Lui (Colet)/27

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 403-406).

xxvii


Plus de deux ans avaient passé sur ce jour, dont le souvenir m’était resté ineffaçable. Ce que je souffris pendant ce temps je ne le dirai jamais. Je veux jeter sur ces deux années un voile noir comme celui qui couvrait, à Venise, dans les familles patriciennes, les portraits des condamnés à mort.

De cet amour qui avait pris toute mon âme comme par surprise et par sortilège, de cet amour auquel j’avais sacrifié Albert, il ne restait rien. On eût dit que, frappé par le présage fatidique d’Albert, cet amour s’était décomposé jour par jour.

J’avais vu l’orgueilleux et superbe solitaire renier une à une toutes ses doctrines sur l’art et sur l’amour, et faire de ses opinions une monnaie aux convoitises les moins fières.

Quand la conscience ne dirige plus nos actes, que l’intérêt et la vanité deviennent les seuls mobiles de l’esprit, toute notion d’honneur et d’idéal disparaît. Il n’y a plus alors dans la vie d’autre retenue que la prudence qui sauvegarde du châtiment de la loi. De là les traîtres ignorés, les voluptueux cruels qui cachent des instincts d’assassin sous un sourire, et les faiseurs d’affaires humaines, prêts à tous les crimes, et se décorant en public du titre d’hommes politiques.

En voyant ainsi déchoir celui que j’avais placé si haut, je reçus comme le contre-coup de sa chute ; un mal inexplicable s’empara de moi ; on me vit dépérir dans ma force ; et bientôt je compris à la tristesse de mes amis et à l’incertitude des médecins que j’étais perdue.

Albert n’avait jamais cherché à me revoir et je n’avais pas osé le rappeler. Quelquefois il rencontrait mon fils à la promenade ; il l’arrêtait pour lui recommander de ne pas l’oublier et, sans lui parler de moi, l’embrassait tendrement.

Je savais par René qu’il se mourait et cherchait de plus en plus l’oubli de ses peines dans des distractions corrosives et fatales. J’éprouvais un désir invincible de le revoir, de lui parler et de sentir encore une fois sa main dans la mienne.

Un jour d’avril, le ciel était bleu, la température presque tiède, je montai en voiture pour me rendre au jardin des Tuileries ; j’allai m’asseoir sur la terrasse du bord de l’eau, et sentant que l’air m’avait ranimée, je voulus essayer de revenir à pied chez moi ; comme je traversais lentement le pont de la place de la Concorde, j’aperçus Albert debout contre le parapet de droite ; appuyé sur la balustrade, il regardait un bateau qui descendait la Seine du côté de Saint-Cloud. Il ne me vit pas venir et je le touchai presque avant qu’il ne m’eût aperçue. J’écartai le voile qui cachait mon visage et j’appliquai ma main sur la sienne ; il leva la tête et me regarda, sans paraître d’abord me reconnaître ; ses yeux étaient ternes et ses lèvres si blanches qu’on eût pu se demander s’il vivait.

— Oh ! c’est vous, me dit-il en tressaillant et se ressouvenant ; comme vous voilà ! C’est donc vrai ce qu’on m’avait dit, que vous étiez bien mal !

Je serrai sa main sans lui répondre ; nous marchâmes péniblement l’un à côté de l’autre jusqu’au bout du pont ; là, il s’arrêta.

— Albert, lui dis-je en tremblant, ne viendrez-vous pas jusque chez moi ! oh ! je vous en prie, venez.

— À quoi bon, me répondit-il, j’achève de vivre et vous commencez à mourir ; nous nous attristerions en nous regardant sans pouvoir rien dire pour nous consoler. Oh ! ma pauvre marquise, il n’est plus temps maintenant de nous aimer !

— Albert, l’amour est indépendant du temps et de la vie, vous me l’avez dit un jour et maintenant je l’éprouve et j’y crois.

— Pas de réflexion ni de regret, reprit-il en s’efforçant de rire, gardons le courage de partir, il appuya sur ce mot, puis, tournant sur le pont, il me dit :

— Adieu, chère, le premier de nous qui guérira ira voir l’autre.

Je voulus le retenir encore en prenant sa main, mais elle retomba.

Nous nous quittâmes comme deux ombres qui se rencontrent un moment, s’évanouissent et ne doivent plus se revoir.

Je fis quelques pas chancelante et indécise ; puis je m’arrêtai, et m’appuyant contre la grille du palais Bourbon, je vis à travers mes larmes, Albert qui se dirigeait lentement vers l’autre bout du pont.