Lupo Liverani

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LUPO LIVERANI


DRAME EN TROIS ACTES




PRÉFACE


En lisant, on est parfois frappé d’une idée qu’on voudrait traduire autrement, et on se laisse emporter par une sorte de plagiat candide qui est absous dès qu’il est avoué.

C’est en lisant el Condenado por desconfiado, de Tirso de Molina, que je me suis mis très-involontairement à écrire Lupo Liverani sur la même donnée, en m’appropriant tout ce qui était à ma convenance ; ce n’est là ni piller ni traduire, c’est prendre un thème tombé dans le domaine public et l’adapter à ses propres moyens, comme on a fait de tout temps pour maint sujet classique ou romantique, philosophique ou religieux, dramatique ou burlesque.

De ce que le sujet du Damné de Tirso de Molina n’a pas encore beaucoup servi, il ne résulte pas que quelqu’un n’ait pas le droit de commencer à s’en servir. Ce sujet est assez étrange pour ne pas tenter tout le monde.

Voici ce que dit du Damné pour manque de foi ou du Damné pour doute — le titre même du drame est intraduisible, — M. Alphonse Royer, dans la préface de son excellente traduction, la première qui ait été faite, il n’y a pas plus de cinq à six ans :

« C’est un véritable auto, c’est-à-dire un drame religieux selon les croyances du temps où il a été écrit. C’est une parabole évangélique pour rendre intelligible au peuple le dogme catholique de la grâce efficace… Le drame est très-célèbre en Espagne, où il est regardé comme une des plus hardies créations de son auteur… Michel Cervantes, dans son drame religieux intitulé el Rufian dichoso, a aussi mis en œuvre ce dogme de la grâce efficace. »

La grâce efficace ! voilà certes un singulier point de départ pour une composition dramatique. Pourtant, à travers ces subtilités sur la grâce prévenante, le pouvoir prochain, la grâce suffisante et la grâce efficace, dont nous rions aujourd’hui et dont Pascal s’est si magistralement raillé tout en y portant la passion janséniste, nous savons tous que bouillonnait la grande question du libre arbitre et de la dignité de l’homme. Nous la cherchons autrement aujourd’hui, mais nous la cherchons toujours.

Peut-on dire que les jansénistes défendaient mieux la liberté humaine que les molinistes ? Parfois oui, en apparence ; mais, en réalité, toutes ces doctrines faisaient intervenir Dieu dans l’action de notre volonté d’une façon si étrange et si arbitraire, que nous avouons ne nous intéresser sérieusement qu’au fait historique. Nous ne voyons pas l’esprit de liberté poindre franchement dans ces petites hérésies vagues du catholicisme, et nous ne concevons plus de progrès véritable qu’en dehors du sanctuaire.

L’œuvre du religieux Gabriel Tellez, qui a publié ses drames admirables sous le pseudonyme de Tirso de Molina, nous a paru ouvrir une plus large porte que toutes les controverses du temps. J’ignore si ce moine inspiré était bien orthodoxe, et je n’oserais soutenir que son but, en écrivant le Damné, fût réellement de populariser le dogme de la grâce. Je crois qu’à cette époque beaucoup de hardiesses du cœur et de l’esprit se sont cachées sous de saints prétextes, et n’ont été autorisées que parce qu’elles n’ont pas été comprises. Tirso est un Shakspeare espagnol ; on a dit un Beaumarchais en soutane. Selon nous, ce n’est pas assez dire. Beaumarchais n’eût ni conçu ni exécuté le Burlador de Séville (le Don Juan imité par Molière), ni le Condenado, qui ne souffre l’imitation qu’à la condition d’un remaniement complet. C’est une des grandes conceptions de l’art, peu connue et affreusement difficile à traduire, parce qu’elle est mystérieuse, et, comme Hamlet, se plie à diverses interprétations. Voici l’opinion d’une personne avec qui je lisais ce drame : « C’est beau, mais j’y vois un dogme odieux. L’homme est damné parce qu’il cherche à savoir son sort, le but de sa vie. Toute vertu, tout sacrifice lui est inutile. Celui qui croit aveuglement peut commettre tous les crimes : un acte de foi à sa dernière heure, et il est sauvé ! » En effet, en voyant le repentir tardif et la confession forcée du bandit de Tirso, on peut conclure que la moralité officielle de ce drame est celle-ci : Sois un saint, une heure de doute te perdra. Crois comme une brute et agis comme une brute, Dieu te tend les bras, car l’Église t’absout. Eh bien ! peut-être est-ce là le brevet officiel extorqué par le maître à la censure ; mais il m’est impossible de ne pas voir une pensée plus large et plus philosophique qui fait éclater la chasuble de plomb du moine, et cette pensée secrète, ce cri du génie qui perce la psalmodie du couvent, le voici : — La vie de l’anachorète est égoïste et lâche ; l’homme qui croit se purifier en se faisant eunuque est un imbécile qui cultive la folie et que l’éternelle contemplation de l’enfer rend féroce. Celui-là invente en vain un paradis de délices ; il ne fera que le mal sur la terre et n’arrivera à la mort que dégradé. Celui qui obéit à ses instincts vaut mille fois mieux, car ses instincts sont bons et mauvais, et un moment peut venir où son cœur ému le rendra plus grand et plus généreux que le prétendu saint dans sa cellule.

Qu’un moine de génie ait rêvé cela sous le regard terne et menaçant de l’Inquisition, rien ne me parait plus probable, parce que rien n’est plus humain. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le système de l’autre Molina, le célèbre jésuite contemporain de Molina le dramaturge, fut gravement menacé par l’inquisition et traduit en cour de Rome pour cause d’hérésie, comme le fut plus tard Jansénius pour ses attaques contre le molinisme, l’idée, quelle qu’elle soit, ayant toujours eu le privilége d’être poursuivie à Rome. Les deux doctrines ennemies n’ont pas résolu leurs propres doutes ; mais j’avoue qu’en me mettant, s’il m’était possible, au point de vue catholique et en admettant le dogme atroce de l’enfer, je serais plus volontiers moliniste, je dis disciple direct et contemporain de Molina, que janséniste, même avec le sublime Pascal et les grands docteurs de son temps. Je trouve, dans la première idée de Molina le jésuite, quelque chose de pélagien qui me montre Dieu bon et l’enfer facilement vaincu, tandis que, dans les tendances augustiniennes, je vois l’homme rabaissé jusqu’à la brute, sa volonté enchaînée au caprice d’un Dieu stupide et insensible, le diable triomphant à toute heure et l’enfer pavé des martyrs du libre examen.

Ce que la douce doctrine de Molina est devenue entre les mains des bons pères Escobar et autres, ni Molina le grand jésuite, ni Tellez Molina le grand poëte, — son disciple à coup sûr, — n’ont dû le prévoir. Tout, dans l’œuvre de ce dernier, proclame ou révèle la sincérité, l’humanité et la charité, l’horreur de l’hypocrisie, la raillerie des macérations, le sentiment de la vie, la victoire attribuée aux bons instincts sur les étroites pratiques. Il est vrai qu’il a dû dénouer son drame par la soumission au prêtre et la réconciliation avec l’Église moyennant la confession classique du brigand. Je me suis dispensé, dans ma donnée, de cette formalité que la censure ne peut plus exiger, et, prenant Dieu et le diable dans le symbolisme, d’ailleurs assez large, où Tirso les fait apparaître et agir, je me suis permis de mettre dans la bouche de Satan les paroles que je regarde comme la traduction de la vraie pensée du maître.

En finissant cette préface, qu’on ne lira peut-être pas — on veut aller vite au fait aujourd’hui, et on a raison, — je demande pourtant qu’on s’y reporte d’un rapide coup d’œil en finissant le drame, et qu’on ne m’accuse pas d’avoir été touché par la grâce efficace, un beau matin, en prenant mon café ou en chaussant mes pantoufles. Je ne crois pas que les choses se passent ainsi entre le ciel et l’homme ; je suis persuadé qu’en nous envoyant en ce monde, on nous a pourvus de la grâce suffisante, et que, s’il est des malheureux entièrement privés de leur libre arbitre (il y en a certainement), ces exceptions confirment la règle au lieu de l’infirmer.



PERSONNAGES

LUPO, chef de brigands.
ANGELO, ermite.
LIVERANI, père de Lupo.
DELIA, courtisane.
QUINTANA, serviteur d’Angelo.
ROLAND, majordome de Liverani.
GALVAN, jeune débauché.
LISANDRO, jeune débauché.

MOFFETTA,
ESCALANTE,
Brigands.

TISBEA, jeune montagnarde.
Un petit Berger, personn. légend.
SATAN.
Un chef de sbires.


ACTE PREMIER.

(Arbres et rochers au flanc du Vésuve, à l’entrée d’un ermitage qui est une grotte à deux arcades ; la plus petite, brute, sert d’entrée au logement de l’ermite ; l’autre, creusée avec plus de soin dans le roc, abrite une madone de marbre blanc qui porte le Bambino ; un vieux cèdre écimé l’ombrage.)



Scène première.

TISBEA, QUINTANA, qui a un froc de moine.


QUINTANA.

Belle Tisbea, que le ciel bénisse tes yeux noirs, et tes épaules de safran, et tes mains mignonnes. et ton pied léger, et ton sein virginal, et ton panier rebondi… (Il veut prendre le panier qu’elle porte.)

TISBEA.

C’est trop de compliments pour un religieux, frère Quintana ! Si le père Angelo vous entendait…

QUINTANA.

Le père Angelo a fait bien d’autres madrigaux, et même il ne s’arrêtait pas souvent aux paroles.

TISBEA.

Je sais qu’il a été un grand débauché, du temps qu’il menait la vie de seigneur à Naples ; — mais depuis cinq ans que la grâce a touché son âme, il mène ici une vie angélique, et c’est un grand bonheur pour vous d’avoir un tel maître.

QUINTANA.

Oui, je l’ai suivi au désert pour mon salut ; mais je croyais la chose plus agréable qu’elle ne l’est.

TISBEA.

Vous me faites l’effet d’un homme mal converti à la chasteté.

QUINTANA.

Ce n’est pas la paillardise, — je veux dire la concupiscence, — qui me tient ; hélas ! non, ne le crois pas, belle enfant. Tu me flatterais le museau de ta blanche main, que je la mordrais peut-être plutôt que de la baiser.

TISBEA.

Êtes-vous enragé ?

QUINTANA.

Non, car la rage ôte la faim et la soif, et moi je suis si affamé que quelque jour je me mangerai moi-même.

TISBEA.

J’entends : votre maître vous condamne à trop de jeûne ?

QUINTANA.

Et son vœu de pauvreté nous impose trop maigre chère. Aussi, si j’ôtais la bure qui me couvre, vous verriez le soleil et la lune à travers mes côtes, et si l’on me mettait une mèche… n’importe où, l’huile rance dont je suis abreuvé ferait de moi une lampe pour éclairer notre chapelle. Vous voyez bien que vous ne courez aucun risque auprès d’un homme exténué de macérations, et que mes soupirs s’adressent moins à vos charmes qu’au panier que vous nous apportez.

TISBEA.

Je suis une grande sotte d’avoir oublié le pain et les fruits. Je n’apporte que des fleurs pour la madone.

QUINTANA.

Des fleurs ! toujours des fleurs ! Je mange tant d’herbes et de plantes que quelque jour on me verra, pour sûr, enfanter un printemps…

TISBEA, mettant ses fleurs à la madone.

Dites au saint ermite de prier pour que mon vœu s’accomplisse, et priez aussi ; je vous apporterai demain un fromage de ma chèvre.

