Lui (Colet)/20

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 309-326).

xx


Albert Nattier me garda quelques jours dans sa maison, il ne chercha ni à me distraire, ni à me conseiller, ni à me guider ; il me laissa cette absolue liberté de pensée et d’action qui est le meilleur régime pour rendre à l’âme quelque ressort. Car, de deux choses l’une, ou le coup qui nous a frappé nous tuera, et alors rien n’y peut, ou, si nous devons vivre, la solitude et la réflexion nous y déterminent plus efficacement que des consolations incomplètes et banales.

Il évita aussi de me parler d’Antonia d’une façon méprisante, et moi, bien résolu à me séparer d’elle à jamais, je cessai de l’accuser et en apparence d’en être occupé. À peine si nous faisions quelques allusions à elle quand, devant lui, on me remettait ses lettres.

Dès le premier jour de ma disparition inattendue, Antonia m’avait écrit trois fois pour m’exprimer son anxiété, sa surprise, son chagrin ; elle recommença les jours suivants, et je dois dire que ses premières lettres ne trahissaient qu’une affection inquiète ; mais comme je gardais un silence obstiné, elle finit par éclater en reproches et m’accuser en termes offensants de ne me séparer d’elle que parce que j’avais peur de la défendre contre ceux qui l’insultaient. Je dus pâlir en recevant cette lettre, car Albert Nattier, qui était présent, me dit involontairement :

— Qu’as-tu donc ?

— Tiens, lis, répliquai-je en lui tendant la lettre, et réponds-lui pour moi.

— Tu m’y autorises ?

— Je t’en prie. J’ai eu cette dernière faiblesse ; j’ai voulu l’entendre encore une fois dans ses lettres, maintenant je sens que tout est bien fini ; il faut qu’elle le sache par toi ; tu seras entre nous comme un de ces murs rugueux et froids qui séparent les prisonniers dans les geôles.

Tandis que je parlais, il écrivit d’une main rapide le billet suivant :

« J’ai empêché Albert de se battre pour vous, parce qu’un jour où il se mourait, à Venise, vous vous êtes donnée à Tiberio ; je l’ai su par Tiberio lui-même !

Albert ne veut plus vous voir et ne répondra jamais à vos lettres. »

— C’est bien, lui dis-je, son orgueil ne me pardonnera pas et voilà ma solitude assurée.

— Que vas-tu faire pour te distraire ? me dit mon ami.

— J’essayerai d’abord des voyages et plus tard du travail.

— Ce sera mieux, reprit-il, que les plaisirs stupides où j’ai voulu te plonger ; je commence moi-même à m’en dégoûter, et j’ai envie d’entrer dans la politique pour m’étourdir.

— Dis pour t’engourdir, répliquai-je en riant.

L’idée de voir Albert Nattier député ou conseiller d’État me causa une subite hilarité ; je lui dis à ce propos les plus folles bouffonneries, et nous nous séparâmes vers le soir assez gaiement.

Comme je rentrais chez moi, j’aperçus en face de la maison que j’habitais, un fiacre aux stores baissés qui stationnait sur le quai ; je pensai : « Voilà quelque femme du monde qui attend son amant. » Dans toute autre disposition d’esprit, j’aurais à coup sûr ouvert ma fenêtre et observé le fiacre mystérieux. Mais à peine entré dans mon logis désert, le spectre de la solitude me saisit à la gorge ; je m’approchai de la table de travail où étaient les feuilles éparses d’un livre interrompu depuis bien des jours ; il y avait encore là, près de mon écritoire, dans un vase chinois, un bouquet de fleurs desséchées que m’avait donné Antonia, et en m’asseyant je poussai du pied un coussin en tapisserie fait par elle ; son portrait, placé dans un angle de ma chambre, me regardait de ses grands yeux interrogateurs, et il semblait me dire : Tu as beau faire, je serai toujours où tu seras ! — J’éprouvai ce qu’on ressent à l’heure où le corps d’un mort chéri vient d’être enlevé pour le cimetière ; on contemple avec angoisses les vestiges qui restent de lui ; on frissonne en y touchant, comme si l’on touchait au cadavre même ; on ferme les yeux pour ne plus rien voir, mais les yeux se remplissent de larmes, et à travers ces larmes on revoit encore l’être qui n’est plus.

