aujourd’hui, répliqua-t-il en souriant galamment à sa brune valseuse. Mais il me sembla qu’un nuage avait passé sur son front.

La valse finie, il prit son chapeau et sortit du salon.