QUINTANA.

Sainte Vierge, un fromage ! Ô madone du cèdre, madone du Vésuve ! entends mes humbles supplications, vois mes larmes, vois mon cœur contrit et mes os qui percent ma peau ! Prends pitié de moi, envoie-moi un fromage, un fromage blanc et lourd comme le marbre dont tu es faite, un rocher, un bloc, un cratère, un volcan de fromage !

TISBEA.

Vous ne priez que pour vous ! Laissez-moi prier seule, et vous saurez ensuite ce qu’il faut demander pour moi. (Elle prie.) Madone du cèdre, madone des laves, toi qui as forcé l’éruption à s’arrêter ici et à respecter ta chapelle et ton arbre, toi qui connais ceux qui doivent être sauvés et ceux qui ne le seront pas, ramène mon fiancé sain et sauf, et je ferai à ton divin Bambino un collier de coquillages roses et de fleurs de grenadier. (À Quintana.) Vous direz à l’ermite de prier.

QUINTANA.

Pour qui ?

TISBEA.

Écoutez bien ! pour Moffetta, mon fiancé, qui est parti avec les brigands.

QUINTANA.

Ils l’ont pris ?

TISBEA.

Il a été de son gré avec eux par grande estime pour leur chef et dans l’espoir de me rapporter des colliers et des robes.

QUINTANA.

Comment ! il est avec cet abominable Lupo, la terreur du pays ! Que l’enfer le confonde ! Est-ce qu’il est près d’ici, ce loup endiablé ?

TISBEA.

Il s’est réfugié par ici cette nuit, et je sais qu’il est poursuivi par les archers. Voilà pourquoi je demande à la Vierge de ramener mon fiancé chez nous avant qu’on ne se batte.

QUINTANA.

On va se battre ? Il ne manquait que cela au charme de cette thébaïde ! Où me cacherai-je ?

TISBEA.

Vous resterez ici. La madone n’est pas en peine de faire un miracle de plus pour vous protéger. (Elle sort.)




Scène II.

QUINTANA, puis ANGELO.
QUINTANA.

La madone, c’est une belle pièce, je ne dis pas, et je voudrais avoir eu une maîtresse faite à son image ; mais je veux être écorché vif si je lui ai jamais vu remuer le bout du petit doigt. Aussi je ne me donne plus la peine de la prier quand personne ne me regarde… Mais qu’a donc mon maître ? Est-ce qu’il devient fou ? (Angelo est sorti de la grotte, et il suit des yeux avec émotion Tisbea, qu’il voit descendre la montagne.) Que regarde-t-il ?… Maître, que souhaitez-vous ?

ANGELO, égaré.

Rappelle cette jeune fille.

QUINTANA.

À quoi bon ? elle n’apporte rien à mettre sous la dent.

ANGELO.

Peu importe ! j’irai ! Non !… Seigneur, ayez pitié de moi ! (Il se frappe la poitrine.)

QUINTANA.

Êtes-vous malade ?

ANGELO.

Ô vil ennemi ! Satan ! De coupables pensées m’assiègent, ô faible chair !

QUINTANA.

Ô noble chair du porc salé ! si j’avais seulement une bonne tranche de jambon !

ANGELO.

Écoute-moi, mon frère. Le démon me tente par le souvenir de mes égarements passés. ( Il se jette à terre.)

QUINTANA.

Que faites-vous ?

ANGELO.

Je me jette ainsi sur le sol pour que tu me foules sous tes pieds. Viens, frère, piétine-moi à plusieurs reprises.

QUINTANA.

Volontiers. Je suis très-obéissant. — Est-ce bien comme cela ?

ANGELO.

Oui, frère.

QUINTANA.

Cela ne vous fait pas de mal ?

ANGELO.

Marche, et ne te mets pas en peine.

QUINTANA.

En peine, père ? et pourquoi serais-je en peine ? Je vous foule et vous refoule, père de ma vie, et je ne trouve pas que cela m’incommode.

ANGELO.

C’est assez, mon fils ; va-t’en chercher des racines et des herbes pour notre dîner.

QUINTANA, à part.

Je n’irai pas loin, je n’ai pas envie de rencontrer les brigands ! (Il sort.)




Scène III.

ANGELO.

Des rêves lascifs me poursuivent et je crains que mon courage ne s’épuise. L’horreur de ma vie passée est toujours devant mes yeux, et j’arrive, par l’ennui du temps présent, à y trouver des charmes. Eh quoi ! il y a cinq ans que j’expie mes fautes dans cette solitude et que je me mortifie cruellement sans être plus avancé qu’au premier jour ! Dieu ne m’aide point, et j’en viens à douter que sa grâce m’ait amené dans ce désert. Si c’était une suggestion de l’orgueil ? Non, c’est plutôt la peur de l’enfer à la suite de cette blessure reçue en duel qui me mit aux portes du tombeau. Mourir damné ! souffrir éternellement !… Préserve-moi, Père céleste ! Accepte les tortures que je m’impose en ce monde pour me racheter ! — Mais il ne m’écoute pas, ou s’il m’écoute je ne puis le savoir. Ah ! je suis irrité de cet implacable silence ! Tu te venges trop, Juge terrible ; tu nous condamnes au renoncement, et tu ne nous promets rien ! Croirai-je que la grâce aide tous les hommes à faire leur salut ? Mais l’homme n’a point de libre arbitre ; fils du mal, il n’aime que le mal. Sans un miracle particulier, il ne reçoit pas la grâce divine, et ce miracle n’est pas destiné à tous, puisque seul le petit nombre est sauvé. Notre arrêt est écrit là-haut ; Dieu sait ce qu’il veut faire, et ce qu’il a décidé il ne saurait le changer, puisque après tant de continence et de mortifications de ma chair, j’éprouve encore la brûlure des passions humaines ; la grâce me fuit et Dieu me repousse. — Et toi, Vierge miraculeuse, qui d’un geste, d’un regard, pourrais me rendre la confiance et la paix, tu es insensible à mes angoisses, et tu restes devant moi comme une muette idole ! — Allons, je la prierai jusqu’à l’obséder ! Dût-elle se dissoudre dans le sel de mes larmes, il faut qu’elle m’écoute et me réponde ! (Il se prosterne devant la madone.)




Scène IV.


ANGELO, LE PETIT BERGER, vêtu d’une tunique de peau d’agneau.


LE BERGER.

Ô bon ermite, prends pitié de ma peine ! N’as-tu pas vu ma brebis ?

ANGELO.

Je ne l’ai pas vue, enfant ; cherche ailleurs et laisse-moi prier.

LE BERGER.

Ma belle ouaille blanche, la plus aimée de mon troupeau ! Je t’en supplie, ermite, aide-moi à la retrouver.

ANGELO.

Je n’ai pas le temps, mon fils. Qu’as-tu de mieux à faire que de la chercher ? Si tu es un pasteur négligent, tant pis pour toi. Moi, j’ai des devoirs plus sérieux, j’ai mon salut à faire.

LE BERGER.

Vous ne voulez pas m’assister ?

ANGELO.

Prie Dieu, mon doux fils, il t’aidera peut-être. Allons, laisse-moi, passe ton chemin, et sois béni.

(L’enfant sort.)




Scène V.

ANGELO, priant, absorbé. LUPO, qui entre en regardant derrière lui, masqué et les vêtements en désordre.
LUPO.

Holà ! l’ermite, cède-moi la place.

ANGELO, surpris.

Qui êtes-vous ?

LUPO.

Un proscrit, un fugitif. Je réclame ici le droit d’asile.

ANGELO.

Entre dans ma grotte, frère ; tout ce que j’ai t’appartient.

LUPO.

Ta cellule ne me protégerait pas ; c’est sous la voûte de la chapelle que je veux être, au pied de cette statue qui est réputée inviolable.

ANGELO.

Il suffit que tu sois dans cette enceinte de laves ; c’est un lieu consacré. Ne profane pas inutilement le sanctuaire de la madone.

LUPO.

Je ne veux rien profaner. Tu vois bien que je suis sur les dents ; il faut que je dorme une heure ou que je crève, et c’est là que je veux dormir. Ôte-toi !

ANGELO.

Mon frère, je te supplie…

LUPO.

Veux-tu que je t’administre trente soufflets ?

ANGELO.

Je dois tout souffrir pour l’amour de Dieu.

LUPO.

Alors je vais te découdre le ventre avec ma dague ; sache que je manque de patience.

ANGELO.

Je cède à la menace pour t’épargner un crime.

LUPO, regardant la madone.

Est-ce vrai, ce qu’on raconte de cette image ?

ANGELO.

Qu’est-ce qu’on t’a dit ?

LUPO.

On dit qu’elle sait d’avance le secret des jugements de Dieu, et que, pour désigner ceux qui doivent aller au ciel après leur mort, elle étend ses bras de pierre et présente le Bambino.

ANGELO.

Mon frère, c’est la vérité.

LUPO.

Est-ce une poupée à ressorts ?

ANGELO.

N’y touche pas, si tu ne veux que la foudre éclate sur toi !

LUPO.

J’y veux toucher ; je me méfie de la ruse, (Il touche la statue.) Ma foi, non ! c’est une vraie statue de marbre ; combien de fois lui as-tu vu étendre ses bras sur les prédestinés ?

ANGELO.

Jamais : le nombre des élus est si petit !

LUPO.

Mais, pour toi du moins, elle a fait le miracle ?

ANGELO.

Hélas ! j’ai en vain arrosé ses pieds de mes larmes durant des nuits entières : elle est restée immobile.

LUPO.

Alors tu es un grand pécheur, ou ta madone ne vaut rien, ou bien encore il te faut un miracle pour croire à la bonté de Dieu. Tu portes la robe de moine ; qui sait si tu as plus de religion qu’un chien ? Assez ! j’ai soif : va me chercher à boire.

ANGELO.

J’y vais, mon frère ! (À part.) Que ma soumission devant les outrages des manants serve, ô mon Dieu, à expier mes erreurs ! (Il entre dans l’autre grotte.)




Scène VI.

LUPO, puis LE PETIT BERGER.


LUPO, se démasquant.

Il faut mettre cet instant à profit et me reposer. J’ai à courir peut-être toute la nuit avant de pouvoir rejoindre mon pauvre vieux ! (Il s’étend pour dormir devant la madone.)

LE BERGER.

Venez, venez, seigneur bandit ! ma brebis est là, sur le rocher ; je ne peux pas l’atteindre, et elle n’ose pas descendre.

LUPO.

Va au diable ! Je dors…

LE BERGER.

Ayez pitié ! j’ai tant de chagrin !

LUPO.

Tu ne peux pas grimper là-haut, cœur de lièvre ?

LE BERGER.

Non, j’ai peur. Montez, vous qui êtes grand et courageux.

LUPO.

Mais sais-tu, imbécile d’enfant, que je suis poursuivi, et que, si je grimpe là-haut, on peut me voir et me régaler d’une arquebusade ou d’un trait d’arbalète ?

LE BERGER.

Hélas ! ma brebis est donc perdue ! et que dira mon père ?

LUPO.

Il te battra ?

LE BERGER.

Oh non ! il est très-doux.

LUPO.

Et tu l’aimes ?

LE BERGER.

Comme tu aimes le tien !

LUPO.