J’étais en proie à ces pensées funèbres, lorsque mon domestique, qui était allé chercher de la lumière me dit en rentrant dans ma chambre qu’une dame demandait à me parler. Je souris, car je ne sais par quel revirement de mon esprit je m’imaginai tout à coup que ce pourrait bien être la jolie comtesse de Nerval ! Elle m’avait recherché et fait les doux yeux dans plusieurs bals ; à coup sûr c’était elle qui venait d’épier mon retour dans le fiacre immobile.

Je me levais pour aller à sa rencontre, lorsque je vis paraître Antonia : elle se prosterna à mes pieds dans l’attitude de la Madeleine ; elle représentait d’autant mieux cette sainte devenue classique, que ses deux mains tendues tenaient une tête de mort.

— Parbleu ! lui dis-je avec humeur, quelle étrange figure faites-vous là et que prétendez-vous avec cette scène théâtrale ?

Son visage était livide, et ses yeux paraissaient creux et profonds comme les orbites vides du crâne qu’elle me présentait. Elle ne me parlait pas, mais elle se rapprochait de moi en marchant sur ses genoux, et bientôt elle me toucha avec sa sinistre offrande. J’eus un mouvement d’horreur qui fit rouler à mes pieds la tête de mort. Aussitôt j’en vis jaillir une épaisse chevelure noire, comme si ce débris de la tombe avait gardé cette parure de la vie. Je regardai Antonia, et je m’aperçus que son front pâle était dépouillé de ses beaux cheveux.

— Quel acte de démence ! m’écriai-je.

— Je ne suis qu’une indigne pécheresse qui n’espère plus ton amour, me dit-elle, et j’ai voulu te sacrifier ce qui te plaisait le plus en moi lorsque tu m’aimais.

— Allez-vous, continuai-je brutalement, mettre en action les héroïnes de vos livres ? vous vêtir de blanc comme une abbesse et vous enfermer dans quelque cloître d’Italie[1] ?

— Oh ! murmura-t-elle, tu es bien dur de railler ainsi mon repentir.

— Je n’aime pas, poursuivis-je, ces comédies religieuses, et je crois que le remords n’a que faire de ces parades. Demain, quand vous voudrez plaire encore. vous regretterez d’un regret vraiment sincère ces cheveux qui vous allaient fort bien.

Et la relevant d’une main résolue, je la conduisis à la porte. Je la sentais frémir sous cette pression convulsive.

— C’est votre dernier mot ? me dit-elle prête à sortir.

— Oui, le dernier dans cette vie ; car plutôt que de te revoir je me brûlerais la cervelle.

Ma porte se referma sur elle ; je l’entendis descendre l’escalier, puis m’étant approché de ma fenêtre, je la vis monter dans le fiacre qui stationnait sur le quai.

— Elle n’en mourra pas, pensais-je ; la douleur qui tue ne procède pas de la sorte.

Je repoussai du pied la tête de mort ; mais ces cheveux lustrés et d’où des étincelles semblaient jaillir, ces beaux cheveux si longtemps caressés et qui gardaient encore un parfum émanant d’elle, je les réunis dans mes mains tremblantes, et j’y plongeai avec frénésie mon front brûlant. Ce fut là la suprême étreinte et le dernier embrassement qu’elle reçut de moi.

Hélas ! en me séparant de sa vie je ne me séparai pas de son ombre ; dans les jours qui suivirent il me fut impossible de dormir, et comme l’a si bien dit un de nos poëtes : « Il me semblait toujours que sa tête reposait à côté de la mienne sur mon oreiller ; je ne pouvais plus l’aimer ni en aimer une autre, ni me passer d’aimer ; l’amour était à jamais empoisonné dans mon cœur ; mais j’étais trop jeune pour y renoncer, et j’y revenais toujours. Je me disais : Si la passion m’abandonne, je vais donc mourir ? Si j’essayais de la solitude, elle me ramenait à la nature, et la nature me poussait à l’amour. Corromps-toi, corromps-toi, me criaient les voix de la foule, et tu ne souffriras plus ! Bientôt la débauche devint ma compagne et jeta sur la plaie de mon cœur ses poisons corrosifs. »

Je ne créais plus que des chants de désespoir rapides et d’une inspiration soutenue par une tension douloureuse de mon âme ; mais pour des œuvres de plus longue haleine, la patience et l’énergie indispensables au génie me manquaient. Ce qu’il y avait eu primitivement de rectitude et de force dans mon talent semblait s’être échappé avec le sang de ma blessure ; l’énervement des nuits d’orgie acheva de m’appauvrir. Le monde m’a traité en enfant gâté ; il a salué mes œuvres par une admiration presque unanime. Mais je sens bien, moi, que je n’ai pu donner la mesure de ce que j’étais ; on a connu le côté vif, gracieux, railleur et passionné de mon talent, mais le côté vigoureux et calme, on n’en a eu que des pressentiments. Çà et là seulement, dans ce que j’ai écrit, on retrouve la griffe du lion qui, couché sur le flanc par une main mystérieuse, doit mourir sans révéler sa puissance.

