Lui (Colet)/5

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Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 30-34).

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Le lendemain, dans l’après-midi, René vint me chercher en voiture pour me conduire chez Albert de Lincel ; il habitait près de la place Vendôme le premier étage de la maison où il devait mourir. Nous traversâmes une petite antichambre lambrissée de panneaux en bois de chêne, sur lesquels se détachait un tableau de l’école vénitienne. C’était une Vénus, de grandeur naturelle, couchée nue dans les plis d’une draperie de pourpre. Cette figure, fort belle, était tellement en relief qu’elle vous frappait en passant comme une réalité.

Nous trouvâmes Albert dans un petit salon qui lui servait de cabinet de travail ; des rayons en chêne couverts de livres s’étendaient sur toute la paroi du fond ; deux portraits au crayon, celui de Mlle Rachel et celui de Mme Malibran, étaient placés parallèlement. De grands fauteuils, un piano, un bureau en palissandre, et une pendule couronnée d’un bronze d’après l’antique, complétaient l’ameublement. Albert se tenait à moitié étendu sur une causeuse en cuir violet ; il se leva précipitamment, ou plutôt automatiquement, en nous voyant entrer comme si un ressort l’eût redressé. Je le considérai avec une tristesse visible qui m’empêcha d’abord de lui parler. Quel changement s’était fait en lui depuis le soir où je l’avais vu à l’Arsenal ! Son corps amaigri avait peut-être plus de distinction encore, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l’expression idéale ; mais quels ravages, mon Dieu ! les pommettes, luisantes et blêmes, étaient en saillie ; les yeux caves brillaient d’un feu étrange ; ses lèvres étaient presque blanches ; son sourire contraint laissait voir des dents altérées. Oh ! ce n’était plus le frais et gai sourire de la jeunesse où l’amour pétille ! l’amertume de l’âme semblait être remontée jusqu’à la bouche et l’avoir brûlée d’un corrosif. Son front seul était resté pur, harmonieux et sans rides ; sa chevelure jeune et frisée l’ombrageait mollement. René l’avait averti la veille au soir de notre visite. Il s’était vêtu avec ce soin extrême qui était dans ses habitudes : une redingote noire d’un drap très-fin serrait sa taille cambrée.

Tandis que je l’examinais avec émotion, René lui expliquait ce que je désirais de lui.

— Oh ! de tout mon cœur, dit-il, j’écrirai ce soir même à Frémont de passer chez moi.

Je le remerciai en ajoutant qu’il était bien indiscret à une inconnue de venir l’importuner.

— Oh ! me dit-il, vous n’étiez pas une inconnue pour moi ; je vous connaissais beaucoup par mon ami René et je suis fort heureux de vous connaître tout à fait, car vous êtes très-bonne à voir ; et il arrêta longtemps sur moi ses grands yeux profonds.

— Et cependant, lui dis-je tout en baissant mes regards sous la fixité des siens, vous ne m’avez pas reconnue ?

— Reconnue ? répéta-t-il d’un ton interrogatif.

— Mais oui, nous nous sommes déjà vus un dimanche soir, à l’Arsenal, il y a de cela bien des années, et vous me prîtes ce soir-là pour une quakeresse !

— Quoi ! c’était vous ! oh ! oui, c’était vous avec de longues boucles flottantes sur un corsage de velours noir ! Vous voyez bien que je n’ai rien oublié, vous refusâtes de valser avec moi et vous eûtes tort, marquise, car, vrai, nous aurions pu nous aimer !

— Comme vous y allez, dit René ! Vous serez donc toujours le même, Albert ? Vous ne pourrez jamais voir une femme sans lui parler d’amour ?

— Et de quoi voulez-vous donc qu’on leur parle, reprit Albert en riant, madame ne m’a pas l’air d’un bas bleu, et je suppose que le socialisme et la métaphysique à fortes doses ne seraient pas de son goût.

— Eh ! qui vous fait penser que l’amour en soit, répliqua René !

— Ce que vous dites là sent l’amoureux et le jaloux d’une lieue, répondit Albert en riant plus fort.

— Je n’ai que des amis, repartis-je.

— Ce qui implique, reprit Albert, un amour secret. Êtes-vous heureuse ?

— Plus que je ne l’ai jamais été.

— Ah ! fit-il, vous dites cela avec une flamme dans les yeux qui vous rend fort belle.

— Je ne veux pas vous prendre en traître, repris-je pour le détourner de ce langage, je suis aussi un peu bas-bleu. Non-seulement j’ai traduit un roman anglais, mais j’y ai ajouté une courte préface sur l’auteur inconnu en France.

— Oh ! voyons, me dit-il : le style c’est la femme !

Et prenant le livre où était écrite une ligne d’admiration pour lui, Albert parcourut la notice que j’avais faite.

— Bien ! murmurait-il à mesure qu’il lisait, c’est d’un style naturel et concis, et avec de l’élégance et parfois un éclair de sensibilité. Vous devez avoir un esprit droit et décidé, un cœur bon et franc.

— Vous en jugerez plus tard, répondis-je, car j’espère que nous nous reverrons.

— Plus tôt que vous ne pensez et que vous ne désirez peut-être, répliqua-t-il en me prenant la main.

Nous allions nous retirer, lorsqu’on annonça la mère d’Albert de Lincel.

C’était une grande femme, svelte encore, au visage fier et aristocratique ; son fils lui ressemblait beaucoup, mais avec quelque chose de plus intellectuel et de plus exquis dans les traits. Albert embrassa sa mère et ses joues se colorèrent de plaisir en la voyant. Il avait pour tous ses parents une affection très-vive. Au milieu de sa vie de chagrin et d’orages il avait gardé le culte de la famille ; il parlait toujours de sa mère avec respect et émotion ! — C’est une remarque de tous les siècles qu’il n’est que les êtres méchants ou médiocres qui n’aiment pas leurs mères. Ceux qui ont la flamme du cœur ou de l’esprit sentent qu’ils l’ont puisée dans le sein qui les a portés.

Albert me présenta sa mère et me nomma à elle. Nous échangeâmes quelques paroles du monde ; puis, je me levai pour partir. Albert serra la main de René, et prenant la mienne qu’il baisa, il me dit : Au revoir !