Il paraît que tu me connais ! Allons, ce sera la première fois que la brebis sera sauvée par le loup. (Il grimpe sur le rocher au-dessus de la grotte et va pour prendre la brebis, qui devient une croix de pierre.) Eh bien ! où est-elle ! Tu t’es trompé, il n’y a pas là la moindre brebis. (Il redescend ; le berger a disparu.) Est-ce que j’ai rêvé, ou si cet enfant s’est moqué de moi ? Allons, j’ai la fièvre… Et l’ermite ne m’apporte rien ! Dormons ! (Il se couche aux pieds de la madone et s’endort. La madone étend ses bras et tient le Bambino au-dessus de la tête de Lupo, qui ne s’en aperçoit pas.)




Scène VII.


LUPO, endormi. ANGELO, sortant de la grotte voisine avec une cruche qui lui échappe des mains.


ANGELO.

Que vois-je ? le miracle, le miracle pour ce mécréant !… Bénis-moi aussi, sainte Madone ! (Il s’élance vers la statue, qui replie ses bras et se retrouve comme auparavant.) Ah ! je suis maudit, moi, maudit pour jamais ! La sentence est rendue, je suis inscrit sur la liste de l’enfer ! et cet inconnu, ce bandit, ce païen qui ne croit pas aux miracles, et qui, de sa main souillée, a profané ton flanc sacré, tu le bénis, tu le désignes, tu l’appelles ! Est-ce une épreuve pour ma foi ? Cet homme m’a trompé peut-être, c’est quelque saint illustre… Frère, éveille-toi, parle-moi, réponds ! dis-moi qui tu es.

LUPO.

Allez tous en enfer ! Je suis le diable !

ANGELO.

Tu me railles. Le démon n’a pas de pouvoir sur celle qui lui a écrasé la tête. Au nom du Très-Haut, je t’adjure de me dire qui tu es.

LUPO.

Si je te le dis, me laisseras-tu un moment de repos, barbe de bouc ?

ANGELO.

Oui, je le jure.

LUPO.

Eh bien ! as-tu ouï parler de Lupo ?

ANGELO.

Lupo ? le chef des bandits, le réprouvé, l’assassin, le blasphémateur ?

LUPO.

Lupo le brave, qui se moque d’une armée, qui brave les foudres de l’Église et fait rendre gorge aux trésors des couvents ; Lupo le galant, qui, en dépit des bastions et des grilles, prend les nonnes et en fait ce qu’il veut ; Lupo le magnifique, qui prodigue l’argent, fruit de ses exploits nocturnes, et donne la liberté aux joyeux doublons enfouis dans les caves des avares ; Lupo l’invincible, qui lave ses injures dans le sang, et qui se contentera de t’arracher la langue, si tu l’ennuies davantage. Es-tu satisfait ? Me donneras-tu enfin un verre d’eau ?

ANGELO, lui apportant de l’eau dans un fragment de la cruche cassée.

Oui, frère. Un seul mot encore : avais-tu prié cette madone tout à l’heure ?

LUPO.

Moi ? je ne prie jamais.

ANGELO.

Crois-tu en Dieu ?

LUPO.

Cela ne te regarde pas. Va-t’en. Voilà des gens qui me cherchent, des amis à moi. Va-t’en, si tu tiens à la vie ; laisse-moi avec eux.

ANGELO, à part, sortant.

Maudit, moi ! maudit !


Scène VIII.

LUPO, MOFFETTA, ESCALANTE.
LUPO.

Vous voilà, mes enfants ? c’est bien, mais les autres ?

ESCALANTE.

Tous sauvés ; remercions la Vierge ! (Il s’agenouille.)

MOFFETTA.

Sauvés par une jeune fille qui est amoureuse de moi et qui a dépisté les archers. Ils ont pris le chemin du château de ton père.

LUPO.

Ah ! mille morts du diable, je ne veux pas qu’ils aillent ennuyer le pauvre vieux ! Plus de repos jusqu’à ce que je l’aie rejoint !

ESCALANTE.

Te suivrons-nous, maître ?

LUPO.

Jusqu’à mi-chemin seulement ; je ne veux pas qu’on vous voie en plein jour auprès de ma demeure. Partons ! (Ils sortent.)




Scène IX.


ANGELO, QUINTANA.


ANGELO.

Puisque cela est, puisque je suis condamné aux flammes éternelles, maudit soit le juge, et que la victime jouisse au moins des joies de la terre ! Arrière ce cilice ! garde qui voudra cette statue, ministre aveugle de l’implacable courroux du ciel. Aide-moi à arracher ce hideux froc ! jetons-le aux ronces du chemin, afin qu’il serve de risée aux impies. Je veux reprendre mes habits de gentilhomme, me laver, me parfumer et m’enivrer des plaisirs qui font perdre la mémoire !

QUINTANA.

Reprendrai-je ma livrée ?

ANGELO.

Oui, hâte-toi, ce lieu-ci me fait horreur.

QUINTANA.

Alors je redeviens votre valet : je ne suis plus votre frère ! J’aime autant ça, si vous me laissez manger mon soûl ; mais de quoi me nourririez-vous sans argent, car vous êtes venu ici à bout de ressources ?

ANGELO.

L’argent est facile à trouver quand on ne se fait pas scrupule de le voler. Donne-moi mon épée ; je sais m’en servir encore.

QUINTANA.

Dois-je reprendre aussi la mienne ? J’ai un peu oublié…

ANGELO.

Attends ! ce papier laissé ici par l’ermite qui m’y a précédé ?…

QUINTANA.

Ces pouvoirs délivrés par le Saint-Office ? C’est la meilleure arme, ne l’oublions pas ; mais où allons-nous ?

ANGELO.

Pour commencer, nous allons rejoindre Lupo dans la forêt, et nous ferons avec lui la guerre au genre humain. Je veux faire le mal, je veux me venger du ciel, je veux être un coup de foudre sur la terre ! (Ils partent.)



ACTE DEUXIÈME.



(Au château de Montelupo.)



Scène PREMIÈRE.


LIVERANI, vieillard paralytique, sur un fauteuil, ROLAND.


LIVERANI.

Roland, quel était donc ce bruit que j’ai entendu sur le Vésuve il y a environ une heure ?

ROLAND.

Ce ne peut être que votre fils Lupo, qui donnait la chasse aux sangliers de la forêt.

LIVERANI.

Je n’ai pas entendu le son des cors et les aboiements de la meute. Roland, mon fils est peut-être aux prises avec les brigands qui désolent le pays !

ROLAND.

Quand cela serait, noble seigneur, il les disperserait comme une vile canaille. Il lui suffirait de se montrer.

LIVERANI.

Je ne comprends pas qu’ils viennent si près de notre château. Les temps sont bien changés, Roland ! Dans ma jeunesse, des bandits n’eussent pas osé poser le pied sur les terres de Montelupo !

ROLAND.

Les jeunes seigneurs d’à présent s’absentent plus souvent de chez eux : les plaisirs de la ville…

LIVERANI.

Mon fils est souvent à Naples. Je suis content qu’il y soutienne l’honneur de son nom, et j’espère qu’il y fera un mariage digne de lui. Je trouve bon qu’il prenne du plaisir, il n’est que trop occupé de ma triste existence de vieillard et d’infirme ; mais n’est-ce pas lui que j’entends ? Va donc voir. (Roland va au fond. Entre Lupo.)




Scène II.


LUPO, LIVERANI, ROLAND.


LUPO, à Roland, au fond.

Est-ce qu’il a entendu ?…

ROLAND.

Oui, mais il ne se doute de rien. Rentrez-vous sain et sauf, mon maître ?

LUPO.

Tant s’en faut. J’ai plus d’un accroc que tu panseras tantôt ou ce soir, quand j’aurai le temps.

(Roland sort.)
LIVERANI, à Lupo, qui l’embrasse.

Enfin te voilà ! Il y a trois jours que je ne t’ai vu !

LUPO.

Est-ce un reproche, mon père ?

LIVERANI.

Jamais tu n’en peux mériter, toi, le modèle des fils.

LUPO.

Mon père, je n’aime que vous au monde.

LIVERANI.

Il faut pourtant aimer tous les hommes.

LUPO.

Les hommes sont mauvais, vous seul êtes bon.

LIVERANI.

Mais Dieu nous commande d’aimer les mauvais aussi.

LUPO.

Et vous êtes comme Dieu, vous ! vous avez la patience infinie !

LIVERANI.

Mais dis-moi donc d’où tu viens et ce qui s’est passé tout à l’heure dans nos environs.

LUPO.

Tout à l’heure ? un engagement entre quelques bandits et quelques archers de la garde. J’ai vu la chose en passant. Je revenais de Naples, où j’ai été pour ces affaires que vous savez.

LIVERANI.

Ces brigands ne menacent pas notre domaine ?

LUPO.

Ils n’oseraient.

LIVERANI.

Et nos affaires ? elles sont terminées à ta satisfaction ?

LUPO.

Et à la vôtre. Les gens qui vous devaient de l’argent l’ont rendu, et je vous l’apporte, (à part.) Hélas ! rien !

LIVERANI.

Garde-le, je n’en ai que faire, puisque tu veilles à tous mes besoins avec tant de tendresse.

LUPO, tristement.

Vous êtes donc content de moi ?

LIVERANI.

Dieu m’a béni entre tous les pères, puisqu’il m’a donné un fils tel que toi, l’honneur de ma race et la joie de mon cœur.

LUPO.

Hélas !

LIVERANI.

Qu’as-tu ?

LUPO.

J’admire avec quel courage et quelle douceur vous supportez cette cruelle infirmité.

LIVERANI.

J’en ai été jadis effrayé pour toi, dont je me suis vu comme séparé à l’âge où, entrant dans la vie, tu avais le plus besoin de ma surveillance et de mes conseils ; mais depuis dix ans que je suis cloué sur ce fauteuil, mon malheur m’a fait connaître tes doux soins et ta fidèle amitié. Je remercie Dieu.

LUPO.

Mais votre pauvre corps souffre !

LIVERANI.

Je n’en sais plus rien quand je te vois.

LUPO.

Vous soigne-t-on toujours bien quand je m’absente ?

LIVERANI.

Je n’ai besoin que de Roland, c’est un serviteur dévoué, et il t’aime.

LUPO.

Vous ne vous ennuyez pas ?

LIVERANI.

Non ! je pense à toi, et nous en parlons.

LUPO.

N’est-ce pas l’heure de votre dîner ? (Roland rentre.)

LIVERANI.

Voici qu’on me l’apporte. C’est trop peu de chose pour toi, va prendre ton repas. Tu dois avoir faim.

LUPO.

Non ! je veux avoir le plaisir de vous servir moi-même. (Il prend le plateau des mains de Roland.)

ROLAND, bas.

Vos amis de Naples sont là : une joyeuse bande avec des dames !

LUPO, de même.

Le diable les emporte !

ROLAND.

Votre maîtresse est avec eux.

LUPO.

Délia ?

ROLAND.

Oui.

LUPO.

La maîtresse à tout le monde ! Dis-lui qu’elle s’attende à recevoir des coups, (À son père.) Que voulez-vous manger, cher père ?

LIVERANI.

Seulement ce suc de viandes. Aide-moi à porter la coupe à mes lèvres.

LUPO, l’aidant.

Vous mangez trop peu. Est-ce qu’on ne vous sert pas ce que vous aimez ?

LIVERANI.

Si fait ! mais le corps qui n’agit pas refuse peu à peu les aliments. Je n’aurai qu’un regret de mourir, mon enfant, ce sera de te laisser seul.

LUPO.

Vous souhaitez que je me marie ?

LIVERANI.

C’est mon plus cher désir.

LUPO.

Il sera fait comme vous voudrez, bien que je ne me soucie d’aucune femme.

LIVERANI.