Ce que devenait son cœur, à elle, je ne cherchais pas à le savoir ; elle était consolée et paisible, me disait-on, et je sentais bien qu’on disait vrai. Les déchirements d’une rupture éternelle ne pouvaient dévaster sa vie comme ils firent de la mienne : elle en avait abandonné d’autres avant moi ; mais elle, elle avait été mon premier et mon seul grand amour.

À travers le temps qui fuyait, à travers les ténèbres qui enveloppaient presque une moitié de mes jours, elle restait à jamais au fond de mon âme ; lorsqu’on la nommait devant moi, je tressaillais ; si on l’attaquait, j’étais prêt à la défendre. Les éloges qu’on accordait à son génie faisaient parfois resplendir mon front d’orgueil. Elle semblait avoir renoncé aux conceptions fausses et outrées, et produisait chaque année des œuvres plus rares ; j’en étais heureux, et suivais son progrès avec la sollicitude que sent un père pour l’intelligence de son fils. C’est ainsi que peu à peu mon ressentiment s’était endormi pour ne plus laisser en moi que la mansuétude du souvenir ; je revoyais les jours heureux remonter sur les jours sombres et les éclairer de leurs rayons. Plein de clémence, je me disais : Est-ce sa faute si elle ne m’a pas mieux aimé ? Dans notre civilisation raffinée, l’amour complet est impossible entre deux êtres également intelligents, mais d’une organisation différente et possédant chacun les facultés de se combattre. Il faudrait pour que ces deux êtres s’entendissent toujours et restassent unis d’un amour inaltérable, qu’une éducation semblable les eût formés enfants, que les mêmes croyances, les mêmes habitudes de l’âme, et jusqu’aux façons extérieures fussent en eux identiques. C’est là ce qu’a bien compris Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’il a voulu peindre l’idéal de l’amour. Il a choisi deux enfants, nés, croirait-on, d’un souffle pareil, animés par leurs mères d’un seul esprit, poussant, pour ainsi dire, sur une tige unique, et grandissant sous l’influence de la même atmosphère. Mais nous, rejetons tourmentés d’une société orageuse et corrompue, marâtre de ses enfants divisés, et plus cruelle dans ses phases de fureur que l’état sauvage, de quel droit nous étonner, après tant de discordes publiques et d’exécutions sanglantes, du divorce incessant des cœurs et de l’impossibilité des liens intimes ? L’amour est frappé d’incompatibilité comme la politique. Les individus participent des masses ; toutes les idées ont été déclassées, conspuées, jetées au vent. Comment se pourrait-il qu’elles pussent rentrer dans nos cerveaux dans l’ordre d’autrefois, et qu’elles en sortissent de nouveau avec la signification ancienne ? Le bouleversement s’est fait dans les mœurs autant que dans les lois, le souffle de la révolution a atteint jusqu’à l’amour.

Avais-je bien le droit d’en vouloir à Antonia de ses préjugés ou de ses instincts de race et de l’empreinte indélébile d’une éducation monastique ? N’avais-je pas aussi mes penchants irréfrénables, qui entraînèrent en rugissant, comme une trombe qui passe, ce qu’il y avait de meilleur en moi ?

Un jour, Albert Nattier survint comme j’étais absorbé par ces réflexions que me suggérait sans cesse le souvenir ineffaçable d’Antonia, et qui la justifiait, selon moi. Je fis part de ces idées à mon sceptique ami :

— Fort bien, répliqua-t-il d’une voix mordante ; vous autres poëtes rêveurs, vous vous livrez à de si subtiles et de si ondoyâmes définitions sur les choses les mieux caractérisées, que vous finissez par en perdre le sens net et précis : mais ton cœur blessé est, j’en suis certain, meilleur logicien que ton esprit, et comme ce cœur saigne encore, je doute qu’il accorde à Antonia l’absolution de sa trahison à Venise, et surtout de son indigne et romanesque tromperie, si hypocritement déroulée dans les lettres qui suivirent. Parmi les raffinements de ton indulgente argumentation, as-tu trouvé, mon cher, l’explication de ce mensonge inutile ?