N’en cherche pas une trop belle, c’est une chose périlleuse que d’être le gardien de la beauté.

LUPO.

La laideur est-elle donc une garantie ?

LIVERANI.

Es-tu disposé au soupçon ? Ne sois pas jaloux, mon fils, ou fais que cela ne paraisse pas. Il n’est pas de femme qui se conduise bien quand on doute d’elle. C’est par la confiance qu’on entretient l’amour. Aime-la, sers-la, traite-la comme ton égale, élève tes enfants dans le respect de leur mère. Ils seront un jour hommes de bien comme toi.

LUPO.

Comme moi !…

ROLAND.

Ne lui parlez plus. Il s’endort toujours après son repas, et tenez, le voilà endormi déjà !

LUPO.

Pauvre cher père ! que de viendra-t-il si on découvre le métier que je fais, et s’il faut que je me réfugie dans un autre pays ?

ROLAND.

Je ne le quitterai pas ; mais il faudrait nous laisser une certaine somme qui me permît de le préserver de la misère et de lui cacher que toutes vos terres sont vendues ou engagées.

LUPO.

Une somme ! oui, voilà ce qu’il faudrait, et je ne rapporte plus de mes expéditions que des blessures ! N’importe, tu l’auras, cette somme, tu peux compter que tu l’auras, fallût-il l’arracher avec la vie à mon meilleur ami… Mais ne crains-tu pas que mon père ne vienne à être inquiété comme complice de mes coups de main ?

ROLAND.

Sa vertu le mettra à l’abri du soupçon.

LUPO.

Si on l’interrogeait, il apprendrait tout !

ROLAND.

Il n’y croirait pas !

LUPO.

Tu nieras toujours ?

ROLAND.

Je dirai que le chef des bandits du Vésuve prend votre nom, et je lèverai les épaules. Vous allez toujours masqué dans vos courses périlleuses. À propos, j’ai réparé moi-même le secret de la trappe. Si vous étiez envahi à l’improviste, ne songez qu’à vous glisser dans cette salle.

LUPO.

Par l’escalier dérobé qui tourne dans tout le donjon, ce serait facile. (Il va regarder et faire jouer le ressort de la trappe.)

ROLAND.

N’oubliez pas que vos amis vous attendent.

LUPO.

Ils viennent à la male heure ! je vais les congédier… mais je veux pourtant leur demander…

ROLAND.

La somme pour votre père ? Oui, allez, je le conduirai dans sa chambre.

LUPO.

Je t’aiderai… je le vois si peu ! (Ils sortent en roulant le fauteuil de Liverani par la droite.)




Scène III.


ANGELO, QUINTANA, par le fond.


QUINTANA.

Pour entrer ainsi céans, vous connaissez donc le manoir de Montelupo ?

ANGELO, qui regarde le côté par où Lupo est sorti.

Non, mais il n’est pas difficile d’entrer dans un logis si peu gardé.

QUINTANA.

Il est certain que la valetaille n’est pas nombreuse et qu’elle n’a pas l’air zélé des gens qu’on paie bien. Pourvu que la cuisine ne soit pas vide !

ANGELO, qui regarde à toutes les portes et qui paraît faire ses observations.

Tu ne songes qu’à manger !

QUINTANA.

Écoutez donc, seigneur Angelo, il y a cinq ans que j’ai faim ! et puis, pour commencer, vous me faites tirer l’épée… J’en avais perdu l’habitude, et l’émotion ça creuse le ventre.

ANGELO.

Poltron ! tu t’es caché au lieu de m’aider à disperser ces archers.

QUINTANA.

Dame ! vous voulez que je sois ruffian, et puis moine, et puis bandit ! Donnez-moi le temps de m’habituer à ces fortunes diverses. Un homme n’a qu’une vie à dépenser, et vous m’en mettez trop sur le corps. Quelle idée fantasque avez-vous eue tout à l’heure de porter secours à Lupo, qui se serait fort bien tiré d’affaire sans vous !

ANGELO.

Il était perdu sans moi !

QUINTANA.

Ce n’eût pas été un grand mal.

ANGELO.

Je veux qu’il soit mon obligé.

QUINTANA.

Il n’a pas seulement fait attention à vous, pressé qu’il était de rentrer chez lui sans être reconnu.

ANGELO.

Il m’a vu, il m’a fait signe. Il compte me revoir ailleurs ; mais moi je veux le voir chez lui et savoir comment il y agit pour mériter la faveur céleste.

QUINTANA.

En ce cas, je vais voir, moi, si le garde-manger est approvisionné par les anges… (Allant au fond et revenant.) Peste ! voici une dame de grande allure, sans doute la maîtresse de Lupo.

ANGELO.

Laisse-nous.

QUINTANA.

Je crains pour vous l’aiguillon de la chair ; vous piétinerai-je ?

ANGELO.

Va-t’en ! (À part.) Mes passions sont déchaînées et repoussent à jamais le frein !




Scène IV.


ANGELO, DELIA.
ANGELO, surpris.

Comment, Délia ! toujours jeune et belle ?

DELIA.

Est-ce toi, mon pauvre… Comment donc t’appelles-tu ?

ANGELO.

Tu as oublié jusqu’au nom d’Angelo ?

DELIA.

Angelo Ariani ! c’est la vérité ! Qu’es-tu donc devenu depuis si longtemps que tu as disparu de Rome et de Naples ? Sors-tu de prison ou de maladie ?

ANGELO.

Je sors des ténèbres, et je revois le soleil. J’étais dans l’abîme de la mort, et je bois la vie en te regardant.

DELIA.

Sois prudent. Lupo est mon amant et mon maître.

ANGELO.

Il est jaloux ?

DELIA.

Il est brutal dans la colère et cruel dans la vengeance. Il te tuerait s’il nous trouvait seuls ensemble.

ANGELO.

Je ne le crains pas.

DELIA.

Tu as tort : c’est un homme que nul ne peut vaincre.

ANGELO.

Je le vaincrai, moi. J’allumerai le feu de sa rage, je le forcerai de se perdre.

DELIA.

Tu le hais donc ?

ANGELO.

Oui, si tu l’aimes.

DELIA.

Que veux-tu ! c’est un amant libéral, et, sans la rudesse de son langage…

ANGELO.

Je sais qu’il a toujours l’injure à la bouche, par conséquent la haine dans le cœur.

DELIA.

C’est selon. Il est bon par moments. Il chérit son père.

ANGELO.

Ce vieillard cacochyme que j’ai aperçu là tout à l’heure ?

DELIA.

Le vieux Liverani Montelupo ignore les escapades de son fils ; il ne voit personne, et sa confiance est sans bornes. Mais sauve-toi, voilà Lupo !

(Elle fuit par la gauche.)
ANGELO.

Celui qui est en révolte contre Dieu ne craint aucun homme.




Scène V.


ANGELO, LUPO.


Lupo, qui a vu sortir Délia.

Qui vous a permis d’entrer chez moi sans vous faire annoncer et de parler à ma maîtresse ?

ANGELO.

Prenez garde à qui vous parlez vous-même.

Lupo, surpris.

L’ermite du Vésuve devenu cavalier !

ANGELO.

Le même qui vous a secouru tout à l’heure à l’entrée de la plaine.

LUPO.

Comment ! l’homme masqué qui m’a aidé à regagner ma demeure ?

ANGELO.

Et à disperser les archers…

LUPO.

Silence, ami ! je vous dois l’hospitalité ; mais gardez-moi le secret dans cette maison, parlons bas. Étiez-vous un faux ermite ?

ANGELO.

J’étais pieux et fervent. Désormais j’appartiens à l’enfer que vous servez.

LUPO.

Est-ce une manière de dire que vous voulez faire fortune et servir sous mes ordres ?

ANGELO.

Je veux être obéi comme vous. Associez-moi à votre autorité.

LUPO.

Vous demandez l’impossible. Mes sauvages compagnons refuseraient tout autre commandement que le mien.

ANGELO.

C’est-à-dire que vous refusez le secours d’un homme intelligent : vous ne voulez conduire que des brutes !

LUPO.

Nous faisons un métier de brutes. Si vous êtes intelligent, cherchez un meilleur chemin.

ANGELO.

Vous vous méfiez de mon courage !

LUPO.

Non, je doute de votre persévérance. Et puis, tenez, ne vous abusez pas : le métier est perdu. Nous avons trop de concurrence, les paysans ne nous aident plus, les soldats ont l’éveil. Dans votre intérêt, je vous engage même à ne pas rester ici en vue : je suis menacé à chaque instant. Je vais donner des ordres pour qu’on vous conduise dans une chambre où vous serez servi. (Il sort. Délia, qui le guettait, rentre.)




Scène VI.


DELIA, ANGELO.


DELIA.

Eh bien ! il t’a parlé en confidence. Vous êtes grands amis à présent ?

ANGELO.

Non, il refuse mon alliance, il parait découragé, — ou je lui déplais. Peu m’importe, si tu veux me garder à ton service.

DELIA.

Es-tu fou ? Pour m’arracher à Lupo, il faudrait le tuer.

ANGELO.

Je le tuerai si tu veux.

DELIA.

Mais… es-tu riche ?

ANGELO.

Je le serai quand il te plaira. Le diable est à mes ordres.

DELIA, riant.

T’es-tu donné à lui ?

ANGELO.

La chose n’est pas difficile pour moi, je n’y risque plus rien.

DELIA, railleuse.

Je vois que tu es un plus hardi compagnon que Lupo, car il ne dirait pas de tels blasphèmes.

ANGELO.

Je suis plus brave et plus épris que lui.

DELIA.

Mais tu invoques le démon, ce qui veut dire que tu n’as ni sou ni maille. Tâche de gagner au jeu, et tu auras quelque chance auprès des femmes.

ANGELO.

Tu me refuses ? tu me repousses, toi aussi ?

DELIA.

Va-t’en. Si Lupo savait que tu oses… Écoute ; le voilà déjà hors de sens ! il crie et jure ; il faut savoir ce que c’est. (Elle sort par le fond.)



Scène VII.


ANGELO.

Ainsi le bandit me dédaigne et la courtisane me méprise ! Lupo ne m’invite pas même à sa table, et sa maîtresse ne craint pas de m’offenser parce que je suis pauvre ! Allons, je veux me faire craindre, et à mon tour j’humilierai les autres ! Ses bandits n’obéissent qu’à lui !… Si je le perdais auprès d’eux ! si je l’accusais de vouloir les livrer ! — Son père l’aime : si je révélais son infamie au vieillard ! Voyons, quel mal pourrais-je faire à ce voleur de profession qui m’a volé ma place là-haut ? Je sens que je le hais d’une haine mortelle, inextinguible ! Je voudrais le torturer ! Je sens un volcan gronder dans ma tête, une bile corrosive s’amasser dans mon foie ! C’est un vautour que j’ai là ! je suis dévoré vivant par les monstres ! J’anticipe l’enfer !



Scène VIII.


ANGELO, QUINTANA.


QUINTANA.

Venez, mon maître, ne restons pas ici. La maison est entourée de figures étranges. Lupo ne parait pas s’en tourmenter ; moi, je ne me sens pas en sûreté, et je commence à regretter l’ermitage où nos haillons n’étaient pas suspects.

ANGELO.

J’irai voir ce qui se passe, suis-moi. (Ils sortent.)




Scène IX.


Entrent par le fond LUPO, GALVAN et LISANDRO.
LUPO, irrité

Comment, vous venez chez moi festoyer avec l’argent que je gagne à la pointe de l’épée !…

GALVAN, qui l’amène.

Parlez moins haut, expliquez-vous sans bruit. Si vous êtes sûr de vos gens, nous ne pouvons répondre des nôtres, et tous vos amis ne connaissent pas votre secret. Vous bravez trop l’opinion, vous vous ferez arrêter.

LUPO.

Je défie l’univers, et vous, tous craignez de vous compromettre. Vous êtes tous des lâches !

GALVAN.

Si vous êtes ivre, dites-le, ou bien…

LUPO.

Je ne le suis pas. Je n’ai rien pris depuis hier, j’ai couru toute la nuit, tout le matin, et je tombe de fatigue ; mais vous m’exaspérez…

LISANDRO.

Faites-vous une raison : nous n’avons pas d’argent.

LUPO.

Quoi ! pas même entre vous tous une misérable somme de mille ducats ?

GALVAN.

Nous avons fait comme vous, nous avons ruiné nos parents, et quand le jeu nous est contraire, comme à vous les promenades au clair de lune, nous sommes lavés et rincés comme les cailloux de la mer.

LISANDRO.

Aussi nous venions chez vous avec l’espoir de nous refaire un peu en jouant sur parole.

LUPO.

Oui, vous refaire à mes dépens, comme toujours !

GALVAN.

Un gentilhomme reproche-t-il à ses amis l’argent qu’ils lui gagnent ?

LUPO.

Je vous reproche de me refuser une misère, à moi qui ne vous ai jamais rien refusé.

LISANDRO.

Vous, c’est différent, vous rançonnez les voyageurs ! Vous vous procurez tout ce qu’il vous faut.

LUPO.

J’ai dévasté le pays, j’ai porté l’épouvante sur tous les chemins. Mon nom n’est plus un secret et il faut que je change le théâtre de mes exploits. Mes dernières campagnes m’ont coûté plus de peine qu’elles ne m’ont rapporté d’écus, et pourtant jusqu’à ce jour je vous ai donné sans compter. Où a passé tout le produit de mes prises ? Mon pauvre père se contente du strict nécessaire ; oui, mes amis et mes maîtresses ont seuls profité de mon péril, de ma fatigue, de ma sueur et de mon sang ! Allons ! vous devriez rougir de l’insistance où vous me réduisez. Vous deux mes meilleurs amis, ceux qui me doivent le plus… Vous surtout, Galvan, qui êtes riche par votre oncle. Voyons, écrivez-lui, j’enverrai un exprès à Naples. Dites-lui que c’est une dette d’honneur, Roland ira lui-même et lui donnera confiance. Écrivez, je n’ai pas un jour à perdre.

GALVAN.

Dites à la lave du Vésuve de se changer en or, elle vous obéirait plus volontiers que moi : l’argent est enfermé dans les caves de mon oncle ; mais écoutez, je suis venu pour vous entretenir d’un projet que j’ai confié à Lisandro.

LUPO.

Voyons, parlez vite !

GALVAN.

Mon dit oncle est parti ce matin de Naples pour visiter ses domaines de l’autre côté de la montagne. Il a plus de mille ducats à toucher, et il les rapportera jeudi soir. Ne m’entendez-vous pas ?

LUPO.

Non. Vous irez le trouver ?

GALVAN.

Non pas moi, mais vous.

LUPO.

Il se moquera de ma demande !

GALVAN.

Non pas, si vous êtes masqué, bien armé et bien accompagné.

LISANDRO.

L’idée est bonne… et naturelle ; c’est votre état de rançonner les passants attardés.

GALVAN.

La chose vous convient ?

LUPO.

Fort peu ! il n’y a point d’honneur à effrayer un vieillard. N’importe, j’irai. Il me faut cet argent. Quel chemin doit-il prendre au juste ?

GALVAN.

Il est très-méfiant et ne suit jamais les routes. Il se fait un plaisir de dépister les plus fins larrons ; mais j’ai gagné un de ses valets, je me suis fait tracer le plan assez compliqué qu’il doit suivre, je vous le remettrai.

LUPO.

Venez avec moi, c’est plus simple.

GALVAN.

Non, je répugne à user de violence avec un si proche parent.

LUPO.

Je répugne aussi à la violence, — votre oncle fut l’ami de mon père ; — mais je jure d’être seul et de ne lui faire aucun mal.

GALVAN.

La chose est difficile. Il est toujours bien escorté, et vous savez qu’il est encore vert ; il défendra ses doublons avec rage et se servira de ses armes. Vous voyez que l’affaire n’est pas une plaisanterie.

LUPO.

Vraiment ?

LISANDRO.

Parbleu ! nous espérons bien qu’il se fera tuer plutôt que de lâcher sa bourse !

LUPO.

Vous espérez ?…

LISANDRO.

Sans doute. Vous faites la besogne, et nous héritons !

LUPO, à Galvan.

C’est là ce que vous me proposez ?

GALVAN.

Non ! mais si un malheur arrivait… aux mille ducats de votre prise, j’en ajouterais mille autres…

LUPO.

Sortez de chez moi, lâches canailles, et n’y rentrez jamais I Sortez, sortez, ou je vous jette par les fenêtres. (Il les chasse. Délia, qui sort d’une pièce voisine, veut traverser pour sortir.)




Scène X.


DELIA, puis LUPO.


DELIA.

Le temps est à l’orage, sauvons-nous !

LUPO, qui rentre, l’arrête.

Où vas-tu ? Écoute-moi !

DELIA.

J’ai entendu. Eh bien, mon agneau, vous avez fait justice de ces parasites… Ils méritaient bien plus de coups que vous ne leur en avez donné.

LUPO.

Ah ! Délia ! toi seule as de l’amitié pour moi ! Malgré tes trahisons, je sais que tu m’aimes. Je t’ai faite riche : c’est toi qui me prêteras.

DELIA.

Hélas ! mon amour, j’ai des parents qui me dépouillent et vous me trouvez à sec.

LUPO.

Est-ce un refus ?

DELIA.

Non, idole de mon âme ! Je voudrais avoir le Pactole pour t’abreuver.

LUPO.

Mais je t’ai donné tant de riches bijoux ! Vends la chaîne de rubis ou le bandeau de perles.

DELIA.

Un gentilhomme reprend-il à sa maîtresse les dons de son amour ?

LUPO.

Ne les vends pas, engage-les. Je te réponds de te les rapporter avant un mois.

DELIA.

Tu iras les reprendre de force au juif qui m’aura prêté ?

LUPO.

Et je le tuerai s’il résiste, fût-il gardé par cent diables ; tu peux donc être bien sûre de ravoir tes parures. Allons, ne m’irrite pas par des lenteurs. Vite, décide-toi, je suis pressé !

DELIA.

Mon ange, te voilà donc ruiné et traqué comme un cerf aux abois ?

LUPO.

Si de mes richesses il ne me reste plus que des cornes, tu en sais quelque chose, femelle de malheur !

DELIA.

Tu me dis des injures, lumière de mes yeux !

LUPO.

Et je te brise la tête contre ce mur si tu me railles.

DELIA.

Allons, allons, calme-toi, mon bien ; je pars pour Naples, et je reviens avec l’argent.

LUPO.

Ce soir ! Il faut que ce soit ce soir !

DELIA.

Oui, ce soir ou jamais !

LUPO.

Ou jamais ? (Il lui saisit le bras et la regarde dans les yeux.)

DELIA, effrayée.

Laisse-moi partir !

LUPO.

Tu as peur ! tu comptes ne pas revenir !

DELIA.

Mais non !

LUPO.

Si fait ! Tiens, tu te moques. Tu m’as mille fois trahi, et maintenant tu m’abandonnes parce que tu me vois perdu, lâche cœur ! J’ai ce que je mérite, mais tu ne me quitteras pas sans emporter une marque de mon mépris. (Il lui frappe la figure de son gant et sort.)




Scène XI.


DELIA, puis ANGELO.


DELIA.

Ah ! c’en est assez ! frapper une femme, quand on n’a plus rien à lui donner, c’est dans l’ordre ; mais je n’aurais pas cru qu’il en viendrait à me vouloir gâter le visage ! Ah ! Angelo, tu viens à points. Vois cette goutte de sang sur ma lèvre ! veux-tu la boire ?

ANGELO.

Oui, et ton âme avec !

DELIA.

Mais il faut me venger de Lupo.

ANGELO.

C’est déjà fait.

DELIA.

Comment ?

ANGELO.

Peu importe ! Viens, il ne faut pas que tu restes ici.

DELIA.

Est-ce qu’on vient pour l’arrêter ? Je veux rester, je veux le démasquer, l’accuser…

ANGELO.

C’est fait.

DELIA.

Je veux que son père rougisse de lui et le maudisse !…

ANGELO.

Ce sera fait.

DELIA.

Que ses amis l’abandonnent et le renient !

ANGELO.

Tout est fait ou va l’être.

DELIA.

Comment ? par qui ?

ANGELO.

Par moi. Nous sommes vengés, femme, et tu m’appartiens ; suis-moi !

DELIA.

Pas encore… attends,… Dis-moi, qu’est-ce qu’on va lui faire, à lui ?

ANGELO.

L’emmener à Naples et le livrer au Saint-Office.

DELIA.

C’est la torture ?

ANGELO.

Et le bûcher.

DELIA.

On brisera et on déchirera ce beau corps ?

ANGELO.

Et on jettera sa cendre aux vents.

DELIA.

Je ne veux pas.

ANGELO.

Que dis-tu ?

DELIA.

Je dis que je ne veux pas !

ANGELO.

Tu l’aimes donc ?

DELIA.

Je l’adore et veux le sauver.

ANGELO.

Il est trop tard !

DELIA.

Tu le peux, toi, et je t’ordonne de le faire. Tu m’aimes, je le vois ! Eh bien ! sauve-le, et je suis à toi !

ANGELO.

À moi seul ?

DELIA.

À toi seul. Tiens, avec de l’or on peut tout ; prends cette bourse. Moi, je vais dire à Lupo de fuir. (Elle sort.)




Scène XII.


ANGELO.

Elle l’aime ! Le vieux Liverani refuse de croire à ses crimes ! Ils l’aiment tous ici ! Quel charme possède donc le serpent ? Le sauver, moi ! Non, cette femme sera ma proie quand je voudrai. (Regardant la bourse.) Me voilà maître de mes actions et de celles des autres ; mais j’avais déjà un talisman plus puissant encore… et voici le moment d’en faire usage.




Scène XIII.

ANGELO, LE CHEF DES SBIRES, entrant avec précaution.


ANGELO.

Eh bien ?

LE CHEF.

Nous sommes maîtres de tous les passages. Tous les valets sont gardés à vue. Seul, Lupo nous échappe.

ANGELO.

Déjà ? C’est impossible. Il était là tout à l’heure !

LE CHEF.

Ce château est, dit-on, rempli de secrets et d’embûches. En nous apercevant, Lupo a eu le temps de se cacher. Ses domestiques lui sont dévoués. Personne ne le trahira. J’ai peu d’hommes avec moi, et ils ne sont pas rassurés.

ANGELO.

Menacez-les !

LE CHEF, avec importance.

Nous connaissons notre état.

ANGELO.

Je le connais mieux que vous.

LE CHEF.

Alors tâchez de pénétrer dans l’épaisseur de ces murs et d’y saisir l’ennemi.

ANGELO.

C’est inutile ; faites-le appeler.

LE CHEF.

Par qui ?

ANGELO.

Par son père.

LE CHEF.

Il l’aime, dit-on, plus que sa vie ; il n’y consentira jamais. (Angelo lui dit un mot à l’oreille.) Je ne puis, il faudrait des ordres.