— Elle est bien simple, répondis-je : Antonia en se donnant à Tiberio avait cédé à la nature, et elle ne me cacha la vérité à Venise que pour épargner ma douleur. Je devine aujourd’hui sa bonté craintive où je n’ai vu autrefois que sa duplicité orgueilleuse. C’est moi qu’elle a eu peur de blesser ; ce n’est pas elle qu’elle a redouté d’humilier !

Albert Nattier repartit :

— Tu pourrais avoir raison si tout dans la vie et dans les écrits d’Antonia ne donnait pas un démenti formel à cette interprétation. Réfléchis et juge : elle enveloppe toujours d’un superbe orgueil les faiblesses de ses héroïnes. L’amour naïf lui semble une souillure ou une infériorité. Croyant ainsi se grandir, elle se drape dans la chasteté, et dérobe sous les plis d’un vêtement biblique ses péchés mignons. Elle a eu pour Tiberio une fantaisie que Mme  de l’Épinay se fût peut-être permise, mais dont à coup sûr elle eût fait l’aveu en riant, acceptant pour sa punition une épigramme ou une représaille de Grimm. Mais elle, Antonia, craignant d’être déchue, se hausse aussitôt sur les nuages. Du haut du ciel, où elle se perd, elle t’accuse après t’avoir frappé ; elle s’efforce enfin de te prouver qu’elle t’est restée fidèle en te trompant, et te fait le récit d’une gaudriole italienne dans le langage éthéré d’Ossian. Ce que je te dis là tu l’as constaté dans ses lettres comme le public le constate dans ses romans ; ses héroïnes prêchent toujours des sublimités irréalisables et en contradiction avec leur situation même. O santa semplicità ! comme disent les Italiens, qu’êtes-vous donc devenue dans son âme ? Si elle peint un jour les mœurs rustiques, sois sûr qu’elle fera parler philosophie à ses paysannes ; et ce qui m’exaspère, c’est qu’elle se croit naturelle.

— Elle l’est en effet, repris-je, et voilà ce qui l’absout ; car ce qu’elle a de faux dans le caractère et le talent, n’est pas le résultat d’un parti pris, mais de son admiration sincère pour le beau conventionnel, qui lui semble le vrai beau.

— Mais comment toi, répliqua-t-il, esprit si décidé et si clair, avant que les brouillards de cet amour n’eussent noyé ton cœur, ne lui as-tu pas montré la simple et véritable grandeur du génie ?

— C’est qu’elle se croyait la plus forte, et qu’elle s’est toujours retranchée, quand nous discutions, dans son infaillibilité morale. Oh ! si j’avais pu l’assouplir, non par orgueil, mais par tendresse, c’est à mon cœur que je l’aurais courbée, c’est à mon amour que je l’aurais soumise !

— N’est-ce pas assez parler d’elle ? fit Albert Nattier avec un signe d’impatience ; voilà plusieurs années que tu ne m’en avais rien dit et je te savais gré de cette fermeté de silence. Je te trouve aujourd’hui d’une loquacité sombre et vaporeuse : si je te laisse seul, tu feras quelque maussade élégie bien plaintive ; viens plutôt avec moi dîner à la campagne, ou j’attends quelques joyeux amis.

Je le suivis comme je suivais depuis longtemps toute distraction facile que le hasard m’envoyait.

Albert Nattier avait une pittoresque habitation dans les environs de Fontainebleau ; elle touchait à la lisière de la forêt. Mais, j’avoue ma faiblesse, jusqu’à ce jour je n’avais pu me déterminer à retourner sous ces grands arbres et à revoir ces défilés sauvages et magnifiques si souvent parcourus avec elle. L’idée d’y pénétrer me remplissait de la même terreur qu’aurait ressenti un enfant contraint d’entrer seul dans un bois sombre rempli de brigands et de bêtes fauves ; il me semblait que toutes mes passions et tous mes souvenirs allaient se déchaîner et me mordre au cœur dans ces lieux où j’avais été heureux. Ce jour-là, je ne sais pourquoi j’eus plus de courage.

Les hôtes qu’attendait Albert Nattier n’étaient pas encore venus quand nous arrivâmes ; je lui proposai de monter à cheval et de nous aventurer dans la forêt.

— J’en serai charmé, répliqua-t-il un peu surpris de ma fermeté nouvelle.


Nous passâmes par un carrefour peu touffu ; mais bientôt, soit instinct, soit volonté, je dirigeai notre excursion du côté le plus noir de la forêt qui m’attirait toujours avec elle. Quoique le jour fût superbe, la lumière pénétrait à peine à travers les rameaux des vieux arbres. C’étaient autour de nous une solitude et un silence absolus qui tempéraient la chaleur de l’atmosphère : où le mouvement et le bruit ne se produisent pas, on sent le repos descendre. Nos chevaux avançaient lentement, et bientôt nous fûmes forcés d’aller à pieds pour nous enfoncer dans les taillis enchevêtrés et dans les anfractuosités des grands rocs. Je marchais sans fatigue et sans tristesse ; mais Albert Nattier, qui redoutait pour moi l’évocation d’un fantôme, jugea prudent d’en détourner mon esprit en me racontant les plus folles aventures de sa vie. Je l’écoutais en souriant, et de temps en temps je lui ripostais par un mot vif et gai qui lui donnait le change sur ce qui se passait dans mon cœur. À mesure que nous avancions et que je reconnaissais la source, la clairière et l’énorme roche tapissée de mousse noire, quelque chose de doux et de tendre s’emparait de moi ; je n’éprouvais aucun des déchirements dont j’avais eu peur : c’était une résurrection bienfaisante et tranquille des belles scènes de l’amour et de la jeunesse. Cet apaisement qui se faisait pour ainsi dire à mon insu me pénétrait de sérénité et amenait le sourire sur mes lèvres. Cette sensation toute intérieure ne m’inspirait pas un mot qui la trahit ; je continuai à répondre gaiement aux plaisanteries d’Albert Nattier.

Lorsque nous parvînmes au sommet du roc, à l’endroit même où j’avais soulevé Antonia et l’avais étreinte sur mon cœur pour l’emporter dans l’éternité, j’eus sur le visage un rayonnement plus vif ; involontairement je tendis les bras à l’ombre du passé comme à un ami inespéré qui me revenait.

En retournant à la maison ce fut la même gaieté apparente et le même travail secret de mon cœur. Je croyais souffrir et j’avais été heureux.

Deux ans plus tard j’écrivis sur ce souvenir les stances dont on a tant parlé et que vous préférez, m’avez-vous dit souvent dans votre partiale amitié, au Lac de Lamartine.

Ce que cette femme a fait de moi vous le savez maintenant, ce que je suis resté après tant de chagrins et d’essais infructueux de déplorables consolations, vous le voyez, chère marquise, l’être est dévasté mais le cœur vibre encore comme dans un monument en ruine un écho tressaille et répand la vie. Depuis que je vous ai rencontrée, chère Stéphanie, les pulsations de ma jeunesse se sont réveillées ; je sens de nouveau le bien, le beau, l’amour ! Laissez-moi renaître, laissez-moi vous aimer ! et en parlant ainsi, Albert éperdu et épuisé par l’émotion de son long récit appuya sa tête sur mes genoux et couvrit mes mains de caresses convulsives. Je ne le repoussai pas ; j’étais trop véritablement attendrie pour m’effaroucher ; je ne sais quoi de chaste et de rayonnant planait sur le grand poëte. Je sentais en lui un frère à consoler, et mes larmes involontaires tombaient sur ses mains et répondaient à ses caresses.

— Oh ! vous voyez bien que je vous aime, murmura-t-il, et que vous pourrez faire de moi un autre homme.

— Ce que vous aimez, Albert, lui dis-je, c’est l’amour ! c’est votre souvenir ! c’est elle ! c’est Antonia ! car lorsqu’on a aimé de la sorte on n’aime qu’une fois.

— Non, non, reprit-il d’une voix impérieuse, écoutez-moi bien. J’ai encore deux choses à vous dire, deux choses que j’oubliais et qui vous convaincront.