ANGELO.

Je vous en donne, moi !

LE CHEF.

Appartenez-vous au Saint-Office ?

ANGELO, lui montrant le parchemin.

En voici la preuve.

LE CHEF.

Ce n’est pas une raison pour ordonner…

ANGELO.

La tête du brigand est mise à prix. Je prends tout sur moi, et je vais vous aider. (Ils sortent par la droite.)



Scène XIV.

LUPO, Il vient par une porte secrète dans la tenture et va vite fermer celle par où sont sortis Angelo et le chef, après avoir jeté un coup d’œil auparavant.

Ah ! ah ! l’ermite défroqué avec le chef des sbires ? Le pauvre diable est pris ! Je l’avais averti pourtant ! On le conduit chez mon père ?… Pourquoi ?… Mon pauvre père ! on va l’interroger, et voici l’heure redoutée ! Comme il va être surpris et affligé ! Mais Roland est là… il niera tout… N’importe… je ne puis me résoudre à m’éloigner. Je devrais aller le disculper, car qui sait si on ne l’accuse pas d’être trop indulgent pour moi ? On verra bien, à son étonnement, à sa douleur, qu’il n’a jamais rien su ! Si j’étais là, je ne pourrais soutenir son regard. Je me trahirais ! Eh bien, pourquoi n’avouerais-je pas ? Je suis las de ces angoisses, et la vie ne m’étourdit plus. — Mais lui ! ma mort le tuerait… ma honte encore plus. Je veux me sauver encore et le sauver avec moi… On vient, je crois !… (Il va vers la trappe.) Non ! ce n’est rien… et même le silence avec lequel on procède m’étonne !… Ils y mettent de la finesse… je suis plus fin qu’eux ; ils ne m’auront pas ; ils n’auront jamais vivant le loup de Montelupo ! Être pris par de pauvres mercenaires, moi ? Allons donc ! (Il descend une marche du passage secret.) Qu’est-ce donc que ce papier ? (Il remonte et va le ramasser.) Peut-être un avis de Roland ?… Non ! plaisante chose ! c’est le plan de voyage du vieux Galvan, que son lâche neveu voulait me faire assassiner ! Avais-je donc mérité l’outrage d’une telle offre ? suis-je tombé si bas ?… (On entend un gémissement.) Qu’est-ce que cela ? Maltraite-t-on mes gens ? (Il écoute.) J’ai peut-être rêvé !… (un second gémissement plus distinct et plus douloureux.) C’est la voix de mon père ! Il souffre, il pleure !… Est-ce qu’il plie sous l’horreur de la vérité ? (un cri aigu.) On le torture ! pour moi, pour moi ! Infâmes ! arrêtez ! (Il secoue la porte qui est fermée en dehors.) Mon père, mon pauvre père ! Me voici ! c’est moi… bourreaux ! moi ! Lupo, je me rends, je me livre, prenez-moi, mais prenez-moi donc !… Ah ! la voix me manque, l’horreur me glace, ils ne m’entendent pas ! (Il tombe épuisé en rugissant d’une voix étouffée.)




Scène XV.

ANGELO LUPO.
ANGELO.

Le voilà vaincu, je tiens sa vie ! Je veux d’abord perdre son âme. Lupo ! Lupo !

LUPO, égaré.

Où suis-je ? Qui êtes-vous ?

ANGELO.

Je suis le démon, je viens chercher ton âme maudite !

LUPO.

Si tu es le démon… si tu peux me perdre et sauver mon père, fais de moi ce que tu voudras ; qu’il meure en paix. Je donne mon éternité pour une heure de son repos ! (Il s’évanouit.)

ANGELO.

Le voilà damné ; il faut qu’il meure en état de péché mortel ! (il tire son épée pour le frapper. L’archange Michel, qui est représenté sur la tapisserie, s’en détache et couvre Lupo de son bouclier.) Ah ! encore le miracle !… (Il fuit à l’autre bout de la chambre en se cachant le visage. La figure de l’archange rentre dans la tapisserie. Lupo se ranime et se relève.)



Scène XVI.

Les Mêmes, LIVERANI.


LUPO.

Mon père debout ! (Il se jette dans ses bras.)

ANGELO, qui se tient caché derrière un meuble, à part.

Le paralytique !

LIVERANI, à son fils.

Tu vois ! Dieu a voulu que les bourreaux fussent mes chirurgiens. La souffrance a brisé les liens qui me retenaient inerte. J’ai pu me lever pour protester de ton innocence. Ce prodige les a épouvantés et mis en fuite. Ils n’ont pas entendu tes cris, mais j’ai entendu, moi, et j’ai eu la force de venir te dire : Tais-toi, mon fils, tais-toi !

LUPO.

Me taire ! quand ils vont revenir peut-être !

LIVERANI.

Je pars pour Naples. J’irai me mettre sous la protection des lois, qui ont été méconnues par ces sbires et par je ne sais quel faux inquisiteur que je démasquerai. Pour toi, fuis, fuis à l’instant même, car on te cherche encore.

LUPO.

Fuir ? vous quitter ?

LIVERANI.

Tu ne peux qu’aggraver mon péril.

LUPO.

Mon père, vous me jugez coupable ?

LIVERANI.

Coupable ou non, sauve ta vie, si tu veux prolonger la mienne.

LUPO.

Vous ne me maudissez pas ?…

LIVERANI.

Maudire mon fils ! est-ce possible ? Allons, pars, je le veux. Obéis-moi, j’ordonne.

LUPO.

Oh ! mon pauvre père, je baise vos genoux sanglants… pour moi, mon Dieu, pour moi !

LIVERANI.

Embrasse-moi !

LUPO.

Je n’en suis pas digne.

LIVERANI.

Peut-être, mais je t’aime ! va ! (Lupo sort par la trappe.)




Scène XVII.

LIVERANI, ROLAND, ANGELO, caché.


ROLAND, avec un reste de corde autour du bras.

Ah ! mon maître, vous ici ? comment ?

LIVERANI.

J’ignore si je conserverai l’usage de mes membres. Où sont les sbires ?

ROLAND.

Partis avec épouvante en criant au miracle ; c’est donc… ?

LIVERANI.

Viens, profitons de leur trouble. Je te dirai ce que je veux. (Ils sortent.)




Scène XVIII.


ANGELO.

Sauvés tous, et je reste là sans courage pour m’opposer à leur fuite ? — Cette vision… Ah ! je ne puis rester ici, j’y deviendrais fou ! Lupo ignore ma trahison ; je le suivrai. (Il veut sortir par la trappe.) Il a refermé la trappe ! Oserai-je passer sous le glaive de l’archange ? — Eh quoi ! il y a un instant, j’étais ici le maître, et m’y voici captif… captif de ce glaive et de ces yeux étincelant si… j’essaierai de prier… prier qui ? le Punisseur inexorable ? Dieu peut-il se déjuger ? Heureux ceux qui n’y croient pas ! Si la foi était un leurre ? si le vertige de la peur avait seul évoqué ces fantômes qui me poursuivent ? Qui sait ? je lutterai ! je lutterai contre Dieu ! S’il lui plait de prendre pour sa brebis favorite le loup sanguinaire, je lui arracherai cet objet d’amour et je forcerai les portes du Ciel Archange, je te défie ! (Il s’élance l’épée en main vers l’archange qui reste immobile. Angelo sort par le fond.)


ACTE TROISIÈME.


(Un site. Salvator Rosa, dans des rochers abrupts, au bord de la mer. — Le soleil vient de se coucher. — Peu à peu la nuit vient et la lune se montre.)

Scène PREMIÈRE.


LUPO.

Me voilà seul, et j’ai brûlé mes vaisseaux I La destinée m’amène en ce lieu maudit où m’attend ma première lâcheté ! Seul, aux aguets, comme le renard cauteleux qui guette une misérable proie, le loup redouté va combattre sans péril et sans gloire ! et dire qu’il le faut ! que ce qui reste en moi d’humain me commande cette infamie ! mon père, si tu me voyais agir pour toi de la sorte, tu préférerais tendre la main ou travailler à casser les pierres du chemin ! Mais qui donc ose gravir ce sentier, en tirant un maigre cheval par la bride ? Malheureux, rends grâce à ton piteux équipage, tu n’es pas le gibier qu’il me faut ! — Que fait-il ? il m’a vu et il vient à moi ! Roland ?



Scène II.


LUPO, ROLAND.
LUPO.

Toi, mon ami ! Tu me cherches ? Mon père ?…

ROLAND.

Votre père va bien. Il a recouvré définitivement, je l’espère, la vigueur et la santé ; mais son voyage à Naples n’a pas été aussi heureux qu’il l’espérait… Savez-vous que je viens de faire dix lieues d’une traite ?…

LUPO, impatient.
Mon père, mon père d’abord ! où est-il, que fait-il ?
ROLAND.

Il est caché chez votre oncle, le cardinal. Il pensait qu’avec la protection de ce puissant beau-frère, il obtiendrait justice. Le pauvre homme persiste à vous croire innocent ; mais le cardinal pense autrement, et, s’il n’a pas voulu l’affliger trop en le lui disant, il lui a fait au moins comprendre que votre affaire était mauvaise, et que vous deviez tous les deux vous taire et vous éloigner.

LUPO.

Eh bien ! il va en fournir les moyens à mon père, et j’irai le rejoindre.

ROLAND.

Voilà l’embarras ! Le cardinal a tellement peur pour lui-même qu’il ne veut en rien contribuer à la fuite de son beau-frère. Il dit que c’est à vous d’aller le délivrer.

LUPO.

Le délivrer ? Roland, tu ne me dis pas tout ! Mon père est en prison !

ROLAND.
Il peut y être d’un moment à l’autre.
LUPO.

Il y est !

ROLAND.

Eh bien, oui, depuis ce matin, et on ne m’a pas permis de l’y suivre. Voilà pourquoi je suis accouru vous trouver.

LUPO.

Malheur ! trois fois malheur ! Mon père dans un cachot ! C’est pour le tuer ou ramener son infirmité… Ils vont le mettre encore à la question… Ah ! fureur ! (Il s’arrache les cheveux.)

ROLAND.

Voilà ce que je craignais ; vous perdez la tête ! Voyons, écoutez-moi. En me voyant partir, le cardinal m’a dit : Que Lupo tente un coup de main pour le délivrer, ou qu’il vienne sans bruit, avec de l’argent, c’est le plus sûr ; l’argent ouvre toutes les portes.

LUPO.

Eh bien ! de l’argent, il en a, lui, et il ne t’en a pas offert ?…

ROLAND.
Il m’en a même refuse !
LUPO.

Ô avarice sans entrailles !

ROLAND.

J’ai couru chez votre maîtresse Délia. On ignore ce qu’elle est devenue. Depuis lundi dernier qu’elle était chez nous, à Montelupo, on ne l’a pas revue à Naples ; j’ai couru alors chez votre ami Galvan. « Je n’ai pas un ducat, m’a-t-il dit ; mais un autre Galvan peut en procurer beaucoup à votre jeune maître. Il sait bien en quel lieu, ce soir, il le trouvera, et je gage qu’il y est. Allez le trouver, dites-lui que, fallût-il aliéner la moitié de mon héritage, je jure de sauver son père de tout mal ; c’est à lui de faire en sorte que mon oncle ne revienne pas de sa promenade. » — J’ai compris, je suis venu, je vous trouve au lieu désigné : tout va bien.

LUPO.

Tout va bien ! voilà ce que tu me dis ! Il faut que les vieux os de mon père pourrissent sur la paille des prisons ou soient brisés dans les tortures, si je n’assassine pas ce soir un de ses plus anciens amis, un vieux homme qui m’a fait sauter sur ses genoux quand j’étais petit enfant ! Vraiment, non, tout ne va pas bien pour moi !

ROLAND.

Vous étiez décidé pourtant, puisque vous voilà ici. C’est bien ici qu’il doit passer ce soir ?

LUPO.

J’étais décidé à le surprendre et à le voler lâchement.

ROLAND.

Vous ?

LUPO.

Oui, moi ! Les cris de mon père sur le chevalet ont tué mon orgueil. Je ne suis plus un chef de brigands, je suis un larron de la plus vile espèce !

ROLAND.

Il ne faut pas, mon cher maître ! il n’y pas de honte à commander de hardis aventuriers et à faire ce que nous appelons la guerre de montagne. C’est le pays qui le veut, et c’est la richesse de l’habitant. Moi, j’ai eu mon père bandit dans l’Abruzze ; je n’en rougis pas, et si le vôtre pensait comme moi… Mais il a le respect des lois. Des idées de famille ! chacun les siennes, n’est-ce pas ? Avec lui, je dis comme lui ; mais avec vous je dis : Vous n’êtes pas d’un sang à tirer la laine. Il ne s’agit pas de dérober, il faut rançonner. Un noble a ce droit-là sur les vilains ; quand il l’exerce sur gens de toute condition, il manque aux lois, mais non à la fierté de sa race ! Allons, mon jeune capitaine, reprenez votre rôle. Où sont vos bons compagnons, votre vaillante petite armée ? Il faut la rassembler, l’heure approche.

LUPO.

Mes hommes ! je n’en ai plus, je viens de les congédier.

ROLAND.

Bonté divine ! pourquoi avez-vous fait cela ?

LUPO.

Je ne sais ! un dégoût de cette vie que mon père expie si cruellement, un repentir peut-être, l’idée que chacun de mes complices enveloppait comme moi ses proches dans sa ruine. Bref j’ai résisté à leurs prières, à leurs menaces même, et ils se sont dispersés pour rentrer chez eux.

ROLAND.

Et vous comptiez attaquer seul le vieux Galvan ?

LUPO.

Oui, l’effrayer par certain moyen et profiter du trouble de son escorte pour faire le coup, voilà ce que j’avais résolu.

ROLAND.

On peut vous aider ; mais, s’il n’a qu’un millier de ducats, ce n’est pas de quoi délivrer mon vieux maître.

LUPO.

C’est vrai, il faut le tuer. Galvan le veut ! eh bien, on le tuera ! fasse le ciel qu’il se défende !… Si je le sommais de délivrer mon père ?

ROLAND.

Il promettra tout, et, rentré à Naples, il vous dénoncera.

LUPO.
Si je le suppliais ?…
ROLAND.

C’est un cœur d’airain, il est pire que le cardinal !

LUPO.

Il aimait pourtant mon père, j’en suis sûr.

ROLAND.

Depuis que vous êtes ruiné, il l’a abandonné.

LUPO.

Eh bien donc, malheur aux avares ! ce ne sont pas des hommes ! Si mon oncle était là, je le tuerais aussi ! Allons un peu examiner le chemin : Je ne saurais rester en place.

ROLAND.

Que ferai-je de ce cheval fourbu ?

LUPO.

Amène-le, je sais où le cacher.

ROLAND, à part.

Un cheval qui erre sans cavalier, c’est un indice ; je vais le saigner pour qu’il ne bouge plus. La vue du sang réveillera mon maître.

(Ils sortent.)

Scène III.


TISBEA fuyant, poursuivie par QUINTANA. Il la saisit, et, au moment de crier, elle éclate de rire et lui donne un soufflet.
TISBEA.

Comment, c’est vous, frère Quintana ? Ah ! que vous m’avez fait peur ! Pourquoi êtes-vous ainsi déguisé ?

QUINTANA.

J’étais déguisé dans cette maudite grotte où je mourais de faim. Je suis redevenu un homme. Depuis trois jours je ne fais que manger.

TISBEA.

Grand bien vous fasse ! Mais je n’aime pas les renégats ; ne me suivez plus.

QUINTANA.

Beauté bronzée, vous avez su me plaire, et je suis un des vôtres. Écoutez-moi.

TISBEA.

Comment ! un des miens ?

QUINTANA.

Je suis bandit, comme votre ami Moffetta, et mon maître va être votre chef.


TISBEA.

Qui, votre maître ? l’ermite ? Fi ! vous mentez ! allons, laissez-moi !

QUINTANA.

Mon intention n’est pas de vous obéir ; j’ai ouï dire qu’entre brigands tout était commun et se partageait comme entre frères…



Scène IV.


Les Mêmes ; MOFFETTA.
MOFFETTA.

Attends, figure de pendu ! je vas te donner en frère la bénédiction que tu mérites ! (Il le jette par terre et le foule aux pieds.)

QUINTANA.

Grâce, mon frère, pitié ! tu me romps les côtes !

MOFFETTA.

C’est pour éteindre tes passions, barbe de bouc ! (À Tisbea.) Viens ! laissons-le se secouer, et retournons au village. J’ai toujours dit que ces ermites ne valaient rien ! (Ils s’éloignent.)

QUINTANA, se relevant.

Le butor m’a trop piétiné ! Si mon maître retourne au désert, il fera bien de le prendre à son service !



Scène V.


QUINTANA, ANGELO, DELIA.
DELIA, qu’entraîne Angelo.

Je n’irai pas plus loin ; je ne peux plus ! (Elle tombe sur l’herbe, épuisée.)

QUINTANA, à part.

Mon maître ne me parait pas plus encouragé que moi par le sexe.

ANGELO.

Que fais-tu ici ? Ne t’ai-je pas dit d’aller tout préparer à l’ermitage pour me recevoir ?

QUINTANA.

J’y allais, maître ; mais une racine m’a fait tomber, et je boite.

ANGELO.

Va toujours ! (Quintana s’éloigne ; À Délia.) Allons ! encore un peu de courage ! nous sommes près du gîte.

DELIA.

Quel gîte peux-tu m’offrir dans cet endroit sauvage ? Tu me trompes ; au lieu de me ramener à Naples, tu m’égares et m’éloignes de plus en plus.

ANGELO.

Tu m’as promis…

DELIA.

J’ai payé ma dette : j’ai subi tes baisers, dont la violence m’effraie.

ANGELO.

Tu as promis d’être à moi seul.

DELIA.

Ne suis-je pas à toi seul depuis trois jours que nous errons ensemble, comme des chiens perdus dans la montagne et dans la forêt, avec des brigands pour escorte et des autres pour palais ? Si tu m’aimes, viens partager à Naples mon luxe et mes plaisirs. Je n’ai pas promis d’être la compagne d’un bandit.

ANGELO.

Lupo était-il autre chose qu’un bandit ?

DELIA.

Il ne m’emmenait pas dans ses courses. Il ne m’obligeait pas à gagner péniblement avec lui l’argent qu’il me donnait. J’ai juré d’être ta maîtresse, c’est bien assez, sans devenir ton esclave.

ANGELO.

Tu me hais ?

DELIA.

Je te haïrai si tu me contraries davantage.

ANGELO.

Prends patience, demain j’aurai une litière et des serviteurs pour te reconduire à la ville. Viens seulement jusqu’à l’ermitage de la madone du Cèdre.

DELIA.

C’est un lieu saint. Ne crains-tu pas de le souiller par de profanes amours ?

ANGELO.

Je ne crains ni le Ciel ni les hommes. Je ne crois plus à rien.

DELIA.

C’est pour cela que tu me fais peur !

ANGELO.

Si je te fais peur, tu ne songes qu’à m’échapper ; mais c’est en vain. Lève-toi et marchons.

DELIA.

Non j’aime mieux mourir là.

ANGELO, menaçant.

Mourir là ? Prends garde de dire la vérité ! (Il veut l’entrainer, elle résiste.)



Scène VI.


Les Mêmes, ESCALANTE.
ESCALANTE, masqué.

Arrêtez !

ANGELO, surpris.

Qui êtes-vous ?

ESCALANTE, se démasquant.

Escalante, le lieutenant de Lupo et le premier de sa bande après lui.

ANGELO.

Lupo renonce à vous commander, et vous n’ignorez pas que je le remplace.

ESCALANTE.

Je n’étais pas là quand mes compagnons vous ont élu. Ils m’ont dit que ce soir, à minuit, on se réunirait à la madone du Cèdre ; j’irai, et si vous me convenez, je verrai.

ANGELO.

C’est bon. Passez votre chemin, nous nous reverrons à minuit.

ESCALANTE.

Passez votre chemin aussi, mais laissez cette femme, qui ne vous suit pas librement.

ANGELO.

Que vous importe ?

ESCALANTE.

Elle me plaît. Je la veux pour moi.

ANGELO.

Insolent !

ESCALANTE.

Vous n’êtes pas mon chef encore. Jusqu’à minuit, vous n’êtes rien pour moi.

ANGELO, tirant son poignard.

Alors…

ESCALANTE, le terrassant.

Rendez grâce à Dieu d’avoir affaire à un chrétien, car vous seriez déjà mort, si je voulais.

DELIA.

Mon ami, délivrez-moi. Je vous paierai une rançon princière, si vous me conduisez hors d’ici saine et sauve.

ESCALANTE.

Venez ! (À Angelo, qui se relève) Et vous, ne bougez pas, car j’ai là des compagnons pour vous mettre à la raison, et Lupo n’est pas si loin que vous pensez.

, ANGELO à Délia.

Tu veux suivre ce manant, abjecte créature ?

DELIA.

Je veux rejoindre Lupo.

ANGELO.

Soit, mais il ne t’aura pas vivante ! (Il la poignarde.)

DELIA, tombant dans les bras d’Escalante.

Tu m’as tuée !… Sois maudit !

ESCALANTE, la regardant.

Morte ? c’est dommage ! (Il la soutient d’un bras, et, de l’autre main, porte un sifflet à ses lèvres et donne un signal.)

ANGELO.

Tu appelles tes compagnons ; tu mourras avant qu’ils soient là.

ESCALANTE.

Non, je les éloigne. Je suis content de toi. Ce que tu viens de faire est d’un homme digne de nous commander, — plus digne que Lupo, qui ne nous permettait pas de tuer les femmes ! À ce soir. Tu seras élu ! (Il sort.)



Scène VII.


ANGELO, seul.

Ces hommes vont m’admirer parce que je suis pire que Lupo ! Cette pensée me donne froid !… Je ne sais si c’est un hommage, ou un affront… Où est donc Délia ? La nuit est-elle devenue si obscure ou ma vue est-elle voilée de sang ? Malheureuse courtisane ! je t’aimais, il y a une heure. Je buvais la vie sur ton sein vénal, j’oubliais tout, j’étais ivre… Quel réveil ! Est-elle donc ?… Oui, froide déjà ! Cette plaie est horrible… Son regard fixe m’éblouit et me brûle comme une flamme… Allons, je suis fou ! Son œil est terne et reflète comme une vitre brisée le pâle rayon de la lune. Cachons ce cadavre ; j’espérais que Lupo souillerait sa main de ce meurtre, en trouvant sa concubine dans mes bras ; mais il ne tue pas les femmes, lui ! Tous les forfaits que je veux lui faire commettre seront-ils donc fatalement commis par moi ? (Il cache le cadavre dans les buissons.) Allons, repose les épines, fille de joie ! voilà une triste fin pour une si pompeuse existence ! C’est pour ton malheur que tu m’as rencontré ! Adieu ton bain parfumé et ta couche de satin, que tu regrettais de quitter pour trois jours ! À présent tu dormiras dans les aloës acérés, sur les cailloux tranchants.