Je n’avais jamais revu Antonia depuis tant d’années, le hasard bienfaisant m’avait servi ; jamais il ne la fit trouver sur mes pas. Je l’apercevais toujours à travers mes souvenirs, jeune, irrésistible dans son impassibilité terrible et dans la puissance formidable qu’elle avait exercée sur moi. Mais il y a de cela un an, un soir au foyer des acteurs du Théâtre-Français, j’avais la tête levée pour mieux voir un portrait de Mlle  Clairon ; j’entendis venir à moi et m’appeler par mon nom ; j’abaissai mon regard, et je vis une femme d’une tournure et d’une mise vulgaires, à l’éclat des yeux seuls, je reconnus Antonia. Son teint s’était altéré, ses joues et tous ses traits avaient l’affaissement de la vieillesse ; elle fumait une cigarette qui finissait en ce moment ; elle en tenait une autre au bout de ses doigts ; comme je fumais aussi elle me dit en riant :

— Albert donne-moi du feu.

Je m’inclinai sans répondre et lui tendis mon cigare ; puis je sortis du foyer.

Mon cœur seul avait tressailli, d’étonnement peut-être ; mes sens étaient restés froids, répulsifs mêmes ; ce n’était pas Antonia que j’avais revue, pas même son ombre, c’était sa caricature ! Si son désir ranimé l’avait poussée vers moi, mes bras ne se seraient pas ouverts ; si elle m’avait crié : « Je t’aime toujours ! » je lui aurais répondu avec certitude : « Je suis guéri ! »

Oh ! qu’il n’en aurait pas été ainsi si nous avions traversé la vie en nous aimant, vieilli ensemble, partagé nos labeurs, nos joies et nos peines ; alors la vieillesse et la décrépitude se produisent insensiblement ; les beaux souvenirs de l’heureuse jeunesse les dérobent et l’éclat des sentiments inaltérés les effacent ! Mais quand on est devenu ennemis par l’amour, quand la séparation violente a produit l’antagonisme, l’œil de la matière est implacable, il procède froidement dans sa dissection comme le scalpel sur le cadavre.

Vous voyez donc bien que je ne l’aime plus ; le charme et l’attrait sont détruits ; j’en parle comme d’une chose morte ; si je me suis complu dans les détails de ce récit, si j’ai tenté de vous faire pénétrer les mystères infinis d’une psychologie désespérée, c’est pour vous et non pour elle ; pour vous dont je veux être aimé, pour vous à qui je viens de révéler comme à Dieu même toutes les contradictions de mon cœur ; misères et grandeurs, tendresse et haine !

D’autres ont su par moi cette désolante histoire, mais ils n’en ont aperçu que le squelette ; pour vous seule je l’ai ranimée ; vous avez revu le drame en action, suivi ses événements, compris ses douleurs, compté ses sanglots ; à vous seule enfin j’ai montré la vérité entière de ma vie ; quelle plus grande preuve d’amour pouvais-je vous donner ? Quelle communion plus intime pouvait unir nos deux âmes ?

Voilà ce qu’il me restait à vous dire et maintenant je suis soulagé.

Après avoir prononcé ces derniers mots sa tête retomba comme accablée par la fatigue et je sentis ses lèvres muettes boire mes pleurs qui coulaient toujours sur ses mains croisées.

Je fus prise pour lui d’une immense pitié ; oubliant mes craintes des autres jours qui m’auraient semblé puériles devant sa douleur, je voulus le garder jusqu’au soir. J’en fis mon hôte pour l’apaiser.

Ayant entendu rentrer mon fils avec Marguerite, je dis à Albert :

— Contenons nos larmes, elles effrayeraient cet enfant.

Il m’obéit, se détacha de mes genoux où ses mains s’appuyaient encore, et prenant mon fils dans ses bras, il se mit à le caresser. Nous restâmes ainsi jusqu’à minuit, comme en famille, et même lorsque l’enfant ne fut plus là, Albert ne prononça pas un mot qui eût pu me troubler et m’éveiller de mon songe fraternel. Mais avant de partir il me pressa vivement sur son cœur en me disant :

— À demain, chère Stéphanie ; maintenant que nous nous aimons, la vie sera belle !

Ces derniers mots me rappelèrent à moi-même, à l’aveu complet que je lui devais aussi et durant mon sommeil agité par le choc de tant d’émotions, je crus entendre la voix de Léonce qui me criait : « Vas-tu donc l’aimer ? »

  1. Dans presque tous les romans écrits à cette époque l’amour des héroïnes se dénouait dans un cloître.