(Il rit et sanglote.)



Scène VIII.


ANGELO, LUPO.
LUPO, À part.

Qui donc se lamente ainsi ? L’ermite ! est-il insensé ? Il faut que je l’éloigné, (Haut.) Ami, allez gémir plus loin. Il me faut cette place.

ANGELO.

Vous prétendez encore commander ? La montagne ne vous appartient plus. C’est moi maintenant qui règne sur le désert…

LUPO.

Votre raison est troublée ; mais je n’oublie pas que vous m’avez rendu service ; je vous prie de vous retirer.

ANGELO.

Tu veux tuer quelqu’un ici ?…

LUPO.

Peut-être.

ANGELO.

Tu n’as plus le droit…

LUPO.

J’ai le droit de vider partout mes querelles particulières. J’attends ici un ennemi.

ANGELO.

Je veux t’aider encore.

LUPO.

Je ne veux pas de témoin.

ANGELO.

Je veux être le tien.

LUPO, surpris, s’avançant sur lui d’un air de menace.

Pourquoi ?

ANGELO.

Parce que mon sort est lié au tien sur la terre. Je veux faire tout le mal que tu feras et te suivre au delà de la vie.

LUPO.

Vous parlez sans raison, je ne suis pas un exemple à suivre !

ANGELO.

Mais vous croyez que vous irez au ciel, vous ?

LUPO.

Je ne me demande pas où j’irai, je n’en puis rien savoir ; mais c’est assez de vaines paroles ; va-t’en.

ANGELO.

Un seul mot, voyons ! Tu pourrais me sauver, peut-être !

LUPO.

Comment ?

ANGELO.

Si je te voyais faire le bien, je comprendrais l’arrêt céleste, je rentrerais dans la bonne voie, je retrouverais l’espérance ; mais tu restes dans le mal, et tu es béni quand même…

LUPO.

Béni, moi !

ANGELO.

N’as-tu pas vu la madone te présenter le Bambino et l’archange de la tapisserie étendre sur toi son bouclier ?

LUPO.

Ami, si tu plaisantes, sache que je ne suis pas en train de rire…

ANGELO.

Je parle sérieusement.

LUPO.

Tu me présentes des symboles ? Tu veux subtiliser avec moi ? C’est peine perdue, va ! Je suis celui qui ne réfléchit pas, qui obéit au vent qui souffle, et qui n’a jamais approfondi le bien et le mal.

ANGELO.

Pourtant, quand tu blasphèmes…

LUPO.

Je ne blasphème pas. Si je dis de mauvaises paroles, cela ne fait pas sécher une herbe sur la terre ni pâlir une étoile au ciel… — Mais je t’ai assez répondu, et tu m’ennuies ; il faut…

ANGELO.

Tu es semblable à la brute. Le raisonnement ne te dit rien, tu es impatient de tremper tes mains dans le sang !

LUPO.

Assez, te dis-je. Tes paroles me fatiguent et me dérangent, il faut que je sois tout à l’heure sans pitié, et tu me rappelles qu’il m’en coûte à présent d’être cruel…

ANGELO.

Il t’en coule ! Tu connais donc ce qui est mal ?

LUPO.

Qu’importe ? Le meurtre enivre, on le commet dans la fièvre, et, après, il semble qu’on l’ait rêvé.

ANGELO.

J’ai souvent rêvé le mal sans le faire. Dieu vivant ! ne suis-je pas le moins coupable ?

LUPO.

Je n’en sais rien. Si tu rêvais le mal, c’est que tu l’aimais.

ANGELO.

Me feras-tu croire qu’en le commettant tu le détestes ?

LUPO.

Laisse-moi. J’appartiens au tumulte de mes pensées ! Si, comme toi, j’avais vécu dans la science du bien, je ne serais pas tombé dans les ténèbres du doute…

ANGELO.

Et tu erres dans ces ténèbres ? Tu doutes, avoue-le !

LUPO.

Moi ? non, jamais ; c’est de ton doute que je parle.

ANGELO.

Tu crois à la bonté divine ?

LUPO.

C’est assez ! Je te défends de la nier devant moi. Si Dieu est, il est bon…

ANGELO.

Quoi ? même quand l’on torturait ton père, tu n’as pas nié la justice suprême ?

LUPO.

Non, pas même à ce moment-là, qui fut effroyable ! Pourquoi m’en serais-je pris à Dieu, quand le mal venait de moi ?

ANGELO.

Tu n’as pas invoqué le démon ? Tu mens…

LUPO.

C’est toi qui mens par la gorge ! Le diable est un rêve de ta pensée. On vient ; va-t’en, je le veux ! pas un mot de plus, ou malheur à toi !

ANGELO, feignant de s’éloigner et se cachant.

Je saurai ce que tu veux faire. La haine rive mes pas aux tiens !



Scène IX.

LUPO, ROLAND, ANGELO caché.
ROLAND, au-devant de qui Lupo a fait quelques pas.

Oui, ils viennent ! J’ai aperçu la litière là-bas. Deux hommes d’escorte seulement pour conduire les mulets. À nous deux, ce sera l’affaire d’un moment. Je me suis muni d’un masque ; venez !

LUPO.

Non : je suis troublé. Je ne veux pas frapper ; j’écraserai d’ici les hommes et les animaux. Aide-moi à faire rouler cette roche. Si elle manque le but, nous fondrons sur la proie.

ROLAND.

Attention, les voilà ! Poussez.

LUPO.

Non ! c’est trop tôt… À présent ! Mon père ! c’est pour toi ! (Ils poussent le rocher, qui roule avec fracas. On entend des cris.)

ROLAND.

Ils fuient ! Courons-leur sus ! (Ils descendent rapidement et disparaissent.)

ANGELO.

C’est pour son père ! L’amour fait commettre le crime, et Dieu pardonne ! Il me pardonnera donc la mort de cette fille ! Horreur ! J’étais caché près de son cadavre, je l’avais oublié… J’ai senti le froid de sa chair… Je traîne maintenant l’existence comme un rêve ! Où suis-je donc ? Qu’est-ce que j’entends là ? Ah ! oui ! Lupo ! Encore un meurtre ! (Il se penche dans l’abîme.) Je ne vois rien, Un nuage de sable et de poussière enveloppe tout… Qui vient là ?



Scène X.

ANGELO, LIVERANI fuyant.
LIVERANI.

À moi ! à l’aide ! On me poursuit !… Les brigands !

, ANGELO. l’arrêtant.

Le vieillard de Montelupo ! Âh ! je le hais aussi… (Il le renverse et voit accourir Lupo.) Non, ce Crime effroyable, c’est à lui de le commettre. Enfer ! je te remercie de cette pensée !



Scène XI.


LUPO, ROLAND, LIVERANI, qu’Angelo tient renversé.
ROLAND.

Sus ! sus ! il a monté jusqu’ici.

LUPO.

La peur donne donc des ailes à la vieillesse ! Où est-il ?

ANGELO.

Là, renversé, vois, mon manteau étouffe ses cris ; frappe-le !

LUPO.

Oui, sa vie m’appartient.

ANGELO, maintenant le manteau sur la figure de Liverani.

Tu hésites, allons donc !

LUPO.

Attends ; il ne résiste pas ! Tuer l’ennemi à terre !… Messire Galvan, reprenez vos esprits… écoutez… il me faut de l’or, beaucoup d’or pour sauver mon père,… mon père qui est en prison… Répondez ! Êtes-vous sourd ? Rachetez-vous ! Jurez de rendre la liberté à mon père, de la lui rendre à tout prix, et je vous fais grâce !

ROLAND.

Il ne veut pas, il aime mieux son or que sa vie.

LUPO, frappant Liverani de sa dague.

Meurs donc, chien d’avare, puisque ton sang est la rançon de mon père !

ROLAND.

Bien ! Bon voyage, messire Galvan ! (Angelo se relève)

LIVERANI, se débattant, écarte le manteau.

Galvan ! c’est lui qui m’avait délivré… Hélas ! mon fils !… mon fils ! ô mon fils !…

LUPO.

Mon père !…

ANGELO.

Il expire.

ROLAND.

Mon maître !…

LUPO.

Vengeance divine, écrase-moi ! (Il tombe sur le corps de son père.)

ANGELO.

Cette fois il est perdu, j’espère ! Ô Satan, prends-le ! sois plus fort que Dieu même.

SATAN, ailé et flamboyant, sortant de terre entre lui et Lupo.

Suivez-moi tous deux dans la vie et dans la mort, toi qui as accompli le parricide, et toi qui l’as fait commettre ; vous m’appartenez sans rémission. De tels forfaits sont le triomphe de l’enfer et la limite de la protection d’en haut.

LIVERANI, se ranimant.

Tu mens, ennemi de Dieu ! La pitié céleste est sans bornes, et les larmes du cœur lavent les plus grands crimes. Ne désespère pas, mon fils ; tu peux te racheter par la douleur, fléchir Dieu par l’amour, le glorifier par la confiance…

LUPO.

Mon père ! mon père bien-aimé ! j’ai mérité les éternels supplices, ils ne sont rien pour moi au prix de ce que je souffre en vous voyant mourir de ma main. Dieu bon, Dieu juste, que je n’ai jamais su prier, fais qu’au séjour des justes mon père oublie que je suis né ! Fais qu’il soit heureux, et je ne te reprocherai pas mon châtiment. Et toi, Satan, que j’ai servi sans m’en rendre compte, fais de moi ce que tu voudras. Je te défie de me faire autant de mal que m’en fait ce cœur d’airain en se brisant dans ma poitrine.

SATAN.

Viens, ton père n’est plus, et il est sauvé. Tu as encore du temps à vivre. Je te verserai, dans les combats et les plaisirs, le breuvage de l’oubli.

LUPO.

Mon père !… (Il le baise au front.) plutôt que de t’oublier un jour, une heure, je m’élance dans l’abîme où il n’y aura plus pour moi d’expiation et désespoir. (Il veut se percer de sa dague.)

LE PETIT BERGER, paraissant et l’arrêtant.

Jette cette épée, prends ton père et suis-moi sous le chaume avec lui.

LUPO.

Lui rendrai-je la vie et le bonheur ?

LE BERGER.

Rien n’est impossible à l’amour. (Lupo et Roland emportent Liverani. — Ils sortent.)




Scène XII.


ANGELO, SATAN.
ANGELO.

Je reconnais cet Enfant, un rayon divin resplendit sur son front… C’est un ange ou le Sauveur en personne !… Et toi, maudit, tu ne saurais lutter contre lui ! arrière ! je ne te crains plus. Je me repentirai, je retournerai au désert, et je m’imposerai de telles pénitences, je m’infligerai de tels supplices que je ferai mon enfer moi-même en ce monde pour me racheter dans l’autre.

(Il s’enfuit.)
SATAN, riant.

Retourne à l’ermitage ; tu y trouveras le spectre sanglant de la courtisane, et tes remords auront tous la figure de la peur. J’irai encore te rendre visite. C’est au désert que je règne sur celui qui n’aime que lui-même. Va, invente des supplices pour ton corps, et persiste à croire que le sang est plus agréable à Dieu que les larmes. Je t’aiderai à dessécher ton cœur et à développer par de fécondes imaginations le précieux germe de férocité qui fait les savants exorcistes et les inquisiteurs canonisés. Ceci est l’amen du diable, messeigneurs les hommes !